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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

Les linguistiques de l’Europe nouvelle :

Analyse comparée de l’utilisation des représentations sur la langue et de la linguistique dans la construction de l’Europe de Versailles et de l’URSS (1914-1953)

Sébastien Moret – Université de Lausanne

Thèse sous la direction du Professeur Patrick Sériot

En revenant en 1928, dans l’introduction à la seconde édition des Langues dans l’Europe nouvelle, Antoine Meillet ne pouvait que constater l’avènement d’un monde nouveau :

            Depuis que ce livre a paru pour la première fois, la face politique de l’Europe a changé. Un empire a disparu. Plusieurs États ont été créés. De nombreuses frontières ont été déplacées. La Russie a subi une révolution. (Meillet, 1928a : ix)[1]

Entre 1918 et 1928, il est vrai, la physionomie du continent européen avait radicalement changé : les frontières anciennes avaient disparu, des noms nouveaux couvraient les cartes sur les bureaux des chancelleries, l’Europe avait vécu une véritable révolution cartographique qui s’était produite suite à la conjonction de deux événements majeurs : la Première guerre mondiale et la Révolution bolchevique en Russie.

            Après la Première guerre mondiale, et notamment suite à la disparition des grands empires multinationaux, des territoires s’étaient retrouvés hors de toute structure étatique, et s’était ouverte pour l’Europe une ère de reconstruction que les conférences de paix de 1919-1920 avaient charge d’achever et d’officialiser. Presque en même temps, la Révolution bolchevique avait mis un terme aux règnes des tsars et avait entraîné la Russie dans un processus de reconstruction qui avait l’ambition de faire apparaître un monde totalement nouveau.

            Au début des années 1920, le continent européen fut ainsi en présence de ce que nous appellerons deux « mondes à reconstruire » : l’Europe de Versailles et l’Union soviétique, et le but principal de notre travail sera de les comparer. La comparaison est en effet pertinente pour deux raisons :

1) dans les deux cas, la langue, les langues, la linguistique et des faits de langue furent convoqués pour participer à ces deux reconstructions de monde, et à la création de collectivités qui les accompagnait ;

2) ces deux reconstructions de monde eurent lieu dans des atmosphères idéologiques opposées, puisque, comme le rappelait l’historien François Furet, la Première guerre mondiale  et la révolution bolchevique s’opposent radicalement en représentant, respectivement, le triomphe des nations et celui de l’internationalisme de classe (Furet, 1995, p. 36)[2]. La comparaison pourra se faire aussi à l’intérieur de l’Union soviétique, puisque l’internationalisme des années 1920 laissera la place dans les années 1930 et jusqu’à la mort de Staline en 1953 à un nationalisme soviétique  représenté par la métaphore de la « citadelle assiégée ».

            En comparant, d’un côté, l’utilisation des faits de langue et de la linguistique dans le processus de reconstruction de l’Europe après la Première guerre mondiale et dans celui de l’Union soviétique des années 1920, et de l’autre côté, entre ce dernier et celui de l’URSS des années 1930, des différences se font jour, qui nous amènent à poser l’hypothèse de travail suivante : la façon d’utiliser les faits de langue et la linguistique et la façon de considérer et l’objet-langue et la linguistique dans un processus de construction étatique dépendent de l’atmosphère idéologique à l’intérieur de laquelle cette utilisation a lieu.

            Notre travail est composé d’une introduction (dans laquelle seront présentées les idées générales du travail, son contexte, sa méthodologie et son déroulement), d’une première partie intitulée « Des linguistes à Versailles », d’une deuxième partie intitulée « URSS : des techniciens aux classiques », et d’une conclusion.

            Dans la première partie, nous analysons la participation officielle de trois linguistes professionnels aux groupes de travail mis sur pied par leurs gouvernements respectifs dans le but de préparer les discussions de paix. Ces linguistes sont :

1) Antoine Meillet (1866-1936) qui écrivit deux rapports pour le Comité d’études du Quai d’Orsay et participa à pratiquement toutes ses séances ; en plus des deux rapports déjà mentionnés, nous analyserons les nombreux articles que Meillet écrivit au moment de la guerre et dans lesquels le linguiste qu’il était donnait son avis quant à telle ou telle question territoriale qu’il faudrait résoudre à la fin du conflit.

2) le slaviste serbe Aleksandar Belić (1876-1960) qui fut membre de la délégation officielle serbe près des conférences de paix ; nous analyserons ses articles écrits dans ce contexte particulier.

3) le philologue bulgare Jordan Ivanov (1872-1947), membre officiel, lui aussi, de la délégation bulgare à Versailles et dont nous analyserons les deux gros rapports qu’il écrivit pour asseoir l’argumentaire des revendications bulgares.

            De l’analyse de ces trois corpus de textes ressortira une espèce de contradiction, puisque ces linguistes qui, au début du XXème siècle, entendaient user de la science linguistique pour asseoir sur des bases solides la nouvelle Europe, le firent avec une « conscience linguistique » tout droit sortie du XIXème siècle. En d’autres mots, certaines des conceptions et idées employées étaient passées de mode, voire avaient été contredites. Ces idées caractéristiques du XIXème siècle mais dépassées au XXème siècle sont les suivantes :

1) On constate chez Meillet, Belic´ et Ivanov des idées caractéristiques du Romantisme. Nous pensons, notamment, à l’idée selon laquelle les langues et les nations sont intrinsèquement liées entre elles ; dans cette conception, la langue est vue comme l’essence même de la nation, sans langue il ne peut y avoir de nation, et, à l’inverse, quand il y a langue, il y a automatiquement nation. Et c’est partant de ce principe que nos linguistes ont tenté de réagencer le continent européen.

2) Le caractère naturel et organique de la langue fut également souvent mis en avant par les auteurs que nous avons étudiés. Cette idée, qui émane directement des rapports étroits qu’entretint à ses débuts la jeune science linguistique qui se développait avec les sciences naturelles, se trouva développée par l’école naturaliste dont Schleicher fut le plus célèbre représentant ;

3) Découlant de ce qui vient d’être énuméré, la langue, dans les textes analysés, comporte des limites claires et précises ; par conséquent, la langue, et la nation qui est lui intimement liées deviennent des objets naturels et distincts, discontinus et homogènes.

            Nous expliquons ce décalage par le contexte particulier dans lequel eurent lieu ces discussions et par le but à atteindre. La nécessité de proposer pour l’Europe une solution pratique et durable a très certainement amené les linguistes qu’ils étaient à privilégier, peut-être inconsciemment, des théories linguistiques certes dépassés, mais qui avaient l’avantage de considérer langues et nations comme « des objets non seulement naturels, mais encore strictement discontinus et homogènes, au point que savoir reconnaître les limites d’une langue équivalait à tracer les frontières de la nation correspondante » (Sériot, 1996, p. 277)[3]. De telles théories répondaient au besoin de faire éclore une Europe nouvelle où chaque nation aurait été à sa place, dans ses limites naturelles.

            Notre deuxième partie sera consacrée à l’Union soviétique et sera partagée en deux, les premiers chapitres traitant des années 1920 et les suivants des années 1930.

            L’idée typique des années 1920 (et qui disparaîtra des années 1930) que nous analyserons dans les premiers chapitres est celle que nous avons appelée la « Révolution en langue » : partant du principe que le monde nouveau de la dictature du prolétariat allait être totalement différent du monde que l’on avait connu précédemment, certains auteurs des années 1920 furent convaincus que ce monde nouveau allait avoir besoin d’une langue nouvelle. Mais au lieu d’attendre que cette langue nouvelle apparaisse spontanément, par évolution, certains proposèrent d’introduire consciemment dans la langue, par révolution, les changements selon eux nécessaires pour que la langue corresponde aux nouveaux besoins. Ces idées furent presque chaque fois accompagnées par l’affirmation de la nécessité de réformer la linguistique, de remplacer l’ancienne linguistique bourgeoise européenne par une nouvelle linguistique marxiste « technique » qui, contrairement à la linguistique européenne, n’affirmerait pas l’impossibilité de toucher à la langue, de la transformer, de la faire changer selon notre volonté. Les auteurs analysés dans ces chapitres consacrés aux années 1920 sont les suivants :

1) Trotsky (1879-1940) et son idée d’hygiène de la langue ;

2) l’espérantiste Andrej Petrovič Andreev (1864- ?) et son idée de simplifier par rationalisation la langue russe afin de la rendre plus adaptée aux capacités et aux besoins du prolétariat ;

3) l’espérantiste Èrnest Karlovič Drezen (1892-1937) qui, tout en affirmant la possibilité de transformer consciemment la langue, finissait par dire que cela ne servirait à rien puisque l’on avait déjà, sous la forme de l’espéranto, la langue rationnelle dont on avait besoin ;

4) l’africaniste et sémitologue Nikolaj Vladimirovič Jušmanov (1896-1946) qui, convaincu que les langues allaient toutes évoluer vers une façon d’exprimer les idées de manière courte, efficace et rationnelle, appelait de ses vœux l’émergence d’une nouvelle linguistique « rouge » qui pourrait accélérer ce processus ;

5) le linguiste Grigorij Vinokur (1886-1947) et sa culture de la langue, sorte de linguistique technique ;

6) l’espérantiste Efim Spiridovič (1891-1935) et sa volonté de créer une nouvelle linguistique pour remplacer l’ancienne linguistique bourgeoise. Pour Spiridovič, cette nouvelle linguistique devait servir deux buts : a) résoudre le problème de la langue internationale du futur et b) accélérer le processus d’internationalisation en cours dans toutes les langues du monde.

Ces idées et ces auteurs étaient, selon nous, typiques des années 1920. Premièrement, ils partageaient tous en effet l’idée que la langue était un outil comme un autre que l’on pouvait, par conséquent, améliorer selon les besoins. Une telle conception de la langue s’explique, à notre avis, par le contexte internationaliste des années 1920 en URSS, dans lequel la langue n’était plus vue comme un signe distinctif d’une communauté. Une autre chose typique de ces années 1920, et qui expliquerait aussi pourquoi certains auteurs n’avaient aucun problème à proposer de changer la langue même violemment, était le rejet total du passé couplé à une attention toute portée vers le futur monde socialiste ; dans de telles circonstances, comme le rappelait en 1917 un député cité par Vladimir Paperny (2002, p. 22)[4] rien n’était plus considéré comme des « reliques respectées et inviolables ».

            Cette idée de changer, de rationaliser la langue disparaîtra de l’URSS des années 1930, avec le passage vers le nationalisme soviétique. A la place, on préférera rappeler que les langues ne peuvent évoluer que par évolution, qu’on ne peut pas changer la langue, qu’on ne peut pas créer une langue selon notre volonté. Dans le contexte de la « citadelle assiégée », la langue russe redeviendra la signe distinctif de l’Union soviétique qu’il sera impossible de toucher, étant redevenue, d’une certaine manière, une relique respectée et inviolable. Le titre de notre partie consacrée à l’URSS (« Des techniciens aux classiques ») renvoie donc à la transition que nous avons évoquée : dans les années 1920, l’amélioration, le changement de la langue devait être confiée à des linguistes-techniciens, spécialiste de la nouvelle science linguistique technique ; tandis que dans les années 1930, avec le refus de toucher à la langue, c’était les classiques, dépositaires de la beauté et de la pureté de la langue, que l’on avait chargés de veiller sur cette dernière.

            Avec la comparaison de ces deux situations particulières (trois si l’on distingue les deux atmosphères de l’URSS), nous pensons avoir montré que l’apparition de certaines idées sur le langage et les langues est liée au contexte et aux besoins.



[1] Antoine Meillet, Les langues dans l’Europe nouvelle, 2e édition, Paris : Payot, 1928.

[2] François Furet, Le passé d’une illusion : essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris : Laffont & Calmann-Lévy, 1995.

[3] Patrick Sériot, « La linguistique spontanée des traceurs de frontières », in P. Sériot, (Ed.), Langues et nations en Europe centrale et orientale du XVIIIème siècle à nos jours (= Cahiers de l’ILSL N°8), Université de Lausanne, pp. 277-304.

[4] Vladimir Paperny, Architecture in the Age of Stalin. Culture Two, Cambridge : Cambridge University Press, 2002.