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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Patrick Sériot : «De la géolinguistique à la géopolitique: Jakobson et la "langue moldave"», Probleme de lingvisticӑ generalӑ şi romanicӑ, Chişinӑu, vol. 1, 2003, p. 248-261.

 

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        L'étonnant XXème siècle que nous avons vécu nous a montré à quel point la science et l'idéologie peuvent être inextricablement entremêlées. Le but de cet article n'est ni de tenir un discours de vérité ni de revendiquer une possibilité de parvenir à une objectivité scientiste, mais d'étudier les fondements idéologiques, philosophiques et politiques d'un discours scientifique en linguistique, et de réfléchir aux raisons de l'instrumentalisation du savoir linguistique à des fins qui sont fort éloignées des buts explicites de l'investigation. C'est l'existence controversée de la “langue moldave” qui va nous en fournir l'occasion.

        1. La science eurasiste

        Après la révolution bolchévique de 1917, l'émigration russe à l'étranger dans l'entre-deux-guerres avait ceci de particulier qu'elle comprenait un nombre important de membres des élites socioculturelles, d'universitaires et de représentants des professions libérales. Parmi les différentes tendances politiques et intellectuelles des “Russes blancs”, un mouvement, l'“eurasisme”, va retenir notre attention à cause de sa vision d'un rapport privilégié entre l'espace et les langues. Deux protagonistes de ce mouvement sont très connus, il s'agit des linguistes N.S. Trubeckoj (1890-1938, émigré à Vienne) et R.O. Jakobson (1896-1982, émigré à Prague puis Brno). Un géographe, P.N. Savickij (1895-1968, émigré à Prague) est moins connu, mais a joué un rôle particulièrement actif dans l'élaboration de la doctrine[1].

“Les eurasistes proposent une nouvelle définition géographique et historique de la Russie et du monde qu'ils appellent ‘eurasiatique’, (...) ‘continent du milieu’” (Savickij, 1923 [Ponomareva, 1992, p. 164]).

        Savickij, comme tous les eurasistes, est littéralement emporté par le leitmotiv de la nouveauté radicale, de la rupture avec un monde scientifique ancien. En réalité, on va le voir, le mouvement eurasiste s'inscrit dans une ligne de pensée qui a des racines beaucoup plus profondes et anciennes, tout en ayant des liens étroits avec la pensée européenne de son époque, principalement allemande, et, pour remonter plus haut dans le temps, romantique.
        Les membres du mouvement eurasiste avaient en commun l'idée que la Russie ne faisait partie ni de l’Europe ni de l'Asie, qu'elle formait un troisième continent, nommé Eurasie, un “monde à part”, situé à l'Est de l’Europe et au nord de l'Asie. Pour eux la singularité (samobytnost’, svoeobrazie) de l’Eurasie était le résultat d'une collaboration créatrice très ancienne des Slaves orientaux avec les peuples finno-ougriens et turks du
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territoire eurasien. A la différence des slavophiles et des panslavistes, ils ne reconnaissaient aucun lien entre la Russie et les Slaves de l'Ouest, occidentalisés et catholiques, et leur réflexion à la fois sociale, politique et scientifique mettait en avant les “affinités” géographiques, historiques, culturelles et psychologiques entre les régions et peuples de Russie et de ceux des territoires adjacents, les proches voisins orientaux, censés former une unité naturelle, un monde qui devait plus à l'Orient qu'a l'Occident. La tâche primordiale du mouvement eurasiste était le maintien à tout prix de la totalité étatique de ce qui avait été l'Empire russe, qui s'appelait maintenant l'URSS, et qu'ils proposaient de dénommer l'Eurasie. Leur travail scientifique entendait démontrer le caractère antinaturel, artificiel de tout découpage de cette totalité vivante. Cette intense activité visant à administrer la preuve ontologique de l'existence de cette entité qu'est l'Eurasie devait aboutir en 1927 à cette définition qu'en donnera N. Trubeckoj:

“Le substrat national de l'Etat qui autrefois s'appelait l'Empire russe et maintenant s'appelle l'URSS ne peut être que l'ensemble des peuples qui habitent cet Etat, envisagé comme une nation particulière, faite de plusieurs peuples [mnogonarodnaja nacija], et qui, én tant que telle, possède son nationalisme. Nous appelons cette nation eurasienne, son territoire l'Eurasie, et son nationalisme l'eurasisme”. (Trubeckoj, 1927, p. 28).        

        A la base de l'explication de l'incompatibilité de ces deux “mondes” que sont supposés être la Russie et l'Europe se trouve l'hypertrophie de l'opposition religieuse entre orthodoxie et catholicisme. En contradiction avec l'universalisme chrétien (assimilé par les eurasistes à l'Eglise romaine), Trubeckoj rappelle sans cesse la totale incompatibilité entre le monde orthodoxe et le monde catholique romain, et surtout la supériorité essentielle du premier sur le dernier, ressassant cette idée fixe que partagent les eurasistes avec les slavophiles: la Russie, même si, en vertu de circonstances historique particulières, elle a été en contact avec la culture européenne, en fait, dans son être profond, a toujours appartenu et appartiendra toujours à un monde culturel totalement différent, séparé par un abîme de la culture européenne, et infiniment supérieur par ses valeurs éthiques, esthétiques et spirituelles, à tout ce qui a été produit en Europe.
        Ainsi Trubeckoj explique que l'alphabet cyrillique est intrinsèquement supérieur à l'alphabet latin[2]. Mais moins connu est le fait que Jakobson lui emboîte le pas: dans son texte fondamental sur l'alliance de langues eurasiennes, sur lequel on va revenir[3], il critique violemment la politique de latinisation des alphabets des langues de l'URSS, en s'appuyant sur le fait que l'alphabet latin est techniquement inadapté à la spécificité phonologique des langues de l'Eurasie. A la même époque (au tournant des années trente), au contraire, le linguiste soviétique E.D. Polivanov (1891-1938) voyait dans cette politique une avancée très positive, vers l'internationalisation[4].
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        Les eurasistes partageaient une conviction: ce n'est qu'en adoptant une “vision du monde” particulière, l'eurasisme, que l'on pouvait préserver l'unicité, la singularité de la culture russe, fondée sur l'héritage gréco-byzantin et la conquête mongole, considérée de façon positive. L'Eurasie était ainsi pour eux une unité géopolitique naturelle, dont les caractéristiques géographiques (géophysiques), culturelles, historiques, ethniques, anthropologiques coïncident, c'est une totalité organique harmonieuse. Le but était de prouver l'existence naturelle, organique, de l'Eurasie-URSS, en montrant les points de ressemblance acquises entre les peuples et entre les langues de l'Eurasie, au détriment des liens que ces mêmes peuples et langues pouvaient avoir avec leurs homologues à l'extérieur du territoire eurasien:

“Les destins des peuples eurasiens sont entrelacés, ils forment un immense écheveau qu'on ne peut plus défaire, au point que l'arrachement d'un peuple à cette unité ne peut se faire que par un acte de violence contre la nature, qui ne peut apporter que de la souffrance” (Trubeckoj, 1927a, p. 29-30).

L'eurasisme est une entreprise de redéfinition des frontières, reposant sur l'idée fondamentale que la Russie n'est pas une partie de l'Europe, mais un autre monde. On comprend alors avec quelle énergie les eurasistes se sont mis à justifier avec des arguments qu'ils considéraient comme scientifiques la véritable frontière entre la Russie et l'Europe. Par exemple, selon le géographe P. Savickij, la division de la Russie en partie “européenne” et partie “asiatique” ne résiste pas à la critique. La frontière de l'Oural, habituellement reconnue comme limite entre l'Europe et l'Asie, est artificielle. Une ligne réliant les points les plus rapprochés de l'isthme formé par la bande de terre située entre la Baltique et la mer Noire [Savickij, 1934, p. 17], avec les nombreuses frontières climatiques, botaniques, linguistiques et culturelles que Savickij considère se superposer, forme, d'après lui, une limite plus réelle, plus “naturelle”.

Schéma: La frontière idéale entre les deux “mondes l'Europe et la Russie. Ligne A: frontière slavophile (Lamanskij)

Ligne B: frontière eurasiste.


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        Il faut noter que la frontière orientale, qui sépare l'“Eurasie” de l'Asie, n'avait que peu d'importance à leurs yeux. En fait, la seule frontière qui comptait, mais de façon démesurée, était la limite fondatrice d'identité: celle qui séparait la Russie de son Autre soi-même, l'Europe.
        La ligne Murmansk - Brest Litovsk - Galat¸i est ainsi présentée comme étant la véritable frontière des deux mondes. Or cette ligne “naturelle” sépare très nettement la Bessarabie de la Roumanie. Voyons maintenant comment le linguiste Jakobson va justifier par la linguistique cette frontière “naturelle”.

        2. La linguistique au service de l’empire: les unions phonologiques de langues

        La “linguistique eurasiste” est un maillon perdu de l’histoire du structuralisme. Pourtant, nombre de ses thèmes principaux ont continué leur existence dans des travaux ultérieurs de linguistes, en Russie et en “Occident”, souvent à l’insu même de leurs auteurs.
        Au tournant des années 20 et 30, en pleine tourmente de la crise économique, Jakobson a en tête un grand projet qui l'occupe presque exclusivement pendant environ trois ans: prouver, grâce à la phonologie, l'existence ontologique de l'Eurasie, autrement dit l'URSS, en tant qu'unité territoriale organique, naturelle, “formant un Tout”. Il s'agit de la théorie des “unions phonologiques de langues”, cas particulier de la notion élaborée dès 1923 par Troubetzkoy d'“union de langues” (jazykovoj sojuz, Sprachbund).
        En 1923 Troubetzkoy, qui vient de s'installer à Vienne, écrit un article où la question des limites des langues est posée en termes théologiques: la diversité des langues et des cultures n'est pas une punition que Dieu a infligée aux hommes pour avoir construit la Tour de Babel, mais une condition de l'épanouissement des langues et des cultures. Après avoir expliqué qu'une culture universelle était impossible et que ce n'est que dans une culture “nationalement limitée” que peuvent s'épanouir “les qualités morales et spirituelles d'un peuple” [Troubetzkoy, 1923, p. 111], il ajoute une précision importante, qui complique sérieusement le problème des limites d'un peuple, d'une culture, d'une langue ou d'un dialecte:

“Tout en reconnaissant les côtés positifs de la culture nationale, il faut cependant rejeter comme négative une division en nations qui excéderait une certaine limite organique. On doit insister sur le fait que la division en nations n’équivaut nullement à la pulvérisation anarchique des énergies culturelles nationales, et que la division n'est pas une fragmentation à l'infini. [Troubetzkoy, 1923, p. 112; trad. 1996, p. 118] ”.

        Toute l'idée d'union de langues chez Troubetzkoy provient d'une interrogation sur les limites “organiques” et celles qui ne le sont pas (trop grandes, elles sont des formations “mécaniques”, trop petites, elles sont un morcellement non organique). C'est après avoir indiqué les insuffisances de la classification génétique des langues qu’il propose le terme d'union de langues (jazykovoj sojuz):
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“Il arrive souvent que des langues géographiquement voisines se regroupent indépendamment de leur origine. Plusieurs langues d'un même domaine géographique et historico-culturel peuvent manifester des traits de similitude, quand bien même cette ressemblance provient d'un voisinage prolongé et d'un développement parallèle, et non d'une origine commune. Pour de tels groupements de langues formés sur une base non génétique, nous proposons le terme d'union de langues. Les unions de langues n'existéht pas seulement entre différentes langues, mais également entre familles: dans ce cas plusieurs familles de langues, non apparentées entre elles, mais répandues sur une zone géographique et historico-culturelle commune, sont unies par toute une série de traits communs et forment une union de familles de langues”. [Troubetzkoy, 1923; trad. 1996, p. 121].

        C'est dans la “proposition 16” du Congrès de La Haye en 1928 que Troubetzkoy en donne une définition adaptée à un public de linguistes occidentaux. Il propose le terme allemand de Sprachbund, qui va être bien accueilli par les congressistes et recevoir une grande diffusion, essentiellement chez les linguistes du Cercle de Prague. Les mots-clés sont similitude et ressemblance.
        Jakobson, au contraire, donne de la notion d’union de langues une définition où prédomine le “facteur espace”:

“On appelle unions linguistiques des ensembles de langues dont les domaines géographiques sont contigus, et qui sont caractérisés par le fait qu’elles présentent dans leur structure des ressemblances acquises[5]”. [Jakobson, 1931d, p. 371].

Zone de texte:

        L'ouvrage fondamental de Jakobson traitant de l'Eurasie sous la forme d'une union phonologique est une brochure de 59 pages: K xarakteristike..., publié en russe à Paris.
        Il est essentiel de souligner que Jakobson se place explicitement au niveau de la phonologie, et non de la phonétique.
        Trois traits phonologiques fondamentaux sont sélectionnés par Jakobson pour mettre en évidence l”union eurasienne de langues”: la corrélation de mouillure, l'absence de polytonie et la continuité territoriale. C'est le premier point qui va retenir notre attention.

       

/v’i/

/vil

/v’o/

/vo /

        Jakobson fait de cette corrélation phonologique, qu’il intègre à l’opposition plus générale de “timbre” (opposition acoustique entre “aigu” et “grave”, concernant aussi bien les consonnes que les voyelles), “la marque caractéristique des langues de l’Eurasie, qui les oppose aux langues non-polytoniques des lieux de développement voisins” [Jakobson, 1931a SW-1, p. 159], Il donne pour exemple en russe un poème de Khlebnikov, fondé sur le principe de la corrélation de mouillure de la fricative labiodentale sonore /v/ ~ /v’/ [ibid., p. 160], selon le schéma:
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transcription phonologique

translittération

du cyrillique

traduction

/ja v’id’el

vid’el

v’os’en’

v os’en’

Ja videl

Vyděl

Vësen

V osen'

(J’ai vu

La transformation

Des printemps

En automne)

Zone de texte:

        Un point fondamental du raisonnement de Jakobson va consister à se demander si l’on peut abstraire le phénomène de la mouillure à partir de la consonne même qui en est marquée. On est ainsi, en 1931, sur la voie de la décomposition des phonèmes en traits distinctifs. Mais on doit bien comprendre dans quel but se fait ici cette décomposition: il faut pouvoir montrer qu’il existe des traits qui sont à la fois phonologiques (intra-systémiques) et communs à des langues différentes, donc inter-systémiques.

“Si à l’articulation d’une consonne prépalatale, apicale ou labiale est associé en qualité de travail supplémentaire le relèvement de la partie médiane de la langue en direction du palais dur, produisant une impression acoustique de mouillure, ce travail supplémentaire s’appelle palatalisation. Les consonnes palatalisées se différencient des consonnes non-palatalisées de même série uniquement par le travail articulatoire supplémentaire (et respectivement, du point de vue acoustique, uniquement par un timbre plus élevé). Naturellement, s’il existe dans une langue une opposition consonnes palatalisées / consonnes non palatalisées, la propriété différentielle, c’est-à-dire le travail supplémentaire et son absence (et respectivement, du point de vue acoustique, la différence de timbre) est abstraite des paires isolées, et à son tour le support commun de chaque paire est abstrait de la propriété différentielle (par ex., s peut être abstrait de son caractère dur ou mou). En d’autres termes, on est en présence d’une corrélation de mouillure des consonnes. Cette corrélation est d’autant plus nette si les oppositions de timbre caractérisent des consonnes de plusieurs séries articulatoires. Ainsi, en grand-russe,[6] il y a des consonnes palatalisées de série prépalatale, apicale et labiale, et, dans la plus grande partie des parlers ukrainiens, des consonnes palatalisées des deux premières séries”. [Jakobson, 1931a, (SW-I, p. 163)].

        Jakobson va ensuite montrer comment décider si un trait phonétique doit être considéré comme pertinent ou non (il dit encore, à cette époque, phonologique, ou différentiel):

“Mais lorsqu’il s’agit de consonnes dorsales, ou palatales, le relèvement de la partie médiane de la langue vers le palais dur n’est pas un travail supplémentaire, mais le travail principal. Certes, ce travail, dans ce cas aussi, provoque une impres-
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sion acoustique de timbre élevé, cependant les consonnes dorsales et les consonnes dures identiques par leur mode d’articulation mais appartenant à une autre série, sont mutuellement opposées non seulement par le timbre, mais encore par leur bruit caractéristique (et respectivement, du point de vue articulatoire, par le lieu de leur travail principal). Laquelle des deux différences acoustico-motrices est la propriété phonologique différentielle de cette opposition?
Si dans une langue il y a une opposition de consonnes palatalisées à consonnes non palatalisées de même série et qu’en plus il y a une opposition de consonnes dorsale à consonnes non palatalisées de série proche, cette dernière opposition doit être considérée comme une opposition de timbre et fait partie de l’opposition de mouillure. Exemples: 1) les parlers polonais où les labiales palatalisées s’opposent aux labiales dures, et où les consonnes dorsales s’opposent à des postérolinguales dures, à des antérolinguales dures et à l’apicale dure n, et 2) les parlers ukrainiens où les antérolinguales palatalisées s’opposent aux antérolinguales dures, et les prépalatales aux apicales dures. Font partie de ce type les parlers houtsoules, ceux de Bucovine et de Bessarabie. Mais le massif principal des parlers ukrainiens est identique au type grand-russe: toutes les consonnes molles en opposition phonologique à des consonnes dures se réalisent sous la forme de sons palatalisés, et non de sons palataux". [ib., p. 164]

        Le texte de Jakobson fait apparaître l'essence, la spécificité singulière des langues de l'Eurasie: elles ont un trait positif, la corrélation de mouillure, et un trait négatif, l'absence de polytonie; enfin, elles forment un territoire d'un seul tenant.


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        L'argument principal de Jakobson est qu'il existe des traits phonologiques — c'est-à-dire intra-systémiques — qui dépassent les limites des systèmes. Ces traits phonologiques font “tache d'huile” (une métaphore régulièrement employée par Jakobson dans l'ensemble de ces textes). Il s’agit essentiellement de la mouillure phonologique des consonnes qui, selon Jakobson, déborde des limites de l’Eurasie, par exemple sur les dialectes orientaux de l’estonien, ou bien constitue cette limite même, par exemple en séparant du roumain proprement dit ses dialectes orientaux (le moldave).

“L'étude de la répartition géographique des faits phonologiques fait ressortir que plusieurs de ces faits dépassent d'ordinaire les limites d'une langue et tendent à réunir plusieurs langues contiguës, indépendamment de leurs rapports génétiques ou de l'absence de ces rapports. [Jakobson, 1938 (SW-1,1971, p. 244)].
        “Les isophones franchissant les limites des langues sont des cas fréquents, presque habituels, semble-t-il, en géographie linguistique. L'examen des faits phonologiques confiné dans les limites d'une langue donnée court le danger de morceler et de défigurer le problème; ainsi les faits considérés dans les limites d'une langue ou d’une famille de langues nous apparaissent simplement comme l'effet d'un esprit particulariste, mais dès qu'on les envisage dans un cadre plus large, on y découvre l'action d'un esprit de communauté. (...) L'analyse complète d'un phénomène phonologique ne peut se confiner ni dans les limites d'une langue, ni même dans celles d'une association de langues présentant ce phénomène”. [ib., p. 245].

         Des “catégories phonologiques” telles que la mouillure des consonnes “dissocient” ou “désagrègent” (rasščepljajut) des familles entières de langues.

“On connaît la tendance de maints faits phonologiques à faire tache d’huile sur la carte, et l’on, a plus d’une fois fait remarquer que les langues contiguës d’origine diverse offrent quantité de ressemblances dans leur structure phonologique aussi bien que grammaticale (Jespersen, Sanfeld, Schmidt, Vendryes et en particulier Boas et Sapir). Fréquemment ces affinités, tout en rapprochant des langues contiguës non parentes, scindent des familles de langues. Ainsi le domaine du russe (y compris celui du blanc-russe et de l’ukrainien) s’oppose à la région tchécoslovaque par le manque de l’opposition quantitative des voyelles et forme à cet égard un tout avec le gros des langues fmno-ougriennes et turques de la Russie européenne ou cisouralienne - tandis que quelques autres langues des familles finno-ougrienne et turque possèdent cette opposition: par ex, le hongrois appartient à ce point de vue au même ensemble que le tchèque et le slovaque. Les isophones d’une affinité croisent non seulement les limites d’une famille de langues, mais souvent même celles d’une langue. Ainsi les parlers orientaux du slovaque se rangent, par le manque de l’opposition quantitative, du côté des langues voisines du Nord-Est, c’est-à-dire du russe et du polonais”. [Jakobson, 1938 (SW-I, p. 236-237)].

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        Quant aux phonèmes, il est pour Jakobson essentiel de constater qu’ils débordent les frontières des systèmes, phénomène qu’il considère comme “typique” du domaine phonologique, sans en expliquer la cause:

“Déjà maintenant, sur la basé des matériaux fragmentaires dont dispose la phonologie comparée, on peut dire que, pour les principes fondamentaux de la structure phonologique, en particulier pour les différentes corrélations, il n’est pas caractéristique d’avoir une existence isolée, réduite aux limites d’une langue ou d’une famille de langues. Il est plus typique de trouver des unions phonologiques, des isophones (frontières de phénomènes phonologiques) de large envergure, que des isolats phonologiques. Reporter des corrélations particulières sur une carte géographique promet de découvrir la prépondérance de larges zones débordant les frontières des langues prises isolément, sur une répartition en mosaïque, sur des enclaves de corrélations”. [Jakobson, 1931a, (SW-I, 1971, p. 155)]

        Le mode de pensée eurasiste est profondément platonicien: il faut certes ranger chacun à sa place et réaliser dans la cité humaine cette proportion harmonique qui est la marque imprimée par Dieu à son univers, mais un peuple a moins à s’adapter le mieux possible à des conditions environnementales qu’à reconnaître sa véritable place sur la Terre, par exemple, en n’essayant pas de sortir d’un grand Empire dont le territoire est en conformité avec des limites naturelles.
        En ce qui concerne le rapport entre les langues, leur répartition territoriale et des phénomènes d’autre nature, ce sont encore les allusions que Jakobson fait au travail de Savickij qui nous mettent sur la voie de ce système de pensée: la méthode du liage.... Il suffit alors de remonter le fil pour parvenir au monde des correspondances chez Savickij.

“... l'isoglosse des diphtongues héritées de o, e est identique à celle de la chute des jers[7] faibles avant la perte des corrélations musicales. L'aire de cet ordre de succession des événements englobe tous les parlers ukrainiens et les parlers blancs-russes méridionaux. Il faut croire que la progression de la chute des jers faibles a été retenue quelque temps sur cette ligne. P.N. Savickij a attiré mon attention sur le fait que cette isoglosse coïncide à peu de chose près, depuis la frontière occidentale du russe jusqu'au Don, avec une isoligne géographique essentielle, en particulier en matière d'agriculture, à savoir l'isoligne de 110 jours de croûte neigeuse, c’est-à-dire avec l'ime des isolignes exprimant l'accroissement graduel delà rigueur de l'hiver russe'. (...) La coïncidence entre les isoglosses du russe et les isothermes d'hiver est un fait qui mérite une étude plus suivie”. [Jakobson, 1929a (SW-I, 1971, p. 76].

               

      

         3. Jakobson et la “langue moldave”

        On peut être un grand linguiste, universellement reconnu comme tel, et pris dans l'idéologie dominante de son époque. Jakobson, employé de la mission diplomatique soviétique à Prague jusqu'en 1929, personnage complexe, ne faisait pas mystère de ses sympathies pour l'idée impériale de l'Union Soviétique, qu'il cherchait à fonder “en nature”, par des raisonnements scientifiques.
        Aux alentours de 1929-1931 Jakobson est à la recherche de la frontière idéale qui sépare l'“Eurasie” de l'Europe. Ce faisant, il s'inscrit parfaitement dans la grande obsession des intellectuels russes depuis l'époque de Pierre le Grand, inquiétude identitaire fondamentale, qui consiste à chercher à être soi-même tout en imitant l'Autre.
        On a vu que pour Jakobson-phonologue, c'est le trait distinctif, phonologique, de la mouillure des consonnes, associé à l'absence de polytonie, qui caractérise l'Eurasie en tant que territoire formé par une “union de langues”. Il lui faut donc à tout prix prouver cette thèse. Jakobson n'est pas un homme de terrain, il travaille avec des atlas. Pour la région-“frontière” qui nous occupe, il utilise deux sources de renseignements:
        - G. Weigand: Linguistischer Atlas des Dacorumanischen Sprachgebietes (Leipzig, 1909)
        - M.V. Sergievskij: “Materialy dlja izučenija živyx moldavskix govorov na territorii SSSR”, Učenye zapiski Instituta jazyka i literatury, I, Moskva, 1927, str. 73-97.
        Le credo phonologique de Jakobson est clair, il l'expose à plusieurs reprises au tournant des années 1920-1930, aussi bien en français, dans la revue parisienne Le Monde slave:
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“Dans les langues romanes, aucune ne présente le phénomène de mouillure, sauf le moldave, c’est-à-dire le représentant oriental du groupe roumain” [Jakobson, 1931b, p. 373].

qu’en russe, dans les brochures eurasistes:

“L’opposition des consonnes par la mouillure et la dureté est profondément étrangère aux langues romanes de l’ouest. […]
        Seul le groupe roumain, isolat linguistique oriental extrême du monde roman, connaît la corrélation de mouillure des consonnes. La partie orientale de cet isolat est occupée par la langue moldave. Les Carpates constituent la frontière occidentale de la langue moldave, la République soviétique de Moldavie sa frontière orientale [cf. Weigand, 1909, p. 10 et carte 65]. Un travail de grande ampleur [Sergievskij, 1927] est consacré aux parlers de la République de Moldavie. La langue moldave a pour caractéristique la coïncidence des traits suivants: 1. s’ et z' mous dans toutes les positions, 2. occlusives médianes, combinaisons de p, b + i non-syllabique [Weygand, p. 12]. Dans certains parlers décrits par Sergievskij (région de Rybniza), vraisemblablement, t et d mouillés se sont confondus avec ces occlusives. L'auteur écrit que ‘elles se confondent Jpresque, du point de vue acoustique’, et que ‘dans une prononciation individuelle, elle peuvent, effectivement, se confondre’ (p. 87). Il est à remarquer que les paysans ne différencient pas ces consonnes à l'écrit, en dépit de l'orthographe courante, et écrivent, par exemple, май дини ар арди, alors que le principe étymologique ferait écrire бине ар арде, et que Sergievskÿ propose comme transcription conventionnelle g'in'i ar ard'i (p. 96). Dans ces mêmes parlers, s', z' se réalisent comme des antélinguales palatalalisées. Si l'on en juge par les exemples que donne Sergievskij, on peut trouver en finale: s', ť, r' (ais' = roum. aici, zern' = roum. viermi, or’ = roum. ori). Aussi bien ces consonnes que z’, d’, /' peuvent se combiner avec les phonèmes a, o, e, i, mais les labiales molles seulement avec e, i. “ [Jakobson, 1931a, (1971, p. 168)].

        Jakobson assène alors une affirmation aux conséquences pour lui fondamentales:                  

“La corrélation de mouillure, propre aux parlers moldaves et à la langue littéraire moldave, est inconnue en roumain littéraire. Dans quelle région du groupe roumain passe la frontière de la corrélation de mouillure, à cette question doivent répondre les spécialistes de roumanistique qui peuvent, à partir des indications dialectologiques les plus diverses, calculer la systématicité phonologique des parlers roumains. Mais d'ores et déjà on peut dire que, en ce qui concerne la corrélation phonologique de mouillure, le groupe roumain constitue un parallélisme à la succession spatiale des dialectes bulgares: d'Est en Ouest cette corrélation commence par décroître, puis finit par disparaître tout à fait. “ [ib.]

        Ces affirmations de Jakobson appellent un certain nombre de commentaires, qui concernent l'histoire et l'épistémologie de la linguistique, en particulier dans le domaine de la phonologie.
        Remarquons d'abord que Jakobson ne s'interroge jamais sur 1e fait de savoir s'il a affaire à une langue “littéraire”, normalisée, standardisée, ou bien à un dia-système dialectal. Il passe de l'un à l'autre et collecte des données qui ressortissent
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de deux ordres différents: le continuum phonétique et le discontinu phonologique, alors que cette distinction est très précisément la base de son argumentation. Ensuite, il s'agit d'une pensée très différente de celle de Saussure: on ne trouve pas ici d'opposition entre la langue comme objet construit par le linguiste et la langue comme objet empirique, préexistant à l'investigation (au sens d'“idiome”).

Conclusion: qu'est-ce qu’une nation?

        Jakobson est pris ici dans un inextricable tissu de contradictions, explicables par la nouveauté de la science phonologique en train de naître, mais sans doute surtout par l'enjeu idéologique et politique extrême, partagé par les intellectuels émigrés du mouvement eurasiste: fonder sur un savoir scientifique une représentation étatique, justifier une frontière politique sur des données naturalistes. C'est en ce sens que la nouveauté scientifique apportée par Jakobson et Trubeckoj se trouve dans une tension tragique avec des modes de pensée naturaliste, hérités du XIXème siècle, dˇune époque positiviste et scientiste où l'on pensait que les langues et les peuples étaient des objets naturels, comme les plantes et les chaînes de montagne.
        Mais à tant vouloir prouver, Jakobson et Trubeckoj se sont trouvés entraînés dans un écheveau de contradictions dont ils ne pouvaient plus sortir. A force de vouloir faire coïncider des frontières, ils ont créé des êtres bizarres, qui n'avaient plus d'existence que dans leur imagination, séparant et regroupant des collectivités par la langue, par l'alphabet, par la religion, faisant fi des solidarités historiques et politiques. Ils ont voulu traiter comme des objets naturels des communautés humaines, donc sociales. Leur quête des frontières naturelles n'a fait qu'embrouiller une situation déjà complexe, en oubliant qu'il s'agissait d'humains et non pas de choses.

                             Ouest                                                   Est


        Une chose est de se demander s'il existe dans l'espace roumanophone une mouillure phonologique, problème linguistique fort intéressant, mais qui n'a rien à voir avec celui de la définition des communautés humaines. Une autre chose est de savoir comment se forme une communauté humaine d'hommes responsables de leur destin. Les êtres humains ne sont pas des plantes, attachées à un sol et entièrement déterminées par leurs conditions de vie. Être un être humain c'est affirmer sa volonté et sa liberté, son vouloir-vivre ensemble. Au lieu de se demander où passe la frontière entre une mouilllure phonologique et une mouillure non-phonologique, il y a avant tout à construire un monde de respect des différences et de construction d'une responsabilité collective envers notre bien le plus précieux: la vie.
        Enfin, soulignant une fois encore que les isoglosses ne sont d'aucune utilité pour résoudre des problèmes des frontières étatiques, je rappellerai les paroles de Renan:

“L'homme n'est esclave ni de sa race ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation” (Renan: “Qu'est-ce qu'une nation?”, 1876)
        “L'homme n'appartient ni à sa langue, ni à sa race: il n'appartient qu'a lui- meme, car c'est un: être libre, c'est un être moral”. (Renan: Discours et conférences, 1887).

Références bibliographiques :

- JAKOBSON Roman Osipovič, 1931a: K harakteristike evrazijskogo jazykovogo sojuza, Paris: Izdatel'stvo evrazijcev, 59 p.

- JAKOBSON Roman Osipovič, 1931b: “Les unions phonologiques de langue”, Le Monde slave, 1 (Paris).

- JAKOBSON Roman Osipovič, 1938: “Sur la théorie des affinités phonologiques entre les langues”, in Actes du IVe congrès international de linguistes (Copenhague, 1936), cité d'apres Selected Writings, 1,1971, p. 234-246.

- JAKOBSON Roman Osipovič, 1971 : Selected Writings, I, La Haye: Mouton.

- POLIVANOV Evgenij Dmitrievič, 1931: Za marksistkoe jazykoznanie, Moskva: Izd. federacija.

- POLIVANOV Evgenij Dmitrievič, 1968: Staťji po obšemu jazykoznaniju, Moskva: Nauka.

- PONOMAREVA L.V. (éd.), 1992: Evrazija. Istoričeskie vzgljady russkix emigrantov, Moskva: Institut obščej istorii RAN.

- SAVICKIJ Petr Nikolaevič; 1923: “Evrazijstvo”, in Archives CGAOR (Moscou), Fond P.N. Savickogo 5783, Op. 1, Ed. xr. 29, cité d'après l'édition de L.V. Ponomareva, 1992, p. 164-172.

- SAVICKIJ Petr Nikolaevič, 1929: “Les problèmes de la géographie linguistique du point de vue du géographe”. Travaux du Cercle linguistique de Prague, 1, p. 145-156.

- SAVICKIJ Petr Nikolaevič, (SAVITZKIJ), 1934: “Die geographischen und geo- politischen Grundlagen des Eurasisertums", Orient und Occident (Leipzig), 17. Heft, p. 13-19.

- SERIOT Patrick, 1999: Structure et totalité. Les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale, Paris: P.U.F.

- SERIO Patrik (SERIOT Patrick), 2001 : Struktura i celostnosť. Ob intellektual'nyx istokax strukturalizma v central'noj i vostočnoj Evrope. 1920-30-e gg., Moskva: Jazyki slavjanskoj kultury,

- TRUBECKOJ Nikolaj Sergeevič, 1927a: “Obščevropejskij nacionalizm”, Evrazijskaja xronika, 9, Berlin-Paris, p. 24-31.

- TRUBECKOJ Nikolaj Sergeevič, 1927b: “Obščeslavjanskij element v russkoj kul’ture”, in K problème russkogo samopoznanija, Paris, p. 54-94.



[1] Sur le mouvement eurasiste et sa production scientifique, cf. Sériot, 1999 (en français) et 2001 (en russe).

[2] Trubeckoj, 1927, p. 88-93.

[3] Jakobson, 1931 [Selected Writings-1, 1971, p. 192-194]

[4] Cf. Polivanov, 1931 [1968, p. 197].

[5] Tout le problème est de savoir ce qu’on entend par cette notion d’imitation, ou d’un ordre harmonieux et nécessaire que des spéculations géométriques peuvent révéler.

[6] “Grand-russe” (velikorusskij jazik) désigne le russe proprement dit, par opposition au petit-russe (ou ukrainien) et au biélorusse. Le problème de savoir si cet ensemble constitue une seule et même langue ou bien deux langues différentes a fait l’objet depuis des siècles d’âpres discussions. Cf. à ce sujet la polémique entre Troubetzkoy (1927c) et l’Ukrainien Dorošenko (1928), tous deux émigrés.

[7] Les jers sont des voyelles instables, ultra-brèves, dont la chute vers le 12ème siècle dans toutes les langues slaves a provoqué des changements considérables dans leur système phonologique. [N. du T]