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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- 13 mai 2019. Patrick SERIOT : «Le contenu de la forme : thèses d’un programme de recherche»

- La Russie n’est pas une autre planète et la culture russe n’est pas extra-terrestre. L’étudier comme une «monade sans fenêtres» empêche d’en faire un objet de connaissance.
- Une question est rarement posée : quand on parle de «la culture occidentale», y inclut-on la Russie ?
- Si la Chine ou le Japon sont des mondes très différents de l’Europe occidentale, la Russie est un monde à la fois semblable et différent du nôtre, comme le sont les deux hypostases du christianisme (catholicisme-protestantisme / orthodoxie), ce qui en fait la difficulté d’interprétation et en même temps le profond intérêt, ne serait-ce que pour nous voir nous-mêmes avec les yeux des autres, si proches et si lointains. D’où la nécessité de travailler en comparaison.
- On ne peut pas TOUT connaître. Donc il faut choisir un domaine d’étude, le définir, le circonscrire, et même le construire (cf. Saussure : «le point de vue crée l’objet»). Et inventer des instruments pour rendre cet objet connaissable.
         L’objet choisi ici est la vie intellectuelle de l’Union soviétique des années 1920-30-40.
- Tout semble avoir été dit sur cette période. Un gigantesque travail a été accompli par les historiens, les spécialistes de sciences politiques, les sociologues, les littéraires, qui ont souvent abordé cette question de la «petite différence» entre les deux parties de l’Europe. Leur apport est inestimable. Or il reste un pan entier du savoir qui, certes, abordé, approché, contourné, est loin d’avoir livré toute sa richesse. Il s’agit du travail sur la langue et, plus largement, sur le signe en Union soviétique pendant cette période à la fois foisonnante et tragique. Les linguistes auraient pu aborder cette question, certains l’ont fait, un peu à regret, mais ils sont mis leur énergie plutôt sur les aspects descriptifs de l’activité grammaticale, et peu sur un métadiscours sémiotique.
- Il n’existe aucune clé qui ouvre toutes portes, mais certaines clés en ouvrent plus que d’autres. Où trouver la clé ?
- il y a de nombreux couples d’antithèses pouvant servir de clé : universalisme / particularisme (relativisme) ; tout / partie ; matérialisme / idéalisme ; objectif / subjectif ; sujet / objet ; lien / séparation ; statique / dynamique ; classe / nation ; hybridation / pureté (homogénéité) ; acquis / inné ; monisme / pluralisme (dualisme) ; rupture / continuité ; organicisme / mécanicisme ; social (collectif) / individuel. Il s’agit de mettre en place une approche transversale, synthétique.
         De cette liste de couples d’opposition on choisira ici le couple forme / contenu (avec ses variantes signe / référent et langue /pensée), c’est une des clés, pas la seule.
         Ce couple fondamental constitue un fil qui court à travers les champs les plus divers.
         Ce travail par couples d’oppositions semble proche de celui de Lotman et Uspenskij sur la typologie de la culture. Mais l’approche proposée ici en est en réalité fort différente. Il ne s’agit pas de voir dans la culture russe un «type» «en soi», mais de déceler les lignes de fond de controverses, qu’on retrouve en Europe occidentale, mais dans une configuration parfois différente.
         Thèse : la culture russe n’est pas un type, mais un champ de bataille sémiotique.

         - Dans ce qu’on appelle en Russie «l’Occident» (terme flou à manier avec précaution), le filtre du marxisme (ou de l’anti-marxisme) a été souvent privilégié pour étudier ce lieu et ce temps. Cette approche n’est pas à négliger, elle est même incontournable. Mais je propose d’explorer de plus près les textes russes de l’époque en question traitant, de près ou de loin, de la langue et du signe. Le corpus est gigantesque, inexhaustible : manuels scolaires, articles et monographies de description grammaticale, traités de philosophie du langage, de versification, de politique linguistique, de critique de la «linguistique bourgeoise», etc. On ne propose donc pas une sociologie de la science (v. L. Graham), mais une épistémologie critique.
- Dans cet océan de textes on peut, à force de les lire, dégager de grands thèmes. Apparaît alors que le discours sur la langue et le signe en Union soviétique de cette époque est bien loin d’être aussi monolithique qu’on le pense généralement. Il est déchiré dans des oppositions qui n’apparaissent pas toujours au premier regard. Si tous les auteurs (sauf les philosophes religieux du langage) s’accordent à annoncer qu’ils travaillent dans une optique marxiste, leurs arguments recouvrent des options très différentes. Les termes employés, la plupart sans définition, recouvrent des acceptions déroutantes pour les lecteurs «occidentaux» non russisants. Par exemple «ideologija» ne peut pas être traduit autrement que par «idéologie», mais ce terme n’a pas le sens de «conscience fausse» qu’il présente dans L’idéologie allemande de Marx en 1846, mais de «système explicite d’idées» comme chez les idéologues français de la fin du XVIIIème siècle (Destutt de Tracy). Le terme vyskazyvanie, calque de l’allemand Aüßerung, ne doit pas être traduit par énonciation, mais par énoncé, ce qui remet en question toute l’approche occidentale de Bakhtine et Voloshinov comme des précurseurs de l’analyse de discours.
                   On peut partir d’un monde étranger à la Russie mais qui lui a apporté une controverse dont les échos ne sont pas encore éteints : la querelle de l’iconoclasme à Byzance au 8e siècle. Adore-t-on dans l’icône la planche en bois (idolâtrie) ou la divinité représentée ? (le signe seul ou le référent grâce au signe ?). Cette querelle du signe n’est pas propre à la culture orthodoxe : le puritanisme protestant en est un témoignage.

- Les années 1920-30-40 sont une source inépuisable de débats, de controverses, de querelles et d’anathèmes autour de la question du signe.
         Les adversaires apparents (ex. : Marr / Staline) en réalité disent la même chose tout en s’opposant : il ne peut pas y avoir de séparation entre la forme et le contenu. Une forme sans contenu n’est pas une forme, pas plus qu’un contenu sans forme n’est un contenu. Paradoxalement, ce pourrait être une approche parallèle à celle de Saussure, pour qui le rapport signifiant / signifié s’assimile aux deux faces solidaires d’une même feuille de papier. Or Saussure est, dans cette période, magnifié par les uns comme «père de la linguistique sociologique», par les autres comme «un linguiste bourgeois». Karl Vossler est ici une référence importante, pour qui nulle forme ne peut naître de l’informe. Mais G.-B. Vico ne l’est pas moins, considéré en 1939 par son traducteur M. Lifšic comme «l’ancêtre de Marx».
Qu’est-ce alors que la «science bourgeoise» ? La réponse n’est pas à trouver dans le marxisme, mais dans la morphologie idéaliste de Goethe : «alles Vereinzelte ist verwerflich». Saussure est l’homme qui sépare (la langue et la parole, la synchronie et la diachronie, le signifiant et le signifié). Ce refus de Saussure s’appuie sur la critique par Lénine de la théorie des hiéroglyphes de Plekhanov (la langue comme système de signes et non comme activité sociale ou reflet de la réalité objective).

Exemples à explorer :
- Le XVIème Congrès du Parti en 1930 est connu par la formule de Staline : les cultures des peuples de l’Union soviétique, nationales par la forme, socialistes par le contenu.
- Ici, la critique que L. Trotsky fait de la méthode formelle est tout aussi intéressante que les textes des Formalistes eux-mêmes.
- Autre exemple : la question du nom des langues : si le roumain parlé en Bessarabie est appelé « langue moldave», alors le «peuple moldave» constitue une nation à part entière, ôtant toute revendication irrédentiste à la Roumanie. Mais il y a plus : si le roumain est une «langue bourgeoise »  et le moldave une «langue socialiste», c’est bien du contenu de langue qu’il s’agit et non de la langue comme matrice d’énoncés toujours nouveaux. De là l’idée qu’il n’y a aucune différence entre langue et discours, et que la langue ets faite d’énoncés et non de propositions. Ici, Vološinov, Marr et Staline constituent une même ligne de pensée. D’où la possibilité, étonnante pour un linguiste «occidental» de faire des dictionnaires de fréquence en langue et non en discours.
— La polémique sur le «signifiant flottant» (Sacha Gerovich) : innombrables sont les diatribes occidentales et soviétiques sur la «langue de bois» qui «parle pour ne rien dire». Pourtant une analyse fine des textes en contexte (lire les lignes, et pas entre les lignes) permet de montrer, par exemple, que le terme «idéalisme» possède bien une sens, mais qu’il signifie «séparation de la forme et du contenu». D’où le refus de l’arbitraire du signe chez Saussure.
— Les photos retouchées par la police politique, faisant disparaître les personnages tombés en disgrâce, partent du principe que modifier le signe modifie le référent (pensée magique).
— En linguistique même, le travail des post-marristes (S : Kacnel’son, I. Meščaninov) cherche la raison des similitudes typologiques entre langues non apparentées pour y découvrir une «loi interne» (zakonomernost’).
— La quête d’une langue universelle du communisme (espéranto prolétarien) est combattue par le «thermidor stalinien» et le retour aux valeurs patriotiques. Refus d’une logique universelle au nom de la spécificité unique de chaque langue.

La linguistique soviétique de l’époque stalinienne est une foire d’empoigne où
         1) le rapport forme / contenu est à la base de la plupart des controverses
         2) peu à peu se met en place le principe qu’une forme sans contenu n’est pas une forme, que toute forme possède un contenu et un seul.
         3) il est impossible de séparer l’objet empirique et l’objet de connaissance.

Conclusion : la Russie n'est pas une singularité, mais une façon particulière de traiter le problème anthropologique du rapport entre le signe et le référent.

 

Et tout ça en 45 minutes…