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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT : «L'anaphore et le fil du discours (sur l'interprétation des nominalisations en français et en russe)», IVe Colloque international de linguistique slavo-romane, Copenhague, 27-29 août 1987, dans Opérateurs syntaxiques et cohésion discursive, Copenhague : Nyt Nordisk Forlag Arnold Busck, p. 147-160.


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La plupart des travaux sur l'anaphore étudient les formes de reprise d'un élément par un autre. Je me placerai ici dans une perspective résolument inverse en recherchant les critères qui permettent, en reconnaissance, de décider si un élément renvoie ou non à quelque chose d'autre.
Je traiterai du fonctionnement anaphorique d'un élément linguistique commun aux langues slaves et aux langues romanes: la nominalisation, en montrant que la norminalisation, parmi les anaphores nominales, a un comportement particulier en ce que sa présence tend à mettre en question l'unicité du texte (ou la notion de texte suivi, de "fil du discours") et à déplacer l'idée de cohésion-cohérence textuelle vers la notion discursive d'hétérogénéité constitutive.

1. Cohérence, reprise, endophore

On sait que les phénomènes d'anaphorisation fournissent pour une large part la trame cohérente qui assure l'unité des textes, et non pas une simple économie des moyens de la nomination, comme dans la conception substitutive traditionnelle. Rappelons que la notion d'anaphore remonte à Appolonius Dyscole, qui la réserve aux pronoms. Il oppose ainsi les déictiques (pronoms qui renvoient à des objets) et les anaphoriques (pronoms qui renvoient à des segments du discours), montrant ainsi que la référence d'un pronom peut n'être pas une chose du monde, mais un dire.
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Si l'anaphore est une des fonctions possibles des pronoms, le fonctionnement anaphorique peut se manifester dans d'autres parties du discours. Il en est ainsi des nominalisations, qui peuvent renvoyer à une proposition complète. Ce phénomène est bien connu et couramment étudié.

Ex. en russe:

(1) Alësha poljubil Veru. Ego ljubov' voznikla s pervogo vzgljada (ex. de Arutjunova).
("Aliocha tomba amoureux de Vera. Son amour fut un coup de foudre")

La nominalisation est ici un rappel de ce qui vient d'être dit, elle fonctionne comme une anaphore de ce qui, déjà dit, n'a plus besoin d'être redit, mais simplement nommé. Cette anaphore, selon Arutjunova. est un "procédé stylistique", sémantiquement équivalent à:

(1') Alësha poljubil Veru. On poljubil eë s pervogo vzgljada.
("Aliocha tomba amoureux de Vera. Il en tomba amoureux au premier regard.")

Dans la première variante de ce texte, ce qui était "nouveau" devient connu : l'ancien rhème devient thème, alors que dans la seconde il n'y a pas thématisation du premier rhème.

On voit que la nominalisation a jusqu'ici très exactement le même rôle textuel que les autres reprises anaphoriques (pronoms personnels, par exemple). Elle joue bien un rôle pour la cohérence textuelle, c'est à dire la progression d'une phrase a l'autre: au moins un item lexical d'une phrase est le "représentant" (F. Brunot) d'un élément plus ou moins long de la ou d'une phrase antécédente. Dans cette problématique, l'anaphore par nominalisation a un comportement strictement endophorique c'est à dire que l'antécédent auquel elle renvoie est non seulement intérieur au texte, présent matériellement dans le même texte en contexte gauche, mais encore est en totalité substituable à sa reprise anaphorique sans changement.

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2. Dérivation, référence, anaphore.

La nominalisation n'est pas la seule reprise anaphorique possible d'un énoncé déclaratif fini. Cette reprise peut également être effectuée par un pronom démonstratif comme cela ou voilà, vot, ou èto.

(2) Prishli gosti. Eto eë razvleklo. (ex. de Paducheva)
("Des amis sont venus la voir. Cela l'a distraite.")

Le pronom anaphorique est ici l'équivalent de ce que N.D. Arutjunova appelle une nominalisation incomplète, c'est à dire un énoncé déclaratif fini introduit par to, chto (ce que; le fait que):

(2') To, chto prishli gosti, eë razvleklo.
("Le fait que des amis soient venus la voir l'a distraite").

Une première anichroche, néanmoins, au plan strictement linguistique pour le moment, est que le pronom anaphorique neutre peut reprendre non seulement un énoncé déclaratif fini asserté, mais encore une proposition à modalité hypothétique:

(3) Esli ty pridësh', vse budut ètomu rady. (ètomu = tvoemu vozmozhnomu prixodu)
("Si tu viens, tout le monde (en) sera content (en = de ta possible venue)")

Ce premier exemple d'entorse au principe de la reprise substitutive va me permettre d'en venir au problème plus général de la non concordance éventuelle entre un élément de texte et sa reprise anaphorique. Ce problème, je l'aborderai à partir d'un autre phénomène bien connu, c'est celui de la reprise d'un substantif par un autre substantif.

On sait que c'est la possibilité de substituabilité qui donne à deux noms différents un statut coréférentiel. Ainsi dans:

(4) Brigitte Bardot est arrivée dans sa villa. L'actrice y passera le week-end (ex. de Maingueneau);
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(5) Gustave Flaubert naquit à Rouen en 1821. Le père du naturalisme...

à un nom propre est substitué un nom commun ou une description définie. Mais la reconnaissance (l'acceptation) de la reprise anaphorique ne peut être effectuée que par un récepteur partageant le savoir de l'émetteur: elle repose sur un savoir extra-linguistique garantissant la substituabilité, et, partant, la coréférence, et non sur une analyse formelle de la séquence.

Enfin on arrive facilement à des cas où la reconnaissance de la reprise anaphorique repose sur un accord, sur un savoir partagé ou non, ou plus exactement sur un effet de savoir.

Prenons l'exemple suivant (cité dans Maingueneau, p. 156):

(6) le commando palestinien
-> ces assassins (rejet)
-> les combattants révolutionnaires (valorisation méliorative)
-> ce groupuscule d'extrémistes (rejet modéré)

ou celui-ci (Pravda 28 fév. 1987, p. 5):

(7) sekretnaja operacija po prodazhe oruzhija Iranu i perevodu chasti vyruchennyx sredstv nikaraguanskim "kontras"
-> vse èti skandal'nye afèry...
("l'opération secrète de vente d'armes à l'Iran et de transfert aux "contras" nicaraguayens d'une partie des fonds obtenus
-> toutes ces affaires scandaleuses...")

On parle parfois à ce sujet d'"anaphore infidèle", ou de "coup de force discursif" à l'égard du destinataire. Il me semble important d'insister plutôt sur deux points:

1) une reprise anaphorique est ce qui fait que, à l'intérieur d'un même univers de discours, différents noms ont même référent. Mais c'est un acte de
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reconnaissance qui établit cette coréférence et non un quelconque signe formel.

2) ce fonctionnement anaphorique repose sur une prédication implicite:

- G. Flaubert est le père du naturalisme
- le commando palestinien est un groupuscule d'extrémistes
- sekretnaja operacija... - skandal'naja afèra
("l'opération secrète... est une affaire scandaleuse")

Ainsi, sous l'apparence d'une simple reprise, d'une simple substitution, on voit que la deuxième mention est ici une prédication. Mais une prédication implicite, en ce que la répétition, la renomination, qui est en principe un facteur de cohérence textuelle (la "trame textuelle"), masque en fait une adjonction d'information, qui permet elle-même de faire avancer le texte dans une nouvelle direction.
Reprenons l'exemple de coréférence entre operacija...et èti skandal'nye afèry: c'est la substituabilité d'une unité dans un discours donné qui lui confère dans ce discours un caractère référen-tiel, et non le fait qu'on puisse définir hors contexte la classe des êtres susceptibles d'être désignés par cette unité. On peut dire, en d'autres termes, que c'est la substituabilité de l'unité qui constitue l'objet du discours en objet extérieur au discours. Autrement dit, la substituabilité par anaphore nominale n'est pas une caractéristique intrinsèque de l'unité, mais une possibilité de fonctionnement, déterminée par un rapport entre une production et une réception. Selon que 1'anaphorisation sera acceptable ou non par le récepteur (et reconnue comme telle ou pas) on aura affaire ou non à un fonctionnement "endoxal", correspondant à ce qu'Aristote appelait "doxa", ou opinion commune. Mais c'est ici un fonctionnement, et non une nature des unités, qui est source de doxa.
Ainsi, à la différence des pronoms, rien dans un nom ne permet de lui reconnaître par une seule analyse intra-textuelle, formelle, le statut d'anaphore. Il ne s'agit pas ici de synonymie appartenant au système de la langue (ou de "paraphrase" au sens linguis-
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tique de "transformation"). Seul un "savoir" déterminé peut permettre de décider que l'antécédent et l'anaphore, le premier et le deuxième nom, peuvent être des éléments d'une même classe. Seule une reconnaissance de ce savoir partagé peut amener à considérer qu'il y a un enrichissement progressif des classes d'objets de l'univers du discours (formant peu à peu la trame de la cohérence textuelle, ou "fil du discours"), ou qu'au contraire il y a rupture du fil, ou coup de force. L'acceptabilité du statut d'acceptabilité du statut d'anaphore nominale ne relève donc pas de la seule analyse immanente du texte.

Ce détour par l'anaphore nominale et son statut particulier me permet de revenir sur d'autres bases au problème de l'anaphore par nominalisation. Ce qu'on vient de voir permet de dire que l'anaphore nominale implique un effet de présupposition: il s'agit d'une présupposition d'identification co-référentielle (G. Flaubert = le père du naturalisme; operacija... = èti skandal'nye afèry): à la différence de la présupposition existentielle, qui postule qu'il existe un réfèrent correspondant au nom, cette présupposition postule 1'identité du réfèrent de deux syntagme nominaux. Cette progression du texte par ré-nomination est un élément déterminant de la cohérence textuelle.
Si la description définie comporte une nominalisation, elle peut soit correspondre lexicalement soit ne pas correspondre à la proposition qu'elle reprend.

Exemple de correspondance:

(8) Kommunisticheskaja partija Sovetskogo Sojuza naschityvaet nyne 12 millionov 471 tysjachu chlenov i kandidatov partii. Eë rjady za otchëtnyj period vyrosli na 2 milliona 755 tysjach chelovek. Rost rjadov KPSS otrazhaet vysokij avtoritet partii i bezgranichnoe doverie k nej sovetskogo naroda (L.I. Brezhnev, XXIII s"ezd KPSS).
("Le parti communiste de l'Union Soviétique compte actuellement 12 471 000 membres et stagiaires. Ses rangs ont augmenté, pendant la période considérée dans ce
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rapport, de 2.755.000 personnes. L'augmentation des rangs du PCUS reflète la haute autorité du parti et la confiance sans bornes envers lui du peuple soviétique" (L.I. Brejnev, XXIIIe Congrès du PCUS))

II me semble intéressant de remarquer que la traduction française officielle, celle des Cahiers du Communisme, n'anaphorise pas l'énoncé déclaratif de la même façon:

(8') Le Parti Communiste de l'Union Soviétique compte actuellement 12.471.000 membres et stagiaires, ce qui représente un accroissement d'effectif s, pour la période embrassée dans ce rapport, de 2.755.000 personnes. Une telle évolution témoigne de la grande autorité et de la confiance absolue dont le Parti jouit auprès du peuple soviétique.

Dans le texte original il y a saturation de la reprise: le schéma actantiel est repris terme à terme (même relation prédicative, avec les mêmes items lexicaux: il y a concordance exacte entre le fonctionnement anaphorique et la dérivation morpho-syntaxique, c'est-à-dire que le fonctionnement en discours relève de la paraphrase linguistique). Au contraire, dans la traduction, une nouvelle relation prédicative est insérée, au niveau implicite cette fois:

"cette augmentation est une évolution",

alors qu'on peut dire que dans le texte original la reprise anaphorique reposait sur le schéma:

"cette augmentation est une augmentation".

On opposera ainsi une nominalisation-anaphore qui correspond en tout point à la dérivation paraphrastique au niveau du système de de la langue (avec "p" = "proposition", "pn " = nominalisation de cette proposition):

p. Ce pn (p = p) (tautologie, ou énoncé analytique)
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et une nominalisation-anaphore dans laquelle il y a adjonction d'une prédication seconde:

p. Ce qn (p = q) (progression, ou énoncé synthétique).

Dans les deux cas on a affaire à un prédicat de prédicat, relevant de ce qu'on appelle la logique du 2e ordre, mais on quitte le niveau intralinguistique pour arriver au niveau discursif.

L'anaphore par nominalisation a ceci de particulier que l'antécédent auquel elle renvoie n'est pas un nom mais une proposition (cf. l'ex. 1.). Néanmoins il ne serait pas exact de confondre la référence et l'anaphore, qui est du domaine textuel. En effet la référence d'une nominalisation est la plupart du temps décrite comme étant un fait. Or Arutjunova (1976, p. 69) a bien montré qu'une nominalisation pouvait renvoyer non seulement à un fait, mais également à du déjà dit, fonctionnant alors comme thème devant un rhème:

(9) Prixodi zavtra. Tvoj prixod vsex obraduet (ex. de Arutjunova)
( "Viens demain. Ta venue fera plaisir à tout le monde")

Ainsi il n'y pas seulement présupposition d'existence d'un fait, mais il peut y avoir également présupposition sur l'introduction antérieure d'une proposition en tant qu'objet de discours: un thème.

(10) Proshu tebja prinjat' uchastie v diskussii. Tvoe vystuplenie budet vstrecheno sochuvstvenno / sovershenno neobxodimo / moglo by ubedit' mnogix.
("Je te prie de prendre part à la discussion. Ton intervention sera accueillie avec sympathie / est absolument indispensable / pourrait convaincre de nombreuses personnes").

Il me semble que l'anaphore par nominalisation renvoie ainsi à la proposition elle-même (son intension) et non au fait qu'elle dénote (son extension).
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Néanmoins on se trouve toujours là au niveau linguistique de la dérivation : il y a lien paraphrastique entre une proposition et sa forme nominalisée. On n'est pas encore au niveau textuel de l'anaphore. Le fonctionnement anaphorique de la nominalisation suppose en effet non seulement une antériorité théorique, linguistique, de l'ordre de la dérivation, mais encore l'existence d'une telle proposition dans le contexte gauche de la nominalisation.

3. Hétérogénéité, altérité, exophore

3.1. Le texte

Chez de nombreux linguistes soviétiques la définition de la présupposition recouvre très exactement le fonctionnnement de l'anaphore :

"(la présupposition est) un énoncé qu'il n'est pas nécessaire d'affirmer, dans la mesure où il a déjà été affirmé, et est par conséquent donné comme allant de soi" (Paducheva, 1974, p. 197).

On voit combien l'étude de l'anaphore dans la linguistique soviétique est parfaitement compatible avec la pragmatique telle qu'elle est pratiquée, par exemple, par O. Ducrot. Je rappellerai que, pour O. Ducrot (1972) un texte doit obéir à deux conditions:

* une condition de progrès: ne pas se répéter
* une condition de cohérence: il s'agit de l'obligation, pour tous les énoncés, de se situer dans un cadre intellectuel constant (c'est à dire éviter les coq-à-l'âne), ce qui implique la nécessité d'une redondance de contenu.
Pour O. Ducrot "il est considéré comme normal de répéter un élément sémantiquement déjà présent dans le discours antérieur, pourvu qu'il soit repris sous forme de présupposé (...). La redondance est assurée par la répétition des éléments présupposés.
[156] Quant au progrès, c'est au niveau du posé qu'il doit se faire, par la présentation, à chaque énoncé, d'éléments posés inédits." (1972:88).

Cette citation est importante, car elle explicite le caractère à la fois idéalisé et normatif des principes d'économie textuelle qui sont mis en avant dans ce genre de travaux pour étudier l'anaphore. Parler d'anaphore comme rappel (au niveau présupposé) de ce qui a été dit avant aligne 1'anaphore nominale sur l'anaphore pronominale. C'est à dire qu'en ne parlant que de reprise, on ne pose pas le problème de ce qui est perdu ou modifié dans le passage de 1'antécédent à son anaphore. Ces considérations normatives sur la bonne formation d'un texte, sur le principe de progression de l'information et de la cohérence textuelle, proches, implicitement ou explicitement, des maximes de coopération de Grice, me semblent devenir rapidement inopérantes dès lors qu'on s'éloigne des corpus littéraires à la topologie très rigide et fermée et qu'on aborde des textes aux conditions de production et d'interprétation différentes.

3.2. Le discours.

Formellement, rien ne différencie un SN (pn N2 ) à fonctionnement anaphorique d'un SN de la même structure mais sans fonctionnement anaphorique. Si dans tous les cas, à partir d'un SN (pn N2) on peut reconstituer ("recalculer") la structure syntaxique dont il est issu (on est ici au niveau de la dérivation morpho-syntaxique en langue), en revanche, en discours, l'antériorité effective d'un énoncé déclaratif fini devant une nominalisation est très souvent sujette à caution:

p. pn…
Ø pn...

Ce dernier schéma, si l'on accepte d'y voir une anaphore au moins potentielle, va me permettre d'aborder le problème de la reconstitution de ce que J. Kristeva appelle l'avant-texte, et M. Pêcheux l'interdiscours. Mon raisonnement sera bâti sur deux points:

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* d'une part une nominalisation peut renvoyer anaphoriquement à un énoncé qui n'est pas présent matériellement dans le contexte gauche.
* d'autre part le rapport entre un énoncé déclaratif fini et une nominalisation repose sur une série de distorsions, effacements et déplacements qui font de la cohérence textuelle une notion infiniment plus large et plus riche que celle qui est fondée sur la notion de redondance et de substitution, à condition de la rapporter à une problématique discursive, qui elle seule permet de mettre en avant 1'hétérogénéité constitutive de tout texte.
Pour cela il est nécessaire d'insister sur le caractère extrêmement réducteur d'une Grammaire de texte travaillant sur un corpus littéraire considéré comme clos et homogène. Il s'agit toujours là d'une étude immanente des textes qui construisent eux-mêmes leur propre clôture (cf. les travaux de V. Propp et leurs prolongements en France avec A.J. Greimas).
On sait pourtant qu'avec les travaux de chercheurs tels que M. Foucault d'un côté, J. Kristeva de l'autre, l'intérêt de la problématique textuelle s'est déplacée vers des corpus d'énoncés aux conditions de productions différentes : textes collectifs, résolutions de congrès, slogans, publicité, rapports, tous textes ayant en commun de n'être pas centrés sur la création d'un sujet-auteur. Il s'agit d'un type de textes qui présente différemment des textes littéraires l'ordre d'apparition de l'information. La répartition du nouveau et du connu. L'"interdiscours" sera constitué par un ensemble d'énoncés appartenant à une époque et à un groupe social déterminé, ce qui veut dire que le corpus ne sera plus donné, mais à construire.
Je propose d'élargir l'anaphore à tout comportement exophorique: le SN (pn N2) renvoie aussi bien à une antériorité matérielle en contexte gauche qu'à une extériorité au texte, extériorité néanmoins spécifique en ce qu'elle constitue l'univers de référence du discours, ce qui n'a pas besoin d'avoir été
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effectivement dit pour être déjà répété. On voit combien le problématique stylistique de l'opposition entre anaphore fidèle el anaphore infidèle est ici dépassée.

Je propose, pour parler de l'anaphore et de la cohérence textuelle, de sortir du cadre d'une théorie de la communication d'information par un auteur. En remarquant que la première mention d'une nominalisation peut être une proposition, et que cette proposition peut être extérieure au texte lui-même, on ne fait que rappeler qu'un discours ne vient pas au monde dans une innocent solitude, mais qu'il se construit à travers un déjà-dit, par rapport auquel il prend ou non position. L'exophore ne concerne donc pas la référence à un réel extra-linguistique, mais le rappel d'une antériorité/ extériorité discursive. Tout texte, même littéraire, est tissé non seulement de mots ayant déjà servi d'autres (comme chez V.N. Voloshinov), mais également d'autre dires, d'assertions déjà proférées ou proférables. En un mot c'est l'hétérogénéité énonciative qui constitue le fil du discours, qui ne peut plus alors être considéré comme le résultat de la seule maîtrise du sujet-auteur sur sa production en langue. Ce que je veux montrer est que l'anaphore par nominalisation est un point de passage entre la cohérence linéaire superficielle des phrases d'un texte, et l'avant texte, inter-texte ou interdiscours qui en est la condition de possibilité et auquel il est mêlé en un entrelacs inextricable.
On a vu qu'une condition nécessaire à la cohérence d'un texte est la répétition: la division de la phrase en thême/rhème, plus patente dans les langues slaves que dans les langues romanes grâce un ordre des mots plus souple, fait qu'un item lexical d'une phrase peut se trouver également à l'intérieur d'une phrase précédente. Mais dans le cas de la nominalisation, non seuleme le rappel anaphorique transforme ce qu'il est censé rappeler, mais encore il peut y avoir doute, incertitude, sur le fait de savoir si ce qui est rappelé est un fait, asserté précédemment, ou une simple proposition hors assertion, en d'autres termes, un simple dictum sans modus. C'est ainsi qu'il peut y avoir des divergences d'interprétation de la même forme, et dans ce cas la base du calcul de dérivation ne sera plus linguistique mais sera fondée sur
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des hypothèses discursives. C'est le cas systématique pour les SN comportant une nominalisation sans enchâssement syntaxique, comme les titres :

(11) Rost material'nogo urovnja zhizni naroda. (Brezhnev).
("L'élévation du niveau de vie matériel du peuple")

Ici on ne peut que faire une double lecture: aucun critère formel ne permet de décider si le SN (pn N2) est l'anaphore d'un énoncé qui peut avoir été asserté avant ou ailleurs (mais dont la modalité est elle même délicate à reconstituer):

-> material'nyj uroven' zhizni naroda rastët/ dolzhen rasti / budet rasti
(le niveau de vie matériel du peuple s'élève / doit s'élever/ s'élèvera")

ou bien si ce SN ne fait que nommer, sans effet d'anaphore, le contenu de ce qui suit. Il jouera ainsi le rôle d'un nom cataphorique:

-> kak (podnimat') material'nyj uroven' zhizni naroda?
("comment (élever) le niveau de vie matériel du peuple?")

La division actuelle en thème/rhème, qui repose sur une analyse formelle de la répartition entre le connu et le nouveau, ne permet pas de voir que le connu peut n'être qu'un effet de connu, et n'être point connu du tout. Cet effet de connu ne relève pas d'une analyse interne, n'est pas une présupposition — acte de parole —, mais relève d'une hypothèse discursive. C'est en effet une hypothèse sur les conditions de production d'un discours qui fera reconnaître, dans une nominalisation la présence d'un double fond dans l'apparente unicité de la source énonciative.

Conclusion

Ainsi, dès que l'on quitte des types de corpus que je considère comme privilégiés, tout pose problème: la séquentialité, ce qui
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fait lien, ce qui fait effet de cohérence. Et cela parce que l'anaphore par nominalisation n'est pas une chose, pas une unité repérable, c'est un fonctionnement. Il n'y a aucune marque formelle qui appartiendrait à ce type d'anaphore et à lui seul. Savoir reconnaître une anaphore par nominalisation relève de l'interprétation des discours.
L'anaphore par nominalisation, parce qu'elle est une des formes de paraphrase discursive et non une dérivation morpho-syntaxique, est une trace privilégiée du contact que le texte entretient avec son extérieur spécifique, avec son domaine de référence. Mais parce qu'elle est, en même temps aussi un nom, elle permet de mettre en évidence le fait que tout SN qui est une description définie est déjà en soi un rappel, rappel d'une référence extérieure au texte mais interne à un discours spécifique: le discours des autres, celui dont Lacan disait qu'il était au fondement de l'inconscient.

Bibliographie

ARUTJUNOVA N.D.: Predlozhenie i ego smysl, Moscou, Nauka, 1976. [La proposition et son sens]
DUCROT O.: Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972.
MAINGUENEAU D.: Initiation aux méthodes de l'analyse du discours, Paris, Hachette-Université, 1976.
PADUCHEVA E.V.: O semantike sintaksisa, Moscou, Nauka, 1974.


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