Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens


Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT : «Et ils n'auront qu'une seule langue (Eléments pour une typologie des projets de langue universelle du communisme en URSS)», in Essais sur le discours soviétique, n° 8, (Univ. de Grenoble-III), 1988, p. 39-58.


[39]
"Les langues, imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême..." Mallarmé, Crise de vers

Rêver la langue, changer la langue, "tricher la langue" (1)... Que n'a-t-on dit et fait à propos des langues! Au point même d'en inventer de nouvelles ou d'en vouloir décider l'avenir. De refuser qu'elles évoluent selon leurs propres lois, de ne pas admettre qu'il y ait en elles quelque chose qui échappe à la volonté humaine.
Innombrables sont les logophiles, fous de langue comme il est des fols en Christ. Mais il n'est sans doute pas un pays qui, à ma connaissance, ait poussé aussi loin ces tentatives de saisir la langue à bras le corps, de façon institutionnalisée, que l'URSS, laboratoire de langues au sens fort du terme.
Etudier l'URSS et son histoire à travers l'épistémologie d'une de ses sciences humaines parmi les plus sensibles — la linguistique — me semble une voie d'approche fructueuse, et pour le moins peu encombrée, vers une connaissance de ce pays.
Des rapports du pouvoir à la langue en URSS on connaît en général le thème de la maîtrise politique et idéologique du signe et de la représentation (2). On connaît souvent moins une des manifestations extrêmes de ce désir de maîtriser l'évolution des langues qu'est la prolifération de projets différents, contradictoires, de langue universelle du communisme réalisé sur la Terre.

La "question nationale" et le débat sur l'idée de nation avaient été au cœur des discussions internes des bolcheviks avant même la prise du pouvoir. Les polémiques
[40]
contre d'autres groupes se réclamant du marxisme avaient mis en lumière des divergences profondes portant sur le rapport langue / nation et sur la gestion politique du problème linguistique. En 1917 les bolcheviks ont un acte de foi: la révolution socialiste entraînera nécessairement le dépérissement des nations et, par conséquent (sans qu'on s'attache outre mesure aux détails) celui des différentes langues. Les austro-marxistes, au contraire, tels que 0. Bauer (3) (qui constitue la cible principale des attaques de Staline dans son opuscule Le marxisme et la question nationale, 1913), entendaient conserver les nations et les langues nationales dans le socialisme, et étaient pour cela accusés de révisionisme par les bolcheviks.
Il me semble que le débat spécifique sur la langue, s'il est parallèle au débat sur la nation, n'en est pas le reflet fidèle. L'hypothèse que je voudrais explorer ici est qu'il y a une autonomie relative des idées sur la langue, ou, du moins, que les théories de la langue ne sont pas une stricte conséquence des rapports de pouvoir au niveau politique dans le pays (4).
Cet essai de typologie des projets de langue universelle du communisme en URSS a pour but de jalonner une problématique de plus grande importance, qui consiste à se demander quel est le rapport entre les différentes théories linguistiques et l'évolution de pratiques politiques et idéologiques en URSS. Y a-t-il filiation directe, causalité franche, ou décalage, réinterprétation, y a-t-il des retards, voire des malentendus? Le pouvoir politique est-il assez puissant, assez lucide pour avoir sécrété une armée de faux linguistes, marionnettes dévouées corps et âme à la commande politique?
Et si c'était aussi de langue qu'il s'agissait, et pas seulement de politique? Prendre au sérieux des élucubrarions logophiles ne veut pas nécessairement dire les prendre à son compte. Mais y trouver les traces d'une quête passionnée, toujours renouvelée, pour répondre à cette obsédante question : qu'est-ce que la langue? (5)
Pas plus que la langue n'est un simple reflet de la réalité, la linguistique n'est un simple reflet de la politique. Néanmoins, en URSS plus qu'ailleurs, il y a un rapport, et, qui plus est, un rapport explicite entre les deux.
Tout comme celui de l'origine du langage, le problème de la langue parlée sur la Terre lorsque l'humanité sera pour toujours délivrée de ses divisions est une question qui n'a jamais cessée d'être discutée en URSS. Du moins n'a-t-elle jamais été reléguée dans un domaine extra-scientifique (comme en Occident, cf. la trop fameuse déclaration fondatrice de la Société de linguistique de Paris en 1866, qui s'interdisait précisément de
[41]
recevoir tout projet concernant l'origine du langage ou l'élaboration d'une langue artificielle).
En gros, en URSS, trois positions ont été adoptées, pas toujours chronologiquement, parfois concuremment :

- une langue naturelle actuellement existante supplantera toutes les autres;
- les langues se fondront d'elles-mêmes en une seule;
- les hommes fabriqueront une langue universelle, artificielle et parfaite.

Cette typologie, fondée sur des critères "techniques", est recoupée par une autre, qui va opposer des projets de langue "neutre" (forme nouvelle, éventuellement parfaite) à d'autres, reposant sur l'idée de "contenu" nouveau de la langue: la langue des prolétaires, ou la langue du communisme. La question des universaux y sera donc traitée de façon opposée (même si cette question reste implicite). Certains projets proclament que la langue universelle du communisme sera langue unique, d'autres qu'elle sera langue auxiliaire, coexistant avec les autres langues.
Enfin le soutien que ces différentes théories ont reçu du pouvoir politique a varié considérablement selon les époques.
L'essai de typologie qui va suivre appelle les remarques et objections. Il s'agit d'une présentation de quelques textes. Il reste beaucoup à lire, par exemple Gorki, par exemple les journaux.

1. La guerre des langues

Ceux qu'on nomme les "classiques du marxisme" n'ont pas laissé de travail sur la langue analogue à celui qu'ils avaient fait pour l'économie politique. On peut penser au moins qu'ils n'étaient pas indifférents aux conséquences pratiques de la différence entre les langues, puisqu'on relève chez Marx cette remarque, que la multiplicité des langues est un obstacle à l'union internationale des syndicats (Congrès de Londres de la 1ère Internationale, 20 septembre 1871, cité par Svadost, p. 237).

1.1. Kautsky: le darwinisme en linguistique

C'est chez Karl Kautsky (1854-1930), théoricien de la social-démocratie allemande et de la IIe Internationale, qu'on va trouver une première ébauche de réflexion spécifique sur le problème de l'évolution des langues sous le socialisme.
[42]
Adversaire de toute idée de création d'une langue artificielle, il écrivait à propos de la langue universelle future:

"Cette langue, il est impossible de la créer par une invention arbitraire. Il est bien plus vraisemblable que la langue universelle sera l'une des langues actuellement existantes" (Kautsky, 1905, p. 2. cité par Svadost, p. 162).

Plus tard, dans un article publié en 1908, "Nationalität und Internationalität" (traduit en 1919 en Russie) il revient avec davantage de détails sur le problème de la langue universelle. Tout comme Engels, il estime que le langage naît en même temps que les relations sociales. Mais il ajoute deux notions: l'utilité et la raison du plus fort. Ainsi, selon lui, tout Etat se doit d'avoir une langue d'Etat: on ne saurait imaginer un parlement dont les membres parleraient des langues différentes, ou une armée sans langue unique. Et le contre-exemple qui vient aussitôt à l'esprit est repoussé en ces termes:

"La Suisse n'existe comme Etat de nationalités sans frictions internes que parce que ce n'est pas un Etat moderne doté d'une direction unifiée" (p. 15).

Dans la mesure où, avec l'évolution économique de la société, les relations sociales s'élargissent, conclut Kautsky,

"le cercle de ceux qui parlent la même langue ne peut pas manquer de s'élargir. D'où la tendance qu'ont certaines nations à s'accroître, à absorber d'autres nations, qui perdent leur langue et en adoptent une autre".

Il y a ainsi assimilation quasi nécessaire des petites nations par les plus grandes, le critère le plus sûr de cette assimilation étant la perte de la langue.
Pour Kautsky, toute situation de bilinguisme est nécessairement transitoire.

"Là où chacun parle deux langues, en fin de compte, pour une raison ou pour une autre, l'une des deux finira toujours par dominer, soit parce qu'elle est la langue du peuple le plus fort ou le plus riche, soit parce qu'elle a une littérature plus accomplie. Ou bien se formera une langue nouvelle, mixte, comme le français ou l'anglais. L'ancienne nation disparaît non point parce qu'elle périt ou que son unité culturelle a pris fin, mais simplement parce qu'elle cesse de parler sa propre langue et considère l'autre langue comme plus adaptée" (Kautsky, 1918, p. 41).


On retiendra, d'une part, que Kautsky identifiait les nations aux langues nationales, et d'autre part qu'il n'envisageait aucunement une quelconque action humaine sur les langues. Il n'oppose pas non plus une culture prolétarienne et une culture bourgeoise à l'intérieur d'une même "nation". Quant à la situation linguistique dans la société socialiste, il la caractérise comme

[43]
"le recul progressif puis la disparition complète d'abord des langues des petites nations, et enfin l'unification définitive de toute l'humanité cultivée en une seule langue et une seule nation" (Kautsky, 1918, p. 41).

Cette "assimilation" est définie comme progressiste, dans la mesure où

"la différence des langues [...] rend difficile la compréhension mutuelle des membres de ses différentes nations et est un obstacle à son progrès culturel. Seul le socialisme sera en mesure de lever ces obstacles" (Kautsky, 1918, p. 50).

La langue universelle de la société socialiste chez Kautsky a déjà un nom, une existence: c'est l'anglais.
Cette conception de la lutte des langues pour la domination mondiale s'inscrit directement dans l'interprétation mécaniste du darwinisme qu'avait faite l'école naturaliste en linguistique. Ainsi en 1863 Schleicher écrivait:

"les lois établies par Darwin pour les espèces animales et végétales sont applicables, dans leurs grandes lignes, aux organismes que sont les langues".

Semblable transposition de la lutte pour la vie permet à Schleicher d'affirmer que

"Darwin représente excellement ce qui se passe dans la lutte des langues pour leur survie. A l'époque actuelle de la vie de l'humanité les vainqueurs dans cette lutte pour la vie sont essentiellement les langues indo-germaniques; leur diffusion se fait sans entraves, alors que de nombreuses autres langues sont éliminées par elles" (Schleicher. dans Zvegincev, 1960, p. 98 et 103).

En ce sens, l'utopie sociale et linguistique de Kautsky s'inscrit parfaitement dans la réflexion sur la langue de son temps. Ainsi, à partir d'une idéologie diamétralement opposée, c'est la même idée qu'on va retrouver chez son contemporain Meillet, convaincu que l'humanité parlera un jour une seule langue (mais qui mise sur l'esperanto de Zamenhof). Pour Meillet, il y a les langues de culture (les langues indo-européennes) et les autres. Dans un premier temps toutes les langues non indo-européennes doivent s'effacer. Les grandes langues indo-européennes seules pourront survivre: l'anglais, le français, le russe (pas l'allemand...). Il s'agit pour lui ausi d'un processus de sélection naturelle (cf. Coulardeau, 1987, p. 20).

[44]
1.2. Bogdanov: l'anglais des prolétaires

C'est une conception proche de celle de Kautsky que l'on va trouver chez Bogdanov.
Aleksandr Aleksandrovich Malinovskij, connu sous le nom de Bogdanov (1873-1928), médecin, philosophe, fondateur du premier Institut de transfusion sanguine (6) fut un des théoriciens du proletkult. Bien qu'à plusieurs reprises membre du Comité Central du POSD, il est l'objet de vives attaques de la part de Lénine dans Matérialisme et empirio-criticisme. Très tôt il manifeste de l'intérêt pour le problème de la "langue commune des travailleurs du monde entier", dans trois ouvrages: Vseobschaja organizacionnaja nauka (tektologija) (t.l, 1913), Nauka ob obschestvennom soznanii (1914), et Kurs politicheskoj èkonomii (1919), chap. "L'idéologie à l'époque du collectivisme", section "L'évolution du langage". Dans ce dernier ouvrage il écrit:

"L'existence de différentes langues nationales est un obstacle énorme, qui s'oppose à l'élaboration d'une organisation pan-humaine [...]. De là provient la tendance à aller vers une langue unique de l'humanité, à l'heure actuelle peu visible pour un regard superficiel, mais profonde et en constant progrès" (Bogdanov-Stepanov, 1919, p. 198-199).

L'organisation mondiale unifiée du travail devait, selon lui, nécessairement entraîner la nécessité d'une langue unique de l'humanité (Vseobschaja organizacionnaja nauka). C'est à partir de 1919, dans "Proletarskaja kul'tura i mezhdunarodnyj jazyk", marquant l'apparition du mouvement Proletkult, que se précise sa conception de la situation linguistique de la société socialiste future. Il écrit:

"Si la langue est la plus importante des formes socio-idéologiques organisatrices, la culture prolétarienne doit se caractériser, dans ce domaine également, par ses tendances particulières. Et si te prolétariat évolue dans une direction internationale, tend à devenir un collectif de classe à l'échelon international, il doit nécessairement être porteur de tendances au développement d'une langue internationale" (Bogdanov, 1919, p. 328).

On trouve ainsi chez Bogdanov l'idée qu'il existe, sinon des langues de classes, du moins un caractère de classe des langues: pour lui le lexique, le style d'expression ainsi que le contenu de notions exprimées par les mêmes mots sont différents pour les différentes classes. Une des caractéristiques de la situation linguistique à l'époque capitaliste est précisément la différence des langues :

"Même dans les limites de l'ancienne culture, le développement économique, qui impliquait des contacts à l'échelle mondiale, engendrait cette tendance vers une langue unique internationale. Mais elle était fortement paralisée et masquée par les luttes des capitaux nationaux, qui renforçaient les frontières entre les peuples, jusqu'à soutenir artificiellement leur séparation linguistique" (Bogdanov, 1919, p. 328).

[45]
Il suffit alors d'écarter les "tendances hostiles au monisme de la langue" pour que "se crée à une vitesse stupéfiante une langue unique pour toute l'humanité, grâce à l'instauration d'un régime collectiviste" (ib.).
A la différence de Kautsky, Bogdanov se fait une idée assez claire des voies permettant de parvenir à la langue universelle. D'une part il exprime son scepticisme envers la création d'une langue artificielle:

"II est impossible d'exprimer objectivement, c'est-à-dire de façon universelle, en un quelconque espéranto fait de clichés naïfs, l'infinie complexité et diversité des relations sociales dans toutes leurs nuances et leurs connexions" (Bogdanov, 1919, p. 329-330).

D'autre part il milite en faveur d'une action concertée sur la langue:

"Doit-il en découler que la position culturelle du prolétariat en matière de langue doit se réduire à une attente passive des résultats de l'évolution spontanée de la langue? Assurément non: ici, comme en d'autres domaines, la tâche consiste à introduire une planification dans l'évolution après avoir établi ses tendances, à la soutenir et à écarter ce qui y fait obstacle, bref, à marcher conciemment selon le sens de la vie. Comment cela doit-il s'exprimer dans la pratique? Par une contribution active au processus d'unification linguistique dans un cadre prolétarien et conformément aux intérêts du prolétariat" (ib.).

Plus pratiquement encore, il estime qu'il faut en premier lieu favoriser l'apprentissage des langues étrangères par le prolétariat, dans une étape intermédiaire. Mais pour éviter une "énorme perte de temps et d'énergie", il préconise une "forme transitoire" de langue pan-humaine:

"L'anglais, le français, l'allemand se rencontrent dans toutes les activités au niveau mondial à différents degrés. Dans ces conditions, la langue qui, dans la concurrence mondiale s'avérera plus forte que les autres doit prédominer sur les autres et devenir langue internationale. Voilà la forme transitoire qui nous intéresse. Car, en se trouvant en contact direct avec tous les peuples, avec toutes les autres langues, elle doit forcément absorber leurs éléments vitaux, acquérir ce qui en elles est utile et nécessaire (Bogdanov, 1919. p. 330-331).

Cette langue existante destinée à devenir langue universelle à une étape transitoire est, pour Bogdanov, "pour une série de raisons objectives", l'anglais. Il préconise donc de mener une "propagande en faveur de l'étude de l'anglais par le prolétariat de tous les pays sauf les pays anglo-saxons".
[46]
Notons que Bogdanov, pas plus que Kautsky, n'envisage une véritable fabrication artificielle de langue nouvelle. Il écrira plus tard pour la revue des espérantistes-internationalistes Sennacia Revuo (1924, n° 5/13) un article "De la filozofio al la organiza scienco", dans lequel, tout en reconnaissant que les tentatives de créer une langue internationale artificielle répondent à "un besoin vital de l'humanité", il réaffirme que "à l'échelle mondiale c'est par d'autres voies qu'on parviendra à cette langue internationale, moins artificielles, bien que, malheureusement, plus spontanées, plus longues et plus difficiles". Cette voie moins artificielle mais plus difficile, c'est la transformation de l'anglais en langue unique de l'humanité dans une première étape de la société socialiste. Quant à la véritable langue universelle, à venir, on sait tout au plus qu'elle comportera tous les "éléments vitaux" des langues existant actuellement.

2. Le parfait de langue

Dans les années vingt une idée est dans l'air: on peut, on doit changer la langue. Du côté des écrivains, bien sûr, avec les tentatives futuristes de créer une langue "transmentale" (V. Xlebnikov). Mais d'autres écrivains, dans une problématique fort différente du futurisme, plus proche de considérations directement politiques, partagent, au fond, cette même idée :

"l'aspiration à créer une langue unique pour tous les hommes est une de ces aspirations follement audacieuses, qui ont toujours servi, servent actuellement et serviront toujours la cause de l'organisation du monde selon la volonté de l'homme, pour le développement sans limites des capacités humaines. Il est hors de doute que, en parlant la même langue, l'humanité travailleuse comprendrait bien plus vite que ses intérêts sont uniques" (Gorkij, 1928).

2.1. Drezen et l'espérantisme révolutionnaire (7)

Dès la création de la IIIe Internationale (ou Komintern, mars 1919), des discussions ont lieu au sujet d'une éventuelle langue internationale des travailleurs, et, au moins, langue des débats et de la correspondance au sein de l'organisation. La guerre civile en URSS déplace l'ordre des priorités, mais, dès que la situation est stabilisée, c'est à une langue "internationale" déjà existante que l'on va s'intéresser: l'espéranto. Créé de toutes pièces en 1887 par un médecin juif de Varsovie, L. Zamenhof, l'espéranto évolue d'abord dans les milieux libéraux slaves, avant de devenir la "grande affaire"
[47]
d'intellectuels occidentaux. En Russie d'avant 1917 l'espéranto, soutenu un temps par des écrivains comme L. Tolstoï, avait été persécuté par le régime tsariste.
A l'issue du IIIe Congrès du Komintern (1923), le Comité Central de cette organisation crée une "Commission d'étude de la question de la langue internationale". Selon une information donnée par le "Bulletin du CC de l'Union des espérantistes des pays soviétiques" (février 1923), cette commission "ne fit que déclarer qu'il était impossible à l'heure actuelle de résoudre ce problème, tout en recommandant l'étude de l'ido et sa propagande". Les partisans de l'ido (8) dans tous les pays reçurent cette déclaration comme une victoire pour leur projet. Mais les espérantistes contre-attaquèrent au sein du Komintern, à la suite de quoi le centre parisien de l'Association mondiale non-nationale (Sennacieca Associo Tutmonda — SAT), fondée en 1921 par l'ancien anarchiste E. Lanti, reçut du secrétariat du Komintem la mise au point suivante:

Comité Exécutif de l'internationale Communiste
N° 1455,
Moscou, 14 août 1922
"Le camarade E. Lanti, délégué de l'organisation espérantiste "Association mondiale non-nationale", avec l'approbation du Secrétariat international du Parti Communiste Français, venu à Moscou pour recevoir des informations sur la Commission pour l'adoption d'une langue internationale par la IIIe Internationale, est avisé officiellement que cette commission est supprimée et que l'Internationale Communiste n'a pris aucune décision concernant l'esperanto ou l'ido."
Le secrétaire du CE de l'IC, Rakosi. (Bjulleten'..., p. 10-11).

C'est en juin 1921 à Petrograd que s'était déroulé le IIIe congrès pan-russe des espérantistes, dont les délégués proclamèrent la constitution d'une Union des espérantistes des pays soviétiques (Sojuz èsperantistov sovetskix stran: SESS, plus tard Sojuz èsperantistov sovetskix respublik: SESR). A la suite de la venue à Moscou du dirigeant de la SAT E. Lanti, la SESS collabora avec la SAT, prenant les cotisations pour la SAT et les abonnements à la revue Sennacieca Revuo. En 1926 à Leningrad eut même lieu le VIe Congrès International de la SAT. C'est à la fin des années vingt que les choses se gâtent, après l'expulsion de Trotsky (1929), lorsque les dirigeants de la SAT appellent à la destruction de l'idée de nation et à l'instauration d'une culture "non-nationale" reposant sur un espéranto non-national.
En août 1932, sous la devise "Avec l'espéranto, pour le socialisme" se tient à Berlin le 1er Congrès d'une nouvelle organisation, plus en accord avec la politique soviétique: l'Internationale de l'espérantisme prolétarien (Internacio de Proleta
[48]
Esperantistaro — IPE), dont la SESR constituait l'élément le plus important. Mais en 1937 la SESR disparaît dans la tourmente des purges staliniennes, coupable sans doute d'entretenir trop de liens avec l'étranger par la correspondance internationale des travailleurs (mezhrabsvjaz') (9).
Le mouvement espérantiste, dont J.C. Michéa a montré, dans un article particulièrement éclairant, que "sa capacité de division politique incessante (était) productrice de socialité" (Michéa, 1978, p. 672) a engendré en URSS un phénomène linguistique des plus curieux: à la scission politique entre une aile "bourgeoise" et une aile "prolétarienne" du mouvement a correspondu une divergence linguistique à l'intérieur même de la langue internationale, telle qu'elle a pu être notée par de nombreux observateurs.
A une époque où les idées marristes gagnaient du terrain, il était certes de l'intérêt d'un espérantiste soviétique comme E. Drezen (12) de souligner la spécificité d'une variante "prolétarienne" de l'espéranto en train de se constituer, spécificité qui concernait tant la forme que le contenu de cette nouvelle langue:

"Dans l'espéranto bourgeois dominent les éléments formalistes; la phrase, policée, grammaticalement irréprochable, copie autant que possible les modèles stylistiques des œuvres de Zamenhof d'avant-guerre, se limite à des éléments pris dans l'espéranto classique et aux mots-racines enregistrés par la commission internationale espérantiste. Une telle retenue dans l'utilisation de nouveaux éléments linguistiques [...] se fait l'écho de théories qui ont pour but de démontrer le caractère parfaitement achevé des formes linguistiques actuelles; de plus, cette retenue est comprise comme une tentative de faire coïncider les structures de l'espéranto avec la structure flexionnelle des langues indo-européennes.
L'espéranto prolétarien, en revanche, donne l'impression de quelque chose dont la forme n'est pas définitive, n'entrant pas dans un cadre préexistant. La langue et le style de l'espéranto prolétarien se caractérisent par la richesse et la diversité des formes employées, parfois plus nombreuses que les notions à exprimer, mais néanmoins facilement compréhensibles, et parfois pourvues de nuances qui étaient inconnues des classiques de l'espéranto d'avant-guerre. La façon dont les espérantistes prolétariens manient la structure de la langue est infiniment plus libre que chez les stylistes bourgeois: sans rien changer aux «Fondements de l'espéranto», les phrases se construisent de telle façon que, dans cette structure nettement agglutinante commencent à disparaître les ultimes limites entre les racines invariables et les particules grammaticales, tout aussi invariables". (Drezen, 1932, p. 66).

Ce passage est intéressant à plus d'un titre, en ce qu'il propose une typologie des langues qui va à l'encontre tout aussi bien de la typologie classique des néo-grammairiens que de celle de N. Marr. Pour Drezen en effet la structure agglutinante est supérieure à la structure flexionnelle. Cela n'a rien d'étonnant pour une langue artificielle qui se situe dans une longue lignée de projets dont certains, à tendance philosophique, avaient pour
[49]
idéal d'être une combinatoire de concepts. Beaucoup plus curieux est, à mon avis, le fait que Drezen tente d'établir un rapport entre une structure agglutinante (10) et, d'une part, la pensée des prolétaires, et d'autre part celle de peuples non européens:

"La structure agglutinante de l'espéranto se différencie de celle des langues d'Europe par le fait de n'admettre aucune modification de morphèmes en présence d'affixes ou de suffixes, c'est ce qui rend l'espéranto, malgré sa terminologie technique européenne, accessible et accceptable pour la pensée linguistique des peuples qui parlent des langues non flexionnelles" (Drezen, 1932, p. 67).

Après avoir noté que l'espéranto prolétarien, parce qu'il reflète des choses nouvelles crée de nouveaux mots (soveto, sovhozo, etc.) ou élimine d'anciens mots pour trouver une nouvelle dénomination (serpo remplaçant rikoltilo), Drezen en vient à justifier les ressemblances que le nouvel espéranto entretient avec le russe — langue typiquement flexionnelle par ailleurs:

"La langue s'approprie le caractère dynamique et laconique de la phrase du russe contemporain et des écrivains prolétariens actuels, recompose ses mots en combinant des abréviations, recréant ainsi de nouvelles racines (junkoro). donne un sens nouveau aux racines et groupes de mots déjà existants (sturmbrigado), parfois fait de véritables innovations (k à la place de kaj, Rusio pour Rusujo, etc.)" (ib.).

Du côté "bourgeois" des espérantistes le phénomène ne passe pas inaperçu. K. Minor écrit dans le n° de septembre 1931 de la revue Germana esperantisto:

"Lorsqu'on lit les écrits des espérantistes communistes et ceux de leurs collègues «bourgeois», on constate pour ainsi dire la présence de deux langues qui sont à la fois semblables et différentes, comme les dialectes de l'allemand en Allemagne et en Autriche. Les espérantistes communistes ne font pas qu'employer le suffixe "jo" au lieu du suffixe "ujo" pour désigner les pays, ils essaient de construire leurs mots avec le moins possible d'affixes, et, surtout, on dirait qu'ils cherchent des occasions de construire des formes avec des adjectifs déverbatifs: necesas pour estas necesa (c'est proprement un espéranto «russe», et non pas international)".

Enfin un dernier élément est à remarquer, qui oppose profondément "l'esprit de l'époque" (les années vingt) aux idées qui prévaudront dans le discours officiel sur la langue dans l'URSS d'après la guerre, c'est le rôle attribué aux linguistes professionnels dans la gestion et l'encadrement du changement linguistique. Pour les espérantistes comme Drezen (11), ce rôle doit être nul, seul compte

"la création collective, de masse, de la langue, sans que la moindre règle, la moindre forme puisse être imposée par une quelconque autorité supérieure. C'est cette particularité [...] qui permet à l'espéranto de se transformer avec facilité d'instrument de communication internationale, servant les intérêts de la bourgeoisie, en instrument des larges masses prolétaires " (ib., p. 68).

[50]
Notons enfin que pour Drezen l'espéranto à l'heure actuelle ne peut jouer qu'un rôle uniquement auxiliaire, en ce sens ce n'est pas la véritable langue universelle, cette dernière ne pouvant naître qu'après la disparition des nations et des langues nationales dans le communisme (Drezen, 1932, p. 75-76).

2.2. Marr et l'hybridation des langues

De N. Ja. Marr (1864-1934) on connaît en Occident la théorie des stades. Une thèse au moins semble ne pas avoir trop été soumise à fluctuation au cours de l'évolution des idées de Marr sur le devenir de la langue (ou "processus glottogonique unique"): à chaque formation socio-économique correspond une "formation" linguistique, de nature superstructurelle. L'humanité tend vers une future formation socio-économique sans classes et sans nations, dont le mode de communication sera une langue unique, commune à tous les hommes. Ainsi l'imernationalisation de toutes les valeurs superstructurelles aboutira nécessairement à "l'unité du système des langues puis à celle de la langue de l'humanité toute entière" (Introduction à Jazykovedenie i materializm, O.C., t. 2, p. 245). Il insiste à plusieurs reprises sur ce strict parallélisme:

"De même que l'humanité va de l'économie et des formes d'organisation sociale de type artisanal à une seule et unique économie mondiale commune grâce aux efforts des masses laborieuses, de même la langue s'avance à pas de géant de la multiplicité initiale vers une langue unique mondiale" (Jazyk, O.C., t. 2, p. 135).


Cette langue, aboutissement de l'Histoire, sera l'apothéose d'une société sans histoire(s), dans cet avenir où les descendants des hommes actuels parleront une même langue dans laquelle "une suprême beauté s'alliera avec le plus haut développement de l'intelligence" (Jazyk i myshlenie, O.C., p. 111). Sur la forme même de cette langue, Marr dit bien peu de choses, sinon qu'il s'agira d'une langue "d'un système nouveau, particulier, n'existant pas encore" (Obschij kurs uchenija o jazyke, O.C., t.2, p. 26). Parfois il ajoute qu'il y aura alors unité de la langue et de la pensée, dans une langue débarrassée de la matière vocale.
La réponse de Marr à la question de savoir par quels moyens l'humanité arrivera à cette langue universelle (obschechelovecheskij jazyk, ou "langue de tous les hommes") est
[51]
fort différente de celle des espérantistes: cette langue universelle sera l'aboutissement d'une fusion générale de toutes les langues actuellement existantes, par croisement, ou hybridation systématique:

"Dans l'apparition et, naturellement, dans le développement des langues le rôle principal est joué par le croisement. Plus il y a croisement et plus hautes seront la nature et la forme de la langue qui en résulte. La langue idéale de l'humanité future est le croisement de toutes les langues" (K proisxozhdeniju jazyka. O.C., t.1, L., 1933, p. 218).

On a donc ici une pyramide stricte dans l'évolution des langues: de la diversité à l'unité, doublée d'une idée de perfectionnement: de la multiplicité des langues imparfaites à une langue unique parfaite.
Mais ici encore Marr va prendre des positions différentes de celles des espérantistes en ce qui concerne le rôle assigné aux spécialistes, c'est à dire aux linguistes. Ces derniers doivent s'occuper de l'avenir des langues, ils doivent s'assurer la maîtrise de ce processus:

"La mise en évidence de l'évolution du langage humain, dont l'histoire va de la multiplicité des langues imparfaites vers des langues parfaites peu nombreuses et annonce une inévitable fusion dans l'avenir de toutes les langues en une seule, a donné une importance nouvelle à la linguistique, comme science qui doit se donner pour tâche de [...] diriger l'évolution du langage humain se dirigeant vers l'unité" (Autobiographie, O.C., t.l, p. 12).

Parmi des déclarations confuses et contradictoires on peut retenir néanmoins que Marr à plusieurs reprises appelle à prendre des mesures artificielles pour accélérer l'avènement de la langue universelle. Une de ces mesures consisterait à unifier les adjectifs numéraux de toutes les langues:"L'établissement d'une terminologie commune pour les numéraux de toutes les langues du monde civilisé peut être réalisé tout comme ces grandes conquêtes culturelles de la vie de l'humanité que sont le système métrique ou le calendrier commun" (K proisxozhdeniju jazyka, O.C., t.l, p. 220).

2.3. Staline et les "langues zonales"

Dès 1913, dans son opuscule "Le marxisme et la question nationale", Staline avait insisté, dans sa polémique contre les austro-marxistes qui entendaient maintenir les nations en tant que telles dans la société socialiste future, qu'à terme l'humanité allait vers
[52]
une fusion et un mélange des nations (Staline, 1978, p. 46). Mais il ne donne aucune indication quant à l'évolution des langues en parallèle avec ce "mélange" des nations.
Il faut attendre 1929 pour que le problème de la langue future soit explicitement posé. Il écrit dans "La question nationale et le léninisme" (1929, publié en 1949):

"Ce n'est que dans la deuxième étape de la dictature mondiale du prolétariat, à mesure que s'instaurera un Etat socialiste mondial unique, que l'on verra apparaître quelque chose comme une langue unique, car ce n'est qu'à cette étape que les nations ressentiront la nécessité d'avoir, à côté de leurs langues nationales, une langue internationale commune, pour faciliter leurs relations et leur coopération économique, culturelle et politique. Par conséquent à cette étape les langues nationales et la langue internationale commune coexisteront."

Puis, dans une étape ultérieure, quand le système socialiste sera pleinement réalisé,

"quand les nations seront convaincues dans la pratique des avantages d'une langue commune sur les langues nationales, alors les langues nationales et les différences nationales commenceront à dispararaître, laissant la place aune langue mondiale commune à tous". (Staline, 1949, p. 348-349).

On a donc ici, en 1929, l'idée d'une longue coexistence des langues nationales avec une langue internationale, la nature de cette dernière n'étani pas précisée, le seul critère retenu étant l'utilité pratique.
Mais l'année suivante, au XVIe Congrès du PC (b), l'idée de fusion des langues du monde apparaît, subordonnée à la victoire mondiale du socialisme:

"Lorsque le socialisme aura triomphé à l'échelle mondiale [...], les langues nationales doivent inexorablement se fondre [slit'sja] en une langue commune, qui, bien sûr, ne sera ni le grand-russe, ni l'allemand, mais quelque chose d'entièrement nouveau" (Staline, 1938, p. 431).

Les années 1929-1930 voient, après l'élimination de Trotsky, la consécration de l'idée du socialisme dans un seul pays, comme solution provisoire, incompatible avec l'idée d'une langue mondiale commune. Une solution est envisagée pour l'avenir immédiat: la théorie des "langues zonales". C'est dans "La question nationale et le léninisme" (1929) que cette expression apparaît, semble-t-il, pour la première fois:

"II est possible qu'au début ne sera pas créé un même centre économique commun pour toutes les nations, disposant d'une langue commune unique, mais plusieurs centres économiques zonaux pour divers groupes de nations avec une langue commune pour chacun de ces groupes; et ce n'est qu'ensuite que ces centres se regrouperont en un seul et unique centre mondial d'economie socialiste avec une seule langue unique pour toutes les nations" (Staline, 1949, p. 343).

[53]
Puis Staline revient, lors de la "discussion de 1950" sur cette théorie, dans sa "réponse au camarade A. Kholopov", dans laquelle il se défend d'avoir laissé passer une contradiction dans ses idées sur la possibilité de croisement et fusion des langues. Il renvoie à un futur lointain, celui de la victoire mondiale du socialisme, le moment où n'existera plus qu'une seule langue, synthèse de tout ce qu'il y a de meilleur dans les langues actuelles (ce qui n'est plus exactement la même chose qu'une "fusion" des langues):

"... lorsque la politique d'oppression et d'assimilation des langues aura été liquidée, la collaboration des nations réalisée, et que les langues nationales auront toute liberté de s'enrichir mutuellement dans leur collaboration [...] nous aurons affaire [...] à des centaines de langues nationales desquelles, à la suite d'une longue collaboration économique, politique et culturelle des nations, se détacheront d'abord les langues zonales uniques les plus enrichies; ensuite les langues zonales fusionneront en une seule langue internationale commune, qui ne sera naturellement ni l'allemand, ni le russe, ni l'anglais, mais une langue nouvelle qui aura absorbé les meilleurs éléments des langues nationales et zonales" (Staline, 1969, p. 65).

La théorie des langues zonales n'était guère explicite sur les relations entre ces nouvelles langues et les langues naturelles existantes: y aurait-il fusion de ces dernières dans les langues zonales, ou bien coexistence? Des réponses contradictoires à ces questions ont, au cours des années cinquante, été apportées par des linguistes en Union Soviétique.

2.3. Svadost et la synthèse scientifique

En 1968 le philosophe E. Svadost publie un livre intitulé Comment apparaîtra la langue universelle? (13). Une partie de son livre est consacrée à exposer la théorie de la fusion mondiale des langues, en critiquant l'idée que cette fusion puisse être naturelle, passive. Partant de l'idée qu'"il n'existe pas de langue naturelle, que toutes les langues sont, à un degré ou à un autre, artificielles", il propose la création "par des spécialistes", d'une langue logiquement parfaite et esthétiquement supérieure aux autres: la langue universelle du communisme. L'"intervention consciente" de savants sur la langue (mais "sous le contrôle des peuples") est un critère de scientificité, opposé à toute idée de "création spontanée". La supériorité du projet de Svadost repose selon lui sur une remotivation du signe (caractère sémantiquement plein des éléments de dérivation, et, là encore, supériorité d'un type agglutinant sur tout autre type de langue), un alphabet parfait (avec des lettres rondes pour les voyelles et des lettres carrées pour les consonnes)
[54]
et une esthétique expressive et poétique.
Il y a, dans le projet de Svadost, des éléments qui rappellent Drezen: une création artificielle de langue (mais réalisée par des "spécialistes"), d'autres qui rappellent Staline: on prend dans les langues actuellement existantes ce qu'il y a de meilleur. Seule une conception atomistique de la langue permet cette idée de synthèse des langues par emprunt sélectif d'éléments aux langues les plus diverses.

3. La meilleure des langues

La période brejnévienne, qu'il est convenu d'appeler à l'heure actuelle "période de stagnation" se caractérise par l'abandon de tout travail important sur des projets de langue universelle ou même de considérations sur une fusion des langue. On va passer de déclarations sur le rôle du russe comme "deuxième langue maternelle" des peuples non russes de l'URSS, ou "langue transnationale" en URSS à l'idée du russe comme langue unique de communication internationale entre les pays socialistes, puis à celle de "langue mondiale" de l'humanité progressiste, grâce à ses qualités intrinsèques d'une part (richesse lexicale), à son "contenu" d'autre part (le russe est la langue de Lénine, la langue du communisme). Le russe est alors déclaré "langue mondiale": "mirovoj jazyk", ce qui n'est pas "langue universelle" (vsemirnyj jazyk, vseobschij jazyk), mais nous renvoie à la première partie de ce travail: la guerre des langues. A ceci près qu'ici une langue gagne non plus en termes darwiniens de compétition et d'élimination "naturelle" des concurrents par la force, mais grâce à ses qualités qui la rendent intrinsèquement supérieure aux autres, au point de susciter chez les locuteurs d'autres langues le désir extrême d'"adoption". Je renvoie à la série d'études sur le thème de la "Grande Langue Russe" faite dans cette même revue (Sériot 1983, 1984, 1986) pour de plus amples informations.

Conclusion

Les projets de fusion ou de synthèse des langues d'une humanité future tels qu'ils viennent d'être décrits ont-ils quelque chose à nous apprendre de l'Union Soviétique?
[55]
Remarquons avant tout les différences avec les projets équivalents en Occident au siècle précédent. Là, la langue universelle devait être la langue de l'entendement, celle d'une raison triomphant des aléas de l'imperfection des langues humaines; tous les projets s'appuyaient sur l'idée que la multiplicité des langues est à elle seule la cause des conflits. Il "suffisait" donc de changer la langue pour que les hommes s'unissent. En URSS, à l'inverse, ce sont les antagonismes (de classes, ou d'idéologie) qui sont à l'origine de la différence des langues. Ici la langue universelle n'est plus la langue de l'entendement, mais celle de l'unanimisme, celle d'une société qui, au sens propre, n'a qu'une pensée. Changer la société fera ainsi changer la langue. Ce changement peut être ou ne pas être "accompagné", "accéléré" par l'intervention consciente des linguistes ou de la société toute entière, il n'en est pas moins inéluctable.
Mais je voudrais souligner ici l'importance fondamentale des années trente pour une réflexion sur la langue. Ces années terribles de la montée des fascismes et des régimes totalitaires, c'est aussi celles de l'invention du Basic English. cf. Ogden:

"Ce dont le monde a le plus besoin, c'est d'environ mille langues langues mortes de plus, et d'une seule plus vivante" (Ogden, 1934, p. 18, cité dans Courtine, 1985, p. 208).

Et en même temps c'est l'époque de Finnegans Wake de Joyce (de 1921 & 1939): loin de l'idée de fusion ou de synthèse, d'accumulation des "meilleurs éléments" pris ça et là à différentes langues, comme si les unités des langues diverses étaient comptables et consubstantielles, il désarticule des morceaux de langue en un système où il n'y a plus que des différences, et qui met en question toute communauté.
L'URSS participe à sa façon à son temps. Il reste un immense travail à faire pour dégager les lignes de fracture et d'opposition, les réinterprétations et reformulations de paradigmes plus ou moins implicites sur la question posée au début de cet article: qu'est-ce que la langue?

Notes

(1) Cf. Gadet, 1981, p. 117. (retour texte)
(2) Cf. Gadet-Pêcheux, 1981, 1ère partie; Gadet et al. 1979; L'Hermitte, 1984. -85; Robin, 1986. (retour texte)
(3) Cf. la récente traduction en français: Otto Bauer: Le communisme et la question nationale, Paris : EDI 1988 (introduction de Claudie WEIL), signalé dans un article de D. Colas: "Les marxistes et la question nationale", Le Monde, 21 janvier 1989, p. 2. (retour texte)
(4) Ce refus de considérer l'histoire des idées en linguistique comme manifestation extérieure de luttes d'influence entre des hommes plus intéressés par le pouvoir que par la science, est peut-être à l'origine d'une opposition qui semble se dessiner entre l'attitude de R. L'Hermitte envers l'histoire de la linguistique soviétique et la mienne, cf. son article dans ce même numéro. Un prochain article tentera une mise au point à ce sujet. (retour texte)
(5) et non pas les langues, ou le langage (cf. Saussure). (retour texte)
(6) Il mourra des suites d'une expérience pratiquée sur lui-même. (retour texte)
(7) La plupart des informations données ici sur l'histoire du mouvement espéranto prolétarien proviennent des ouvrages suivants: Drezen, 1925, Drezen, 1932, Svadost, 1968. (retour texte)
(8) L'ido est une variante concurrente de l'espéranto, conçue par des linguistes tels que O. Jespersen et L. Couturat comme une amélioration technique de certains défauts intrinsèques de l'espéranto. (retour texte)
(9) La "correspondance ouvrière internationale" (mezhrabsjaz') fut intense au sein des organisations espérantistes soviétiques: les données du Soviet Ukrainien des Syndicats indiquent que pour l'année 1929 18 000 lettres collectives en espéranto furent envoyées à l'étranger par des organisations ouvrières, contre seulement 1000 en allemand et en anglais (Drezen, 1932, p. 70).
L'espéranto finit néanmoins par être "réhabilité": en novembre 1964 est crée la "section d'interlinguistique du Conseil scientifique chargé d'étudier le développement des langues nationales dans leur rapport avec le développement des nations socialistes" près de la section de langue et littérature de l'Académie des Sciences. A l'heure actuelle fonctionne un "Secteur d'interlinguistique" à l'Institut de linguistique de Moscou, dirigé par M.I. Isaev. (retour texte)
(10) Encore faudrait-il prouver que l'espéranto est vraiment une langue agglutinante, ce qui reste encore à démontrer. (retour texte)
(11) Drezen oppose ici la "création collective" de l'espéranto à la création "dirigée par des spécialistes" dans des projets d'intellectuels tels que l'ido. (retour texte)
(12) E.Drezen fut fusillé en 1937 (cf. Michéa, 1979, p. 671). (retour texte)
(13) Cf., pour plus de détails, Sériot, 1988. (retour texte)

Bibliographie

Bjulleten' CK Sojuza èsperantistov sovetskix stran (SESS), 1923, N° 2 (février). [Bulletin du Comité central de l'union des espérantistes des pays soviétiques].
— BOGDANOV A., 1919: "Proletarskaja kultura i mezhdunarodnyj jazyk", in O proletarskoj kul'ture, Moscou - Petrograd. [La culture prolétarienne et la langue internationale].
— BOGDANOV A., 1924: "De la filozofio al la organiza scienco", in Sennacia Revuo, 1924, n° 5/13. [De la philosophie à la science de l'organisation].
— BOGDANOV A., STEPANOV I., 1919: Kurs politicheskoj èkonomii, t. 2, vyp. 4, M., Gosizdat. [Cours d'économie politique].
— COULARDEAU J., 1987: "Quelques remarques sur le Colloque Meillet", Bulletin d'information de la SHESL.
— COURTINE J.J., 1985: "La meilleure des langues", dans La linguistique fantastique, Paris : Denoël.
— DREZEN E., 1925: V poiskax vseobschego jazyka, Zemlja i fabrika. Moscou-Leningrad. [A la recherche de la langue universelle].
— DREZEN E. , 1932: Osnovy jazykoznanija, teorii i istorii mezhdunarodnogo jazyka, Izd. CK SESR. [Les fondements de la linguistique, de la théorie et de l'histoire de la langue internationale].
— GADET P., 1981: "Tricher la langue". Matérialités discursives. Presses Universitaires de Lille.
— GADET F., GAYMAN J.M., MIGNOT. Y., ROUDINESCO E.. 1979: Les maîtres de la langue, Paris : Maspero.
— GADET F., PECHEUX M., 1981: La langue introuvable. Maspero.
— GORKI M., 1928: "Ob iskusstvennosti jazyka (pis'mo belorusskim èsperantistam)", Izvestija CK SESR, n°3/4. [Sur l'artificialité de la langue (Lettre aux espérantistes biélorusses)].
— KAUTSKY K., 1905: Nacional'nost' nashego vremeni. Perev. s nem., SPb. [La nationalité de notre temps].
—KAUTSKY K., 1908: Nationalität und Internationalität, Stuttgart (Eränzugchefte zur "Neuen Zeit", 1907, n° 1).
— KAUTSKY K., 1918: Nacionalizm i internacionalizm, perev. s nem., Pg, izd-vo "Zhizn' i znanie".
— L'HERMITTE R., 1984: "Utopie et langage en URSS", Revue des Etudes slaves, t. 56. fasc. 1, p. 127-140.
— L'HERMITTE R., 1985. "Trente années de linguistique soviétique", Revue des Etudes slaves. t. 57, fasc. 2, p. 283-294.
— MARR N. Ja.: Œuvres choisies [Izbrannye raboty], Leningrad, t.l, 1933. t. 2, 1936.
— MICHEA J.C., 1979: "Kial venkis espéranto?". Critique, n° 387-388, août-sept. 1979. [Pourquoi l'espéranto a-t-il vaincu?]
— OGDEN C.K.. 1934 : The System of Basic English, Harcourt Bracce and C°, New York.
— ROBIN R.. 1986: Le réalisme socialiste, Payot.
— SCHLEICHER A.,1863: La théorie de Darwin et la science du langage, Weimar.
— SERIOT P. 1983: "La Grande Langue Russe, objet d'amour et / ou de connaissance?". Essais sur le discours soviétique, n°3, Univ. de Grenoble -III, p. 103-124.
— SERIOT P., 1984: "Pourquoi la langue russe est-elle grande?". Essais sur le discours soviétique, n° 4, Univ. de Grenoble -III, p. 57-92.
— SERIOT P., 1986: "De l'amour de la langue à la mort de la langue", Essais sur le discours soviétique, n°6, Univ. de Grenoble -III, p. 1-19.
— SERIOT P., 1988: "Pentecôte scientifique et linguistique spontanée (Un projet soviétique de langue universelle du communisme)". Etudes de Lettres, Université de Lausanne, oct. - déc. 1988, p. 21-33.
— STALINE J., 1969: Le marxisme et les problèmes de la linguistique, Tirana, éd. Naim Frashëri (éd. originale: Marksizm i voprosy jazykoznanija, Moscou, 1950).
— STALINE J., 1978: Le marxisme et la question nationale. Paris, Editions du Centenaire (éd. originale: 1913).
— STALINE J., 1938: "Zakljuchitel'noe slovo na XVI s. KP (b) [1930]", Voprosy leninizma, izd. 10, Moscou, Gospolitizdat. [Mot de conclusion au XVIe congrès du PC (b)].
— STALINE J., 1949: "Nacional'nyj vopros i leninizm", Sochinenija, t. 11, Moscou, Gospolitizdat (texte rédigé en 1929). [La question nationale et l léninisme].
— SVADOST E., 1968: Kak vozniknet vseobschij jazyk?, Nauka, Moscou. [Comment apparaîtra la langue universelle?].
— ZVEGINCEV V.A., 1960: Istorija jazykoznanija XIX i XX vekov v ocherkax i izvlechenijax, cast' 1, M. [Histoire de la linguistique des 19e et 20e siècles en essais et morceaux choisis].



Retour à la Bibliographie de la recherche à la Section de langues slaves de l'Université de Lausanne