Cohen-58

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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- COHEN Marcel : «Linguistique moderne et idéalisme», Recherches internationales à la lumière du marxisme, n° 7, 1958, p. 61-73.


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        Les linguistes ont beaucoup travaillé depuis une cinquantaine d'années ; pas mal spéculé aussi, en particulier dans la dernière période. Il faut démêler quelles sont les notions et les méthodes acquises qui doivent inspirer de nouveaux travaux, et se dépêtrer des discussions stériles.
Les doctrines idéalistes qui foisonnent doivent être scrutées dans leurs particularités et leurs contradictions, en les situant dans leur contexte social et idéologique, en tenant compte aussi dans la mesure voulue des tournures d’esprit personnelles.
        Si on essaie de discerner les voies dans lesquelles il convient de s’engager pour l’avenir, ne pas négliger les risques de tentation par l’ancien, dans un monde qui vit encore sur la lancée plus que bimillénaire d’un brillant idéalisme, alors que le matérialisme dialectique n’a qu’une centaine d’années d’un développement combien combattu. Penser aussi que le nouveau est plus d’une fois utilisé à faux par des néophytes mal armés ou des amateurs légers.
        A la fin du XIXe siècle, la méthode historico-comparative (il est nécessaire de ne pas omettre le second terme, qui est essentiel) avait atteint une sorte de perfection en démontrant la constance des correspondances phonétiques et l’obligation de justifier toute exception, surtout par l’analogie. De gros recueils ont été faits, tant pour des familles entières que pour des groupements et des sous-groupements à l’intérieur de ces familles (exemples : indo-européen, germanique, slave, langues romanes) ; ils n’appellent aucune modification fondamentale. Le principe de remonter pour les comparaisons aux plus anciennes formes attestées a été établi fermement.
        Sans doute, par le fait de chaque nouveau linguiste de valeur se consacrant soit à un domaine non défriché, soit à un domaine déjà exploré, la méthode a connu et connaîtra des améliorations de détail et certains renouveaux. Pour prendre deux exemples illustres et différents : on sait que Ferdinand de Saussure a fait ses débuts en
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employant son esprit géométrique et intuitif à préciser ce que pouvaient être certains détails du vocalisme indo-européen commun, qu’il soupçonnait en relation avec des consonnes laryngales que l’évolution ultérieure devait éliminer ; Antoine Meillet, cerveau rationaliste, mais très soucieux de ne jamais forcer par théorie une réalité dans sa complexité vivante, a introduit dès les premières années de son enseignement l’idée que l'indo-européen auquel nous pouvons remonter, organe de populations sans État unifié et sans écriture, ne pouvait pas avoir l’unité que connaissent à peine les grandes langues cultivées modernes, et qu’il convenait donc de distinguer les dialectes indo-européens que les faits attestés invitent à reconnaître. Il est vrai qu’il s’est produit et se produit encore de mauvaises applications de la méthode historico-comparative : qui s’en étonnerait ? En général les fautes sont du type de l’énumération incomplète et du détachement d’une partie de son ensemble, par aspiration à des conclusions hâtives en faveur de quelque idée préconçue. Citons la comparaison indo-européen-chamito-sémitique (qui se réalisera peut-être une fois dans des conditions acceptables) : H. Möller a trop souvent manipulé des éléments sémitiques non encore élaborés dans un comparatisme chamito-sémitique ; A. Cuny s’est abandonné à la comparaison d’éléments très courts (à une seule consonne) abusivement découpés dans des racines généralement triconsonantiques.
        On sait jusqu’où a déraillé N. Marr, en abandonnant les saines perspectives historiques. Malheureusement sa soi-disant découverte de quatre syllabes élémentaires, composantes d’un langage primitif, sous des aspects allomorphes dans des mots de langues variées, a déclenché pour un temps en Union Soviétique un renouveau d’activité de l’amateurisme linguistique : la forme la plus répandue de celui-ci a précisément pour aliment habituel la comparaison de syllabes qui se ressemblent dans des mots de sens analogue de toute époque et de tous lieux.
        Est-il besoin de dire que la réaction contre ces aberrations serait peu raisonnable si elle menait à une pure et simple remise en honneur des méthodes pratiquées au XIXe siècle ? La linguistique a fait, depuis, de nouvelles acquisitions.
        Un mot ici d’un élément qui avait, au milieu du XIXe siècle, paru devoir prendre sa place chez les comparatistes allemands et qui n’a reparu que dans le xx' siècle bien entamé (George Kingsley, Zipf aux Etats-Unis d’Amérique, 1929) : la numération des éléments linguistiques.
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        Les considérations quantitatives ont leur place aussi bien dans les essais pour suivre l’histoire que dans les descriptions d’états actuellement observables. Elles devraient être peu à peu réintroduites dans les tableaux des diverses familles de langues.
        Récemment, un essai a été fait par Morris Swadesh pour instituer des comparaisons entre des langues (celles des Amérindiens) qu’on ne connaît que dans leur état moderne, précisément par des numérations portant sur des éléments de vocabulaire qui se prêtent à des comparaisons et il a essayé d’étayer cette sorte de paléontologie statistique par des sondages sur des langues à histoire connue. Malheureusement ses bases de comparaison ne sont pas assez étendues, la méthode reste encore fragile.
        Nous pouvons maintenant parler des structures.
        Les linguistes du XIXe siècle étaient en majorité naturalistes. Sans toujours le formuler, ils considéraient les langues comme des sortes d’organismes, auxquels ils étaient portés à attribuer des « organes ». Le cadre logique hérité en grande partie de l’aristotélisme leur permettait d’autre part de distinguer les parties répondant à des fonctions. Qu’on pense au terme de « vie des mots », et aux transferts de représentations psychologiques dans lesquelles cette vie paraissait surtout consister. Un évolutionnisme naïf faisait penser à une sorte de progrès continu menant des langues monosyllabiques aux langues flexionnelles (ce qui depuis a été reconnu sans fondement).
        Il se trouve que ce que nous chiffrons comme le début du XXe siècle marque un changement d’ambiance scientifique. En physiologie, l’attention se porte de plus en plus sur la composition de la cellule et de son noyau. En même temps l’étude des radiations allait mener à celle de la constitution de l’atome, l’insécable de naguère. D'autre part, la notion que les faits sociaux autres que les faits de langue sont aussi des choses de la nature, dont on doit étudier scientifiquement le caractère et les changements en relation avec d'autres données, notion qui découle de tout l’enseignement de Marx et d’Engels, apparaissait chez les sociologues rationalistes bourgeois à leur tour.
        Qui le premier a parlé de la langue comme d’un système, puis d’un système de systèmes ? Qui a prononcé et écrit d’abord le mot de structure ? Les historiens pourront le rechercher. Quelle a été la cristallisation des idées de F. de Saussure, alors qu'il enseignait à Paris à l’Ecole des Hautes-Etudes, et la réflexion propre de Meil-
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let son jeune élève tôt son successeur ? Des rapports d’enseignement, des lettres et des souvenirs conservés pourront peut-être en dire quelque chose. Elève moi-même de Meillet depuis 1903, il me semble que la notion de système m’a été fournie dès le début, solidement liée à tout l'enseignement linguistique.
        Une date importante, 1916, est celle de la publication par Ch. Bailly et A. Séchehaye du cours de linguistique générale que F. de Saussure avait professé à l’Université de Genève en 1910-11 et 1911-12, sans le mettre au point par écrit. Livre riche, reflet d’une forte pensée, propre à faire réfléchir tous ceux qui en prennent connaissance.
        Cet ouvrage est déjà pourvu sans doute de plus d’une fois son volume de commentaires. Gardons-nous des excès d’exégèse. Certes la pensée des grands maîtres mérite d'être scrutée et expliquée, les termes lancés par eux peuvent être préférés. Mais seule l’exégèse théologique est tenue à toujours revenir au texte révélé, à le maintenir en entier, tout en le dotant parfois d’éclairages nouveaux au cours des temps. Il en est autrement pour les grands philosophes et savants. Le meilleur hommage à leur rendre est de penser par soi-même vis-à-vis d'eux comme vis-à-vis des choses, en s’aidant de ce qu’on peut reconnaître de longuement valable dans leur œuvre, et ainsi de les continuer aussi bien qu’on le peut.
        Les quelques vues qui suivent ont pour but d’examiner brièvement comment le Cours de linguistique générale d’une part s'est révélé fécond pour le travail qui a suivi et a d’autre part contribué à un déploiement de théories plus d’une fois oiseuses.
        Un des plus grands services qu'ait rendu F. de Saussure a été la pressante incitation à étudier complètement des états de langue contemporains, avec le fonctionnement de leur système tel qu’il s’exerce actuellement, abstraction faite de ce qui est connu de leur histoire. Avec son tempérament «dichotomique», porté à l’opposition de deux termes (alors qu’on connaît des esprits « tritomiques » qui jouent constamment sur trois termes), il a développé longuement l’opposition de la diachronie et de la synchronie. Tandis que tels termes de composition française pittoresquement appliqués à la linguistique par F. de Saussure (esprit de clocher — esprit d’intercourse) n’ont pas acquis droit de cité, ces deux termes grecs ont été adoptés généralement par les théoriciens postérieurs : pourquoi diachronie au lieu d’histoire, sinon pour s’opposer à synchronie, et comment
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synchronie, s’il n’y a pas communauté de temps avec autre chose ? Quoi qu’il en soit, beaucoup d’encre a été dépensée pour démontrer, ce sur quoi le consentement général paraît assuré, que les descriptions de systèmes en un moment déterminé sont plus faciles à réaliser complètement si l’auteur a la possibilité de tenir compte du passé qui a précédé.
        Il y a eu des descriptions « statiques » avant F. de Saussure ; on doit rappeler le modèle de sobriété lucide qu’est Le parler de Buividze (Essai de description d’un dialecte lithuanien oriental, 1903) par Robert Gauthiot, un des premiers élèves de Meillet et des mieux doués.
        Toujours est-il que les descriptions se sont multipliées, pas encore suffisamment. D’autre part, la stylistique, d’abord avec Ch. Bailly, élève et successeur de F. de Saussure à Genève, puis une sémantique moderne, ont élargi le champ des descriptions systématiques.
        On attribue parfois à F. de Saussure la paternité du point de vue sociologique en linguistique. En réalité, l’affirmation qu’un langage appartient à la totalité du groupe qui l’emploie n’a pas été développée dans le Cours par des études de rapports sociaux, en relation avec la manière de s’exprimer : des essais dans ce sens sont à chercher chez Meillet, puis chez Alf Sommerselt et d’autres. Même la phrase qui se trouve placée à la fin du livre (« L’objet propre de la linguistique est la langue considérée en elle-même et pour elle-même ») semblerait s’opposer aux études externes du langage.
        Le développement a porté, encore une fois, sur une opposition binaire, ici avec des termes français limités dans leur sens d’une manière particulière : « langue » en face de « parole ». Cette distinction tranchée entre le système d’expression et la manière dont on en fait usage a fait fortune. Elle a été prise pour base de nombreuses discussions, où souvent un troisième terme a été introduit entre les deux pôles saussuriens, notamment avec la dénomination « discours ». Bipartite ou tripartite, ce cadre n'est nullement nécessaire à l’étude linguistique[1].
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        Un autre binôme saussurien se compose du « signifiant » et du « signifié ». Bien sûr, la représentation, socialement acceptée et utilisée, n’est pas la chose elle-même. Mais la spéculation trop poussée sur cette notion évidente peut mener à de grands égarements. Tout en se garant par certaines remarques qui sont généralement négligées quand on le cite, Saussure a risqué cette image que le signifiant et le signifié sont comme les deux faces d’un papier qu’on ne peut découper l'une sans l’autre : les dimensions matérielles différentes — d’un mot ou partie de mot à une proposition entière et même à un ensemble de propositions — d’expressions différentes d’une seule et même notion suffisent à marquer le caractère sophistique de cette comparaison. Veut-on un exemple quelque peu humoristique ? Le même désagréable signifié ne peut-il pas avoir comme signifiant dans le ton sérieux les hypocrites et sur un ton badin ceux qui vous passent la main dans le dos par devant et vous crachent à la figure par derrière ? Il s'y ajoute que le « signifiant » a été caractérisé spécialement comme un « signe » et que ce signe a été déclaré « arbitraire ». L’acceptation de cette terminologie comme base de discussion a déclenché toute une littérature, où entre autres choses le « signe » a été donné comme nécessaire. On risque de s'engager dans des logomachies scolastiques, où, comme l’a dit paraît-il Saint Thomas, on discute sur les termes, en perdant de vue les réalités.
        Assurément F. de Saussure a eu raison de montrer la profonde différence entre les relations qui s’établissent dans un agencement « à la suite » et celles qui règnent dans un ensemble indéfiniment augmentable d’ « associations ». L’étude, d’un côté comme de l'autre, est féconde.
        Malheureusement le terme de « syntagme » qu'il a, sauf erreur, inventé s’est appliqué dès l’origine à des groupements différents : radical et suffixe, qualifié et qualifiant, sujet et prédicat nominal, etc.
        Il est arrivé qu’on en fasse une espèce de notion merveilleuse, l’exploration linguistique étant présentée, même à des débutants, comme consistant avant tout dans la recherche des syntagmes (enseignement de Aurélien Sauvageot, dépendant de celui de S. Gombocz ; dans quelle mesure celui-ci reflétait-il l’enseignement saussurien ?)
        Pourvu d’un suffixe, le syntagme est devenu l’emblème de toute une doctrine linguistique : à l’atelier de F. Mikus (qui a par ailleurs composé des articles valables sur la phrase reflet de la réalité, le
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« marché des mots », le rôle de l'auditeur), la syntagmatique prétend d'une manière confuse à devenir le principal de la linguistique.
        Enfin, F. de Saussure, dans une inspiration qui ramène à des siècles spécialement préoccupés de métaphysique, a déclaré que la langue est une « forme », non une « substance ». Là encore il a été suivi sur son terrain, et discuté avec ses termes.
        En quoi ceux-ci conviennent-ils à une activité essentielle, fonctionnelle à la fois chez l'individu qui agit et dans la société sans laquelle il n’y a pas de langage ?
        Si on veut juger congrument de l'état présent de la linguistique, si on veut aussi envisager certaines perspectives d’avenir, il ne faut pas négliger diverses sortes de psychologismes qui n’apparaissent ni dans le questionnaire des Voprossy iazykoznania[2] ni dans les rapports au Congrès d'Oslo[3].
        Ce qu’on pourrait nommer psychologie raisonneuse, qui tient de la philosophie spiritualiste des siècles passés et de sa logique, se montre chez les disciples génevois de F. de Saussure, ceux mêmes qui ont publié le Cours, chez Albert Sechehaye, auteur d'études de psychologie du langage, chez Ch. Bally (à qui on doit une si belle initiation à l’observation positive d'une partie de la réalité linguistique), qui finissait par revenir fâcheusement à l’analyse gratuite de « je chante » en « je suis chantant », contre laquelle avaient tant lutté avec raison les linguistes de la génération précédente.
        Plus loin sur la même ligne se situe la sommaire psychologie apriorique de G. Galichet, très peu linguiste, qui vitupère le « morphologisme », et pour qui des « idées » précèdent la formation des expressions grammaticales. Il est symptomatique qu’en Suisse même, dans un périodique scientifique, un critique ait salué les vues de cet auteur comme plus profondes que celles de F. de Saussure.
        De plus grand intérêt est l'enseignement ingénieux de Gustave Guillaume, qu’il nomme « psycho-systématique du langage », et que des disciples convaincus propagent plus ou moins complètement (maintenant J. Roch-Valin au Canada). Il envisage essentiellement
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un « schème sublinguistique », avec des actualisations, sorte de structuralisme à deux étages, l’un où l'homme est face à l’univers (compartiment « langue »), l'autre où il se confronte avec les autres hommes (compartiment « parole »). Malgré l’affabulation métaphysique, diverses analyses intelligentes seront sans doute à retenir, interprétées autrement.
        A vrai dire, en ce qui concerne les rapports de la linguistique et de la psychologie, il faut remonter plus haut que la période saussurienne. C'est dès 1900 que W. Wundt a publié les deux volumes Die Sprache, en introduction à sa Völkerpsychologie, dont le retentissement n'est de loin pas éteint, tandis que les Principes de linguistique psychologique de Van Ginneken (1907), salués par Meillet comme un « vigoureux effort... pour unir la linguistique et la psychologie » restaient isolés, même dans l'œuvre de leur auteur. Les linguistes plus ou moins influencés par Wundt, la plupart allemands, ont essayé des analyses de caractères nationaux en rapport avec la langue ; on peut nommer en particulier Karl Vossler.
        Disons qu'on ne peut concevoir les progrès d'une linguistique se débarrassant des points de vue idéalistes qu’en liaison étroite avec la psychologie scientifique, sous toutes ses formes présentes et à venir, de l’étude physiologique du cerveau jusqu’à la psychologie comparative.
        Arrivons-nous maintenant aux « structuralistes » ? Oui et non. Nous avons vu que la notion de structure est devenue depuis longtemps bien commun de la grande majorité des linguistes, qui travaillent donc, si on veut, dans une ère structuraliste. Mais des structuralistes proprement dits ? Il ne sied pas de prodiguer les étiquettes sans l’aveu des intéressés ; il ne faut absolument pas que l'application indûment étendue d’un terme risque de discréditer — ou d'exalter — d’un bloc des théories différentes et d’utilité inégale.
        Les chronologies ne sont pas faciles à établir. On notera en gros qu'autour de 1930 ce qu’on peut appeler le saussurisme était plus ou moins digéré dans la plupart des milieux linguistiques actifs, alors que dans d’autres il était ignoré ou quasi. C’est à ce moment que nous avons à jeter les yeux sur deux mouvements différents.
        Voyons d'abord ce qui s’est passé à Prague. Doit-on dire qu’il y ait vraiment une école ? Un Cercle linguistique s’est formé, réunissant des linguistes de tempéraments et de préoccupations variées, sous la présidence du Tchèque Mathesius, mais où deux Russes de-
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vaient avoir un rôle prédominant : N. Troubetskoy (le prince Nicolas Troubetskoy) et Roman Jakobson. Pas d’étiquette structuraliste. Mais bientôt les Travaux du cercle devaient répandre les termes de « phonologie, phonologue », définitivement établis en 1939 avec la publication des Grundzüge der Phonologie de Troubetskoy. Ces termes indiquent que l’étude s’est portée principalement sur le matériel phonique du langage, d'une manière autre que celle de la phonétique descriptive, à savoir dans le fonctionnement significatif, s’il fallait attribuer une dénomination en isme à l’ensemble de la doctrine, ce serait plutôt « fonctionnalisme ».
        En développant la notion de phonème, qui leur était antérieure, en étudiant dans le détail les systèmes phonologiques, statiquement et dans certaines évolutions, en faisant déborder ensuite l'étude sur les faits morphologiques, les phonologues ont fait faire des progrès effectifs à l’étude des structures. Aussi les notions définies par eux ont-elles été reconnues en général valables, leur nomenclature a été adoptée dans l’ensemble.
        On n’a pas à appliquer à l’œuvre de Troubetskoy les mêmes critiques qu’à celle de F. de Saussure, puisqu’on n’y trouve pas les mêmes intrusions idéalistes. Il y a pourtant des réserves à faire. D'abord en ce qui concerne une certaine atmosphère de finalisme difficile à définir, où il y a tout de même une touche d'idéalisme. Le langage apparaît un peu comme une fin en soi, qui tend à se modifier par ses moyens propres ; les connexions et les actions extérieures n’ont plus leur juste place. Il en résulte un réseau de formules offertes pour une application quelquefois trop mécanique. Le phonologue qui n’est que phonologue risque l’abus d’une certaine gymnastique stéréotypée ou, pour se replacer dans les vieux cadres, d’une certaine casuistique.
        Les réflexions de Louis Hjelmslev, de Copenhague, dans le sens qui devait se révéler en 1936 par An outline of glossematics (co-auteur H.-J. Uldall), sont antérieures à sa connaissance du Cours de F. de Saussure. Il s’est néanmoins placé sur le terrain idéaliste de celui-ci pour le discuter. C’est ainsi qu’il est arrivé à la conclusion que le signifiant et le signifié ont chacun et une forme et une substance.
        Voulant, avec ces notions, tenter d’établir des formules valables pour le langage en tous lieux et en tout temps (« panchroniques »), il a fait le vigoureux effort de s’abstraire des procédés ordinaires de la linguistique et d'abord de sa nomenclature même, d'où la consti-
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tution la « glossématique », avec tout un vocabulaire neuf rigoureusement défini, et des formules de forme algébrique,
        La glossématique, comme la phonologie, a eu ses convertis, dont les travaux se rédigent avec son vocabulaire. Sa formulation, indépendante des valeurs particulières des « contenus » a eu du retentissement.
        Comme l’établissement de lois aussi générales que possible est le but même de chaque science, la tentative de Louis Hjelmslev ne peut que paraître légitime en principe. La réalisation ne semble pas acquise. L’effort d'abstraction fait pourra-t-il être en partie réutilisé d’une autre manière, exempte d’idéalisme ? L’avenir le montrera.
        Il convient de dire qu’en dehors de la glossématique et de sa terminologie spéciale, Louis Hjemslev et ses élèves réalisent des travaux très utiles, par exemple sur la théorie des cas ou des genres.
        Dans une nouvelle période, nous avons à examiner l’histoire compliquée du « mécanisme » et d’un structuralisme spécial aux Etats-Unis d’Amérique, qui ne remonte sans doute pas au-delà de 1930 et dont la date la plus marquante est la publication en 1951 de Methods in structural linguistics de Zellig S. Harris (précédemment auteur de travaux sur les langues sémitiques cananéennes, de modèle absolument pas novateur).
        Noter le synchronisme avec la condamnation en Union Soviétique de l’enseignement de Marr, dont la théorie stadiale comportait une malheureuse utilisation de traits structuraux détachés de leurs contextes tant linguistiques qu'historiques.
        Au reste il faut bien se garder de faire entrer toute la linguistique américaine dans cet essai d’accaparement du terme structural. Les discussions sont vives ; des linguistes marxistes n’ont été de loin pas les seuls à réagir. Une partie de l’historique du cas, avec une discussion bien conduite, se trouve dans le rapport de Paul Diderichsen (Copenhague) au Congrès des linguistes à Oslo en août 1957. L’étude devra être complétée. Il sied de noter que, bien que Léonard Bloomfield ait indiqué un certain aiguillage (voir mechanistic à l’index de son livre Language), il n’est pas juste de mettre sous son égide les excès d’une partie de ses disciples. Il y a dans cette affaire de curieux mélanges. L’idée d’inspiration toute théorique de délimiter des unités linguistiques en raison de l’« entourage », sans faire intervenir le sens, est employée à constituer les recettes présumées pratiquement les meilleures pour décrire des langues non encore
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connues (les langues amérindiennes dont l’exploration n’est pas achevée) et accessoirement redécrire les langues connues — sans recourir aux anciens cadres formés pour la grammaire gréco-latine
        On voit se profiler par derrière ces théories d’autres abstractions et en même temps d’autres aspirations pratiques, tout le mouvement logistique et la recherche de la machine à raisonner et finalement à décider.
        Le sophisme de l’identification par la seule « distribution » a été percé sans retard par les premiers linguistes américains qui ont fait des comptes rendus du livre de Harris : il est clair que si on a à constater une limite linguistique devant une ponctuation (un arrêt), c’est qu’une unité de sens, pas seulement de forme, se trouve complète à cet endroit.
        Quelles que puissent être les commodités de certains rangements dans des tiroirs et les nécessités de certains découpages pour le fonctionnement des machines à calculer et d’autres, il n’en résulte aucune justification pour des écartèlements linguistiques. On n’a pas à accepter que les consonnes et voyelles soient décrites comme segmental, c’est-à-dire faisant partie de la chaîne du discours découpable en tranches, tandis que des quantités, intensités et intonations qui les caractérisent sont données en opposition comme non-segmental, de même qu’il n’est pas tolérable que les formes simples des verbes français soient décrites dans une partie du livre, les formes composées dans une autre. Il faut certes des successions dans la description ; encore faut-il que les divisions ne soient pas des séparations, suivant une vieille et bonne formule philosophique, et que les continuités naturelles ne soient pas rompues. Puisque le caractère structural du langage a été reconnu, la linguistique ne peut qu’être « structuraliste ». Il faut travailler de manière qu’elle le soit sainement.
        Il ne s'agit pas de construire une linguistique marxiste entière à côté de la linguistique tout court. Mais les linguistes qui se sont rendu compte de la valeur du matérialisme dialectique pour le progrès des sciences en général doivent penser à l'appliquer aux progrès de la science du langage avec constance et fermeté.
        L’équilibre est certes difficile à garder, comme sur une corde raide, entre la double obligation de déceler et de neutraliser les démarches idéalistes qui faussent la réalité, et d’autre part de reconnaître et d’utiliser les nouveautés réalistes et utiles de toute origine. Il faut compter avec les contradictions multiples : l’une est que tel
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savant qui pratique une religion peut rester matérialiste dans son travail de recherche ; une autre, que tel qui professe le matérialisme peut se laisser allécher par des exercices brillants mais vains de l’intelligence. Mais ce sont là des cas simples ; il en est de plus subtils. Des physiciens qui, à force de réflexions et de calculs, concluent à ce qu'on appelle l'indéterminisme ne s’en servent-ils pas pour admettre qu'en un lieu et un temps bien déterminés il s’est produit un événement extranaturel d’où proviennent leurs règles de vie ? Comment doser l’influence — directe ou par contagion diffuse — de telles croyances dans les considérations sur d’obscures tendances des choses ou, au contraire, des réactions mal dégrossies dans certaines formules brutes de matérialisme mécaniste?
        En regard, le matérialisme dialectique doit permettre de respecter à la fois les continuités et les complications, en essayant de démêler les actions des forces naturelles antagonistes.
        Observons que souvent, dans le travail critique, il faut ajouter la décision et le courage à la clairvoyance. A vrai dire, le succès ne peut être pleinement obtenu qu’en réduisant les discussions au minimum et en accomplissant le maximum de travail constructif en recherches nouvelles.
        Un point important, au cours de ce travail est, conformément à l’exemple donné par Marx et Engels, de considérer les ensembles : pour nous linguistes, le langage dans l'ensemble de la vie sociale et, quand nous étudions un des multiples aspects du langage, cet aspect dans l'ensemble du système.
        Ainsi a-t-on les meilleures chances de se garder de l’engouement pour des théories épisodiques et de travailler le plus efficacement possible.
        Quel programme envisager ?
        Aucune partie de la linguistique n’est à négliger, toutes doivent être continuées et rénovées à mesure que s’ouvrent de nouvelles possibilités.
        Ici, seulement de brèves indications sur certaines urgences.
        La connaissance des structures doit être étendue aux parties d’abord négligées, dont la structuration est moins évidente : sémantique, lexicographie. La question a été utilement posée au Congrès d’Oslo. La linguistique doit suivre les progrès déjà acquis de la psychologie, et ceux qu'on peut entrevoir pour un avenir plus ou moins proche. Dès maintenant on ne doit plus essayer de se représenter comment se forme un langage, comment il se transmet, comment il
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s'emploie et comment il change sans penser à l’empreinte matérielle, I'« engramme » qui figure dans la masse cérébrale d’une manière non encore explorée.
        Il faut penser aussi que toute opération de langue est en relation avec les mécanismes qu’on appelle des facultés, qui ne sont pas immuables, mais évoluantes (comme l’a montré à plus d’une reprise I. Meyerson), et apparemment devraient être distinguées et observées en plus grand nombre qu’on ne le fait actuellement : ainsi en matière linguistique, à côté de la mémoire et de l’attention, le discernement d’une part, la sociabilité de l’autre ont certainement un rôle important.
        Les études instituées récemment par des ingénieurs de télécommunication sur l’économie des messages peuvent donner une première idée de certaines études futures.
        D’autre part, suivant des idées esquissées par André G. Haudricourt, il se pourrait que divers faits de langue et leurs changements soient à mettre en relation avec les développements inégaux des différents genres d’activité d’esprit dans divers états sociaux.
        Ceci nous mène aux études sur les rapports entre langage et société, pour lesquels l’insuccès de certaines méthodes anciennes doit précisément encourager à chercher de nouvelles solutions, dans les conditions de nos possibilités actuelles, en accord avec le développement de la sociologie. Si la mention qui en est faite ici est très brève, le champ est immense. [4]

         Article écrit pour Voprossy iazykoznania, paru en traduction russe dans le n° 2 (mars-avril) de 1958, pp. 57-65.



[1] Voir à ce sujet Marcel Cohen : Pour une sociologie du langage, pp. 89-90, notamment ce résumé : » La grammaire et le lexique ne peuvent pas être abstraits de l'usage qui s’exerce par la voix des individus; le discours de ceux-ci a toujours lieu dans le cadre social (même en ce qui concerne le soliloque intérieur) et ne fonctionnerait pas sans la structure de la langue, » Sur le même sujet et dans le même sens : W. Doroszewski : « Langue » et « parole », Praci filologiczny, t. XIV, Varsovie 1930.

[2] Ce questionnaire en 14 points, établi en 1956 par la direction des Voprossy Iazykoznania (Questions de linguistique) de Moscou, sous le titre Pour la discussion des questions du structuralisme, a été distribué aux Sociétés de linguistique et à divers linguistes de tous pays. Diverses réponses ont paru dans la revue.

[3] Rapports distribués aux congressistes avant le VIlle Congrès international des linguistes (Oslo, août 1957) et qui seront publiés dans les Actes de ce Congrès.

[4] Ces pages sont rédigées sous ma seule responsabilité. Elles ont bénéficié pour leur préparation des exposés et des discussions de 1956 et 1957 au groupe des linguistes marxistes à Paris, notamment à propos du Questionnaire établi par les Voprossy iazykoznania.

Les Indications bibliographiques peuvent être complétées en recourant à l’index de M.C. : Pour une sociologie du langage (ajouter Paul Imbs : Le subjonctif. Strasbourg 1953, avant-propos). Il y aura lieu de consulter prochainement les Actes du VIIIe Congrès des linguistes (Oslo).