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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Antoine Meillet : «Le petit-russe et le grand russe»[1], Le Monde slave, 1917, vol. 1, n° 3-4, p. 397-411.

 

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        Le petit-russe, qu'on nomme aussi ruthène ou ukrainien, est, parmi les langues slaves, une langue à part, comme le polonais, le tchèque ou le serbo-croate. La section de langue et littérature russes de l'Académie de Petrograd — qui n'est pas, comme l'Académie française groupe d'écrivains et d'hommes du monde, mais une petite assemblée de linguistes eminents et de philologues — l’a déclaré en 1905. Personne n’y contredit.
        Mais c'est une langue à laquelle on pense peu à l’étranger. Les Petits-Russes ou Ruthènes sont partagés de manière inégale entre l'Autriche, où il y en a environ 4.000.000, en Galicie orientale, et la Russie, où il y en a plus de 25 millions, et où ils occupent tout le Sud-Ouest. En Autriche, tandis que le Kolo polonais était un des éléments dominants de la vie politique, les Ruthènes n'avaient au Reichsrat qu'un petit groupe, sans grande influence, et encore ne comptaient-ils un peu que depuis l'introduction du suffrage universel ; car en Galicie, la noblesse et la bourgeoisie sont polonaises ou polonisées. En Russie, la bureaucratie du tsarisme, centralisatrice par système, empêchait les Petits-Russes de développer aucune autonomie et ne leurr permettait aucune manifestation extérieure. Aussi la plupart des personnes cultivées de l'Europe ignorent-ils l'importance numérique de la population petite-russienne.
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        Dans son exposé des populations slaves, qui forme un fascicule de la grande Encyclopédie slave éditée par l'Académie de Petrograd, M. Niederle a marqué les limites du petit-russe; un coup d'œil jeté sur sa carte montre que le petit-russe s'étend à l'est jusqu'au cours moyen du Don et jusqu'au Donec. Du reste, ces limites sont quelque peu arbitraires ; il n'y a pas de limites précises à des dialectes: une linguistique exacte ne connaît que des limites particulières à chacun des taits qui caractérisent les dialectes; et ces limites ne coïncident pas toutes entre elles, On n'a pas de carte linguistique satistaisante de la Russie; le travail reste à faire. Mais la carte éditée par la Commission dialectologique de Moscpu en 1915, sous le titre de : «Opyt dialektologičeskoi karty ruskavo jazyka», indique des zones de transition entre le grand-russe, le blanc-russe et le petit-russe. En réalité, on passe des parlers petits-russes aux parlers grands-russes et blancs-russes par une série de transitions, et il n'est pas possible de fixer en pareil cas des limites précises à chaque type de parlers. La métropole, en grande partie polonaise, et qui est un centre de culture polonaise, de la Galicie autrichienne, Lemberg, qui se nomme en polonais Lwów et en petit-russe Lviv, est en domaine petit-russe ; la grande ville de la Russie occidentale, Kiev, est en plein domaine petit-russe, ainsi que Kharkov ; le grand port de la Russie sur la mer Noire, Odessa, est en territoire petit-russe. Le public français pouvait le savoir : le livre de M. Niederle a été traduit en français par les soins de M. Léger. Mais on n'y pensait guère.
        La Révolution russe est venue. Elle a libéré tout ce que la bureaucratie du tsarisme comprimait. Il y a en Russie une question petite-russienne qui est d'une importance capitale pour l'avenir du pays. Elle a causé déjà des crises politiques graves, et elle n'est pas résolue. La langue jouera ici un rôle considérable.
        Il faut examiner quelle est la situation de la langue
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petite russienne ou ruthène vis-à-vis du grand-russe. C'est un des éléments dominants du problème.

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        La plupart des slavistes s'accordent à diviser le domaine linguistique slave en trois groupes : groupe occidental, comprenant le tchécoslovaque, le polonais, le sorabe de Lusace, et une langue, morte actuellement, qui s'est parlée jusqu'au XVIIIe siècle sur le cours moyen de l'Elbe, le polabe; — groupe méridional comprenant les parlers slovènes, serbo-croates et bulgares ; — groupe russe, comprenant le grand-russe, le blanc-russe et le petit-russe. — On ne dit pas groupe oriental, on dit groupe russe; et ceci suffit à indiquer que le degré d'unité qu'offrent les langues de ce groupe est particulièrement sensible.
        Et pourtant, dans une grammaire excellente qu'ils ont publiée en 1914 à Vienne, sous le titre de Grammatik der Ruthenischen (Ukrainischen) Sprache, MM. von Smal-Stockij et Theodor Gartner ont protesté contre ce classement; ils ont contesté que le petit-russe fasse partie du groupe russe.
        Pour apprécier la valeur de cette critique, il faut définir exactement ce que signifie une classification de langues, et déterminer sur quoi elle repose.
        Quand on admet un groupe russe parmi les langues slaves, on se sert de la classification généalogique des langues, la seule qu'utilisent les linguistes. Une classification de cette sorte n'implique aucune communauté factuelle. Elle exprime simplement un fait historique. Dire qu'une langue est une langue slave, ce n'est pas dire qu'elle présente actuellement tel ou tel caractère, c'est dire qu'elle est l'une des formes qu'a prises avec le temps une langue qui était encore sensiblement une vers le VIIIe siècle après Jésus-Christ, et qu'on est convenu d'appeler slave commun. Dire que, parmi les langues slaves, un certain nombre forment un groupe particulier, groupe occidental, groupe méridional,
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groupe russe, c'est dire que, au moment où les parlers slaves se sont différenciés, ces langues se sont développées ensemble, et ont réalisé ensemble les mêmes innovations. Des changements survenus par la suite peuvent effacer la trace de ces innovations; ils en ont effacé une partie. Des changements ultérieurs peuvent rendre très différents des dialectes qui ont eu une période de développement commun. Mais cela ne change rien au fait historique de la communauté de développement qui a existé à un moment donné, et qui est le seul exprimé par la classification.
        La seule question qui se pose est donc de savoir si les faits linguistiques établissent que les parlers qui constituent le groupe russe ont passé par une période de développement commun, développement auquel n'auraient pris part ni les parlers slaves occidentaux ni les parlers slaves méridionaux.
        On ne saurait, dans un article, passer en revue tous ces faits, qui appelleraient une discussion technique minutieuse. On en trouvera un exposé détaillé, en ce qui concerne la phonétique, dans l'Esquisse de la période ancienne de la langue russe} que le meilleur connaisseur de cette histoire, M. Sakhmatov a donnée en 1915, à l'Encyclopédie de la philologie slave de l'Académie de Petrograd (en russe). M. Sakhmatov était, on ne doit pas l'oublier, l'un des membres de la commission académique qui a nettement proclamé l'autonomie actuelle du petit-russien. Les détails que l'on peut discuter dans son exposé ne touchent pas au fond de la doctrine, qui est sûr. Et l'on verra par l'introduction de cet ouvrage, que l'unité linguistique russe ne s'est pas définitivement brisée avant la fin du XIe siècle après J.-C. On se bornera ici à poser un principe et à indiquer quelques faits caractéristiques.
        Le principe, c'est que pour faire le classement généalogique de dialectes et de parlers appartenant à un même grand groupe, on ne peut se servir ni des traits qui se maintiennent dans tout l'ensemble du groupe — c'est-à-dire de la plus grande partie des caractères.
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essentiels de la langue — ni des changements communs à tout le groupe — et ces changements peuvent être très graves —, mais seulement des éléments de la langue qui présentaient, à l'époque de la différenciation, un flottement, et qui se sont fixés de manières diverses suivant les parlers. Les faits invoqués ne portent donc que sur des parties souvent très petites de la langue; à première vue, ils paraissent parfois insignifiants, et le linguiste qui en tire parti semble procéder d'une manière arbitraire. En réalité, le linguiste ne choisit pas ; il est obligé de se servir des éléments variables que les circonstances lui fournissent, et de ceux-là seulement.
        Pour le russe, voici les principaux de ces faits. Tous appartiennent à la phonétique. Les faits grammaticaux et les faits de vocabulaire sont moins significatifs sur ce domaine.
        Le slave commun, qui avait éliminé toutes les diphtongues, mais qui avait encore des groupes tels que or, ol, er, el, devant consonne, a tendu à éliminer ces groupes à leur tour. Mais cette élimination a eu lieu en un temps où les parlers slaves se différenciaient, et le résultat varie d'une langue slave à l'autre. Pour tous les groupes de cette sorte, le développement russe est un et c'est un trait dont personne ne songe à contester l’existence ni la portée. Par exemple, un groupe tel que tort est représenté par trat dans tout le slave méridional; il a des traitements divers en slave occidental (trat en tchèque, trot en polonais, etc.); dans le russe tout entier, et en russe seulement il se présente sous la forme dissyllabique torot; c'est ce que l'on nomme d'après le nom russe, la polnoglasie. Jusque dans le détail, tous les parlers russes concordent ici. Par exemple, la place de l'accent sur l'un ou sur l'autre des deux o russes est la même : un ancien vornŭ, (vran en serbe, vran en tchèque) donne vóron en grand-russe comme en petit-russe; un ancien vorna (vrána en serbe, avec premier a bref, vrána en tchèque) donne voróna en grand-russe et en petit-russe.
        Les groupes t suivi de yod et d suivi de yod ne se
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sont maintenus nulle part en slave. En slave occidental, ils sont représentés respectivement par c (qu'on noterait ts en français) et par dz (qui se réduit à z dans une partie des parlers). En slave méridional, on observe des traitements divers suivant les régions. Le russe tout entier a č (qu'on noterait tch en français) et dž (qu'on noterait dj en français); subsiste en petit-russe et passe à ž (français j) en grand-russe, comme dz a passé à z dans une partie du slave occidental) ; c'est un petit changement secondaire, du type le plus banal, le plus facile à expliquer, et dont la linguistique fournit un grand nombre d'exemples. Un ancien platjǫ[2] donne dans le grand-russe comme en petit-russe pláču en face du polonais płacę; un ancien nokti qui est repréwsenté en slave occidental par noc, donne partout en russe noč (le groupe kt devant une voyelle prépalatale est partout en slave traité comme t suivi de yod). Un ancien sadja donne en petit-russe sádza, grand-russe sáža, en face du polonais sadza, et ainsi régulièrement.
        Les anciennes voyelles brèves i et u, devenues enslave commun des ultra-brèves, que l'on nomme des jers, n'ont subsisté nulle part telles quelles. Les unes se sont affaiblies au point de disparaître dans tout de domaine slave ; les autres se sont renforcées, ont repris la durée d'une voyelle brève normale, et se sont maintenues en prenant des timbres divers suivant les langues. Partout, sauf en une petite partie du bulgare et en russe, les deux jers forts ont abouti à un même timbre qui est a en serbe, e dans tout le groupe occidental ; tout au plus, dans certains parlers, surtout en polonais, l'ancien ĭ se distingue de l'ancien ŭ par la persistance d'une mouillure. Le russe tout entier, au contraire, distingue nettement e représentant ĭ et o représentant ŭ. Un ancien dĭnĭ est représenté par den' dans tout le russe, et un ancien sŭnŭ par son, alors que le serbe a
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        Les anciennes voyelles nasales ǫ et ę (prononcées, sans doute, comme on et in le sont en français dans la bouche des méridionaux) ont tendu à se dénasaliser de bonne heure. Seul des grands dialectes slaves, le polonais a gardé les voyelles nasales ; encore en a-t-il brouillé le timbre, et plusieurs de ses parlers dénasalisent-ils. La plupart des langues slaves ont dénasalisé ǫ en u; pour ę, on trouve le plus souvent e; le tchèque a ia ou ie suivant les cas. Seul le russe a dénasalisé de très bonne heure ę en ia toujours, comme ǫ  en u.
        Tous les parlers slaves méridionaux et occidentaux ont contracté aje en á, dans les verbes tels que dělajǫ; la deuxième personne du singulier de ces verbes s'y présente sous la forme délâš, et, sous l'influence de la première personne du verbe imam (mam), j'ai, ils ont remplacé au moyen-âge la première personne du type dělajǫ par une première personne du type délâm. Seul le russe conserve, dans tous ses dialectes, l'ancien aje. On a donc en petit-russe gráješ comme en grand-russe igráješ, et, par suite, la première personne est demeurée gráju en petit-russe, igráju en grand-russe.
        A ces faits capitaux on en pourrait ajouter beaucoup d'autres, de moindre importance ou de moindre netteté. Et il faudrait aussi tenir compte des cas où le russe est d'accord soit avec l'un soit avec l'autre des groupes slaves, mais présente tout entier l'un des traits par lesquels les dialectes slaves se sont différenciés les uns des autres. Ainsi le russe tout entier s'accorde avec la plupart des parlers slaves méridionaux pour réduire le groupe — dl — à — l:—. On a ràlo en grand-russe et en petit-russe, tout comme en slave méridional, en face de radlo que conserve le slave occidental tout entier. Le russe tout entier transforme kv — et gv — en cv et dzv (d'où sort zv —) devant les voyelles prépalatales.; l'ancien květŭ, que le polonais garde sous la forme kwiat, est cvětŭ (devenu en petit-russe c’v'it), en russe comme en slave méridional. Ces deux concor-
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dances partielles du russe et du slave méridional ne doivent d'ailleurs pas faire croire à une parenté spéciale du russe avec le slave méridional. A d'autres égards, par exemple pour le traitement du groupe or devant consonne au commencement des mots, le russe concorde avec le groupe occidental et se distingue du groupe méridional. Mais dans tous les cas de ce genre, ou deux groupes slaves concordent en s'opposant au troisième, tous les parler russes marchent ensemble.
        Jusqu'au XIe siècle, les parlers russes sont restés sensiblement uns, et les divergences qui tendaient à se produire étaient combattues par la tendance à l'unification.

* * *

        Depuis l'affaiblissement et la ruine du royaume de Kiev, c'est-à-dire depuis la fin du Xie, siècle, les domaines du grand-russe, et du petit-russe ont cessé d'appartenir aux mêmes ensembles politiques. Le domaine petit-russe n'a plus été réuni au domaine grand-russe qu'au cours du XVIIIe siècle, et encore en partie seulement. Depuis la fin du XIe siècle, le développement du grand-russe et celui du petit-russe ont eu lieu indépendamment l'un de l'autre, et les deux groupes de parlers ont divergé au point de devenir des langues qui passent aujourd'hui pour distinctes.
        Beaucoup de traits où le flottement provient de faits déjà slaves communs ne se sont fixés qu'après la rupture de la communauté russe. Alors la fixation s'est faite en partie d'une manière semblable, en partie d'une manière différente sur les deux domaines.
        La déclinaison des noms masculins fournit un bon exemple. Il y avait en slave commun des noms en o, tels que zǫbŭ (russe zubŭ), nominatif pluriel zǫbi et des noms en u, tels que synŭ nominatif pluriel synove; le datif singulier était en u dans un type, en ovi dans l'autre, et le génitif pluriel en ŭ dans un type, en ovŭ dans l'autre. Le nominatif-accusatif singulier était en ŭ dans les deux types : zǫbŭ et synŭ ont même finale.
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Ceci a entraîné la fusion des deux déclinaisons dans le slave. Or le grand-russe a généralisé le datif singulier en u : zúbu, sýnu, et le petit-russe le datif ovi : zubovi, sinovi ; au génitif pluriel, les deux dialectes ont généralisé la forme des thèmes en u : -russe zubóv et petit-russe zubív représentent également un ancien zubóvŭ.
        L’impératif présente un autre exemple non moins clair. Dans les verbes tels que pekǫ, pomogǫ, la deuxième personne du singulier de l'impératif était de la forme peci (pĭci ), pomodzi, en slave commun. Mais c, dz étaient isolés dans la flexion de ces verbes. Le grand-russe a généralisé les k, g du type de pekú, pomogú, d'où pekí, pomogí, et le petit-russe les č, ž du type pečéš, pomóžeš, d'où pečí, pomoží. Il y avait deux possibilités ; le grand-russe a réalisé l'une, et le petit-russe l’autre. Il n’est peut-être pas fortuit qu'ici le petit-russe se comporte comme le polonais.
        Les faits de ce genre sont nombreux. Ils ont donné au grand-russe et au petit-russe des aspects parfois assez différents dans le détail, mais sans altérer la structure générale des deux groupes de parlers.
        La différence des conditions dans lesquelles se sont développés le grand-russe et le petit-russe a amené des différences plus profondes.
        Le petit-russe a continué d'occuper le vieux domaine du parler russe, slave depuis longtemps. Il a donc évolué dans le sens où évoluaient spontanément les langues, slaves en général, le russe en particulier, sans subir dans sa structure interne des influences étrangères notables.
        Le slave commun distinguait des voyelles longues et des voyelles brèves. Partout en slave, cette distinction a subi des altérations et des restrictions; mais presque partout, ou bien elle a subsisté en partie, ainsi en tchèque et dans le groupe slovène et serbe, ou bien il en est resté des traces notables, ainsi en polonais. Comme ces langues, le petit-russe conserve des traces indirectes, mais importantes, de la distinction des
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voyelles longues et des voyelles brèves. L’o long ancien s'est diphtongué, il a passé à uo, ue˛, et de là à i mouillant les consonnes précédentes; ainsi le petit-russe d'im représentant un ancien duom issu de domŭ s'oppose à dom du grand-russe. C'est l'un des contrastes les plus frappants entre les deux langues. Il provient de ce que le petit-russe a plus longtemps que le grand-russe conservé des différences de quantité entre les voyelles, et de ce qu'il a traité o long autrement que o bref.
        L'ancienne voyelle ě du slave commun, qui était un e long très ouvert précédé d'un élément yod sensible, s'est confondue en grand-russe avec e, à un détail près, tandis qu'elle aboutit à des résultats tout autres que e dans tout le reste du domaine slave. Le petit-russe, sous l'influence de la forte yodisation de e, a fait de cette voyelle un i mouillant les consonnes, précédentes, et la traite par suite tout autrement que e. Il résulte de là que věk du grand-russe a un tout autre aspect que le petit-russe correspondant v'ik.)
        La confusion des anciennes voyelles i et y résulte aussi d'une tendance slave commune. Le début s'en marque dès le slave commun, où Rymŭ a passé à Rimŭ. Dans tout le russe, et aussi en polonais, ky passe à ki. Même en tchèque, où la distinction de la prononciation dure et de la prononciation molle n'est pas entièrement abolie, l'ancien y n'est plus qu'un i. Le passage petit-russe d'y à i n'a donc rien que de naturel.
        Pour ces grands faits, pour quelques autres moins importants, le petit-russe mène à leur terme d'anciennes tendances, dont on observe aussi les effets dans d'autres langues slaves.
        Toute autre est la situation du grand-russe. C'est une langue de colonisation. Le territoire grand-russe à été presque tout entier acquis au russe depuis le Xe siécle seulement. Les sujets qui parlent le grand-russe proviennent donc d'un mélange de colons russes avec des allogènes plus ou moins vite russifiés; sur bien des points, aujourd'hui encore, les populations de langue russe sont juxtaposées à des populations de langue
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finnoise, Mordves, Tchérémisses, Votiaks, qui n'ont pas abandonné leur langue. Par suite, les tendances qui qui président au développement du grand-russe ne sont pas la continuation de celles qui présidaient anciennement aiu développement de la langue.
        D'une part, certains traits caractéristiques ont été fixés, parfois exagérés. L'opposition des voyelles prépalatales et postpalatales, la distinction des consonnes molles et dures sont d'une netteté qu'on ne retrouve nulle part ailleurs en slave. Par conséquent, la distinction de l'i et du jery qui, partout ailleurs, tend à s'éliminer, est demeurée parfaite, et l'initiale de syn s'oppose bien à celle de sila par exemple. Mais, d'autre part, il s'est introduit des tendances nouvelles. En aucune autre langue slave, l'accent n'est devenu aussi fort qu'en grand-russe. Actuellement, le petit-russe et le grande-russe ont tous deux perdu l'ancienne distinction des voyelles brèves et des voyelles Iongues. Les deux langues ont donné à l'accent du slave commun qui consistait essentiellement en une élévation de la voix, le caractère d'un accent d'intensité. Mais cet accent est demeuré modéré en petit-russe; il n’empêche pas les syllabes inaccentuées de garder leur netteté; il ne prolonge pas la syllabe accentuée aux dépens des autres. En grand-russe, l'accent est devenu très intense; il rappelle l'accent allemand ou anglais : les voyelles accentuées sont sensiblement allongées, tandis que les voyelles inaccentuées s'abrègent. Les voyelles accentuées gardent leur netteté, tandis que les voyelles inaccentuées deviennent indistinctes et tenaient même à disparaître; en un mot, la syllabe accentuée se subordonne toutes les autres. Enfin les influences de civilisation, depuis le XIIe siècle ne sont pas les mêmes sur le grand-russe et sur le petit-russe. Lié à la Lituanie et à la Pologne, le territoire petit-russe s'est en partie orienté vers l'Ouest ; le petit-russe a emprunté nombre de mots au polonais, le grand-russe, au contraire, a vécu, durant tout le Moyen-âge, sur ses ressources propres et sur ce que les
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Slaves orientaux avaient reçu de Byzance. Le grand-russe a pris une énorme quantité de termes de civilisation à la langue de l'Église, le vieux slave ecclésiastique, qui repose sur un parler slave méridional. Beaucoup de ces mots se dénoncent par leur forme même pour des emprunts à la langue savante; ainsi, au dérivé proprement russe de górod, «ville», qui est gorožánin, «citadin», s'oppose le mot savant graždanin, «citoyen», dérivé vieux slave de gradŭ «ville» ; le ra et le žd sont des traitements vieux slaves qui s'opposent aux traitements russes oro de or et ž de dj. Le petit-russe n'ignore pas ces emprunts savants : le mot petit-russe qui désigne l'écriture employée aux usages profanes, hraždanka, en est un. Mais il en a beaucoup moins que le grand-russe.

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        Dans un groupe linguistique relativement conservateur et dont les éléments composants n'ont encore divergé qu'assez peu, le grand-russe et le petit-russe peuvent être qualifiés de langues différentes. Mais ils diffèrent bien moins entre eux qu'un dialecte français d'un autre dialecte français, bien moins que le normand du lorrain ou du picard par exemple, bien moins aussi que le haut-allemand du bas-allemand, que le vénitien du toscan.
        L'accent ancien s'est maintenu dans les deux langues, de sorte que, sauf exception, la place de l'accent est la même en grand-russe et en petit-russe. Le russe s'oppose par là aux grandes langues slaves occiden-tales qui ont donné à l'accent une place fixe, au slovène et à presque tous les parlers serbo-croates (y compris la langue littéraire) qui ont déplacé systématiquement l'accent, au bulgare qui lui a fait subir une foule de changements dé détails. Grâce à cette circonstance, les mots ont même aspect d'ensemble en grande-russe et en petit-russe.
        Les deux grammaires concordent aussi à quelques
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détails près. Qu'on rapproche par exemple la déclinaison du nom de la «barbe» en grand-russe et en petit-russe

Grand-russe

Petit-russe

singulier

Nominatif

borodá

borodá

Accusatif

bórodu

bórodu

Génitif

borodý

borodí

Datif-locatif

borodě

borod’í

Instrumental

borodóju

borodóju

pluriel

Nominatif-Acc.

bórody

borod’í

Génitif

boród

bor’íd

Datif

borodám

borodám

Instrumental

borodámi

borodámi

Locatif

borodákh

borodákh

        Aux différences de traitement phonétique près, c’est la même flexion. Or, de ces correspondances phonétiques, les sujets même illettrés se rendent compte aisément. Tout paysan français sait établir des correspondances entre son parler et le français, patoiser un mot français et franciser un mot patois. Il est plus facile encore à un paysan petit-russe de passer de son parler petit-russe au grand-russe et inversement.
        L'emploi du grand-russe comme langue de civilisation par un Petit-Russe ne saurait donc faire aucune diffculté. Il est clair qu'un sujet qui fléchit vil, vola, le nom du «bœuf» n'aura pas de peine à le fléchir vol, vola. Quelques heures d'apprentissage permettent de passer de l'une des langues à l'autre. Ailleurs que sur le domaine slave, il ne viendrait à l'esprit de personne de voir dans le grand-russe et le petit-russe deux langues distinctes. C'est l'un des cas où l'on parlerait de dialectes, et de dialectes qui passeraient pour peu différents l'un de l'autre.
        Ceci posé, convient-il de développer chez les Petits-Russes l'usage d'une langue commune, d'une langue de
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civilisation distincte de la langue littéraire russe, qui est du pur grand-russe ?
        Un conseil venant d'un étranger est généralement mal accueilli en pareille matière. Mais il sera permis de présenter une observation générale qui dépasse la question particulière ainsi posée.
        Il est fâcheux de multiplier les langues de civilisation. Une langue rend d'autant plus de services qu'elle sert à faire communiquer entre eux un plus grand nombre d'hommes et qu'elle est employée sur une aire plus vaste. Une publication a d'autant plus d'effet utile qu'elle est immédiatement comprise d'un plus grand nombre de lecteurs possibles. La multiplication des langues de civilisation aboutit à un gâchis de travail intellectuel et de travail matériel. Sans doute il importe que la langue commune employée ne soit pas trop éloignée de la langue maternelle des sujets, sous peine de mettre en état d'infériorité ceux qui emploient une langue commune très distincte de leur langue nationale. Imposer le magyar à des Slovaques, à des Croates, à des Roumains est un acte de tyrannie. Mais, en acceptant le grand-russe, les Petits-Russes ne se mettraient pas en état d'infériorité.
        Le monde slave souffre gravement de la variété de ses langues littéraires. Les différences existant entre les parlers et les circonstances historiques ont imposé l'existence du russe, du polonais, du tchèque, du serbo-croate, du bulgare, et rendu malaisées par là les relations entre les populations slaves. Il serait maladroit d'augmenter ce mal sans nécessité. On voit bien ce que la bureaucratie allemande d'Autriche gagne à diviser ses ennemis, à n'avoir en face d'elle qu'un slovène sans importance et un serbo-croate divisé plutôt qu'une grande nation slave méridionale. Mais c'est pour les Slaves un suicide que d'éparpiller leurs efforts.
        Au cours du XIXe siècle, la littérature du grand-russe est devenue l'une des plus belles de l'Europe, l'une de celles qui ont exercé sur le monde la plus grande action. Au contraire, les circonstances ont fait que la
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littérature du petit-russe est demeurée médiocre. Un ou deux noms brillants ne changent rien au fait fondamental Or, il n'est pas indifférent pour un peuple d'avoir sa part du trésor qu'est une grande littérature, ou de n'avoir qu'un héritage intellectuel négligeable. Si le Petit-Russe Gogol a écrit en grand-russe, ses compatriotes auraient tort de ne pas prendre leur part de ce qu'il a laissé à eux comme à tous les Russes.
        Par sa masse, par l'importance qu'elle prend, par la valeur de sa littérature et de son travail scientifique, la Russie est en train d'imposer au dehors la connaissance de sa langue, malgré les difficultés que trouvent les Européens occidentaux à l'apprendre, et malgré l'inutile encombrement qu'apporte à l'homme cultivé la multiplication des langues de civilisation. En se joignant aux Grands-Russes, les 30 millions de Petits-Russes accroîtront largement l'importance du russe, et ils forceront plus encore les étrangers à l'apprendre; en se séparant, ils diminueront le rayonnement du russe au dehors, et ils travailleront eux-mêmes à s'isoler du monde.
        La question est grave. Les Petits-Russes feront bien de ne la trancher qu'après réflexion et, quand ils se décideront librement, de ne s'inspirer ni de leurs justes rancunes contre la bureaucratie tsariste, ni d'un amour-propre national légitime en lui-même, mais qui est souvent mauvais conseiller, et de ne penser qu'à l'intérêt de leur nation, de la Russie dont ils sont une partie nécessaire, de tous les Slaves, et du monde civilisé.

         A. Meillet.



[1] L'aspect typographique de certains passages de l'article de M. Meillet étonnera sans doute le lecteur. Faute d'avoir reçu encore les caractères spéciaux commandés depuis des mois, il nous a donc fallu recourir à des moyens de fortune pour obtenir dans l'article de M. Meillet l'exactitude linguistique la plus complète possible. Le manque d'élégance qui en résulte ne pouvait malheureusement être évité. Il trouve son excuse dans les circonstances présentes. L'emploi de caractères disparates s'explique uniqument par cette difficulté matérielle. — (N. de la R.).

[2] Dans la notation des langues slaves, j note toujours i consonne (les consonnes qu'on prononce en français dans tiens, dieux, soleil, ailleurs, etc.).