Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens


2èmes Journées de Linguistique Suisse
Universität Bern, Institut für Sprachwissenschaft
8-9 novembre 2002

Atelier: Epistémologie comparée de la linguistique :
Europe de l'Ouest / Europe de l'Est
CRECLECO  (Université de Lausanne)

 
Contributions:

Patrick Sériot
Epistémologie comparée de la linguistique : notions d'air du temps et air du lieu
Sébastien Moret Les linguistes, l'idée de nation et la valeur des langues
Elena Kokochkina La discussion sur le progrès des langues à la fin du XIXe siècle: l'évolution de la langue russe dans la conception de D.N. Ovsjaniko-Kulikovskij (1853-1920)
Ekaterina Velmezova L'évolution arrêtée: notion, théorie, mythe?
Irina Ivanova Les sources de la conception du dialogue chez L.Jakubinskij
Margarita Schoenenberger Une sociolinguistique prescriptive: la théorie des langues "littéraires" dans la linguistique soviétique des années 60-90
Viktorija Honcharova La politique linguistique de l'Empire austro-hongrois vis-à-vis de la langue ukrainienne en Galicie


 
Patrick Sériot (Université de Lausanne): Epistémologie comparée de la linguistique : notions d'air du temps et air du lieu 
L'histoire de la linguistique telle qu'elle est pratiquée couramment en Occident repose sur une interrogation fine sur l'évolution des théories et des écoles dans le temps. Lorsque d'autres traditions scientifiques sont étudiées, il s'agit essentiellement de lieux d'une altérité absolue : l'Inde, le monde arabe.
Or une interrogation sur l'espace peut apporter un éclairage intéressant à la notion d'épistémé (Foucault), de doxa (Barthes), de climate of opinions (Koerner), ou même de paradigme (Kuhn). En effet, si l'on compare l'activité linguistique en Europe occidentale et en Europe orientale, on va trouver, à l'intérieur de ressemblances évidentes, dues à une origine commune de pensée (le monde gréco-hébraïque), des différences dans la façon de construire l'objet spécifique de savoir dans la discipline, dans la rhétorique de la démonstration et de l'administration de la preuve.
Ces différences, mal connues, souvent implicites, sont pourtant fondamentales pour l'épistémologie de la linguistique. La dimension comparative permet de mettre en évidence des phénomènes tels que le lien étroit entre la culture scientifique et la culture tout court, entre la science et les idéologies, qui resteraient masqués si on travaillait les différentes écoles de linguistique en monographies.
On va proposer ici un exemple d'étude comparée de la linguistique en Europe ccidentale et orientale en prenant comme base le modèle darwinien et le modèle anti-darwinien comme métaphore dans les travaux de linguistique historique.
L'horizon d'études est ici une interrogation sur les frontières de l'Europe intellectuelle et sur l'apport de la linguistique à l'identité européenne.


  Sébastien Moret (Université de Lausanne) : Les linguistes, l'idée de nation et la valeur des langues
Depuis la fin du XVIIIe siècle, le problème posé par l'équivalence, ou non, des termes langue et nation a été beaucoup discuté. Depuis l'opposition entre les hommes des Lumières et les Romantiques sur le sujet, la discussion n'a jamais vraiment cessé. Nombreux furent les linguistes qui prirent part au débat.
Pour une approche comparative du problème, selon une opposition entre l'ouest et l'est de l'Europe, la période de l'entre-deux-guerres est pertinente. Elle fournit en effet deux événements importants qui vont pouvoir être mis en rapport. Pendant que Lénine, tout juste arrivé au pouvoir en Union soviétique, tentait de concilier la révolution avec les nationalités héritées de la Russie tsariste. L'Europe, à Versailles, redessinait ses frontières sur les ruines des empires. Dans les deux cas, le couple langue /nation fut, à un moment ou à un autre, au centre des débats. Dans les deux cas également, des linguistes se sont intéressés au problème. Nous commencerons par comparer la façon dont les linguistes ont, en Europe occidentale et en Russie pendant l'entre-deux-guerres, considéré le lien entre langue et nation. Nous aborderons ensuite le problème du point de vue de la valeur des langues. Nous examinerons s'il y a, pour certains linguistes, des langues qui sont plus dignes que d'autres pour servir de base à une construction nationale. Cette double préoccupation permettra de mettre en lumière l'influence idéologique sur le débat, et de révéler une différence géographique et culturelle.

 
Elena Kokochkina (Université de Lausanne): La discussion sur le progrès des langues à la fin du XIXe siècle: l'évolution de la langue russe dans la conception de D.N. Ovsjaniko-Kulikovskij (1853-1920)
En ce siècle de découvertes, la question du progrès des langues est soulevée par les linguistes, psychologues, anthropologues, avec différentes implications philosophiques et pratiques. C'est l'époque où les évidences du « progrès de l'humanité » sont à portée de main (la découverte des peuples « primitifs ») et l'altérité est comprise comme antériorité. Les langues inconnues sont a priori considérées comme moins parfaites.
Or, s'il y a eu progrès de l'homme, il a dû s'être réalisé à l'aide du langage, « organe créateur de l'esprit », conclut Ovsjaniko-Kulikovskij en même temps que plusieurs autres linguistes de sa génération.
Emprisonné dans la thèse de la perfection des langues indo-européennes du fait de sa formation, il fait un premier pas dans l'explication, sur des faits concrets des langues slaves en l'occurence, du « progrès » des langues modernes par rapport aux langues anciennes.
Le renversement de la hiérarchie de la flexion coule de source. La simplification formelle n'a plus une signification négative, la vision de Schleicher était une vision superficielle externe, conclut Ovsjaniko-Kulikovskij. Pour le prouver, il essaye de pénétrer, à l'aide de la « psychologie du langage », à l'intérieur du langage pour suivre son évolution interne.
En traduisant la métaphore humboldtienne d'Energeia en langage de la physique moderne, il avance une explication « énergétique » du progrès des langues nouvelles, depuis le sanscrit jusqu'aux langues slaves.
Par son chemin original différent de celui de ses collègues, Ovsjaniko-Kulikovskij arrive dans sa théorie à un renversement du regard global sur la perfection des langues anciennes en général et du sanscrit en particulier qui constituera une partie de la crise de la linguistique indo-européenne.

 
Ekaterina Velmezova (Université de Lausanne): L'évolution arrêtée: notion, théorie, mythe?
Dans l'idéologie évolutionniste, dominante en linguistique russo-soviétique du premier tiers du XXème siècle, la notion d'évolution arrêtée n'a pas été clairement définie. La plupart des travaux où elle était mentionnée (ceux de N.Marr, A.Andreev, I.Meshchaninov) présentaient l'évolution du langage comme un développement par plusieurs stades qui se succédaient progressivement (cf. la théorie de F.Schleicher) et dont chacun correspondait à un type particulier de relations sociales qui, à leur tour, dépendaient des modes de production (cf. la conception marxiste de l'interdépendance du développement de l'infrastructure (bazis) et de la superstructure (nadstroïka). Pourtant, la naissance d'un nouveau stade dans le développement langagier ne présupposait pas la disparition d'un stade précédent qui continuait à exister sans aucun changement ni développement et donc devenait "arrêté", "figée".
En particulier, dans le premier tiers du XXème siècle, les linguistes russes ont mentionné trois stades "arrêtés" dans l'évolution des langues. Il s'agissait des:
1) langues du 1er stade (chinois, certaines langues africaines);
2) langues du 2ème stade (turc, mongol, langues finno-ougriennes);
3) langues du 3ème stade (dites "japhétiques" - langues caucasiennes, sémitiques).
Quant aux langues indo-européennes, elles appartenaient au 4ème stade qui continuait toujours à se développer.
Comme on peut voir, la notion d'évolution arrêtée concernait non seulement les familles des langues, mais aussi les langues concrètes. De plus, elle pouvait être appliquée même à certains fragments des systèmes langagiers (verbes et constructions impersonnels; noms propres dont le changement semblait être moins rapide que celui des noms communs, etc.).
La notion d'évolution arrêtée en linguistique a ses analogie en biologie (cf. l'évolution arrêtée d'un individu) et en sciences sociales (cf. le développement arrêté d'une société, d'après F.Engels). La comparaison du sens de cette notion dans les différentes branches du savoir (biologie - sciences sociales - linguistique) sera discutée dans le but d'analyser, une fois de plus, la valeur épistémologique du transfert du modèle évolutionniste de la biologie en sciences humaines.

  
Irina Ivanova (Université de Lausanne): Les sources de la conception du dialogue chez L.Jakubinskij.
L'article du linguiste russe L.Jakubinskij "Sur la parole dialogale"  (1923) est une œuvre - clé pour la linguistique russe des années 20. Dans cet article L.Jakubinskij pour la première fois dans la linguistique européenne définit la notion de dialogue et formule les principes de son étude. La plus grande partie de ces idées ont été redécouvertes par la linguistique occidentale seulement dans les années 60 - 70 du XXe siècle.
Actuellement, dans ce domaine il existe plusieurs approches très différentes comme par exemple, l'ethnométhodologie, l'analyse conversationnelle, la théorie de la modélisation du dialogue, etc. La plupart de ces linguistes se réfèrent à M.Bakhtine comme un des fondateurs de la théorie du dialogue, cependant, en réalité, les principes de l'analyse du dialogue ont été formulés par Lev Jakubinskij qui est quasiment oublié en Russie et qui reste complètement inconnu en Occident. Certaines idées de Jakubinskij ont été empruntées par V.Voloshinov puis, développées par M.Bakhtine.
Ainsi, la première partie de notre communication sera consacrée à l'analyse de la théorie du dialogue de L.Jakubinskuj en mettant en relief  les aspects qui ont été élaborés plus tard dans la linguistique occidentale, comme par exemple, la détermination du discours dialogal par les facteurs situationnels, le rôle de geste et de mimique, l'idée du genre du discours et la spécificité de la syntaxe.
Auparavant, on pose la question de savoir quelles sont les sources de cette théorie. Nous tentons de trouver ses filiations aussi bien dans la linguistique russe, que dans les sciences européennes. Ainsi, dans la deuxième partie de notre communication nous analyserons l' «air du temps» de cette époque en montrant les idées qui existaient en linguistique, en rhétorique, en psychologie, en philosophie, en sociologie et qui ont engendré la théorie du dialogue de Jakubinskij.

 
Margarita Schoenenberger (Université de Lausanne): Une sociolinguistique prescriptive: la théorie des langues "littéraires" dans la linguistique soviétique des années 60-90
La linguistique soviétique des années 60-90 a formulé des postulats théoriques qui présentent quelques particularités par rapport à la linguistique occidentale. Ainsi, dès les années 50 la part sociale dans l'étude du langage fut mise au centre de l'attention des linguistes soviétiques.
Le thème constant des travaux de la période en question est la notion de langue «littéraire». Cette notion devient à l'époque examinée le centre d'une théorie linguistique visant à élucider des rapports complexes entre l'usage et la norme.
La notion de «norme «littéraire»» vise à donner un fondement scientifique à celle de langue «littéraire».
En évoquant explicitement parmi ses objets d'étude «la langue «littéraire» russe», la linguistique soviétique se déclarait l'héritière des efforts entrepris aussi bien par des écrivains comme Lomonosov et Pouchkine, que par des linguistes comme Chernyshev, Shaxmatov, Scherba, Vinogradov, en les qualifiant de prédécesseurs directs de la théorie linguistique des langues «littéraires».
En effet, ils utilisent tous l'expression literaturnyj jazyk. La même formule ayant, au premier abord, le même contenu a subsisté durant presque trois siècles.
Le terme de langue «littéraire» russe est passé des littéraires aux linguistes pour tomber chez les sociolinguistes avec à chaque passage un contenu différent sans que pour autant ces différences soient explicitées de façon satisfaisante.
Toute entreprise linguistique menée dans le cadre de la théorie des langues «littéraires» prend une allure normative. On est en présence d'un discours sur la langue que l'on peut qualifier de prescriptif (souci constant de la norme au mépris de l'usage), nationaliste (contre des contaminations possibles de la part d'autres langues de l'URSS), centraliste (l'usage de Moscou et de Saint-Pétersbourg est privilégié au détriment des usages de province). La langue «littéraire» devient une notion morale (usage cultivé issu du milieu culturel: celui des écrivains), et les linguistes cherchent à donner un moyen linguistique de réussir dans la société.
La théorie des langues «littéraires» a toujours souligné la scientificité de ses procédés. Or, le discours normatif et prescriptif n'est pas conciliable avec la démarche scientifique. La description linguistique gouvernée par ce genre de discours en paie les frais.

 
Viktorija Honcharova (Université de Lausanne): La politique linguistique de l'Empire austro-hongrois vis-à-vis de la langue ukrainienne en Galicie
L'histoire a connu de nombreux cas où les mouvements nationaux des "petits peuples" étaient utilisés par des gouvernements de grandes Empires à des fins politiques. Les mouvements nationaux des peuples slaves qui se sont dessinés durant le 19ème siècle en Europe centrale et orientale s'étaient emparés de la la doctrine du panslavisme qui voulait défendre la langue et la culture des peuples slaves.
Chez les Russes de Galicie (une partie de l'Ukraine contemporaine), qui appartenaient à la Monarchie des Habsbourg), l'éveil de la conscience nationale s'est manifesté dans la première moitié du 19ème siècle, de même que chez les "petits Russes" (Ukrainiens; la petite Russie faisait partie de l'Empire Russe). En Galicie la transition de l'idée politique nationale à l'idée de l'indépendance a eu lieu à la limite de deux époques, c'est-à-dire vingt ans plus tôt qu'en petite Russie. Le régime libéral des Habsbourg donnait plus de possibilité à l'instruction et aux publications en langue "russe" appelée plus tard" ukrainienne, qu'en Russie qui pratiquait la politique du russification (le Decret de Valuev de 1863, l'ukaz d'Ems de 1876, p. ex). Les ouvrages publiés en Galicie en langue ukrainienne parvenaient dans l'Empire Russe par différents moyens, souvent illégaux. De son còté,Vienne élaborait des projets d'utilisation des "Russes" de Galicie dans sa lutte contre la propagande panslaviste de Saint-Petersbourg.
On étudiera ici l'utilisation d'arguments linguistiques au sujet de la formation des langues "littéraires", des questions sur la langue d'usage dans les recensements de population, et dans les débats sur les avantages comparés d'emploi de telle ou telle langue sur tel ou tel territoire. C'est la question d'"identité collective" à base d'argumentation linguistique qui sera au centre de cet exposé.




Retour à la page "colloques" de la section de langues slaves de l'Université de Lausanne, option linguistique