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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Tinatin BOLKVADZE (Université de Tbilissi) : «Arnold Čikobava sur l’historicisme dans les théories linguistiques», in P. Sériot (éd.) : Le discours sur la langue en URSS à l'époque stalinienne (épistémologie, philosophie, idéologie), Cahiers de l'ILSLS, n° 14, 2003, p. 45-58.


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L’analyse des textes écrits dans les années 1917-1950 en URSS et de leur orientation historique, sociale et intellectuelle devra nous permettre de construire un objet permettant de penser les relations entre la langue et l’idéologie en Union Soviétique[1]. Ce faisant, nous analyserons l’histoire des relations entre les idées linguistiques, sociales et politiques.

Dans cet article, nous essaierons de reconstruire une partie de la «bibliothèque idéale» du linguiste soviétique géorgien Arnold Čikobava (1898-1985), autrement dit, de montrer ce qu’il lisait et quelle appréciation il en donnait. Bien que la réflexion sur l’Autre ne puisse être qu’un type particulier d’autoréflexion[2], le but de cette étude est une «linguistique comparée», consistant en un éclairage des textes les uns par les autres[3].

Nous analyserons ici plusieurs textes de Čikobava, écrits dans les années 1940-1945. Ses travaux écrits plus tard ne seront cités que rarement, car, jusqu’à la fin de sa vie, Čikobava n’a pas changé ses points de vue sur l’historicisme en linguistique.

En 1952, Čikobava publie avec ses deux collègues G.V. Cereteli et V.M. Beridze l’article «Jazykovedčeskaja rabota v Sovetskoj Gruzii» [‘Le travail linguistique en Géorgie Soviétique’] dans la revue Voprosy jazykoznanija à Moscou. Dans cet article, trois buts étroitement liés sont assignés aux travaux de linguistique en Géorgie :

• l’étude des problèmes de base de la linguistique générale soviétique;
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• l’étude des questions-clés de l’histoire des langues ibéro-caucasiennes à la lumière de la définition scientifique de la place du géorgien et des langues qui lui sont apparentées parmi les langues hittito-ibériques;

• la participation au travail pratique de l’édification culturelle en matière de langue[4].

1. linguistique générale, philosophie et psychologie

Parmi les théories linguistiques, Čikobava ne reconnaît que celles qui sont fondées sur le principe de l’historicisme. Voici ses arguments :

«Dans la grammaire historique née au début du XIXème siècle, le principe de l’évolution est appliqué au langage pour la première fois : pour cela même, la grammaire historique devient une grammaire scientifique, où la linguistique se concrétise et la théorie de la langue trouve une base solide : la linguistique générale devient possible grâce aux données concrètes des grammaires scientifiques». (Čikobava, 1941, p. 350)

La philosophie du langage et la psychologie du langage (à partir de la seconde moitié du XIXème siècle) essaient de prendre en compte les données de la grammaire historique, écrit Čikobava. Pourtant, les orientations philosophiques et psychologiques des auteurs restent en vigueur : dans la langue, on cherche la confirmation des postulats philosophiques et psychologiques, ce qui laisse une empreinte particulière sur les travaux correspondants. Selon Čikobava, le livre de R. Hönigswald Philosophie und Sprache est très caractéristique de ce point de vue. Mais il précise aussitôt que

«la linguistique générale n’a pas le droit d’ignorer les travaux de Marty, Cassirer, Wundt. Mais la théorie scientifique de la langue doit naturellement être fondée sur un matériau purement linguistique et généraliser les résultats de l’analyse scientifique des différentes langues. Il faut toujours se rappeler que la philosophie du langage est une partie de la philosophie, tout comme la psychologie du langage est une partie de la psychologie. Elles ont leurs propres buts, tandis que la langue leur sert de moyen. La linguistique est aussi un moyen, qui utilise le matériau langagier empirique. De plus, un seul problème constitue l’objet de l’attention de la psychologie et de la philosophie du langage : qu’est-ce que le langage? Les autres problèmes ou bien ne sont pas évoqués, ou bien ne sont considérés que dans la mesure où ils peuvent aider à définir la nature du langage (par exemple, le problème de la genèse des catégories grammaticales du genre, du nombre et du temps dans La psychologie des peuples de Wundt et dans
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La philosophie des formes symboliques
de Cassirer). En même temps, les différences entre la linguistique, la philosophie et la psychologie ne signifient pas l’absence de liens entre elles, au contraire, leur alliance devrait être encore plus forte qu’aujourd’hui». ( Čikobava, 1945, p. 8)

De toutes les tentatives pour généraliser les résultats de l’analyse scientifique des différentes langues, celles de Paul, de Saussure, Meillet, Vossler, d’une part, et de Marr, d’autre part, étaient les plus importantes et actuelles pour Čikobava.[5]

Čikobava réunit sous le nom d’idéalisme, voire idéalisme militant, les théories de Paul, de Saussure, Meillet et Vossler sur la nature du langage. Par exemple, il reproche à Paul d’exagérer le principe de l’historicisme dans ses généralisations. A la fin de son analyse des théories de Paul, il écrit :

«Il est vrai que la linguistique est une science historique; pourtant, il serait mal fondé de dire que tout ce qui n’est pas historique n’est pas scientifique : puisque seule l’analyse descriptive de la langue vivante reflète fidèlement la réalité, c’est une prémisse nécessaire de l’analyse historique qui ne peut pas être opposée à l’‘histoire de la langue’. L’interprétation du principe de l’historicisme chez Paul laisse de côté les problèmes méthodologiques les plus complexes de l’analyse statique de la langue et de la grammaire descriptive, qui ont une grande importance pratique actuelle». (Čikobava, 1941, p. 362-363)

La conception de Meillet est aussi idéaliste, selon Čikobava. Dix ans avant la parution du Cours de linguistique générale, dans sa Leçon inaugurale de grammaire comparée présentée le 13 février 1906 au Collège de France et consacrée à «L’état actuel de la linguistique générale», le leader reconnu de l’école sociologique française (c’est ainsi que Čikobava caractérise Meillet, T.B.) avance la thèse de la nature sociale du langage et le caractère systématique de la langue en tant que moyen de communication. £ikobava pense que Meillet arrive à montrer l’influence de ce fait sur les sujets parlants d’une façon plus claire et convaincante que Saussure. De plus, les conceptions de Meillet ne portent pas le fardeau des prémisses théoriques, selon lesquelles le signe linguistique est une substance psychique. Pourtant, le sociologisme de Meillet reste idéaliste, conclut Čikobava, car c’est le système sociologique de Durkheim qui sert de base théorique à la linguistique en tant que science sociale. La thèse selon laquelle la sociologie psychologique sert de base pour la linguistique, suffit pour que Čikobava définisse la position de Meillet comme idéaliste. [6]

Comme Meillet écrit,
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«Le XIXe siècle a été le siècle de l’histoire, et les progrès qu’a réalisés la linguistique en se plaçant au point de vue historique ont été admirables ; les sciences sociales se constituent maintenant, et la linguistique y doit prendre la place que sa nature lui assigne. Le moment est donc venu de marquer la position des problèmes linguistiques au point de vue social».

Čikobava ne pardonne pas à Meillet d’avoir opposé le point de vue historique au point de vue social. Cette opposition est dénuée de fondements, déclare-t-il, le social n’exclut pas l’historique et, par conséquent, ne s’y oppose pas.[7]

 

Čikobava voyait dans la conception de Vossler un idéalisme militant. Il considérait cette conception comme instructive, sous un certain rapport, car elle montrait que l’individualisme absolu était une prémisse logique de l’idéalisme militant et vice versa : le sociologisme (ou, plus exactement, la reconnaissance de la nature sociale de la langue en tant que moyen de communication) était une condition indispensable pour surmonter l’idéalisme.

Vossler écrit :

«A la thèse de Paul ‘toute la linguistique est historique’, nous opposons la nôtre : ‘Toute la linguistique est esthétique’». (Čikobava et al., 1952, p. 381)

Čikobava pense que la conception de Vossler révèle les points faibles de la linguistique historique. En particulier, les problèmes irrésolus de la stylistique en tant que branche linguistique donnent à Vossler la possibilité d’utiliser ce «terrain vierge» comme une place d’armes de l’idéalisme militant.[8] Selon Čikobava, la thèse de Vossler selon laquelle «l’unité de race coïncide en tout point avec l’unité de langue», est une prémisse possible de la théorie raciale. C’est ici que les points de vue de Vossler et ceux de Paul, Meillet et de Saussure divergent. Ces derniers affirment explicitement que les frontières des langues et des races ne coïncident pas.

2. Čikobava sur la théorie saussurienne et le structuralisme

Pour Čikobava, les points cruciaux de la théorie saussurienne sur la nature de la langue étaient les suivants:

• la distinction langue / parole;
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• la définition du signe linguistique;

• les rapports entre la linguistique synchronique et diachronique.[9]

čikobava considérait que tous ces problèmes étaient liés. La distinction langue / parole conditionnait nécessairement l’opposition synchronie / diachronie, d’un côté, et la reconnaissance de la «nature psychique du signe linguistique», de l’autre.

Pour Čikobava, le plus important chez Saussure était l’accent qu’il mettait sur la nature sociale de la langue, l’affirmation du caractère arbitraire du signe linguistique par rapport aux individus parlants, et enfin la définition de la langue comme système[10].

Après avoir en détails analysé les points fondamentaux de la conception saussurienne, Čikobava conclut :

«Pourtant, ni l’opposition langue / parole, ni la relation entre la synchronie et la diachronie, ni la définition de la nature entièrement psychique du signe linguistique ne sont fondés chez Saussure. En fait, ils sont inacceptables et ne peuvent pas être pris en considération par la linguistique soviétique. […] Non seulement le sociologisme saussurien n’a pas libéré la théorie linguistique du psychologisme, mais encore il lui est intrinsèquement lié». (Čikobava, 1941, p. 370)

Čikobava n’apprécie pas le fait que

«l’analyse statique constitue le centre de la théorie saussurienne. Chez Paul, l’analyse descriptive du système linguistique est restée dans l’ombre, à cause du caractère extrême de son historicisme. En revanche, dans la conception sociologique saussurienne elle semble avoir obtenu une reconnaissance de principe. Mais à quel prix? Celui de la restriction des droits inaliénables de l’historicisme».

Il se trouve que l’objet de la grammaire philologique est «mieux défini que celui de la linguistique fondée par Bopp», que «la linguistique accordait trop d’attention à l’histoire; il lui faudra maintenant reprendre le point de vue statique propre à la grammaire traditionnelle»[11]. «Le sociologisme qui s’arme contre l’historicisme est scientifiquement injustifié, il est par principe inacceptable pour la linguistique soviétique», conclut £ikobava en opposant les théories de Paul et de Saussure.

«En comparant l’individualisme de Paul et le sociologisme saussurien, on ne peut qu’arriver à la conclusion que le sociologisme de ce type est un pas en arrière pour deux problèmes: le psychologisme et l’historicisme. Chez Saussure, l’idéalisme est conditionné par le psychologisme dans la même
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mesure que chez Paul, ici il n’y a pas de différence entre eux. Pourtant, pour Paul, qui reconnaît le caractère psychique de la nature de la langue, la linguistique ne fait pas partie de la psychologie. C’est une inconséquence de sa part, mais cette inconséquence protège beaucoup mieux les intérêts de la linguistique, elle accorde plus d’attention aux résultats pratiques des recherches linguistiques que la théorie logique, conséquente, de Saussure, pour qui la linguistique fait partie de la psychologie sociale. En réalité, l’historicisme extrême de Paul reflète les voies et les intérêts de l’évolution de la linguistique d’une façon plus juste que le sociologisme saussurien qui réduit presque à rien l’importance de l’étude historique des langues». (Čikobava, 1941, p. 375)

Čikobava n’accepte pas la conclusion saussurienne selon laquelle la grammaire historique n’est pas une grammaire.

«La grammaire étudie la langue comme un système de moyens d’expression ; ce qu’on appelle la ‘grammaire historique’ n’est en réalité que de la linguistique diachronique. ‘Nous nions les possibilités de la grammaire historique’, voilà l’apothéose du sociologisme saussurien». (Čikobava, 1941, p. 375)

Le 24 octobre 1942, à la VIIIème session des Sciences sociales de l’Académie des sciences de la Géorgie, Čikobava a consacré une communication particulière au structuralisme, qui a été publiée en géorgien dans le vol. XXVI des Travaux de l’Université d’Etat de Tbilisi en 1944, sous le titre «Le structuralisme comme courant de la linguistique contemporaine occidentale (rapport préliminaire)».

Dans cet article, Čikobava analyse le premier numéro d’Acta Linguistica publié en 1939. C’est cette année qu’il considère comme la date d’institutionalisation du structuralisme comme courant organisé. Voici ce que £ikobava écrit :

«Ce ne serait pas une exagération de dire que le nouveau courant n’est pas apparu par hasard. C’est un phénomène de la linguistique occidentale dont il faut tenir compte.»

Čikobava pense qu’il est nécessaire d’estimer à leur juste valeur les tendances principales qui déterminent les positions programmatiques et les voies de l’évolution du structuralisme. Il souligne que depuis 1923, date de fondation de la société linguistique de Géorgie, la pensée linguistique en Géorgie soviétique a atteint le niveau où les linguistes géorgiens doivent avoir leur propre opinion sur tous les problèmes importants concernant la langue géorgienne et la linguistique générale. En parlant du structuralisme, il ne faut pas oublier que la définition des nouvelles notions chez
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les structuralistes présuppose l’analyse des faits des langues caucasiennes.[12] Čikobava fait allusion à l'article de N. Troubetzkoy «K voprosu o rodstvennyx jazykax» [‘La question des langues apparentées’], publiée après sa mort dans le troisième numéro d’Acta Linguistica. Dans cet article, Troubetzkoy discute le problème de la parenté non-génétique des langues en s’appuyant sur les langues caucasiennes.

Čikobava porte une attention particulière à l'article de Viggo Brøndal «La linguistique structurale», dont l’analyse lui permet de souligner que ce document posait toute une série de questions:

• quelle est la nature du système linguistique?

• les éléments du système dépendent-ils les uns des autres toujours de la même façon?

• la structure est-elle propre à tous les faits de langue ou y a-t-il une gradation jusqu’à zéro?

• quelles sont les relations entre les éléments formels et matériels de la structure?

• quelle est la place de la notion d’usage du point de vue de l’analyse structurale?

• quelles sont les relations entre les différents domaines de la grammaire?

• la distinction des approches synchronique et diachronique suffit-elle, ou faut-il distinguer une approche pan-chronique et a-chronique, c’est-à-dire, une approche «hors du temps»?

Cette question sur la nature de la langue est le problème principal de la linguistique statique, et Čikobava la compte parmi les grands mérites du structuralisme. De ce point de vue, le structuralisme est un phénomène progressiste, écrit-il, et la notion de structuralisme crée une perspective fructueuse et importante pour la linguistique statique.[13]

Brøndal distingue la grammaire comparée ou historique (qui est positiviste) et le nouveau courant scientifique du structuralisme, qui est anti-positiviste. Selon Čikobava, Brøndal est un anti-positiviste, car le culte du fait concret, typique du positivisme, lui est étranger. Čikobava est d’accord avec l’opinion que la science ne serait pas ce qu’elle est sans faits concrets et établis de façon sûre. Pourtant, il est clair pour lui que la science n’est pas une série de faits choisis au hasard; le fait tout seul ne constitue pas la science. Ainsi la position de Brøndal est fondée et peut être justifiée du point de vue de la théorie de la science.

«Pourtant, écrit Čikobava, Brøndal ne s’en contente pas, il a déclaré que l’historicisme était une caractéristique du positivisme. L’anti-positivisme
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s’est transformé en anti-historicisme. Brøndal est allé jusqu’à affirmer qu’on ne peut pas déduire l’état de la langue de son histoire, le chercheur n’a pas besoin d’histoire pour s’orienter dans un état particulier de langue. Cette position est opposée à la thèse principale de l’histoire de la linguistique». (Čikobava, 1944, p. 236)

C’est chez Saussure que Čikobava trouve les origines de l’anti-historicisme. La source en est l’opposition synchronie / diachronie et le transfert du centre de gravité vers le point de vue synchronique. Pourtant, en réalité, la synchronie, c’est-à-dire l’analyse d’une des parties du système linguistique à un moment particulier se transforme en achronie, quand ce n’est qu’à elle seule, isolée de la diachronie, qu’une valeur scientifique autonome est attribuée. De plus, elle est ainsi opposée à la diachronie. La panchronie et l’achronie constituent le résultat logique de l’application du principe de la synchronie.[14] Le point de vue de Brøndal est particulièrement intéressant pour čikobava, car tous les moments-clés de ses théories n’étaient en effet que la répétition des idées saussuriennes concernant les notions de langue, synchronie et système. Dans ses positions de base, le structuralisme moderne représente la linguistique synchronique saussurienne, conclut Čikobava[15]. L’école sociologique française (il s’agit essentiellement d’A. Meillet – T.B.), écrit-il, est le courant le plus influent et le plus progressiste de la linguistique occidentale du XXème siècle. Mais le structuralisme représente le développement logique des côtés faibles de l’aile la moins progressiste de l’Ecole sociologique (l'allusion à Saussure est claire).[16]

3. Les «unions de langues»

L’article de Troubetzkoy sur les «unions de langues» a été publié après sa mort, dans le troisième numéro d’Acta Linguistica en 1939. Il n’était pas accessible à Čikobava, c’est pourquoi il n’a pas essayé de discuter ce nouveau phénomène. En s’appuyant sur le travail de Deeters, Čikobava supposait que Troubetzkoy avait avancé sa théorie encore plus tôt, dans sa communication présentée au Ier Congrès international des linguistes en 1930.

Čikobava analyse le problème des unions de langues à partir des travaux de Brockelmann et Uhlenbeck[17]. Il approuve la prudence de Brockelmann qui écrit :
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«La tentative d’étudier les traits communs de toutes les langues (alle Sprachstämme), en les liant à la va-vite à la linguistique historique, est plus nuisible qu’utile au développement de la linguistique historique». (Čikobava, 1945, p. 228)

Čikobava considère l’approche alternative de K. Uhlenbeck comme également digne d’attention :

 «Trouvons-nous dans les langues correspondantes le noyau principal (Grundkern) qui est l’indice de la différenciation de la langue-mère (Ur-sprache)? Avons-nous affaire à des langues qui diffèrent profondément ou en partie et dont le rapprochement est un phénomène secondaire? De quoi s’agit-il, des familles de langues fondées sur la différenciation, ou des unions de langues, telles qu’elles sont comprises par Troubetzkoy? Et, en général, pouvons-nous parler de familles de langues basées uniquement sur la différenciation?»

Pour Čikobava, c’est un indice particulier : les difficultés dans l’analyse des langues mixtes provoquent un scepticisme qui se propage à toutes les notions de base de la linguistique historique[18]. Voici sa conclusion :

«Si nous savons quelle est l’origine des membres d’une union de langues, cette notion devient inutile du point de vue de la linguistique historique. Si leurs voies d’évolution nous sont inconnues, la nouvelle notion ne fait que confirmer que nous avons affaire à un phénomène indéfinissable. Ce n’est pas de cette façon qu’on va résoudre le problème. Le remplacement des problèmes de genèse par la fixation de l’état statique ne fait pas avancer la connaissance. Cette nouvelle notion ne pourra pas remplacer la notion de base de la linguistique historique. C’est la conclusion qu’on peut faire à partir de ce que nous savons aujourd’hui sur les unions de langues». (Čikobava, 1945, p. 230)

Plus tard, en discutant l’étude des langues ibériques et caucasiennes à l’étranger, Čikobava analyse les articles de Troubetzkoy sur les problèmes de la phonétique et du lexique des langues nord-caucasiennes[19].

En 1924, dans son article «Les langues caucasiennes septentrionales», Troubetzkoy avançait l’hypothèse selon laquelle les langues nord-caucasiennes étaient apparentées. Pourtant ce n’est pas si évident, si l’on compare les langues du Caucase Nord et Sud, dont la parenté ne peut pas être prouvée scientifiquement. Au grand regret de £ikobava, l’autorité de Troubetzkoy a fait accepter ce point de vue aussi bien à l’étranger qu’en Union Soviétique, en particulier, en Géorgie. On en est même arrivé à ce qu’en 1954 la revue Voprosy jazykoznanija (n° 3) ouvre une discussion sur
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«Les langues hittito-ibériques» : peut-on admettre des liens historiques et génétiques entre les langues non-indoeuropéennes et non-sémitiques de l’Asie Mineure ? E. Bokarev a même mis en doute la parenté des langues du Daghestan, «même Troubetzkoy n’était pas allé si loin», écrit Čikobava. Selon lui,

«Troubetzkoy n’avait pas la possibilité d’analyser les faits des langues kartveliennes, sinon il lui aurait été clair que les langues kartveliennes ne sont pas si éloignées des langues du Caucase-Nord, comme, par exemple, l’abkhaze et le lesghien. Quand on s’appuie sur les théories de Troubetzkoy et qu’on nie les liens historiques et généalogiques entre les langues du Caucase, il ne faut pas oublier que plus tard, Troubetzkoy a mis en question la notion de famille de langues et proposé celle d’‘union de langues’. L’approche structurale et typologique impose au préalable de mettre en évidence un groupe de langues. De ce point de vue, cette approche peut être utile plus tard, dans une étude de caractère historique et génétique. Pourtant, l’approche structurale et typologique n’est ni indépendante, ni définitive». (Čikobava, 1945, p. 229-230)

L’opinion de Čikobava sur l’analyse statique et la typologie est plutôt négative. Voici ce qu’il écrit :

«Dans la linguistique contemporaine, aussi bien en Occident qu’en Union Soviétique, il y a une tendance assez forte à sous-estimer le principe de l’historicisme. Soit on transfère le centre d’attention vers l’analyse statique (le structuralisme), soit l’étude typologique prend la place de l’analyse historique. Le progrès de la linguistique exige de ne pas sous-estimer l’historicisme, mais de l’appliquer de façon encore plus conséquente et parfaite. C’est cela qu’indique l’histoire de notre science».

4. La «théorie japhétique» de N.Ja. Marr et la linguistique historique

Déjà avant la fameuse discussion linguistique de 1950, Čikobava trouvait la «nouvelle théorie du langage» de Marr inacceptable, car ce dernier traitait la classification généalogique de «théorie raciale» : «Vers 1926, la théorie des quatre éléments linguistiques était définitivement élaborée, tandis que la théorie raciale de l’origine des langues était rejetée pour de bon», déclarait Marr.

Selon Čikobava, la classification des langues par stades revient à nier la classification généalogique, tout comme l’analyse «en quatre éléments» est la négation de l’analyse historique et comparée. Il ajoute que l’analyse en quatre éléments est un moyen puissant pour démanteler de façon arbitraire et comparer n’importe quel mot et ses parties avec
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n’importe quel autre mot de n’importe quelle langue, si besoin est[20]. La méthode paléontologique est anti-historique, pour Čikobava, car la thèse sur l’existence des quatre éléments primaires n’a jamais été prouvée et reste totalement improuvable. Il est impossible d’aller vers le matérialisme dialectique à partir de la doctrine des quatre éléments[21]. Pour Čikobava, il n’y avait rien d’étonnant à ce que l’analyse paléontologique n’ait aidé à apprendre aucune langue. Selon lui, les grammaires historique et statique d’aucune langue ne peuvent être élaborées au moyen de l’analyse paléontologique[22].

Marr critiquait la linguistique idéaliste, et pourtant, Čikobava restait plutôt sceptique vis-à-vis de cette critique :

«La critique dont la méthode paléontologique est le point de départ mène à la négation des réalisations les plus valables de la linguistique historique (l’analyse comparée et historique, la classification généalogique) et laisse intact le psychologisme, base principale des conceptions idéalistes. Ce n’est pas un hasard si les partisans de la théorie japhétique dirigent leurs critiques les plus virulentes contre le sociologisme de Meillet : ce dernier était partisan de la méthode comparative et historique et de la classification généalogique. En même temps, les japhétidologues ne prêtent aucune attention à l’idéalisme forcené de Vossler. La critique de la linguistique indoeuropéaniste par les adeptes de l’analyse paléontologique en quatre éléments n’a rien à voir avec la critique marxiste.» (Čikobava, 1941, p. 397)

Aux idées marristes sur la classification généalogique Čikobava oppose la position d’Engels :

«A l’opposé de Marr, Engels apprécie beaucoup la linguistique historique avec sa classification généalogique, et n’est pas enclin à considérer comme raciale la théorie des langues apparentées. Dans sa polémique contre Dühring, il recommande la grammaire historique pour l’éducation du ‘citoyen de l’Etat du futur’. Cela ne pourrait en être autrement : ce n’était pas pour une époque particulière que le marxisme-léninisme a reconnu la valeur du principe de l’historicisme.» (Čikobava, 1941, p. 395-396)

Čikobava était partisan d’établir des liens entre le marxisme-léninisme et la linguistique comparée et historique. On ne peut forger la théorie marxiste et léniniste du langage qu’en appliquant de façon conséquente la théorie du marxisme-léninisme à l’analyse des faits sûrs et établis de l’histoire si riche de différentes langues. Alors l’histoire de la langue, selon Lénine, «sera l’un des domaines importants du savoir qui devront
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contribuer au développement de la théorie de la connaissance et la dialectique»[23].

 

(traduit du russe par Ekaterina Velmezova)

 

© Tinatin Bolkvadze

Références bibliographiques

 

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[1] Cf. Serio [Sériot], 2001a, p. 550-551.

[2] Ib.

[3] Serio, 2001b, p. 37.

[4] Čikobava et al., 1952, p. 139.

[5] Čikobava, 1941, p. 350.

[6] Ib., p. 377.

[7] Ib., p. 378.

[8] Ib., p. 384.

[9] Ib., p. 363.

[10] Ib., p. 368.

[11] Ib., p. 373.

[12] Čikobava, 1944, p. 233.

[13] Ib., p. 235-236.

[14] Ib., p. 236-237.

[15] Ib., p. 241.

[16] Ib., p. 242.

[17] Čikobava, 1945, p. 228-229.

[18] Ib., p. 229.

[19] Troubetzkoy, 1922; 1926; 1929; 1930 (Čikobava, 1965, p. 391).

[20] Čikobava, 1941, p. 390.

[21] Ib., p. 394.

[22] Ib., p. 397.

[23] Leninskij sbornik, XII, p. 315, cité par Čikobava, 1941, p. 398.


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