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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Irina IVANOVA (Université de Lausanne) : «Le dialogue dans la linguistique soviétique des années 1920-1930», in P. Sériot (éd.) : Le discours sur la langue en URSS à l'époque stalinienne (épistémologie, philosophie, idéologie), Cahiers de l'ILSLS, n° 14, 2003, p. 157-182.


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L'élaboration de la théorie du dialogue est une caractéristique de la linguistique du XXème siècle. En Europe occidentale, on peut mentionner des approches très variées, depuis l’Ecole de Palo Alto, de l’ethnométhodo-logie de H. Sacks et E. Schegloff et de la sociolinguistique de J. Gumperz et W. Labov jusqu’à l’analyse conversationnelle de A. Sinclair et R.M. Coulthard en Angleterre, la pragmatique linguistique élaborée dans le laboratoire de C. Kerbrat-Orecchioni et dans le groupe des recherches de Robert Vion en France et la théorie de la modélisation du dialogue de J. Moeschler et E. Roulet en Suisse. En Russie, les études sur le dialogue se développent dans plusieurs centres de recherches comme Moscou, Saratov, Tver’, Ekaterinburg. Actuellement, le dialogue attire l’attention non seulement des linguistes, mais aussi des sociologues et des psychologues. 

Pour les circonstances dans lesquelles est apparue la théorie du dialogue en Russie, la plupart des auteurs occidentaux se réfèrent à M. Bakhtine et à ses travaux parmi lesquels ils mentionnent ses deux livres sur Dostoïevski (1929 et 1963), les ouvrages des années 1960-70 et le livre Marxisme et philosophie du langage, publié sous le nom de Vološinov en 1929. Ce livre est considéré comme un des premiers où les principes du dialogisme ont été formulés par Bakhtine. Il faut aussi mentionner que beaucoup d’auteurs russes et occidentaux supposent que le nom de Vološinov est seulement un pseudonyme de Bakhtine, c’est-à-dire un de ses «masques»[1]. La plupart des autres travaux de Vološinov liés par leur
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problématique à ce livre sont également attribués à Bakhtine[2]. Cela permet à ces chercheurs de parler de Bakhtine – linguiste[3].

Il existe cependant un autre texte, mal connu en Occident et pratiquement oublié en Russie actuelle. Il s'agit de l'article du linguiste russe Lev Jakubinskij «Sur la parole dialogale», publié en 1923 à Leningrad. Selon l’éditeur actuel de Jakubinskij A. Leont’ev, cet article est passé ina-perçu des contemporains, et les idées de Jakubinskij n’ont pas reçu de prolongement dans la linguistique russe[4].  

Notre attention a été attirée par le fait que ces travaux de Jakubinskij et de Voloßinov ont été écrits et publiés à la même époque avec une distance de six ans seulement, et par la ressemblance de certains principes dans leurs théories.

Nous poserons alors les questions suivantes : 1) existe–t-il des liens entre ces deux travaux et, 2), pourquoi l’intérêt pour la parole dialogale est-il apparu en Russie précisément à cette époque-là?

Pour répondre à la première question, nous devons comparer la théorie du dialogue formulée dans l’article de Jakubinskij avec la conception du dialogue chez Vološinov, présentée dans ses différents travaux. Cette analyse constituera la première partie de notre article.

Pour obtenir la réponse à la deuxième question, il faut étudier non seulement les travaux de cette période où l'on mentionne la parole dialogale, mais aussi les œuvres des linguistes et des critiques littéraires russes dans lesquelles on aborde le problème des différentes formes et fonctions du langage. Il s'agit essentiellement de travaux sur la langue poétique, écrits par les formalistes russes et par leurs critiques. Tel était l’entourage scientifique de Jakubinskij et de Voloßinov. Cette analyse sera présentée dans la deuxième partie de notre article.

1. Jakubinskij – Vološinov : la question de la filiation.

1.1. La conception du dialogue chez Jakubinskij 

Le linguiste Lev Jakubinskij (1892-1945) faisait partie des formalistes russes, il est connu essentiellement comme l’un des fondateurs de l'OPOJAZ (Société pour l’étude de la langue poétique, fondée en 1916) et l’auteur d'articles sur la phonétique de la langue poétique. En 1923, il a
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publié de façon inattendue un article de 100 pages consacré à l’analyse de la parole dialogale, considérée comme manifestation essentielle de la parole quotidienne (ou «pratique», dans la terminologie de Jakubinskij).

La distinction de deux types principaux de parole : quotidienne (pratique) et poétique était très répandue à cette époque[5]. Jakubinskij aussi partageait cette idée, mais, à la différence des auteurs mentionnés, il a pris la notion de but comme donnée essentielle pour cette distinction. Autrement dit, il part de l’idée de diversité fonctionnelle de la parole[6]. Dans la linguistique russe de cette époque, il était parmi les premiers à attirer l'attention sur l’importance de la fonction

En même temps, pour distinguer les types de parole, Jakubinskij s’appuie sur la forme de l’énoncé, en considérant que la distinction par la forme doit précéder la distinction par le but, car cette dernière est liée aux facteurs extra-linguistiques. C’est la distinction par la forme qui permet de mettre en évidence le passage de la sphère extra-linguistique aux phénomènes proprement linguistiques, et qui oppose le monologue au dialogue. Ainsi, en définissant la forme et le but comme les points essentiels pour la diversité fonctionnelle de la parole, Jakubinskij reste dans le paradigme de la pensée des formalistes russes. 

En partant de cette idée, Jakubinskij, tout d’abord, définit le dialogue comme une forme directe de l’interaction verbale, et analyse le rôle de la perception visuelle et auditive de l’interlocuteur dans cette interaction. Cette analyse le conduit à l’idée de l’importance de la mimique, du geste et des mouvements du corps humain pour la compréhension mutuelle. Il note que parfois les mimiques et les gestes remplacent une réplique dans le dialogue.[7]

Puis, Jakubinskij s'intéresse à la nature éminemment orale du dialogue, et met en évidence le rôle essentiel de l’intonation, en soulignant qu’elle introduit différentes nuances de sens, qui ont «une signification communicative et qui déterminent la compréhension de la parole et de l’état d’esprit d’un interlocuteur mieux que les mots avec leur sens courant»[8]. Pour illustrer cette idée, Jakubinskij donne comme exemple un fragment du Journal de Dostoïevski, où l’on trouve une conversation
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d’ivrognes. Dans cette conversation, un mot grossier prononcé avec diverses intonations reçoit des sens tout à fait différents. 

Outre le rôle significatif de l’intonation, Jakubinskij souligne l’importance du ton, du timbre et des mimiques pour le «tonus de la parole», autrement dit, pour qu’un auditeur (slušajuščij) prenne une position par rapport au locuteur[9] (govorjaščij) et par rapport à son énoncé. L’auditeur, ainsi, va orienter son propre «point de vue» avec lequel il recevra la suite de la conversation. 

Le premier phénomène qui attire l’attention de Jakubinskij dans son analyse du dialogue est ainsi le rôle important du geste, des mimiques et de l’intonation pour l’interaction verbale. Il considère ces moyens comme communicatifs («ils sont chargés d’informations») et placés sur le même rang que l’expression proprement verbale.

 

Le deuxième principe élaboré par Jakubinskij dans son article est l’idée de Lev Ščerba sur l’opposition du dialogue et du monologue comme phénomène naturel et phénomène artificiel. Cependant, Jakubinskij utilise ces termes dans un autre sens que Ščerba.

Dans sa thèse de doctorat Un dialecte sorabe de l’est (Vostočno-lužickoe narečie), Ščerba affirme que le dialogue est une forme naturelle de la parole et qu’«une langue ne manifeste son existence que dans le dialogue»[10]. Autrement dit, Ščerba relie directement le dialogue à la parole quotidienne. Cette avis de fi©erba a servi de point de référence pour beaucoup de linguistes russes de notre époque qui analysent la parole quotidienne. 

Contrairement au dialogue, le monologue est, selon Ščerba,

«une forme artificielle de la langue qui est liée au développement des normes de la langue commune, au développement de la société et des individus». (Ščerba, 1915, p. 4)

A la différence de Ščerba, Jakubinskij explique les notions de «naturel» et d’«artificiel» en s’appuyant sur la nature psychologique du dialogue, laquelle est considérée comme une interaction de stimulus et de réactions. Il adopte la position behavioriste, en indiquant le caractère quasi réflexe de la réaction verbale. [11]

On comprend alors pourquoi Jakubinskij, lorsqu’il parle de la nature du dialogue, se concentre plus particulièrement sur la question de
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l’interaction entre «communicants» et pourquoi il souligne l’importance de l’idée que «chaque interaction est une action réciproque (inter–action), qui tend vers le phénomène dialogal» (Jakubinskij, 1923, p. 134).

Pour illustrer ce principe, Jakubinskij analyse une série d’exemples où même une action monologale provoque une réaction de réponse. En élaborant cette idée, il introduit la notion de «production intérieure des ré-pliques» (vnutrennee replicirovanie), autrement dit, la production d’une réponse dans la parole intérieure, qui suit, par exemple, l’audition d’un exposé. Jakubinskij montre le phénomène de la production intérieure d’une réponse pendant la lecture d’un livre ou d’un article, laquelle peut se manifester sous forme de notes en marge.

Ainsi, selon Jakubinskij, le phénomène de la production d’une réponse est une caractéristique fondamentale de toutes les formes de l’inter-action verbale. Elle est de nature psychologique, de type réflexe.

 

Le troisième principe de la théorie du dialogue formulé par Jakubinskij concerne l’alternance des répliques (čeredovanie replik). L’échange de répliques se déroule soit sous la forme d’un changement de locuteur, soit sous la forme d'une interruption.

Ce phénomène de l’interruption au cours du dialogue est relié par Jakubinskij à une autre caractéristique importante, qui est l’inachèvement (nezakončennost’). Il montre que

«chaque acte de la production d’un énoncé concret suppose une suite, et il va continuer après la contre-réplique; chaque changement d’une réplique par la contre-réplique de l’autre interlocuteur est un arrêt jusqu’à la nouvelle réplique du premier interlocuteur».[12] (Jakubinskij, 1923, p. 140)

Pour expliquer cette idée de Jakubinskij, nous proposons un schéma: 

Interlocuteur A – énoncé A1.

Interlocuteur B – énoncé B1 (contre-réplique à l’énoncé A1).

Interlocuteur A – énoncé A2 (contre-réplique à l’énoncé B1).

Le changement de l’énoncé A1 par l’énoncé B1 est un arrêt jusqu’à l’énoncé A2. Donc, l’énoncé A1 est inachevé car il suppose l’énoncé A2. Ce principe est valable pour chaque énoncé.

En analysant la nature des répliques, Jakubinskij exprime une autre idée importante, qui est celle que chaque réplique est déterminée par une réplique précédente de l’interlocuteur :

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«elle est d’un côté une composante originale, et d’un autre côté une composante de l’énoncé en totalité dans une situation donnée du dialogue» (Jakubinskij, 1923, p. 140).

Ainsi, dans cette partie de son travail, Jakubinskij pose le problème de l’inachèvement de l’énoncé et celui de l’articulation du concret et du général dans l’énoncé. 

L’analyse des caractéristiques du tempo de la parole a amené Jakubinskij à l’idée d’absence de réflexion au moment d’une réponse spontanée. Cela suppose que l’interlocuteur manie des «composantes habituelles» (des éléments d’automatisme).

Cette remarque sur les «composantes habituelles» a conduit Jakubinskij à l’idée de la simplicité de composition du dialogue par contraste avec le monologue, et de l’utilisation d’un moins grand nombre de mots dans un énoncé dialogal à cause de la composante «inachevée». Contrairement au dialogue, le monologue suppose une composition plus complexe et le choix des faits langagiers.

Dans le même paragraphe, Jakubinskij met en évidence une autre caractéristique importante du dialogue, à savoir la simultanéité de la réception de la parole d’autrui (du locuteur) et  la préparation à un contre – énoncé. Ce phénomène rend la parole dialogale, du point de vue psychologique, plus complexe que la parole monologale et joue un rôle déterminant dans le dialogue.

Un autre phénomène qui occupe beaucoup de place dans l’article de Jakubinskij est l’aperception [appercepcija]. Jakubinskij souligne que ce phénomène complexe est lié à la fois à la perception et à la compréhension. Il utilise cette notion pour désigner l’expérience, aussi bien interne qu’externe, et le contenu psychique d’un interlocuteur au moment de la per-ception. Il définit tout cela comme «une masse aperceptive», qui inclut aussi bien des composantes permanentes et des composantes transitoires que des composantes verbales et non-verbales placées au même rang[13]. En utilisant des termes modernes, on peut dire que Jakubinskij a été le premier dans l’histoire de la linguistique à parler du phénomène des «savoirs partagés».

En analysant différents cas d’utilisation de la «conjecture verbale» (jazykovaja dogadka), Jakubinskij montre que c’est non seulement l’iden-tité des «masses aperceptives» qui joue un rôle important pour la compréhension mutuelle, mais aussi le thème – cliché (šablonnost’) de l’énoncé. Pour argumenter ces principes, Jakubinskij utilise des exemples tirés des romans de L. Tolstoï et des situations de la vie quotidienne, quand les
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interlocuteurs se comprennent avec peu de mots dans une situation standard.           

Lorsque Jakubinskij passe de l’analyse des conditions générales de l’aperception à l’étude de ce phénomène dans une situation de dialogue, il met en évidence un phénomène très important, à savoir l’interaction de la base initiale d’aperception avec le contenu perçu des répliques de l’inter-locuteur :

«Chaque production postérieure d’un énoncé se déroule sur le fond de la masse aperceptive déterminée par la réplique qui vient d’être reçue. Si, à la suite d’une réplique, l’interlocuteur ne comprend pas, ou n’assimile pas ce qui a été dit, soit il va poser une question sur le sens de ces paroles, soit le dialogue va s’éteindre peu à peu. Le niveau de compréhension détermine aussi la composition langagière de l'énoncé». (Jakubinskij, 1923, p. 145)

Cette remarque de Jakubinskij nous paraît très importante, car dans la linguistique occidentale on attribue cette découverte au linguiste américain H. Sacks, qui a mis en évidence ce phénomène dans les années soixante. A partir de ce moment-là, cette idée est devenue la base de l’analyse ethno-méthodologique du dialogue aux Etats-Unis. Or, comme nous le voyons dans la théorie de Jakubinskij, cette idée a été déjà présentée par lui comme principe fondamental de l’organisation du dialogue.

Ainsi, en utilisant les savoirs sur le phénomène de l’aperception qui  existaient dans la psychologie de son époque, Jakubinskij a été le premier à les appliquer à l’analyse de l’interaction verbale en linguistique. Il a utilisé ce phénomène pour expliquer aussi bien l’organisation générale du dialogue que la structure syntaxique des énoncés et le choix des mots.

Partant de l’étude du phénomène d’aperception, Jakubinskij arrive à la formulation d’un autre principe de la théorie du dialogue, à savoir la question du rôle des clichés (šablony) dans l’interaction. Jakubinskij relie les clichés (la stéréotypie) de la situation quotidienne aux énoncés-clichés. En analysant le fait que les interactions quotidiennes clichés sont entourées par des interactions verbales clichés, il donne des exemples de  «réponses à côté» (otvety nevpopad).

En développant cette idée, Jakubinskij conclut qu’il y a des phrases-clichés qui sont attachées, simultanément, aux situations clichés et aux thèmes clichés. Jakubinskij les considère comme des «clichés syntaxiques complexes», indécomposables. Il les oppose aux autres phrases dans lesquelles on peut relever des composantes pour les combiner. Jakubinskij montre que les phrases du  premier type sont spécifiques au dialogue.

Dans la conclusion de son article, Jakubinskij note qu’il n’a fait qu’amorcer l’étude du dialogue et donner la formulation du problème. En effet, cet article ne peut pas être présenté comme une théorie complète du dialogue.
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En même temps, dans cet article, pour la première fois dans la linguistique russe et mondiale, on trouve la formulation des principes de la théorie du dialogue comme phénomène complexe et hétérogène, dans lequel se croisent des composantes langagières et extralinguistiques. Parmi les principes déterminés par Jakubinskij et restés actuels, on peut mentionner les suivants : 1) le dialogue comme activité mutuelle, interaction ; 2) le phénomène de «réponse» (otvetnost’) de chaque énoncé, qui a comme conséquence la «production de répliques dans la parole intérieure» ; 3) le caractère «non-achevé, non-fini» de chaque énoncé ; 4) la spontanéité des processus de perception et de préparation d’un nouvel énoncé ; 5) l’inter-action dans un dialogue donné entre l’expérience précédente et la réplique  d’un interlocuteur. 

Ainsi, en partant de l’idée d'analyser la parole pratique, Jakubinskij a déterminé les spécificités du dialogue en tant que phénomène complexe formé par plusieurs facteurs, aussi bien linguistiques qu'extra-linguistiques.

En effet, au premier regard, cet article se trouvait dans une position isolée pour son époque, parce que la linguistique russe traditionnelle a continué à pratiquer l’approche historico-comparative, et que les collègues de Jakubinskij à l'OPOJAZ s’intéressaient plutôt au côté phonétique de la langue poétique. Dans ce contexte, l’intérêt de Jakubinskij pour le dialogue semble apporter une note discordante. Cependant, comme nous le montrerons plus loin, si nous mettons cet article dans le paradigme général des sciences humaines des années 1920-1930, nous voyons que sa parution s'inscrit parfaitement dans ce paradigme.

1.2. La conception du dialogue de V. Vološinov

En passant à l’analyse de la théorie du dialogue de V. Vološinov (1895-1936), nous devons commencer par certaines remarques biographiques, car ce linguiste est complètement inconnu en Occident, de plus, souvent sa biographie s’est effacée derrière celle de M. Bakhtine, d’ailleurs ses travaux sont attribués à cet auteur. Il nous paraît par conséquent important d’in-diquer plusieurs faits biographiques qui permettrent de restituer son nom pour la linguistique et qui montrent ses liens avec Jakubinskij.

Tout d’abord, Vološinov étudie en 1922-1924 à l’Université de Pétrograd, à la faculté de sciences sociales au département d'ethnolinguistique. Cette faculté a été fondée à partir des trois facultés suivantes : historico-philologique, langues orientales et droit. Le programme d’étude incluait les disciplines historiques, économiques, la psychologie, la logique, la lin-guistique générale et comparée, la théorie de la littérature et l'étude approfondie des langues étrangères. Ces disciplines étaient enseignées par des professeurs connus en Russie, parmi lesquels on trouve le nom de
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L. Jakubinskij. Ainsi, Vološinov a reçu une solide formation en sciences humaines, dont la psychologie et la linguistique. Il connaissait bien, également, la conception linguistique de Jakubinskij.

Après ses études à l’Université, Vološinov en tant qu’étudiant brillant a reçu la proposition de continuer sa formation à l’Institut des études comparatives des littératures et des langues Occidentales et Orientales (ILJAZV).

Ainsi, en 1926, il a commencé un doctorat à cet Institut sous la direction du professeur Desnickij. Le sujet de sa thèse était : Le problème de la transmission de la parole d’autrui. Dans cet Institut, il a travaillé avec Jakubinskij, ainsi qu’avec d'autres linguistes comme E. Polivanov et S. Bernštein. Cette période de la vie de Vološinov est connue grâce à la dé-couverte dans les archives de l’Académie des Sciences au début des années 1990 de son dossier de doctorant[14].

Après la fin de ses études à l'ILJAZV, Vološinov a travaillé comme maître de conférences à l’Institut pédagogique Herzen et, ensuite, comme professeur à l’Institut de la formation supérieure des spécialistes en beaux-arts.

En 1930, Vološinov a été invité avec Jakubinski pour travailler comme linguiste dans la revue de M. Gorki Literaturnaja učeba. Dans cette revue, il a publié la plupart de ses articles dans les mêmes numéros que Jakubinskij. Ainsi, l’activité scientifique de ces deux linguistes se déroulait dans le même milieu professionnel[15].

Les recherches scientifiques de Vološinov portaient sur la poétique sociologique, sur la communication verbale et plus particulièrement sur la nature de l’énoncé. Dans la communication verbale il incluait aussi la «communication littéraire» (xudožestvennoe obščenie). Le dialogue faisait  partie de l’analyse de la communication verbale en tant que composant essentiel et indispensable. Selon Vološinov, l’énoncé est engendré dans la communication verbale et fonctionne dans ce milieu. C'est ce qui explique l’intérêt particulier de Vološinov pour le dialogue et les liens entre le dialogue et l’énoncé.   
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L’analyse de certains de ses travaux – les articles «Le mot dans la vie et le mot en poésie» (1926)[16], «La construction de l’énoncé» (1930), et les livres Le Freudisme (1927) et Marxisme et philosophie du langage (1929) montre qu’il développe dans chacun les problèmes théoriques de l’interaction verbale.

Dans l’article «Le mot dans la vie et le mot en poésie» (1926), qui ressemble par son titre et par la méthode d’analyse (de la parole pratique à la parole poétique) à celui de Jakubinskij, Vološinov désigne la «communication littéraire» comme forme particulière de communication sociale, «réalisée et fixée dans une œuvre littéraire»[17]. Il considère l’étude de cette forme comme la tâche principale de la poétique sociologique. Puisque cette forme fait partie du flux général de la vie sociale, il faut commencer par l’analyse de l’«énoncé de la vie quotidienne» (žiznennoe vyskazyvanie), c’est-à-dire, par l’analyse du «mot» dans le dialogue quotidien. 

A la différence de Jakubinskij, qui part de la forme linguistique de l’énoncé dialogal pour aller vers les conditions de son fonctionnement, Vološinov se fonde sur l’idée qu'un énoncé est engendré par une situation extralinguistique. C’est pourquoi il pose la question des rapports entre une situation extralinguistique de la vie quotidienne et un énoncé, et il formule la définition du contexte extralinguistique, où il inclut l’espace commun pour les participants, les savoirs partagés, leur compréhension de la situation et leur estimation commune de cette situation[18]. Un peu plus loin dans cet article, il développe cette notion de contexte et il conclut que la situation entre dans l’énoncé comme composant indispensable de son sens[19].

Ensuite, dans cet article, Vološinov pose la question de la nature sociale de l’intonation. Il fait une remarque très intéressante sur l’influence de l’intonation sur «l’image de l’autre», dont dépend la construction de l’énoncé. Vološinov montre également les différences d’intonation et de construction de l’énoncé, qui dépendent de l’accord ou du désaccord entre les participants.

Outre l’intonation, il analyse le rôle du geste dans l'interaction verbale, en lui attribuant les mêmes fonctions qu'à l’intonation. 

Il faut indiquer que, dans tout ces phénomènes, Vološinov  souligne avant tout l’aspect social, en remarquant, qu’
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«un énoncé concret (ce n’est pas une abstraction linguistique) naît, vit et meurt dans le processus d’interaction sociale des participants». (Vološinov, 1926 [1998, p. 257])

Ainsi, dès cet article Voloßinov aborde les points importants à partir desquels il va développer sa théorie de l’interaction verbale. En même temps, ici, on voit clairement son approche sociologique de la langue.

Dans son livre Le freudisme (1927) Vološinov garde son intérêt pour l’interaction verbale, il s’intéresse plus particulièrement au comportement langagier dans ses aspects psychologique et social, et au rôle que joue l’énoncé, qu’il appelle une «réaction verbale». C’est pourquoi il aborde aussi la question des rapports entre le mot et la pensée, et qu'il se tourne vers les problèmes de parole intérieure, en analysant les relations entre les processus internes et leur expression verbale externe.  En décrivant la nature de l’énoncé, Vološinov retourne à sa conception, qui a été exprimée dans son article précédent. Mais, cette fois, il souligne que ce sont les deux partenaires qui produisent un énoncé. Autrement dit, il souligne le rôle actif de l’interlocuteur.

De plus, Vološinov indique qu’un énoncé est un produit de l’interaction non seulement des deux participants, mais aussi de la situation sociale entière dans laquelle il est apparu[20]. Il considère le facteur social objectif comme déterminant.

Ainsi, dans les travaux susmentionnés, Vološinov formule son idée sur le rôle déterminant du facteur social pour la communication verbale et il analyse certains aspects de l’énoncé en les rapprochant de l’analyse philosophique de ce problème. Il développe ces questions au niveau philosophique dans son livre Marxisme et philosophie du langage (1929), issu directement de sa thèse de doctorat.

Dans ce livre, Vološinov, qui a pris pour objectif de fonder une nouvelle philosophie, marxiste, du langage, après avoir analysé les conceptions contemporaines du langage, consacre un chapitre à l’interaction verbale. Il y constate qu’«un événement social de l’interaction verbale est la seule réalité  de la ‘langue-parole’ (jazyka-reči[21]. En développant cette idée, il propose de distinguer un dialogue au sens étroit comme une forme de l’interaction verbale, et un dialogue au sens large comme la communication verbale de toutes sortes[22]. Il prend comme exemple un livre qui entre dans une discussion idéologique de grande échelle. Cette extension des liens explique le caractère «non-achevé» (nezakončennost’) de chaque énoncé, car il n'est qu'un moment de la communication verbale non-finie (dans
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la vie, dans la littérature, dans la politique, etc). Ainsi, chez Voloßinov, le dialogue prend un sens plus large, il signifie le processus général de l’interaction.

 

Dans la troisième partie de son livre, Vološinov retourne à son idée principale sur le dialogue comme unité réelle de la «langue-parole», mais il relie le dialogue aux différentes formes de transmission de la parole d’autrui, car c'est dans ces formes que se manifeste la relation active (aktivnoe otnošenie)[23]. Voloßinov montre la ressemblance et la différence entre le dialogue et les formes de la transmission de la parole d’autrui. La ressemblance se fonde sur la perception active de la parole d’autrui. La différence se trouve dans le fait que, dans un dialogue, les répliques sont grammaticalement distinctes (grammatičeski razobščeny), et qu'elles ne sont pas incorporées dans un contexte uni, autrement dit, «il n’y a pas de formes syn-taxiques qui construisent un dialogue»[24]. Dans le cas de la transmission de la parole d’autrui, au contraire, la perception active de la parole d’autrui se réalise avec les constructions stables propre à la langue.

Vološinov définit, de façon logique, le dialogue dans son sens large comme toutes les formes de la communication verbale, le dialogue dans son sens étroit comme une forme concrète de cette interaction et les formes constructives de la transmission de la parole d’autrui. Ces dernières se sont grammaticalisées. Ainsi, l’étude de ces formes permet de comprendre

«comment un énoncé d’autrui vit dans la conscience verbale interne d’un interlocuteur, comment il est interprété dans cette conscience et comment la parole de cet interlocuteur est orientée par rapport à cet énoncé». (Vološinov, 1929 [1993, p. 126])

L’intérêt pour le mécanisme de la perception d’un énoncé conduit Vološinov à la nécessité d’analyser la parole intérieure. C’est pourquoi il développe les idées qui ont été formulées dans son livre Le freudisme en montrant que la parole intérieure est organisée selon le principe dialogal. De cette façon, il retourne à la question du dialogue interne sur lequel il a écrit dans la première partie de son livre en analysant comment se passe la perception, la compréhension et l’évaluation de l'énoncé d’autrui.

Cette perception verbale interne se déroule dans deux directions. Premièrement, cet énoncé d’autrui est entouré par le contexte commenté (qui coïncide partiellement avec le fond aperceptif du mot), par la situation (interne et externe) et par l’expressivité. Deuxièmement, une contre-réplique se prépare. Ces deux processus : la préparation interne de la réplique
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(vnutrennee replicirovanie) et le commentaire, sont imbriqués dans un acte de perception active, et on ne peut les distinguer que de façon abstraite[25].

Vološinov, en analysant le mécanisme de la perception, montre ainsi une base dialogale commune pour l’organisation de tous les types de la communication verbale : de la parole intérieure aux parties relativement achevées d’un monologue, c’est-à-dire des paragraphes, qu’ils considère analogues aux répliques du dialogue, et jusqu'à une intervention complexe imprimée comme un livre. De telle façon, il attribue au dialogisme le statut de principe commun fondamental de l’énoncé, et le dialogue lui-même est considéré comme une unité réelle de la «langue-parole» et une des formes principales de l’interaction verbale.

Le processus de la perception est intimement lié au processus de la compréhension. Dans ses recherches, Voloßinov aborde également, en effet, la question de la nature de la compréhension. Il indique que chaque vraie compréhension est active et sert de germe pour une réponse, c’est-à-dire que chaque compréhension possède une nature dialogale (vsjakoe ponimanie dialogično).

Vološinov relie le processus actif de compréhension avec le problème de la sémantique du mot. Il pose que le sens se réalise au cours du processus d’interaction entre un locuteur et un interlocuteur, à partir d’un complexe sonore. Il étend le principe du dialogisme à la sémantique. Ainsi, Vološinov élève le dialogisme au niveau de principe fondamental de tous les phénomènes de la «langue-parole», à partir du texte jusqu'à la signification d’un mot.

Outre le côté perceptif («le plan de l’interlocuteur» en termes modernes), Vološinov analyse également le côté productif («le plan du locuteur») sans les opposer. Il les considère comme une interaction verbale formant un tout (celoe rečevoe vzaimodejstvie) Dans ce phénomène, il s’intéresse à la question de l’orientation du mot. Il prétend qu’il n’y a pas d’interlocuteur abstrait. Chaque fois un mot du locuteur est orienté vers son interlocuteur en prenant en considération qui il est, à quel groupe social il appartient,  quelle est sa position hiérarchique par rapport au locuteur, s’il est lié par des liens parentaux (que Vološinov considère comme liens sociaux) avec le locuteur. Comme résultat de ses réflexions, Vološinov arrive à la conclusion que

«chaque mot est un acte bilatéral. Il est déterminé de façon égale aussi bien par qui le produit, que pour qui il est destiné. Il est comme mot un produit de l’interaction entre le locuteur et l’interlocuteur». (Vološinov, 1929, 1993, p. 94)

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Ainsi, chez Vološinov, la nature dialogale du mot est déterminée  non seulement par le processus de compréhension, mais aussi par l’acte de production. Autrement dit, le mot possède une détermination bilatérale (dvustoronnjaja obuslovlennost’).

Le problème du mot et des autres questions linguistiques sert à Vološinov pour argumenter et pour illustrer la nature sociale de l’interaction verbale et de son produit, l’énoncé. A la différence de Jakubinskij, qui, dans ses réflexions, part de la forme de l’énoncé, et qui s’appuie sur la nature psychologique (même réflexe) du dialogue, Vološinov prend pour base de ses réflexions théoriques uniquement la dimension sociale. Même au moment où il analyse le sujet parlant, il prend en compte uniquement l’aspect social du locuteur et de l’interlocuteur. Il considère que la structure de l’énoncé est entièrement déterminée par la situation sociale, aussi bien la situation proche que la plus large.

En développant ses réflexions sur l’interaction sociale et son rôle dans la production d’un énoncé, sur l’influence de l’auditoire sur la forme de l’énoncé, Vološinov arrive à l’idée de l’existence de genres verbaux qu’il appelle tantôt les «genres de la vie quotidienne» (žitejskie žanry), tantôt «genres verbaux de la vie» (žiznennye rečevye žanry). Dans tous les cas, la notion de base est «genre de la vie quotidienne», lié à la situation stable de la vie quotidienne (ustojčivaja bytovaja situacija) :

«Chaque situation constante de la vie quotidienne possède une organisation concrète de l’auditoire et en conséquence, un répertoire des petits genres de la vie quotidienne <…> le genre de la vie quotidienne fait partie du milieu social : de la fête, du loisir, de la communication en salon, en atelier, etc. Il est en contact avec ce milieu, il est limité par ce milieu, il est déterminé par lui dans tous ses moments internes.

Le processus du travail et de la communication officielle possède d'autres formes de construction de l’énoncé». (Vološinov, 1929 [1993, p. 94]).

Selon Vološinov, cette notion de situation sociale stable se trouve à la base du développement des formes langagières. C’est la situation sociale qui se stabilise tout d’abord, puis ce sont la communication verbale et l’interaction, ensuite, ce sont les formes des interventions verbales qui se stabilisent et enfin tout cela se reflète dans les changements des formes lan-gagières[26]. En même temps, Vološinov relie la notion de genre de la vie quotidienne avec la notion de «tout», ou «totalité» (celoe) :

«Le premier mot et le dernier, le début et la fin de l’énoncé de la vie quotidienne – voilà le problème du tout… Une question achevée, une exclamation, une commande, une demande – ce sont les touts typiques des énoncé de la vie quotidienne». (Vološinov, 1929, 1993, p. 106)

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Vološinov relie les situations constantes aux formes verbales constantes et aux énoncés concrets en les considérant comme un tout. C’est l’unité du verbal et du non-verbal de plus haut niveau qui se réalise dans la notion de «genre verbal de la vie» (žiznennyj rečevoj žanr). De plus, Vološinov indique non seulement la stabilité des situations sociales de la communication, non seulement la fixité des formes de la communication, non seulement la stabilité des formes du début et de la clôture, mais aussi le fait qu'il y ait un nombre limité de thèmes de  communication. Cette stabilité des composantes liées entre elles possède un caractère historique, car elle change en fonction de l’époque et des groupes sociaux.

Cette analyse détaillée de la nature sociale de la communication verbale d’un côté, et du principe dialogal de l’organisation des toutes les formes de l’interaction verbale de l’autre, conduit Vološinov à l’idée de genres verbaux de la vie, c’est-à-dire qu’il relie dans un complexe le genre, le dialogue-conversation et le dialogisme. On peut dire que le genre verbal de la vie est le milieu dans lequel un énoncé naît et vit, le dialogue est la forme principale de la communication verbale et le dialogisme est la caractéristique fondamentale de tous les énoncés jusqu’au niveau d’un  mot et de son sens.

En résumant, nous pouvons dire que Vološinov analyse l'ensemble genre — dialogue — dialogisme et tous ses composants dans leurs relations jusqu’au niveau du mot, du sens, de l’intonation et des formes syntaxiques, il défini aussi cet ensemble dans son aspect philosophique, sociologique et linguistique. Ce faisant, Vološinov ouvre des perspectives nouvelles pour la linguistique de son époque en élargissant le domaine de recherches à la pragmatique. Il formule ainsi le principe du dialogisme comme une pierre angulaire pour la nouvelle philosophie du langage. 

Après la publication de ce livre, Vološinov n’abandonne pas la question de l’organisation du dialogue. Il développe ce problème dans son article suivant «La construction de l’énoncé» (1930) qui a été publié dans la revue Literaturnaja učeba, dans le même numéro qu’un article de Jakubinski. Dans cet article, Vološinov précise plusieurs définitions et ajoute des exemples extraits des œuvres de Gogol et Dostoïevski pour illustrer certaines principes théoriques.

Tout d’abord, Vološinov parle des types de communication sociale, en distinguant la communication de travail, la communication administrative, la communication de la vie quotidienne, la communication idéologique et, plus particulièrement, la communication littéraire (xudožestvennoe obščenie) comme les plus importantes. Il établit des liens entre ces types et les types constants d’énoncés pour préciser la définition du genre comme structure type de l’énoncé (typovaja struktura vyskazyvanija), qui possède ses formes grammaticales et stylistiques.

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Dans chaque communication verbale, Vološinov met en relief  deux points importants : premièrement, la production de l’énoncé par un sujet parlant et, deuxièmement, la compréhension de cet énoncé par un interlocuteur. Cette compréhension contient toujours un élément de réponse. Tous les énoncés longs d’un sujet parlant sont monologue seulement par leur forme, par leur nature ils sont dialogue[27].

Ensuite, Vološinov aborde la question de la nature dialogale de la parole intérieure en précisant que toutes nos interventions verbales internes contiennent l’estimation d’un interlocuteur potentiel[28]. Cependant, Vološinov, en développant sa thèse sur la nature sociale de la conscience, ajoute l'idée que chaque énoncé a une détermination de classe (klassovaja obuslovlennost’). Il analyse, par exemple, une situation de prise de décision, en indiquant qu’au moment de la réflexion notre parole intérieure prend la forme de questions et de réponses, d'affirmations et de contradictions : «Notre conscience se distingue en deux voix indépendantes et contradictoires. Toujours, une de ces voix indépendamment de notre conscience et de notre volonté se réunit avec l’opinion et l’estimation de la classe sociale à lequel nous appartenons»[29]. Il parle ensuite de la collision dans le même flux de parole de deux idéologies, de deux opinions des classes sociales qui luttent l’une contre l’autre. Par là, Vološinov se met sur la position du sociologisme vulgaire, ce qui peut trouver son explication dans la situation politique en Russie et par l'idéologie dominante à cette époque.

Outre l’aspect sociologique, Vološinov développe dans cet article l’aspect linguistique de l’énoncé. Il montre comment la position de l’inter-locuteur détermine la construction de l’énoncé, notamment, l’intonation, le choix des mots et leur composition. Il attire particulièrement l’attention sur l’intonation, en lui attribuant un rôle principal dans la construction de l’énoncé, aussi bien l’énoncé de la vie quotidienne que l’énoncé littéraire. (Il nous semble que cette attention particulière accordée à l’intonation et au ton n’est pas étonnante chez Vološinov, qui dans sa jeunesse a été musicologue). Vološinov attribue à l’intonation une fonction significative (smysloobrazujuščaja funkcija) et note qu’une situation donnée et un auditoire donné déterminent l’intonation, et que c’est à travers elle que le choix des mots, leur ordre et l’interprétation de l’énoncé sont faits. Pour illustrer cette thèse, Vološinov donne un exemple particulièrement frappant, extrait du livre de Gogol Les âmes mortes en mettant en relief le problème du stéréotype verbal et de la stylistique de l’énoncé de la vie quotidienne.

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En même temps, il met en garde contre le danger d’interpréter un énoncé littéraire comme énoncé quotidien, il ne peut l'accepter que dans des cas exceptionnels. Vološinov analyse la scène de la rencontre de Tchitchikov avec le général Betrischev en mettant en relief tous les mécanismes ca-chés et en donnant un commentaire stylistique détaillé.

Dans cet article, Vološinov développe ses réflexions théoriques et les applique à l’analyse stylistique. Il précise la notion de situation, d’atti-tude sociale, de rôle et de place de l’énoncé. Malheureusement, ce fut son dernier article car il dut interrompre son travail à cause de sa maladie. Il mourut en 1936.

Pour résumer, on peut dire, que, à la différence de Jakubinskij, Vološinov se fonde avant tout sur l’aspect sociologique de l’interaction verbale. Le fil de ses réflexions passe des composants non-verbaux de l’inter-action à l’énoncé verbal proprement dit. Il prête une attention particulière à l’interaction de ces deux composants, en développant surtout le problème de la situation et de ses éléments.

En considérant l'événement social de l’interaction verbale comme une réalité de la langue, Vološinov définit le dialogue comme une unité réelle de la «langue-parole». Dans sa conception, tous les énoncés verbaux, du mot jusqu'au roman, sont marqués par le dialogisme. L’analyse de ce principe permet à Vološinov de mettre en évidence des caractéristiques telles que la propriété d'anticipation de réponse (otvetnost’), l'inachèvement (nezakončennost’), l’orientation vers l’interlocuteur (orientirovannost’ na slušatelja). En même temps, Vološinov analyse l’aspect linguistique de l’énoncé. Il s’intéresse plus particulièrement à la syntaxe et à l’intonation.

Ainsi, Vološinov établit une base pour la théorie de l’énoncé en la liant avec la conception du dialogue et en déclarant le dialogisme comme principe fondamental pour l’organisation de l’interaction verbale. Grâce à cela, tout comme Jakubinkij, il élargit le domaine de la linguistique en incluant dans son champ de recherches l’aspect pragmatique.

L’orientation sociale de sa réflexion conduit Vološinov à la découverte des genres de la vie quotidienne, qui sont caractérisés par les situations clichés, par la structure cliché, par les thèmes clichés et par les énoncé clichés. Il met en relation cette conception des genres et celle du dialogisme, mais, malheureusement, il n’a pas eu le temps de donner à cette théorie un caractère achevée. C'est Bakhtine qui a élaboré plus avant cette théorie dans ses travaux des années 60.
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1.3. Les rapports entre la conception du dialogue de Jakubinskij et celle de Vološinov.

Le premier qui a fait l’hypothèse du rapport entre l’article de Jakubinskij et le livre de Bakhtine (Vološinov) est L. Matejka (1973). Malheureusement, son idée n’a pas attiré l’attention des linguistes.

Après avoir analysé la conception du dialogue chez Jakubinskij et Vološinov, leur rapport nous paraît évident. Cependant, il faut ajouter des arguments pour montrer l’influence des idées de Jakubinskij sur Vološinov.

Tout d’abord, il faut prendre en compte les références que fait Vološinov dans ses travaux. Il nous semble que les chercheurs qui ont analysé le livre de Vološinov Marxisme et philosophie du langage et qui l’ont attribué uniquement à Bakhtine, se sont intéressés avant tout à l'aspect philosophique, sans prendre en compte la linguistique et le nom de Jakubinskij.

En général, les spécialistes en histoire de la linguistique parlent de l’influence sur Vološinov de l’école de Vossler[30]. En effet, Vološinov se réfère souvent aux travaux de C. Vossler, de L. Spitzer et de O. Dietrich. Mais, parallèlement à ces références, on peut trouver également le nom de Jakubinskij. L’analyse des travaux de Vološinov et la comparaison de sa conception avec celle de Jakubinskij montre la grande influence de ce dernier sur la formation de la théorie du dialogue du premier.

Tout d’abord, les deux linguistes sont partis de l’idée que le dialogue est la forme naturelle d’existence de la langue. En formulant cette thèse, Vološinov se réfère directement à Jakubinskij. Dans son livre Marxisme et philosophie du langage, Vološinov mentionne l’article de Jakubinskij comme la première recherche en Russie sur le dialogue.

Puis, Vološinov s’appuie sur les idée de Jakubinskij lorsqu’il analyse les formes directes et indirectes de l’interaction verbale[31]. De plus, Vološinov emprunte à Jakubinskij le terme de «réponse interne» (vnutrennee replicirovanie), dont il a besoin pour définir la propriété d'anticipation de réponse de chaque énoncé, même d'un monologue[32].

Certaines idées de Vološinov sont formulées sans référence à Jakubinskij, mais la comparaison de leurs conceptions montre leur ressemblance. Par exemple, lorsque Vološinov parle de l’importance de l’into-nation dans le processus de l’interaction verbale et de sa détermination par la situation, il prend le même exemple de la conversation d'ivrognes
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qu'avait trouvé Jakubinskij dans le Journal de Dostoïevski, et qui est ana-lysé dans son article. Et Jakubinskij et Vološinov indiquent souvent la dé-termination de l’intonation, du choix des mots et de la structure de l’énoncé par la situation. Les deux linguistes relient la stéréotypie des énoncés avec la stabilité des situation de la vie quotidienne. A ceci près que dans la conception de Vološinov, cette idée est développée jusqu'à la notion de genres verbaux de la vie quotidienne.

Aussi bien Jakubinskij que Vološinov analysent le dialogue comme résultat de l’activité commune du locuteur et de l’interlocuteur. Les deux linguistes prêtent une grande attention au phénomène de la perception et indiquent sa propriété d'anticipation de réponse. Nous pouvons continuer cette liste des idées communes, mais essentiellement, ce qu’il faut prendre en compte, à notre avis, c’est le fait que la théorie du dialogisme de Voloßinov dans beaucoup de ses aspect est très proche de la conception de Jakubinskij, autrement dit, elle prend ses sources non seulement dans la linguistique allemande, mais aussi dans la linguistique russe.

De plus, comme nous l'avons montré, Jakubinskij et Vološinov ont été en contact par l’activité professionnelle, nous pouvons donc supposer qu’ils connaissaient bien leurs conceptions scientifiques respectives.

En étudiant la conception du dialogue de Vološinov, nous avons déjà indiqué les différences entre les théories de ces deux linguistes. Ici, nous pouvons ajouter que Vološinov a développé certaines idées que Jakubinskij n'avait fait qu'approcher (l’idée de la propriété d'anticipation de réponse, d'inachèvement, de réponse interne, de cliché, etc.). Vološinov a élargi la notion de dialogue et l’a étendue jusqu’à chaque produit verbal, ce qui permet à Bakhtine de parler plus tard de la polyphonie du roman. Pour indiquer le dernier point de différence entre Jakubinskij et Vološinov, nous pouvons souligner que Jakubinskij, en analysant le dialogue en tant que forme de la communication, est entré dans le domaine de la théorie de la communication. Vološinov, avec son principe du dialogisme, a apporté une contribution non seulement à cette théorie, mais aussi à la stylistique et à la naissance de la linguistique du texte.  

2. Les conceptions de Jakubinskij et de Vološinov dans le paradigme des sciences humaines de leur époque.

Après avoir établi les rapports entre la théorie du dialogue de Jakubinskij et celle de Vološinov, nous allons chercher à situer ces travaux dans le contexte de leur époque pour comprendre pourquoi le dialogue a attiré l’attention de ces linguistes.

Comme nous l'avons déjà indiqué, au premier regard, l’article de Jakubinskij et les travaux de Vološinov occupent une place particulière
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dans la linguistique des années 1920. Cependant, si nous analysons la situation générale dans les sciences humaines de cette époque, nous voyons que ces œuvres sont liées à d'autres recherches, aussi bien en linguistique qu'en critique littéraire.

Tout d’abord, en Russie, cette époque est caractérisée par une grave crise de la linguistique historico-comparative. Les nombreux élèves de Baudouin de Courtenay, parmi lesquels on trouvait Jakubinskij, Ščerba, Polivanov, Larin, Černyšev, s’intéressaient à l’étude des langues vivantes. C’était l’utilisation de la langue par l’homme qui était leur principal objet de recherches. Ce sont ainsi différentes formes de la pratique du langage, aussi bien dans la vie quotidienne que dans les œuvres littéraires qui étaient au centre de leurs réflexions.

En développant l’idée de Baudouin de Courtenay sur la primauté de la forme orale de la langue, certaines linguistes ont centré leurs études sur l’intonation, la phonétique expérimentale et les dialectes géographiques et sociaux (Bogorodickij, Larin, Polivanov, Černyšev, Ščerba, etc.). En même temps, la situation politique et sociale a stimulé l’intérêt des philologues pour la communication verbale et l’art de la parole. Une grande partie de ces recherches a été menée dans le cadre de l’«Institut du Mot Vivant» (Institut živogo slova), qui avait été fondé à Petrograd en 1918. Il faut remarquer que Jakubinskij a été parmi les fondateurs de cet Institut. C'est ainsi que les études de la pratique de la parole quotidienne, de la langue orale ont commencé à prendre une place de plus en plus grande dans la linguistique russe.

Un autre domaine qui a commencé son développement actif à cette époque était la poétique. Les grands changements qui se sont produits dans  la littérature russe et l’apparition de l’avant-garde ont déterminé l’intérêt des philologues pour la créativité langagière et le problème de l’utilisation des moyens linguistiques par un poète ou par un écrivain. Pour mener ce genre de recherches, deux société ont été fondées : la «Société pour l’étude de la langue poétique» (OPOJAZ) en 1916 à Petrograd et le Cercle linguistique de Moscou en 1915. Il est difficile de définir la spécialisation de chacun de leurs fondateurs. C’étaient des linguistes qui s’intéressaient aux problèmes de forme et de composition des œuvres littéraires et des critiques littéraires qui discutaient des question de linguistique. C'est le terme de «philologue» qui convient le mieux pour définir ces fondateurs, parmi lesquels on voit encore le nom de Jakubinskij.

La plupart de leurs études ont été publiées dans les Sborniki po teorii poètičeskoj reči (‘Recueils sur la théorie de la langue poétique’, 1916, 1917), la revue Russkaja reč’, (‘La langue russe’, 1923-1927), les recueils Poètika (‘Poétique’, 1919, 1923, 1926, 1929) et Levyj front – LEF (‘Le front gauche’, 1923, 1927).
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Les philologues de ce courant (les formalistes russes) faisaient une claire distinction entre la langue poétique et la langue pratique. Bien que certains critères de cette distinction aient été différents chez les différents auteurs, il y avait un point commun sur lequel tous ces chercheurs étaient d’accord, à savoir que la langue poétique possède un caractère imagé (obraznost’). Contrairement à la langue poétique, la langue pratique est automatisée, les mots perdent leur image qui s’y trouvait à l'origine, ils deviennent banals. Au lieu de sentir l’image qui se trouve à l’origine du mot, les gens ne font que la reconnaître. C’est pourquoi, dans la poésie, il faut redonner aux mots leur fraîcheur. Les principes de la langue poétique ont été élaborés dans les travaux de V. Šklovskij (1916, 1917), V. Žirmunskij (1923), V. Vinogradov (1923), G. Vinokur (1923), Ju. Tynjanov (1924). On a vu que cette idée sur l’automatisme de la langue pratique a été travaillée par Jakubinskij dans son article Sur la parole dialogale.

Pour mieux mettre en évidence les spécificités de la langue poétique, il fallait également étudier la langue pratique. C'est ce qui explique la parution de cet article de Jakubinskij et qui permet de le ranger dans la même série que les travaux sur la langue poétique.

Il y a deux autres notions qui étaient très importantes pour les formalistes russes : le but et la forme. C’est le but qui détermine le choix des mots et l’utilisation des autres faits linguistiques. Les différentes composantes d’une œuvre littéraire sont dépendantes du but qui est défini par l’auteur. Ainsi, le but est un facteur constructif dominant d’une œuvre.  C’est aussi le but qui sert pour distinguer la langue poétique et la langue pratique.

La forme aussi joue un rôle essentiel, car elle possède un caractère dynamique et est liée au matériau au contenu. Une œuvre littéraire doit donc être analysée dans l'unité de sa forme, de son matériau et de son contenu, d’où vient l’importance des faits linguistiques pour l'analyse lit-téraire. L’unité essentielle pour cette analyse est le mot. Cela explique pourquoi les formalistes russes ont souvent abordé dans leurs travaux la question du sens des mots et des combinaisons de mots[33]. Cela explique aussi le titre de l’article de Vološinov «Le mot dans la vie et le mot en poésie»[34] (1926).

Enfin, après la révolution russe de 1917, la sociologie marxiste, souvent très vulgarisée par ses interprétateurs, a commencé à fortement
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pénétrer dans les sciences humaines. Vers la fin des années 20, les recherches sur la langue poétique ont été transformées en «poétique sociologique» (sociologičeskaja poètika). Sa position dans le paradigme des sciences humaines a été fortement discutée, car ce nouveau domaine a été un point d’articulation de la linguistique et de la critique littéraire. Dans les travaux de Vološinov (surtout dans son article «Les frontières entre poétique et linguistique» 1930), nous voyons que cette «poétique sociologique» a été attachée à la critique littéraire, bien que les problèmes traités aient été propres à la linguistique. Cela explique aussi la différence entre la thèse de doctorat de Vološinov Le problème de la transmission de la parole d’autrui, attachée à la critique littéraire, et son livre Marxisme et philosophie du langage qui aborde des problèmes plus spécifiquement linguistiques.

On voit maintenant que l’article de Jakubinskij et les travaux de Vološinov n’ont pas été un phénomène particulier pour la linguistique et la critique littéraire des années 20. Ils ont traité de questions très actuelles pour cette époque et les conceptions qui ont été élaborées dans leurs travaux ont été déterminées par le niveau des savoirs de leur temps.

 

 Le rapport entre l’article de Jakubinskij et les travaux de Vološinov et leur valeur scientifique devient plus évident si l'on prend en compte un autre travail qui actuellement est aussi tombé dans l'oubli. Il s'agit de l'ouvrage de V. Vinogradov La poésie d’Anna Akhmatova (1925). Dans ce travail, consacré à la spécificité du style de cette poétesse, Vinogradov introduit un chapitre «Les grimaces du dialogue», où il étudie le rôle du dialogue dans la poésie d’Akhmatova. Cette introduction des dialogues permet à la poétesse non seulement d’éviter la monotonie, mais aussi de créer une gamme d'effets émotionnels qui organisent l’architectonique du sens de ses poèmes.

En analysant la façon d’intégrer le dialogue comme forme particulière de la langue dans le monologue, ou «skaz», Vinogradov en distingue trois types d'interactions. Dans le premier type, le dialogue organise la composition d’un poème, en laissant au monologue le rôle de la description générale. Même dans ces cas, on trouve un entrelacement des répliques du dialogue et des remarques du monologue. Parfois, la poétesse prend à la fois le rôle de narrateur et de participante de dialogue, ce qui crée un entrelacement complexe des différentes voix.

Dans le deuxième type, le dialogue est intégré de façon implicite. Les interventions d’autrui sont intégrées dans le «skaz». Ce croisement des deux plans verbaux crée une composition complexe pleine d'allusions.

Dans le troisième type, le dialogue intégré dans la composition d’un poème sert à des effets esthétiques. La structure de ce dialogue est particulière, car il possède ses propres spécificités sémantiques.

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Toutes les idées de Vinogradov sont illustrées par cette fine analyse des poèmes d'Anna Akhmatova. A la fin de ce chapitre, Vinogradov exprime le regret que les principes de l’organisation du dialogue ne soient pas encore étudiés pour la prose.

Nous pensons que ce travail de Vinogradov occupe une position intermédiaire entre Jakubinskij et Vološinov, parce que, d’une part, Vinogradov se réfère à l’article de Jakubinskij en appliquant certaines de ses idées, d’autre part, il analyse des œuvres littéraires en montrant la polyphonie des voix (sans utiliser ce mot) de narrateur, d’auteur et des héros. Cette polyphonie est créée grâce à l’intégration du dialogue. Ce travail de Vinogradov constitue ainsi un passage de l’analyse du dialogue dans le sens étroit chez Jakubinskij au dialogue intratextuel chez Vološinov.

 

Pour conclure, il faut indiquer que la problématique des travaux analysés de Jakubinskij, de Vinogradov et de Vološinov a été une partie intégrante de la situation des sciences de cette époque en Russie. La linguistique historico-comparative était considérée comme une science abstraite, qui s’occupe d'un objet très éloigné de la vie réelle. L’intérêt pour la langue vivante, pour l’utilisation de la langue et la créativité langagière a fait naître des recherches de nouveaux objets pour la linguistique. Le développement des nouvelles sciences – de la poétique et de la pragmatique, la pénétration de la philosophie marxiste et de la sociologie a transformé le paradigme des sciences humaines. Ce changement de paradigme a touché non seulement la linguistique, mais aussi d'autres sciences et les beaux-arts.

Comme témoignage de cette période, nous pouvons citer les mémoires de deux linguistes russes L. Zinder et T. Stroeva, qui ont été des élèves de Jakubinskij et qui ont travaillé à l’Institut de la culture langagière :

«S’il faut caractériser la situation générale en linguistique de cette époque, on peut dire que c’était une situation de recherches.  Et il aurait été surprenant s'il n'en avait été ainsi, si la linguistique soviétique n'avait pas recherché la nouveauté que nous voyons dans les autres domaines créatifs de cette époque – en théâtre, dans les beaux-arts, en musique, en littérature, etc. Il s'agissait de créer de nouveaux objets, un nouveau matériau, de nouveaux chemins et essentiellement, une nouvelle base méthodologique, que les linguistes cherchaient dans la philosophie matérialiste marxiste». (Zinder & Stroeva, 1999, p. 206)

Les travaux de Jakubinskij et de Vološinov ont été un seuil pour les changements dans ce paradigme scientifiques, en indiquant de nouvelles perspectives pour les sciences du langage. La conception du dialogue de Jakubinskij, ainsi que le dialogisme de Vološinov n’ont pas reçu de
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caractère achevé dans les années 1920-1930. Il nous semble que cela est lié, d’une part, à la situation complexe des années 30 et, de l'autre, au destin tragiques de ces deux linguistes (Vološinov est mort de tuberculose, Jakubinskij a été isolé, ses travaux ont été interdits de publication pour raisons politiques). D’autre part, beaucoup de leurs idées étaient très en avance sur leur époque, et n’ont pas été pleinement appréciées par leurs contemporains.

Dans les années 30, il n’y eut aucune publication consacrée au dialogue. Le dialogue était considéré comme une forme propre à la parole quotidienne, ce qui était hors des intérêts scientifiques. A l'époque de Marr et du marrisme, la linguistique russe s'est orientée vers d'autres problèmes. Il n’y a que Ščerba qui mentionne le dialogue dans son article «La langue russe littéraire contemporaine» (1939), où il oppose deux forme de la langue – parlée, orale, et littéraire, écrite à la base de l’opposition dialogue – monologue. Il considérait la langue parlée, le dialogue comme une forme non codifiée. Cet avis de Ščerba explique partiellement l’absence d’intérêt des linguistes pour le dialogue dans les années 30, puisque c’était l’époque de développement de la théorie de la langue ‘littéraire’. Cet avis de Ščerba a eu pour conséquence l’orientation des études du dialogue uniquement vers la langue parlée. Cette situation a perduré jusqu’au début des années 80. Cela explique pourquoi l'on ne trouve de rares références à Jakubinskij que dans les travaux sur la langue parlée.

La théorie de Vološinov a été redécouverte grâce à l’intérêt pour Bakhtine. Car Bakhtine a été lu essentiellement par les critique littéraires, qui n'ont vu dans les travaux de Vološinov que cet aspect. Ainsi, la théorie du dialogisme a été appliquée seulement à l’analyse du texte et elle a été considérée comme une théorie littéraire. C’est grâce aux travaux de chercheurs comme V. Alpatov que les linguistes modernes ont redécouvert les œuvres de Vološinov. 

Ce n'est qu'à la fin du XXème siècle que la linguistique russe et mondiale s'est tournée vers la linguistique de la communication. Grâce à cela, une partie des principes formulés par Jakubinskij et Vološinov ont été redécouverts par l’ethnométhodologie de Sacks et Schegloff, par la sociolinguistique de Goffman et Gumperz et par l’ethnographie de la communication de Haimes. Cela a stimulé la relecture des travaux de Jakubinskij et de Voloßinov pour trouver leur place dans l’histoire des idées linguistiques.

 

© Irina Ivanova

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[1] Cf. Clark & Holquist, 1984; Maxlin, 1991, 1993, 1996; Pan’kov, 1995, etc.

[2] Cf. Todorov, 1981; Maxlin, 1991, 1993, 1996.

[3] Cf. Levinskaja, 1994; Maxlin, 1996.

[4] Préface de Leont’ev, dans Jakubinskij, 1968, p. 5.

[5] Cf. Šklovskij, 1916 ; Žirmunskij, 1919, 1921; Vinogradov, 1923 ; Vinokur, 1923 ; Tynjanov, 1924.

[6] A cette époque, Jakubinskij comme les autres élèves de Baudouin de Courtenay ne distingue pas la langue et la parole dans le sens de Saussure. Souvent, les linguistes russes ont utilisé ces deux termes comme synonymes jusqu’à la fin des années 30.

[7] Jakubinskij, 1923, p. 122.

[8] Ibid., p. 125.

[9] Jakubinskij invente ses propres termes qui ne correspondent pas aux termes modernes. Cela explique pourquoi nous les utiliserons avec prudence en préférant donner entre guillemets soit des explications, soit la translittération (en italique)

[10] Ščerba, 1915, p. 4.

[11] Jakubinskij, 1923, p. 134.

[12] Dans la linguistique russe, le terme réplique signifie un énoncé produit par un interlocuteur, même un énoncé initial.

[13] Jakubinskij, 1923, p. 147.

[14] Publication de N. Pan’kov en 1995.

[15] Il faut remarquer que Bakhtine dans ses interviews à Duvakin ne mentionne pas le nom de Jakubinskij. A la question directe sur l’OPOJAZ, il se rappelle avec difficulté le nom d’un membre d’OPOJAZ N. Lopatto, peu connu. C’est un argument de plus pour l’attribution des textes controversés à Voloßinov, qui a fait ses études chez Jakubinskij, qui a travaillé avec lui et qui se réfère à ses travaux. 

[16] Traduction de Tzv. Todorov «Le discours dans la vie et le discours en poésie», 1981.

[17] Vološinov, 1926 [1998, p. 248].

[18] Ibid., p. 250.

[19] Ibid., p. 251.

[20] Vološinov, 1927, p. 118.

[21] Vološinov, 1929 [1993, p. 104].

[22] Ibid.

[23] Vološinov, 1929 [1993, p. 126].

[24] Ibid.

[25] Ibid., p. 129.

[26] Ibid., p.106.

[27] Vološinov, 1930, p. 69.

[28] Ibid., p. 70.

[29] Ibid.

[30] Alpatov, 1995.

[31] Vološinov, 1929, p. 158.

[32] Ibid., p. 129.

[33] Šklovskij, 1916; Vinogradov, 1923; Tynjanov, 1924.

[34] Rappelons que cet article est traduit pas Todorov comme «Le discours dans la vie…», ce qui change fondamentalement la perspective dans laquelle il doit être lu.


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