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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Elena SIMONATO-KOKOCHKINA (Université de Lausanne) : «Choisir un alphabet, une question linguistique ? Discussions sur le choix des système d’écriture en URSS (1926-1930)», in P. Sériot (éd.) : Le discours sur la langue en URSS à l'époque stalinienne (épistémologie, philosophie, idéologie), Cahiers de l'ILSLS, n° 14, 2003, p. 193-208.


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Introduction

Avec l’instauration du pouvoir communiste en 1917, le gouvernement bolchevik élabore tout un programme d’actions visant l’«édification culturelle» [kul’turnoe stroitel’stvo] qui fait partie du vaste plan de la transformation du pays et de la société. Le travail réalisé dans le domaine de l’«édification linguistique» [jazykovoe stroitel’stvo], qui en fait partie, est énorme. On peut résumer comme suit ses grandes lignes:

1) années 1920 : choix du système d’écriture (le latin) ;

2) années 1920-1930 : création des alphabets à base latine ;

3) 1ère moitié des années 1930 : unification des alphabets ;

4) 2e moitié des années 1930 : passage à des alphabets à base russe.

L’activité même de la création et du changement des alphabets est un terrain où difficultés théoriques, pratiques et politiques s’entremêlent. Le sujet à traiter est trop vaste pour prétendre en cerner tous les contours. Cet article ne vise pas à couvrir l’intégralité du champ concerné, mais à proposer un éclairage. C’est l’interaction des arguments linguistiques et politiques dans les discussions sur le choix du système d’écriture qui est au centre de notre étude car ce sont souvent des choix prétendument «linguistiques», mais en réalité politiques, qui ont déterminé en fin de compte la destinée d’un peuple ou d’un groupe ethnique au sein de l’Union.

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0.         Etat des lieux

Nous sommes en 1926, tout au début de l’édification linguistique. Ce qui est relativement bien connu sur ce processus, à travers les ouvrages d’Alpatov (2000), Creissels (1977), Carrère d’Encausse (1987), Fierman (1991), Isaev (1979), Smith (1998), c’est le contexte institutionnel, la factographie de cette période. Mais ce qui l’est beaucoup moins, ce sont les discussions qui se sont tenues lors des congrès consacrés aux questions de l’alphabet et qui continuaient dans les périodiques. Nous fondons donc notre étude sur ces tous premiers témoignages du travail en question. Il s’agit notamment du procès-verbal du Ier Congrès Turkologique qui s’est tenu à Bakou en 1926[1], du compte-rendu de la séance conclusive de la Commission pour la latinisation de l’alphabet russe de 1930, ainsi que du rapport de la Commission pour la latinisation de l’alphabet russe adressé au Conseil de l’Administration centrale des établissements scientifiques [Glavnauka] datant de 1930.

1. Un problème linguistique ?

«Dans une situation abstraite, si l’on connaît le rang phonétique d'une langue donnée, le problème du choix du système graphique semble une tâche des plus faciles. Mais l’alphabet, en tant que moyen d’écriture, possède une signification sociale, et pour cette raison le problème du choix entraîne plusieurs autres problèmes». (Berdiev 1926, p. 272)

Cette thèse de B. Berdiev, délégué du Tatarstan, énoncée lors du Ier Congrès turkologique nous semble refléter le mieux les enjeux du choix du système d’écriture.

N.Ja. Jakovlev (1892-1974)[2], linguiste, distingue dans son intervention[3] plusieurs aspects dans la question de l’alphabet telle qu’elle se pose au Congrès, à savoir :

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1) la situation culturelle et sociale des peuples,

2) l’élaboration technique de l’alphabet,

3) le problème du système graphique  à adopter.

«Toute réforme de l’alphabet auprès des nationalités orientales doit tenir compte de toutes les conditions objectives de l’existence de telle ou telle autre nationalité». (Jakovlev 1926 : 221)

Ceci est donc le point de vue du linguiste. Mais nous essaierons ici de mettre en évidence la difficulté, de la part des adeptes de l’alphabet latin et de ceux de l’alphabet arabe, d’être objectifs, d’adopter un point de vue non intéressé lorsqu’il s’agit de choisir l’alphabet.

2. Une première délimitation

En 1926, le choix est entre l’alphabet latin et l’alphabet arabe. Celui du russe ne se pose plus, et voici comment ceci est expliqué à l’époque.

D’après Jakovlev (1926, p. 222), l’alphabet russe comporte des connotations négatives. Il est historiquement lié, pour les peuples orientaux, à la politique russificatrice du gouvernement tsariste. En ce qui concerne l’alphabet arabe, dit Jakovlev, «l’histoire a déjà dit son mot» à propos de cet alphabet. Son domaine d'emploi ne dépasse pas les limites de la culture musulmane.

Cette première délimitation, largement partagée par les représentants des régions (cf. Aliev 1928, p. 22) est déjà, comme nous le voyons, d’ordre politique.

3. Y a-t-il des critères techniques pour le choix de l’alphabet?

C’est L. Žirkov, lui aussi linguiste, qui s’exprime sur la création de l’alphabet d’un point de vue technique. Il distingue (1926, p. 233) trois critères pour juger des qualités techniques des alphabets, à savoir :

• la commodité pour la lecture (la perception par les yeux de la personne qui lit) ;

• la représentation sur papier de cet alphabet par les moyens techniques que possède l’époque ;

• la facilité de l’apprentissage de l’alphabet pour les masses.

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Tous ces arguments techniques jouent d’après Žirkov contre l’alphabet arabe[4], et voici pourquoi :

Une trop grande beauté de l’alphabet arabe nuit à sa netteté. L’alphabet arabe est beau, mais cette beauté constitue en même temps son défaut puisqu’il est absolument impossible de reproduire l’alphabet arabe avec les moyens techniques qui nous avons à disposition actuellement. Sur ce point, l’alphabet latin est hors concurrence.

Žirkov met en évidence les difficultés de l’imprimeur qui doit composer un texte arabe composé de «petites bêtes». Les lettres arabes comportent en effet plusieurs éléments qui dépassent en haut, en bas et de côté, absents dans l’alphabet latin. Faites de plomb, ces lettres se cassent souvent, suite à quoi on obtient un pourcentage très élevé de lettres abîmées, et si l’imprimeur ne les distingue pas suffisamment, cela entraîne des fautes de frappe. Sur ce point également, c’est l’alphabet latin qui a le dessus.

Du point de vue de l’apprentissage, la simplicité de l’alphabet latin est hors concurrence. Premièrement, il ne possède pas différentes lettres dans différentes positions. Deuxièmement, l’alphabet latin est moins lié, ce qui constitue son avantage et le rend, d’après Íirkov, plus facile à apprendre pour une personne analphabète.

Nous allons voir que c’est à partir de critères très semblables qu’un autre intervenant, G. fiaraf, délégué du Tatarstan, dans son intervention «Le système arabe et le système latin de l’écriture et le problème de leur adaptation pour les ethnies turco-tatares» défend l’alphabet arabe. Son argument principal consiste à affirmer :

«puisqu’il s’agit non pas de choisir un alphabet, mais bien de changer d’alphabet, ce qui implique de grandes difficultés, il faut alors compenser les pertes et justifier l’énergie et les moyens dépensés.» (Šaraf 1926, p. 243)

Or, l’alphabet arabe reste quand même supérieur au latin, affirme Šaraf[5]. Il commence en effet par exposer presque les mêmes critères qu’avait mentionnés Žirkov pour défendre l’alphabet latin, à savoir :

1) dans quelle mesure tel ou tel autre système d’écriture est apte à une transmission complète de la pensée dans une langue donnée ;

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2) lequel permet une lecture plus rapide ;

3) la vitesse de l’écriture ;

4) la commodité de la technique d’imprimerie.

Voici ses réponses :

Premièrement, les deux alphabets en question possèdent un nombre suffisant de graphèmes.

Deuxièmement, à propos de la vitesse de lecture, Šaraf[6] conclut qu’une personne qui sait lire perçoit non pas des lettres séparées, mais des mots entiers. Cela signifie que pour mémoriser une autre écriture, nous devons mémoriser non seulement ses lettres, mais également tout le processus de lecture. Or, les lettres de l’alphabet latin sont en grande partie des dessins composés de lignes droites combinées avec le dessin « o » qui sont inscrits dans des rectangles, tandis que les lettres arabes ont une ligne principale de laquelle partent des lignes non droites différentes par leurs tailles et les signes ou des points. Cette caractéristique donne à chaque mot (Šaraf l’appelle «mot-hiéroglyphe») un caractère particulier et facilite sa mémorisation.

Šaraf recourt même à des preuves médicales en faveur de l’alphabet arabe. L’œil se fatigue plus, affirme-t-il, d’après les oculistes, lors de l’écriture latine. Une personne distingue mieux (à une distance plus grande) le texte écrit en alphabet arabe. Preuve en est que parmi les peuples de l’Orient, même parmi les personnes occupées pendant toute leur vie par la lecture, on ne rencontre que très peu de gens qui portent des lunettes. Les lunettes sont d’après fiaraf «un cadeau de la part du système russe de l’écriture».[7]

Son autre argument médical consiste à dire que la direction de l’écriture dextrogire est contre le sens des aiguilles d'une montre (alphabet latin) et sinistrogire, dans le sens des aiguilles d'une montre (alphabet arabe). Du point de vue de la musculature humaine, dit fiaraf[8], l’écriture dans le sens des aiguilles d'une montre (comme tous les mouvements, p. ex. lors des travaux manuels) est plus facile. L’écriture arabe exigerait ainsi moins d’efforts. Il reste bien entendu, note-t-il, le fait que l’alphabet arabe comporte un nombre très élevé de points et de signes au-dessus de la ligne, mais si l’on compte le détachement de la main lors de l’écriture, on gagne quand même en vitesse par rapport à l’écriture latine.

Le troisième critère de Šaraf est la rapidité d’apprentissage de tel ou tel autre alphabet. D’après lui, l’alphabet arabe s’apprend plus facilement
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car dans l’alphabet latin, chaque lettre possède quatre écritures, contre deux dans l’alphabet arabe.

Nous noterons ici que ce dernier critère, qui pourrait être un critère linguistique important, est également manipulé par chacun des opposants. La réponse dépend en fait de ce que chacun des opposants appelle «apprentissage rapide», le nombre des différentes écritures d’une même lettre (pour fiaraf) ou la rapidité de la liquidation de l’alphabétisme (pour Aliev)[9].

Aux thèses de Šaraf à propos de la commodité de l’alphabet arabe pour l’imprimerie, Berdiev[10] répond que l’écriture arabe s’est développée pour l'écriture manuelle, qu'elle n’a pas suivi l’évolution engendrée par l’imprimerie. Oui, les «queues» sont nécessaires pour l’écriture manuelle, mais elles deviennent inutiles pour l’imprimerie, dit-il. Il faut séparer, tôt ou tard, la forme imprimée et la forme manuelle de l’écriture arabe. Mais en même temps, l’élimination des queues rendrait d’après lui l’écriture plus monotone, ce qui exige un effort plus important pour comprendre.

A propos de la direction de l’écriture arabe présentée par fiaraf comme anatomique, Berdiev souligne[11] que la main accomplit également des mouvements de gauche à droite. En outre, dit-il, la thèse de fiaraf à propos de la prédominance des mouvements sinistrogires dans l’écriture en arabe n’est pas prouvée par des données statistiques.

U. Aliev, président du Conseil régional du Caucase Nord, reprend la même problématique lorsqu’il fait remarquer que dans l'écriture arabe les chiffres sont écrits de gauche à droite, il faut donc s’arrêter et reprendre l’écriture en sens inverse ; d’où l’impossibilité d'utiliser la machine à écrire et les coûts élevés de l’imprimerie à 50% (une imprimerie doit posséder 5 puds (1 pud équivaut à 16 kilos) de caractères russes et 14-20 puds de caractères latins).

Enfin, un autre intervenant, N. Turjakulov, du Tatarstan, souligne[12] les difficultés de l’écriture de droite à gauche, dans le domaine des mathématiques et de la chimie notamment. Le même critère de l’écriture, l’écriture arabe dextrogire, est ainsi présenté comme un argument pour ou contre l’alphabet en question.

Šaraf, conclut Berdiev[13], avait employé pour prouver la supériorité de l’écriture arabe des critères qui pourraient facilement être retournés contre ladite écriture, à savoir :

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• est-ce que l’alphabet en question est apte pour la transmission des pensées ? Mais, répond Berdiev, parmi les 28 lettres arabes, 19 à 20 sont utilisées pour les langues turques, tandis que, parmi les 26 lettres latines, toutes les 26 conviennent pour représenter les sons turks ;

• lequel des alphabets permet une lecture plus rapide ? Selon Berdiev, plusieurs chercheurs se prononcent en faveur de l’écriture latine ;

• à propos de la commodité de l’alphabet arabe pour l’imprimerie, dit Berdiev, les données de Šaraf sont tout simplement fausses ;

• le caractère compact de l’écriture arabe : bien sûr, dit Berdiev, en arabe on n’écrit pas les voyelles, mais ce n’est pas un vrai critère de comparaison des alphabets.

Un autre orateur, Aliev, va souligner[14] à son tour que l’alphabet arabe n’a jamais été perfectionné. Ses défauts peuvent être résumés comme suit[15] :

• l'absence de voyelles (l’arabe étant une langue sémitique qui n’a pas de voyelles dans les racines), qui rend la lecture difficile ;

• la ressemblance de graphisme des différentes lettres arabes et le nombre élevé de points ;

• son inadéquation pour exprimer la phonétique des langues des autres peuples musulmans, surtout des peuples montagnards. (Pour la langue tatare, cite Aliev, il faudrait ajouter 80% de lettres) ;

• un même signe représente différents phonèmes.

Aliev souligne[16], comme avantage de l’alphabet latin, le fait qu’il correspond à toutes les exigences de la pédagogie et de l’orthographe (tout comme, soulignerons-nous, l’arabe chez fiaraf auparavant) : absence de diacritiques, différentiation facile d’où facilité à apprendre (5-6 semaines au lieu des 5-6 mois) ; écriture en ligne droite ; simplicité de sa forme ; possibilité de l’écriture détachée en caractères d’imprimerie et de l’écriture liée dans les manuscrits.

 

Nous pouvons nous rendre compte, à partir de ces citations, qu’on ne peut comparer objectivement les avantages et les inconvénients de deux alphabets que si les opposants adoptent les mêmes critères. Or, chacun semble surtout essayer de mettre en évidence ce qu’il trouve de positif dans l’alphabet qu’il défend et trie les faits ad hoc. Ils n’arrivent par à comparer vraiment les qualités des deux alphabets en concurrence.

Chacun a présenté, nous semble-t-il, les différents côtés des mêmes arguments linguistiques et techniques. Seulement, il n’y avait peut-être pas
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d’arguments linguistiques qui aient été clairement en faveur de l’alphabet latin ou de l’alphabet arabe.

D’après Alpatov, en effet[17], si l’écriture ne présente pas de graves défauts (si elle n’est pas trop incommode), le facteur linguistique n’est pas important pour le choix de l’alphabet. Les thèses des deux parties participant à la discussion, analysées ci-dessus, illustrent parfaitement le fait souligné par Alpatov[18], à savoir que les arguments linguistiques en faveur de tel ou de tel autre alphabet ont toujours été auxiliaires et ont été (souvent inconsciemment) employés pour masquer les vrais intérêts, qui sont en dehors de la linguistique.

4. Un choix politique 

Plusieurs chercheurs ont mentionné les arguments politiques qui ont sous-tendu le choix en faveur de l’alphabet latin[19]. Nous nous proposons de suivre comment, lorsque viennent à manquer les arguments «linguistiques», les opposants laissent enfin échapper leurs «vrais» arguments politiques.

On ne peut avoir des écritures différentes pour des peuples proches et apparentés, car ceci rendrait difficile leur communication économique et culturelle, dit fiaraf[20] dans sa défense de l’alphabet arabe.

 «Si l’on aborde le problème de manière réaliste et non pas abstraite, il vaut mieux garder le système arabe, autrement, en aspirant à l’internationalité, non seulement nous n’y arriverons pas, mais nous nous retrouverons dans une situation où les travailleurs qui ont liquidé leur analphabétisme en système latin, non seulement ne pourront pas utiliser les richesses de l’imprimerie azéri, mais ne pourront même plus en leur latin écrire une lettre aux parents à la campagne» (Šaraf, 1926, p. 256)

En même temps, en critiquant Šaraf, Aga-Zade écrit[21] que les arabistes trouvaient que l’imperfection de l’alphabet ne peut pas servir de raison pour freiner le progrès.

4.1. Le problème de l’héritage culturel

Est-il possible de réformer l’alphabet arabe en éliminant tous ses défauts, demande Aga-Zade[22]? S’il possède quelques défauts qui ne sont pas éliminables, ne serait-il pas plus pratique, plutôt que d’aller d’une impasse à une autre, de le laisser tel quel dans les écrits anciens et dans les sciences de religion, et d'adopter pour la culture future un alphabet qui répond à toutes les exigences de la sciences et de l’art?

Cette solution a des avantages et des inconvénients.

Inogamov, représentant du Tatarstan, souligne[23] que le passage au latin rendra inutilisable l’héritage littéraire, ou l'on devra réimprimer en latin plusieurs textes. Aga-Zadé répondra à cela en 1928[24] que la réimpression de tous les livres turks ne prendra pas plus de huit mois. Surtout qu’il y a énormément de livres à contenu religieux, on ne planifie donc pas de les réimprimer. Son autre argument consiste à dire que les Russes ont passé de l’alphabet slave de d'Eglise à l’alphabet civil russe actuel, ce problème s’était déjà posé. En fin de compte, tout ce qui était considéré comme utile pour la société et la science a été réimprimé.

Cependant, Inogamov attire l’attention sur les avantages de l’introduction de l’alphabet latin du point de vue politique :

• pour rattraper les pays avancés, il faut recourir à un outil plus parfait ;

• l’introduction du latin nous détache du cléricalisme, qui a été la raison de notre retard ;

• les capitalistes changeront leur opinion à notre sujet, ils respecteront les droits des peuples de l’Orient.

4.2. L’alphabet latin et l’idéologie de l’internationalisme

Le passage à l’alphabet latin correspondait à l’esprit prédominant en URSS, à l’idéologie de l’internationalisme.

Dans ce courant d’idées, U. Aliev souligne[25], comme avantage de l’alphabet latin, son caractère international, tout comme le fait Čoban-Zade, Tatar de Crimée.

«Le caractère commun de l’écriture des peuples européens constitue une des bases de la culture européenne commune». (Čoban-Zade, 1928, p. 19)

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D’après Aga-Zade[26], également, «l’alphabet latin, comme le plus répandu, a la possibilité de devenir dans le futur l'alphabet de toute l’Humanité».

Les buts politiques de cette étape de l’édification linguistique ont été exposés par plusieurs chercheurs[27]. Premièrement, les changements multiples dans le système de l’écriture ont servi à isoler les peuples de leur héritage culturel. Deuxièmement, cela a empêché la réalisation politique d’une unité panturke ou panislamique dans la région. Les musulmans de l’URSS se sont retrouvés avec une écriture différente de celle des musulmans des pays voisins.

Ce sont les arguments politiques, beaucoup moins nombreux, mais plus forts, qui ont décidé le choix. Les arguments linguistiques et techniques ne sont que de pseudo-arguments.

5. Une même argumentation : discussions sur la latinisation de l’écriture russe

Vers la fin des années 1920, il pouvait sembler que la latinisation allait devenir globale. C’est à cette époque que furent élaborés des alphabets latins pour le géorgien et l’arménien, et, enfin, pour le russe. Si en 1926 Baitursun croyait juste d’introduire le latin pour les peuples qui ne possédaient aucune écriture et ceux qui doivent perfectionner leur écriture arabe, mais pas pour ceux qui utilisent l’alphabet russe[28], en 1930 tout a changé.

Et nous allons voir qu’en 1930, lorsque se pose la question de la latinisation de l’alphabet russe, ce sont les mêmes arguments techniques et linguistiques qui remontent à la surface.

5.1. Une même argumentation linguistique

Jakovlev affirme en 1930[29] que le système graphique latin répond plus que l’alphabet russe au niveau de la technique polygraphique moderne et de la physiologie de l’écriture et de la lecture. Le système latin, tout comme la physiologie de l’œil et de la main moderne, correspond au niveau moderne de l’évolution de la technique, tandis que les formes graphiques de l’alphabet russe se situent à un niveau plus bas de l’évolution des forces
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productrices. Pour cette raison, les formes des lettres latines sont plus économes dans le sens de l’espace, plus nettes et commodes pour l’écriture et la lecture, plus belles et pratiques.

L’alphabet latin facilitera et accélérera d’après Jakovlev les processus de lecture et de l’écriture, puisqu’il est, dans ses formes graphiques, plus adapté aux mouvements de l’œil et de la main de l’homme moderne. De plus, le passage vers l’alphabet latin donnera une grande économie de papier.

5.2. Argumentation politique

Mais le vrai argument du moment est de nouveau politique et très explicite :

«Tout système graphique n’est pas uniquement un système d’écriture, mais aussi son idéologie – l’alphabet reflète l’idéologie de la société et de la classe qui l’a créé». (Jakovlev, 1930, p. 209)

Nous voyons avant tout resurgir la même délimitation qu'en 1926, qui sert de nouveau à discréditer l’alphabet russe. L’alphabet russe est présenté (comme auparavant, à propos des peuples turks), comme symbole de «l’exploitation tsariste» et du chauvinisme grand-russe. Cela se reflèterait, d’après Jakovlev, dans le désir des peuples qui utilisaient le système graphique russe de passer au système latin comme idéologiquement neutre et international. En outre, il y aurait une contradiction de la presse soviétique entre son contenu socialiste international et sa couverture nationale bourgeoise.

Le latin s’est déjà, d’après Jakovlev, transformé en système graphique international. La latinisation de l’écriture russe est ainsi devenue un problème de l’édification culturelle. Jakovlev écrit en 1930 :

«Le territoire de l’alphabet russe représente une sorte d’enclave introduite entre les pays qui ont adopté l’alphabet latin de la Révolution d’Octobre et les pays de l’Europe Occidentale.[…] De ce point de vue, à l’étape de l’édification du socialisme, l’alphabet russe existant en URSS se présente comme un anachronisme, comme une sorte de barrière graphique qui divise le groupe le plus nombreux des peuples de l’Union de l’Orient révolutionnaire tout comme des travailleurs et du prolétariat de l’Occident.» (Jakovlev 1930, p. 35-36)

Le latin est vu comme «alphabet unifié international du socialisme» et «un pas vers la langue internationale». Nous citerons en guise de conclusion de la discussion les raisons politiques, économiques et pédagogiques
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du choix de l’alphabet latin pour la langue russe exposées dans le «Compte-rendu…» de 1930[30] :

• L’alphabet à base latine internationale renforcera et développera l’union du prolétariat de l’URSS avec celui de l’Occident et de l’Orient.

• Le passage des Russes à l’alphabet latin marquera le début du passage de tous les peuples de l’URSS à l’alphabet uni à base latine. Ceci sera l’expression graphique de l’unité politique de tous les peuples de l’URSS. (La division et la désunion représente une survivance des divisions bourgeoises de l’époque tsariste).

• Le passage au latin libérera définitivement les travailleurs de toute influence des livres et de la presse d’avant la Révolution. Bien entendu, tout ce qui présente de l'intérêt sera réédité en alphabet latin.

Conclusion

Mais le choix d’un alphabet, ne serait-ce pas une question avant tout politique ?

Les arguments qui surgissaient lors des deux discussions réapparaissent à chaque étape de l’élaboration des alphabets en URSS. Les problèmes très pratiques et qui semblent au premier abord relever uniquement de la linguistique revêtent une tout autre signification. En effet, les questions qui vont se poser lors de l’élaboration concrète de chaque alphabet nouveau ainsi que lors de la transformation de quelques alphabets existants, tels que :

• le choix des «lettres auxiliaires»[31] (à quels alphabets les prendre) ;

• l'unification des alphabets (lequel avec lequel, par exemple, pourquoi ne pas avoir adopté l’alphabet géorgien pour l’ossète et l’abkhaze ?) ;

• choix de créer un alphabet pour une langue ou pour un dialecte, etc.

acquièrent une signification qui dépasse le cadre de la science du langage. Les orientations prises sur ces points décident parfois de la destinée de la communauté linguistique en question.

Nous croyons qu’il est légitime, encore aujourd’hui, de s’interroger sur l’aboutissement du processus dont nous avons suivi le commencement. Cette réflexion n’est pas seulement historique : elle a bon nombre de conséquences sur les politiques linguistiques à mettre en œuvre dans
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l’Europe actuelle. De nos jours, lorsque le problème de création des alphabets revient, l’héritage de l’URSS des années 1920-1930 représente un intérêt inestimable.

 

© Elena Simonato-Kokochkina

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— ŠARAF, G., 1926 : «Arabskaja i latinskaja sistemy šriftov i vopros o primenenii ix dlja turko-tatarskix narodnostej», Pervyj Vsesojuznyj Turkologičeskij S’’ezd. Stenografičeskij otčet, Baku, p. 242-260. [Les systèmes arabe et latin de l’écriture et la question de leur utilisation pour les ethnies turko-tatares]

— TJURJAKULOV, N., 1926 : «Ob alfavite», Pervyj Vsesojuznyj Turkologičeskij S’’ezd. Stenografičeskij otčet, Baku, p. 263-268. [A propos de l’alphabet]

— ŽIRKOV, L.I., 1926 : «Osnovy postroenija alfavita s texničeskoj točki zrenija», Pervyj Vsesojuznyj Turkologičeskij S’’ezd. Stenografičeskij otčet, Baku, p. 231-238. [Les bases de la création d’alphabet d’un point de vue technique]

 



[1] Le Ier Congrès Turkologique s’est tenu en février 1926 et a réuni un peu plus de cent délégués, représentants des organisations scientifiques et publiques de toutes les républiques et régions autonomes turco-tatares ainsi que 20 personnes du monde scientifique.

 [2] Linguiste, spécialiste en caucasologie, linguistique théorique et appliquée, problèmes de phonétique et phonologie, théorie de l'orthographe, Jakovlev est une des figures clés de l’édification linguistique : élaboration d'alphabets et de codes orthographiques pour les langues sans écriture de l'Union Soviétique et les langues de littérisation récente.

[3] Jakovlev, 1926, p. 217.

[4] Žirkov parle évidemment uniquement des alphabets qui sont en compétition, en omettant l’alphabet géorgien, arménien, etc.

[5] Lors de la comparaison générale des alphabets, fiaraf compare le système russo-latin avec l’arabe ; lors des comparaisons concrètes, il compare les caractères latins employés en Azerbaïdjan avec l’alphabet réformé du Tatarstan. C’est-à-dire qu’il se réfère à des alphabets différents selon ce qu’il veut prouver.

[6] Šaraf, 1926, p. 247.

[7] Ibid., p. 249.

[8] Ibid., p. 252.

[9] Aliev, 1926, p. 268.

[10] Berdiev, 1926, p. 273.

[11] Ib., p. 274.

[12] Turjakulov, 1926, p. 263.

[13] Berdiev, ibid.

[14] Aliev, 1926, p. 269.

[15] Aliev, ibid., p. 270.

[16] Aliev, ibid., p. 312.

[17] Alpatov, 2000, p. 61.

[18] Ibid., p. 62.

[19] Cf. Fierman 1991, p. 69-81.

[20] Šaraf, 1926, p. 256.

[21] Aga-Zade, 1928, p. 60.

[22] Aga-Zade, 1926, p. 283.

[23] Inogamov, 1926, p. 285-286.

[24] Aga-Zadé, 1928, p. 59.

[25] Aliev, 1926, p. 312.

[26] Aga-Zade, 1928, p. 63).

[27] Cf., p. ex. Fierman, 1991, p. 53.

[28] Baitursun, 1926, p. 287-288.

[29] Jakovlev, 1930, p. 37.

[30] Cf. p. 214-215.

[31] Il s’agit des lettres à rajouter au «nouvel alphabet turk» pour désigner les sons qui existent dans les autres langues que les langues pour lesquelles il avait été conçu.


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