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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT : «Présentation», in Le discours sur la langue en URSS à l'époque stalinienne (épistémologie, philosophie, idéologie), P. Sériot, éd., Cahiers de l'ILSL, Univ. de Lausanne, n° 14, 2003, p. 1-4.


La linguistique en Union Soviétique dans les années 1920-1930 est un univers fascinant. Par delà les clichés et les préjugés, elle a des découvertes à nous faire faire, ne serait-ce que celles d'un monde scientifique riche, varié, contradictoire, à mille lieues de l'image de ce discours autiste et figé qu'en donnent les caricatures faciles datant du temps de la division bipolaire du monde. Le discours sur la langue en Union soviétique, domaine plus large que la linguistique proprement dite, est ainsi une des voies d'accès à une culture encore mal connue, la culture scientifique à l'époque stalinienne.

C'est ce monde foisonnant, étonnant, qu'on va trouver présenté ici, ce monde où la science est intimement liée à l'idéologie, non pas au sens de système explicite d'idées, comme dans «idéologie marxiste-léniniste», ni de pure conscience fausse, comme dans L'idéologie allemande de Marx, mais au sens de faisceaux de représentations, de doxa plus ou moins implicite, de fonds de connaissances qui font sens immédiatement «là-bas», mais pas forcément «ici». C'est à une tentative pour en débroussailler l'inextricable entrelacs qu'est consacré ce recueil. 

 

Ce recueil contient les articles écrits à la suite du colloque qui s'est tenu au centre de conférences de Crêt-Bérard, dans les collines qui surplombent le lac Léman, du 3 au 5 juillet 2002. Une vingtaine de participants venus de Suisse, de France, de Belgique, d'Estonie, de Tchéquie, de Russie, de Géorgie, des Etats-Unis, de Grande-Bretagne et d'Israël s'étaient réunis pour tenter de trouver en commun un nouvel éclairage à un objet au contours délicats à cerner : le «discours sur la langue» en URSS dans l'entre-deux-guerres. Nous voulions voir comment l'épistémologie de la linguistique s'accordait avec les fondements philosophiques et idéologiques du travail sur la langue : pourquoi les linguistes écrivent-ils ce qu'ils écrivent, à tel endroit et à telle époque?

La tâche n'était pas facile, l'enjeu important. Les auteurs sont divers, ils viennent de traditions scientifiques et rhétoriques différentes. Les uns explicitent leur plan d'exposition, les autres non; les uns aiment les citations, d'autres moins. Mais surtout, il y avait ceux qui ont vécu le discours soviétique sur la langue «de l'intérieur», dans leur mémoire, et ceux pour qui elle est un objet d'étude «extérieur». Or notre rencontre a montré que non seulement le dialogue était possible entre nous, mais encore que les clivages, les oppositions, sont aussi imprévisibles que les points communs. Il est extrêment réjouissant, rafraîchissant, que nul déterminisme ne nous poussait à avancer des affirmations intempestives (il est vrai que la neutralité et la sérénité du lieu s'y prêtaient). Ainsi le motif de la lutte se retrouve aussi bien dans l'article de T. Glanc que dans celui de T. Gvantseladze. Bien des auteurs se retrouvent pour mettre en avant la dimension éminemment politique du discours sur la langue, qui se retrouve dans le titre même de leurs contributions (V. Symaniec, E. Simonato-Kokochkina).

Si le cadre temporel de notre objet d'études était strict, les façons de le traiter sont variées. V. Alpatov tente de dégager le paradigme explicitement marxiste de la linguistique soviétique de l'époque. L'étonnant phénomène du marrisme, qui a suscité des passions qui ne se sont pas encore tues, est traité par V. Alpatov, E. Velmezova, V. Bazylev, T. Bolkvadze. La politique soviétique envers les nationalités non-russes a fait l'objet du travail de N. Vakhtin (les «petits peuples du Nord») et de T. Gvantseladze (le Caucase), ainsi que d'E. Simonato-Kokochkina (le choix des alphabets pour les langues turkes). A. Duličenko étudie les projets de langues artificielles et universelles du communisme. Un autre objet déroutant est la normalisation de la langue biélorusse, dont les avatars sont traités par V. Symaniec et C. Woolhiser, qui montrent, chacun à leur manière, que l'objet langue ne relève nullement de l'évidence. T. Glanc tente une lecture d'une dimension cachée dans les cours de R. Jakobson à Brno sur le formalisme russe. P. Wexler propose une interprétation nouvelle de la constitution du yiddish, et K. Dolinin étudie une théorie envahissante mais à l'histoire occultée : celle des «styles fonctionnels». Un ensemble important d'articles est constitué par la problématique du dialogue, de la polyphonie, de l'hétérologie, qu'on trouve traitée par C. Brandist, K. Zbinden, I. Ivanova et B. Vauthier. Tous s'efforcent de présenter sous de nouvelles perspectives un thème qu'on croyait solidement balisé dans les études de sciences humaines en «Occident».

Les liens du discours sur la langue avec des disciples connexes ne sont pas laissés de côté. C'est le thème du travail de B. Vauthier (la philosophie) et de P. Sériot (la biologie). Enfin L. Heller présente des auteurs mal connus, appartenant au paradigme «cosmiste» des années 1920.

Plusieurs participants au colloque, pour des raisons diverses, n'ont pas pu insérer leur contribution dans le recueil, il s'agit de B. Gasparov, K. Kull et J. Friedrich. Qu'ils soient remerciés de leur présence et de leur apport à nos discussions.

 

Dans bien des contributions, une question de fond est latente : la langue a-t-elle / est-elle un contenu en elle-même? Ce fonds humboldtien, rarement explicité, affleure en maints endroits. Or la question est incontournable pour faire apparaître les enjeux de la politique linguistique : qu'il s'agisse de la gestion des emprunts ou du choix des alphabets, la langue est perçue dans les discussions soviétiques de l'époque comme un contenu avant d'être une forme. Se demander s'il existe des langues de classe à l'intérieur d'une langue nationale, voire mettre en cause l'existence même de la notion de langue nationale, ce sont là diverses façons de prolonger sans le dire le paradigme humboldtien, tombé en désuétude dans le monde francophone, mais vivant en Russie, même si le nom de son promoteur n'était jamais prononcé, ou même oublié. Une présence-absence vient ainsi hanter ce paradigme en demi-teinte, celle du peuple, dont la langue est toujours sollicitée dans le discours populiste encouragé par les bolcheviks, mais qui est en fait le grand muet, celui qui est pensé par les intellectuels, résistants de l'intérieur ou turiféraires du régime, mais qui fait toujours les frais des décisions prises à son sujet. D'un côté il faut «apprendre à parler auprès du peuple», de l'autre il faut «combattre et éliminer les parlers paysans archaïques». Dans un cas comme dans l'autre, narod bezmolvstvuet[1].

La linguistique soviétique des années 1920-1930 est loin d'être homogène, elle est traversée de tensions, elle est déchirée par des clivages chronologiques abrupts. Mais le discours sur la langue (expression qui recouvre un domaine plus large que la linguistique proprement dite) en URSS est aussi un vaste champ d'expérimentation en poésie, en études littéraires, en sociologie du langage, en psychologie sociale. On se prend à rêver de ce qui se serait passé si P. Bourdieu avait lu les travaux de G. Danilov sur la division de la langue en classes ou si E. Benveniste avait connu les textes de L. Jakubinskij ou V. Vološinov sur la théorie du dialogue. Il en va de la responsabilité professionnelle des slavistes de présenter à un public de non-russisants un ensemble de problématiques dont la connaissance, pensons-nous, viendra combler un manque criant.

 

Un mot, maintenant, sur le recueil lui-même. Les linguistes ont beau s'occuper de langues, ils n'en sont pas pour autant polyglottes. C'est pour cela qu'un gros travail de traduction a été fait par l'équipe du CRECLECO[2] de l'Université de Lausanne, pour présenter aux lecteurs francophones un ouvrage entièrement en français, qui puisse rassembler des textes dont les auteurs viennent de pays différents et écrivent en des langues diverses. C'est aussi parce que nous croyons indispensable de faire vivre la langue française comme langue scientifique. Or, si la littérature russe est abondamment traduite en français, il n'en va pas de même pour le travail  scientifique. On le voit, par exemple, au fait que, comme le montre l'article de B. Vauthier, bien des textes de Bakhtine sont encore actuellement accessibles en espagnol mais pas en français.

Mais traduire n'est pas uniquement remplacer des mots par d'autres mots. Il faut recréer dans la langue d'arrivée le style de pensée d'un auteur qui appartient à une autre époque, à une autre culture. Le style de N. Marr, par exemple, dont il est souvent question dans ce recueil, est particulièrement indigeste. Mais celui de M. Bakhtine ou de L. Jakubinskij n'est guère plus facile. Il a fallu prendre des options générales de traduction. En particulier, éviter le piège de la modernisation de la terminologie. C'est pourquoi nous avons décidé de ne jamais employer le mot «discours» pour traduire des textes russes des années 1920-1930 : que slovo soit «mot» ou reč’ «parole», une vraie opacité vaut mieux qu'une fausse transparence. Il en va de même pour vyskazyvanie, qui a tout à gagner à être rendu par «énoncé», et beaucoup à perdre à devenir «énonciation», dont les pervers effets de reconnaissance entraînent dans les méandres anachroniques d'une lecture post-benvenistienne de Bakhtine.

La transcription des noms propres pose des problèmes sans fin. Nous avons opté pour une solution de compromis : la translittération traditionnelle pour les écrivains et les auteurs déjà connus sous une orthographe francisée (Plekhanov, Bakhtine, et pas Plexanov ou Baxtin), mais la transcription internationale pour les autres (Žirmunskij, pas Jirmounski).

 

 

Nous espérons que d'autres rencontres pourront avoir lieu dans le cadre des activités du CRECLECO, d'autres aventures intellectuelles faisant se rencontrer des chercheurs intrigués par le rapport entre culture scientifique et culture tout court, et par le fait que la langue est but tout autant que moyen de l'investigation.

 


[1] «Le peuple se tait», citation de l'opéra de Musorgskij : Boris Godunov.

[2] Centre de recherches en épistémologie comparée du discours sur la langue en Europe centrale et orientale.