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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-иссдедовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


— Ecole doctorale lémanique en histoire des théories linguistiques.
Univ. de Lausanne, 17-18 juin 2004
Organisation :
CRECLECO / Section de langues slaves  (Université de Lausanne)
Lieu : Campus de Dorigny - Lausanne, Collège propédeutique 2, salle 414
 
Programme

Jeudi 17 juin

— 9 h Accueil des participants
— 9 h 30 Patrick SERIOT (Lausanne) Présentation de l'école doctorale et du CRECLECO (Centre de recherches en épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale)
Présentation du site web du CRECLECO
— 10 h Daniele GAMBARARA (Cosenza) L'interface entre l'histoire de la linguistique et de la philosophie du langage
— 12 h repas
— 14 h Sébastien MORET (Lausanne) La crise de la linguistique entre découvertes scientifiques nouvelles et représentations linguistiques tenaces
— 14 h 30 Emanuele FADDA (Catane) Les abductions de Saussure
— 15 h Sidi Mohamed BELKHADEM (Genève) Le signe linguistique comme élément mnémotechnique au regard des idées de Saussure
— 15 h 30 pause
— 16 h Ekaterina VELMEZOVA (Lausanne) La linguistique du diffus à la charnière des XIXe et XXe siècles
— 16 h 30 Oksana ZAYTSEVA (Lausanne / Kiev) Les discussions sur l'origine de l'ukrainien et du biélorusse comme base de la revendication nationale
— 17 h

vendredi 18 juin

— 9 h 30 Roger COMTET (Univ. de Toulouse) Les relations germano-russes dans l'histoire de la syntaxe
— 11 h 30 Inna AGEEVA (Lausanne) Le Bakhtine ‘français’ : la réception de l'œuvre de M. Bakhtine en France dans les années 1970
— 12 h repas
— 14 h 00 Margarita SCHOENENBERGER (Lausanne) La théorie des langues ‘littéraires’ dans la linguistique soviétique des années 60-90 comme reflet des representations sociales sur la langue
— 14 h 30 Marco MAZZEO (Cosenza) Les voyelles colorées : Saussure et la synesthésie
— 15 h Elena SIMONATO-KOKOCHKINA (Lausanne) Du discontinu vers le discontinu : la conception phonologique de N. Jakovlev
— 15 h 30 pause
— 16 h Andrea ERŽEN (Ljubljana) Les enjeux de la grammatisation du slovène
— 16 h 30 Elena BOULGAKOVA (Lausanne / Odessa) Entre le russe et l'ukrainien : le suržik
— 17 h Bilan et perspectives




Résumés

 

 

— Inna AGEEVA (Lausanne) : Le Bakhtine « français » : la réception de l’œuvre de M.M. Bakhtine en France dans les années 1970

 

La production écrite du « Cercle de Bakhtine » est une « mine d’or intarissable » : il y a tant d’interprétations que de chercheurs. Ainsi, le Bakhtine « américain » est un penseur libéral, adversaire du totalitarisme stalinien, parfois utilisé par les mouvements féministes; le Bakhtine « russe » est un penseur moraliste et religieux orthodoxe, personnaliste et conservateur; quant au Bakhtine « français », « c’est l’initiateur de la théorie de l’énonciation, sorte d’élève de Benveniste avant l’heure, ou bien un rénovateur de la théorie marxiste des idéologies ».

A quoi sont dues ces visions tout à fait contradictoires ? Aux incompréhensions ? Aux malentendus ? Quelles sont de causes de si différentes interprétations de l’œuvre de Bakhtine ? Nous allons en parler en focalisant notre attention sur le Bakhtine « français ».

L’Europe occidentale découvre Mikhaïl Mikhaïlovitch Bakhtine dans les années 1970. C’est à ce moment que paraissent les traductions en langues européennes de ses deux ouvrages majeurs: La poétique de Dostoïevski et L’œuvre de François Rabelais. Ces textes, écrits respectivement en 1929 et 1940, ont été remaniés par leur auteur et publiés en Russie en 1963 et 1965. En 1973, à l’instigation de Roman Jakobson, est effectuée la traduction anglaise, puis, en 1977, la traduction française de Marxisme et philosophie du langage. Ce livre, écrit par V.V. Voloßinov (un des membres du « Cercle de Bakhtine ”) et attribué par la suite à M.M. Bakhtine, attire l’attention des intellectuels occidentaux. Ces derniers trouvent les idées du savant soviétique riches, complexes et fascinantes. Ils lui accordent même deux superlatifs, en affirmant qu’il est le plus important penseur russe dans le domaine des sciences humaines et le plus grand théoricien de la littérature au XX siècle.  Bakhtine est considéré comme un savant original et unique travaillant sur un grand nombre de problèmes et écrivant non seulement sous son propre nom, mais aussi sous le nom de ses amis : V.N. Voloßinov et P.N. Medvedev.

Le succès de Bakhtine en Occident est immense. Néanmoins certains trouvent que l’accès à sa pensée est «singulièrement difficile (bien qu’elle ne soit pas, en elle-même, obscure)». Les raisons de cette difficulté sont multiples. Selon Todorov ce sont: 1) la non-publication (ou la publication retardée) des travaux de Bakhtine, et 2) leurs mauvaises traductions. La première situation crée, selon lui, des difficultés de deux sortes. Les unes sont purement matérielles : beaucoup de manuscrits sont perdus ou bien publiés avec omissions. De plus, de multiples recueils de travaux de Bakhtine, ainsi que de ses traductions, parus après sa mort représentent un mélange des textes écrits dans de différentes périodes de sa vie, en conséquence, ses ouvrages des années 1920 sont lus à travers le prisme des travaux des années 1950-60. Ce fait rend très difficile la tâche de comprendre et de voir l’évolution des idées de Bakhtine, qui semblent être stables et inchangées au cours de toute sa vie. 

D’autres difficultés concernent l’organisation interne et externe des textes de ce dernier: en écrivant sans viser à la publication, il n’essaye pas d’être clair pour un lecteur éventuel, ne tente pas d’articuler ses idées entre elles et de les organiser en un système précis. De plus, il emploie une terminologie tout à fait particulière, souvent ambiguë et pleine de connotations. Bakhine lui-même écrit à ce propos : «La cohésion d’une idée en devenir (en développement). D’où un certain inachèvement interne de beaucoup de mes pensées. Mais je ne veux pas transformer le défaut en vertu : dans mes travaux il y a aussi beaucoup d’inachèvement externe, inachèvement non de la pensée mais de son expression, de son exposition. [...] Mon goût pour les variations et la pluralité de termes pour désigner le même phénomène. La multiplicité de perspectives. Le rapprochement avec le lointain sans indication des maillons intermédiaires». 

Quant aux traductions de ses ouvrages, elles sont faites par des personnes qui ne connaissent pas ou ne comprennent pas la pensée de Bakhtine et parfois non pas du russe, mais à partir des autres langues européennes. De ce fait, ses concepts essentiels, ceux d’énoncé [vyskazyvanie], de slovo, de parole [re©’], etc., sont «rendus par des ‘équivalents’ déroutants, ou bien disparaissent purement et simplement devant le souci qu’a le traducteur d’éviter les répétitions ou les obscurités».  De plus, le même terme russe n’est pas toujours traduit de la même façon par les différents traducteurs, ce qui crée des difficultés artificielles supplémentaires.

Aux facteurs mentionnés, qui induisent de grosses erreurs de la compréhension de Bakhtine, il faut ajouter des interprétations faussées de sa pensée faites par certains chercheurs comme, par exemple, Julia Kristeva et Tzvetan Todorov. En présentant son œuvre, ils inscrivent la pensée de Bakhtine dans le contexte de ses propres réflexions. Cela les amène à introduire des notions, comme par exemple celle d’intertextualité et de translinguistique, qu’ils attribuent au penseur soviétique. Nous allons parler des conséquences de ces interprétations en suivant les destinés des concepts majeurs de Bakhtine, ceux d’énoncé, dialogue et de métalinguistique.

   

 

— Elena BULGAKOVA (Lausanne) : Entre le russe et l’ukrainien : le suržik

Le but de l’exposé, qui se situe dans le cadre d’une recherche débouchant à la fois sur une épistémologie du discours sur la langue ukrainienne et sur une réflexion anthropologique au sujet des groupes humains (passage continu ou discontinu), est de présenter un exemple concret d’analyse du discours sur un mélange de langues, largement répandu en Ukraine, et connu sous le nom de suržik.

L’Ukraine est actuellement un état plurilingue où coexistent trois langues : l’ukrainien (la langue nationale et l’unique langue officielle), le russe (l’ancienne langue officielle parlée par la minorité russe et une importante partie des ukrainiens russophones ou, comme on les appelle, ‘russifiés’) et le suržik (un mélange de russe et d’ukrainien, parlé par une grande partie de la population dans diverses situations).

Après l’indépendance de l’Ukraine de 1991, l’apparition du nouvel Etat-Nation a réveillé chez les intellectuels ukrainiens le sentiment national, la passion de l’unité. Il est devenu primordial de confirmer leur identité nationale et culturelle par rapports aux Russes. Les intellectuels ukrainiens n’ont pas cherché à être plus originaux que les autres et comme dans beaucoup de cas où il s’agit de justifier l’existence d’un Etat-Nation, la langue nationale est devenue le principal facteur de l’autodétermination nationale. C’est là que les intellectuels ont dû se confronter à la réalité plurilingue de l’Ukraine. La parenté du russe et de l’ukrainien a favorisé l’apparition d’une forme de langue mixte, qui porte le nom de suržik en Ukraine. Les intellectuels et philologues ukrainiens sont bien conscients qu’une grande partie de la population ne parle que ce mélange de langues. La lutte pour la pureté de la  langue nationale déclarée en Ukraine ainsi que différentes discussions suivies d’une série de démarches visant à faire renaître cette dernière ont fait en sorte que le suržik est devenu l’objet d’intérêt des masses média.

Un objet n’existe qu’à travers les descriptions qu’on en donne. Dans le présent exposé j’essaierai d’analyser les discussions sur le suržik parues dans les mass média et publications scientifiques en Ukraine et en Russie, pour ainsi révéler la nature linguistique de ce phénomène, ses corrélations avec les notions telles que dialecte, jargon, mélange de langues, langue créole, pidgin etc., ainsi que son rôle dans la lutte pour la renaissance nationale en Ukraine.

 

— Andreja ERŽEN (Institutum Studiorum humanitatis, Ljubljana) : Grammatisation du slovene

 

Entre langue et nation

 

Dans la linguistique slovène, comme aussi dans d'autres linguistiques de l’Est, une des questions qui revient souvent est le problème de la construction de la langue de la nation. Est-ce que ce langue doit être identique à celle du peuple? Et qui est ce «peuple»? Est-ce que ce sont les paysans dans le village, les bourgeois dans la ville ou le clergé?

Jusque 1850 les Slovènes ont réussi à créer le fondement pour leur langue littéraire. Pendant toute l’histoire de la langue trois problèmes étaient actuels:

-       la relation entre le slovène et les autres langues slaves,

-       la relation entre les dialectes prériphériques et la langue du centre, qui était standardisé,

-       l’importance de la langue du XVIème siècle pour la langue moderne.

Le nom de la langue est le meilleur argument pour montrer les conflits entre divers forces. Jusqu'au XIXème siècle le nom des Slovènes et de leur langue variait entre le nom générique Slovenci (les peuples) et slovenski (l’adjectif) et les noms régionaux Kranjci (kranjski), Winden, (windisch – vient de latin – Vindi ou Vendi). Tandis que Kranjski était utilise aussi à l’extérieur de Carniola, windisch signifiait seulement les Slovènes en Carinthie et Styrie. Les linguistes du XIXème siècle (Valentin Vodnik et Jernej Kopitar) ont réussi à graduellement abandonner les «régionalismes» et ont commencé à utiliser le nom générique.

Sérieuse était aussi la question des differents alphabets (hongrois en Styrie et Prekmurje ; italien en Primorska et Bohori©ica au centre de la Slovénie). La guerre des alphabets était une signe des problèmes entre les forces d’unification et celles des particularismes.

La grammatisation du slovène a commencé avec les grammaires des écrivains protestants, qui utilisaient les dialectes qu’ils connaissaient. A ce moment là on ne peut pas parler de connection entre la langue et la nation. Comme en plusieurs parts d’Europe le plus important était que le peuple comprenaient la langue de l'Eglise. Pendant les siècles qui ont suivi, l’histoire de la grammatisation du slovène est un moyen d'accès très intéressant de l'évolution de la pensée linguistique dans sa relation à la conscience nationale.

 

 

 

— Emanuele FADDA (Université de la Calabre – Université de Catane) : « Les abductions de Saussure »

 

Après Sémiotique et philosophie du langage d’Umberto Eco (mais aussi d’autres ouvrages), on a une sorte de lieu commun répandu parmi beaucoup de sémioticiens: c’est l’idée que la (supposé) supériorité du modèle peircéen de la sémiosis sur le modèle saussurien relèverait de ce que à la base de tout relation sémiotique il y aurait une forme commune d’inférence – notamment, l’abduction (inférence hypothétique qui part d’un indice, et l’interprète en tant que cas d’une certaine règle).

Pourtant, chez Saussure nous pouvons trouver ce sujet à plusieurs endroits.

Premièrement, Saussure utilise la méthode abductive dans ses recherches. L’abduction, même, semble être la méthode quotidienne du travail de Saussure. Lorsque l’on regarde les petits articles et interventions pourtants sur des petit problèmes linguistiques, l’adoption d’une méthode abductive apparaît partout.

D’autre côté, la méthode abductive est présente de façon massive déjà aux débuts de l’activité scientifique saussurienne : le Mémoire sur le système primitif des voyelles peut être interprété comme une grande abduction, dont le résultat est la « découverte » du son que Saussure appelle A°.

Mais surtout, si nous nous tournons sur les travails sur l’anagramme, nous sommes en face d’une abduction incroyablement hardie : l’idée d’un courant souterraine qui parcourt toute l’histoire de la poésie indoéuropéenne, et qui cache l’imposition de contraintes supplémentaires ajoutèes aux contraintes purement métriques, comme explication d’une foule de «cases» surprenants.

L’on pourrait dire, alors, que Saussure faisait de l’abduction, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. Ca serait à la fois vrai et pas vrai. Nous voyons en fait que Saussure nous montre des cases d’abduction (mais il ne l’appelle pas comme ça, bien évidemment...), dont il souligne la valeur sémiologique.

Le premier exemple peut en être le celèbre fragment des notes « Item » CLG/E II, 3320.4 (= Saussure 2002 : 115) : « En me promenant, je fais sans rien dire une encoche sur un arbre... ». L’opération accomplie par la persone qui regarde Saussure qui fait cette encoche, c’est à la fois une interprétation d’indices et une abduction, même s’il s’agit d’une abduction quasiment forcée (nous sommes habituées à donner un sens aux graphismes des autres hommes : c’est pourquoi l’hypothèse d’un sens c’est pour nous la plus naturelle...).

Encore, les recherches sur le légendes obligent Saussure à réfléchir sur les opérations d’« ajustement » du sens – dues aux fauts de mémoire – qui interviennent à tout moment pendant l’histoire diachronique des lègendes mêmes: chaque fois que ça se passe, il s’agit notamment de l’adoption d’une nouvelle hypothèse qui donne une cohérence au récit transmis par les ancêtres.

Enfin, last but not least, l’analyse du méchanisme appelé par Saussure ‘étymologie populaire’, n’est-il autre chose – je dirais – que la description d’une abduction, individuelle d’abord (parole), et puis collective (langue – ou bien sous-ensemble diastratiquement déterminée de la langue).

 

Ergo : 1) Saussure utilise maintes fois, et presque toujours, une méthode abductive dans son travail (même s’il ne l’appelle pas ainsi) ; 2) Saussure nous a très bien décrit des cases d’abductions opérées par des singles individus ou même par la masse parlante.

 

 

— Barbara JANTZEN (Freie Universität Berlin) : L'intérêt d'une lecture poétique de Saussure

Toute lecture est théorique du langage en ce que le sens tel qu'il s'y constitue est tributaire d'une manière d'envisager ce qu'est le sens et comment il se constitue. De cette manière, la lecture est point de vue, au sens où l'entend Saussure. Or si la lecture est nécessairement point de vue à propos du langage, elle en devient un moment capital dans l'étude de tout discours, et à plus forte raison de tout discours s'occupant de langage. On conçoit alors à quel point la lecture comme point de vue peut ou peut ne pas se trouver et s'avérer adéquate à ce qui se constitue conceptuellement au sein d'une écriture dite théorique, pour peu que la manière de cette écriture de faire sens et par conséquent de conceptualiser dépasse ce qu'embrasse le point de vue de la lecture, ou s'en écarte. D'où la nécessité préalable et constante de délimiter et d'interroger son propre point de vue, sous peine de manquer de justesse d'écoute, donc de justesse théorique. Cela vaut, nous l'avons dit, d'autant plus que l'écriture est lieu d'invention, que le discours se travaille comme discours, et se pose comme lieu où écriture et pensée indissociablement se travaillent. C'est très évidemment le cas des écrits de Saussure, qui ont la particularité, de par leur "fragmentarité", de poser simultanément plusieurs ordres de problèmes, matérialisant le lien nécessaire entre écriture et pensée. 

En nous appuyant sur la valeur telle qu'elle est développée chez Saussure, nous opposerons au concept de totalité, couramment mis en œuvre dans les études saussuriennes, celui de globalité, globalité telle que la donne la méthode. Cette réflexion, poétique au sens où l'entend Henri Meschonnic, sera menée à partir de certains passages-clés, dont l'analyse mettra au jour les enjeux spécifiques, ceux à la fois de la méthode de Saussure et d'une lecture de cette méthode.

 

— Marco MAZZEO (Univ. de Cosenza) : «Les voyelles colorées : Saussure et la synesthésie»

 

Au début du siècle dernier, un champ d’étude à mi-chemin entre théorie de la perception, de la psychologie du profond et du langage est apparu. Les phénomènes dits « d’auditions colorées » posent des questions complexes, qui conservent aujourd’hui tout leur intérêt. Existe-t-il un rapport universel entre certains sons du langage et les couleurs ? La question, comme nous le verrons, est bien moins bizarre qu’elle n’y paraît. 

En 1892, les psychologues E. Claparede (1873-1940) et T. Flournoy (1854-1920) initient une recherche afin de comprendre si l’on peut trouver des associations fixes entre voyelles et tonalités chromatiques. A leurs questions, un des sujets interrogés par eux répond que, « en français, a, c’est-à-dire la voyelle a, la lettre a est blanchâtre, tirant sur le jaune: comme consistance, c’est une chose solide, mais peu épaisse, qui craque facilement sous le choc, comme par exemple un papier (jauni par le temps) tendu dans un cadre, une porte mince (en bois non verni resté blanc) dont on sent qu’elle éclaterait avec fracas au moindre coup qu’on y donnerait, une coquille d’œuf déjà brisée et que l’on peut continuer à faire crépiter sous les doigts en la pressant ».

L’aspect le plus intéressant de ce témoignage, et peut-être le plus surprenant, c’est qu’il n’est pas celui d’une personne quelconque, mais bien d’un linguiste, et ce linguiste n’est rien de moins que Ferdinand de Saussure (1857-1913). D’ailleurs, la description qu’il fait de la voyelle a est incroyablement longue et précise, nous n’en avons cité qu’une partie.

La question est donc duelle, à la fois historique et théorique.

Il s’agit d’une part de comprendre le sens des termes utilisés par Saussure. S’agit-il de simples suggestions ? Ces mots dévoilent-ils au contraire le caractère synesthésique de l’expérience de Saussure ? Est-il possible qu’il ait été sujet à une « audition colorée » ?

D’autre part, il est nécessaire de chercher à comprendre quelle est la signification des phénomènes « d’audition colorée ». Le cas des « synesthésiques » -personnes sujettes à des associations intersensorielles et idiosincratiques- doit-il être considéré comme une simple situation pathologique ? Est-ce, à l’inverse, un point d’émergence, un lieu privilégié pour l’analyse des structures perceptives et linguistiques universelles ?

En partant des données expérimentales les plus récentes, j’entends ici suggérer que ces tendances associatives universelles existent et qu’il est très plausible que Saussure ait été un véritable synesthète. 

 

— Sébastien MORET (Lausanne) : « La crise de la linguistique entre découvertes scientifiques nouvelles et représentations linguistiques tenaces »

 

  Notre point de départ sera l’idée de « crise de la linguistique » ; cette crise que connut notre discipline au tournant des XIXème et XXème siècles et dont la plupart des linguistes étaient conscients. A notre connaissance, cette crise n’a jamais vraiment été explicitée. Il s’agira donc dans un premier temps d’en présenter la teneur et les causes. Brièvement dit, de nouvelles découvertes en dialectologie, les progrès en arménologie et en albanologie, le succès de certaines langues artificielles, n’entrent plus dans le cadre de l’ancienne conception de la langue et des langues. L’ancienne doxa chancèle.

  En théorie, il semble que la majorité des linguistes a intégré les changements que ces nouvelles avancées introduisaient dans la discipline : Meillet conçoit qu’il n’y a pas de frontières nettes entre les dialectes, et les langues artificielles finissent par ne plus être considérées comme un étrangeté tératologique.

  Pourtant, quand il s’agit de passer à la pratique, ce sont les anciennes conceptions qui semblent avoir cours. Vers la fin de la Première guerre mondiale, certains linguistes français ont pris part aux travaux préparatoires des conférences de paix. En étudiant certaines de leurs contributions, ainsi que d’autres textes et des cartes, nous serons amenés à constater que la linguistique semble surtout en crise en théorie, et que, quand il s’agit de faire de la linguistique appliquée, les anciennes représentations se font tenaces.

 

 

 

 Margarita SCHÖNENBERGER (Lausanne) : La théorie des langues «littéraires» dans la linguistique soviétique des années 60-90 comme reflet des representations sociales sur la langue

 

Un thème constant des travaux des linguistes soviétiques de la période en question est la notion de langue «littéraire». Cette notion devient alors le centre d'une théorie linguistique visant à élucider les rapports complexes entre l'usage et la norme.

Le terme de langue «littéraire» russe est passé des littéraires aux linguistes puis aux sociolinguistes avec, à chaque passage, un contenu différent sans que pour autant ces différences soient explicitées de façon satisfaisante.

  En examinant  la théorie des langues «littéraires» pour ce qu’elle veut être, à savoir une théorie scientifique, on constate qu’elle ne satisfait pas aux exigences et attentes que l’on pourrait avoir  envers n’importe quelle autre théorie scientifique, à savoir, entre autres: cohérence interne et adéquation à l'objet. La théorie des langues «littéraires» et les faits observables ne vont pas dans le même sens et les linguistes n’arrivent pas à les concilier  sans recours à des explications externes à la science du langage.

Pour expliquer la cristallisation et  l’acceptation générale de la théorie en question, il faut sans doute se tourner  également vers des explications externes : politiques (système totalitaire soviétique qui aurait eu besoin d’une vision supralocale et supranationale d’une langue nationale), historiques (lutte bicentenaire de l’élite intellectuelle pour la dignité de la langue russe, influence de la philosophie romantique allemande), idéologiques (la «grandeur du peuple russe» exigerait de la part de tout le monde, surtout de la part des spécialistes de la langue, de veiller sur la beauté, la richesse et la pureté de la «grande langue russe»), sociologiques (les théories des linguistes russes véhiculeraient  des représentations sociales sur la langue propres à certaines couches de la population).

  En effet, la volonté politique d’agir sur l’usage ne suffirait pas à elle seule pour expliquer le consentement largement partagé par une population non linguiste  vis-à-vis de la plupart des postulats formulés par la science du langage en Union soviétique et en Russie post-soviétique. Mon hypothèse est d’y voir une conjonction entre des representations sociales sur ce qui est la langue de la civilisation russe et une théorie linguistique qui s’appuie sur elle pour élaborer et justifier une politique linguistique.

  Une etude des representations sociales en question permettrait de préciser quelles theses des linguistes sur la norme «littéraire» et sur les écarts «non littéraires» forment le noyau de ces représentations et lesquelles d’entre elles se trouvent à leur périphérie.

 

— Elena SIMONATO KOKOCHKINA (Lausanne) : Du continu vers le discontinu : la conception phonologique de N.F. Jakovlev

 

Nous allons analyser dans le présent exposé l’émergence de la réflexion phonologique de N.F. Jakovlev lors de son travail sur l’élaboration des alphabets. L’activité de Jakovlev centrée sur l’élaboration des systèmes d’écriture pour les langues qui n’en possédaient pas s’inscrit dans le vaste programme de l’édification linguistique des années 1920-1930. C’est pour mieux connaître ces langues caucasiennes que Jakovlev commence par l’étude du kabarde, langue qui avait vu échouer plusieurs tentatives d’alphabet.

Notre exposé se fondera en grande partie sur l’analyse des « Tables de la phonétique du kabarde » (1923). Ce texte, largement méconnu, peut à juste titre être considéré comme un des textes fondateurs de la phonologie. C’est dans ce texte en effet que Jakovlev trace les grandes lignes de ce qu’il appelait lui-même « la théorie des phonèmes » sur laquelle allait se fonder son principe de l’élaboration d’un alphabet : une lettre pour un phonème.

  Jakovlev y explique qu’il se fonde en grande partie sur les acquis des recherches en phonétique et en dialectologie menées par L.V. Áerba. Mais c’est des thèses originales que nous allons découvrir au cours de la lecture de son ouvrage. Sa problématique générale se formule comme suit : une recherche de limites dans le continuum sonore et dans le continuum dialectal.

  Si les « Tables » est un texte très scientifique et édité à tirage très petit, le prochain texte de Jakovlev, « Une formule mathématique pour l’élaboration d’un alphabet » (1928), fixait un programme de travail pratique, illustrait le principe de l’élaboration des alphabets par une série d’exemples et proposait d’ultérieures diminutions possibles du nombre de lettres.

 

— Ekaterina VELMEZOVA (Université de Lausanne) : La linguistique du diffus à la charnière des XIXe et XXe siècles.

L’exposé présentera une analyse de plusieurs théories linguistiques apparues à la charnière des XIX-XX siècles. Toutes ces théories présentaient l’évolution du langage humain du « diffus » vers le « concret » et concernaient plusieurs niveaux linguistiques :

-  la syntaxe (les marristes, les « téléologues » allemands) ;

-  la sémantique (V.Šercl’ / K.Abel vs. S.Freud, les marristes) ;

-  la phonétique (I.Baudouin de Courtenay, L. ŠČerba).

     Ces théories sont à comparer avec des doctrines semblables apparues à la même époque dans d’autres branches du savoir, en particulier, en analyse littéraire en Russie.

     Dans la partie principale de l’exposé, nous étudierons les prémisses méthodologiques de l’apparition de ces théories, surtout à la lumière de l’héritage théorique de G.W.F.Hegel et H.Spencer et l’emprunt de leurs idées par les linguistes.

 

— Oksana ZAYTSEVA (Lausanne) : Les discussions sur l’origine de l’ukrainien et du biélorusse comme base de la revendication nationale.

 

Les discussions sur le statut des langues ukrainienne et biélorusse ont reçu un nouveau ressort après la chute de l’Union Soviétique et la formation des Etats indépendants ukrainien et biélorusse. Dans ce cadre de changements historiques, la question des langues devient une nouvelle priorité, non seulement linguistique mais aussi politique car la langue représente un symbole de  la nation, un instrument de la construction nationale et étatique.

La promotion de la langue nationale est inspirée par  les concepts de la philosophie allemande d’incarnation de la nation dans sa langue. La reconnaissance du biélorusse et de l’ukrainien comme langues est à la origine de la revendication identitaire qui conduit à la formation d’un Etat.

Ni l’Ukraine, ni la Biélorussie n’avaient jamais connu le statut d’un Etat auparavant et étaient longtemps liés à la Russie. Les efforts des partisans des idées nationales se fixent d’abord sur le développement des recherches sur l’origine des ukrainiens et des biélorusses ainsi que leurs langues. C’est la théorie existante sur « le peuple russe ancien uni » qui est remise en question. Leurs but est de prouver la différence du russe, de montrer que leur nation a sa propre histoire, son « ancienneté » et donc peut égaler les autres nations.

L’exposé va consister à faire le bilan des discussions linguistiques, historiques, idéologiques et politiques sur les origines des langues ukrainienne et biélorusse.





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