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Centre de recherches en histoire et Ă©pistĂ©mologie comparĂ©e de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / UniversitĂ© de Lausanne // ĐĐ°ŃƒŃ‡ĐœĐŸ-ĐžŃŃĐ»Đ”ĐŽĐŸĐČĐ°Ń‚Đ”Đ»ŃŒŃĐșĐžĐč Ń†Đ”ĐœŃ‚Ń€ ĐżĐŸ ĐžŃŃ‚ĐŸŃ€ĐžĐž Đž сраĐČĐœĐžŃ‚Đ”Đ»ŃŒĐœĐŸĐč ŃĐżĐžŃŃ‚Đ”ĐŒĐŸĐ»ĐŸĐłĐžĐž ŃĐ·Ń‹ĐșĐŸĐ·ĐœĐ°ĐœĐžŃ Ń†Đ”ĐœŃ‚Ń€Đ°Đ»ŃŒĐœĐŸĐč Đž ĐČĐŸŃŃ‚ĐŸŃ‡ĐœĐŸĐč ЕĐČŃ€ĐŸĐżŃ‹


-- La structure de la proposition : histoire d'un métalangage
Colloque Ă  CrĂȘt-BĂ©rard (Suisse), 5-7 octobre 2006, organisĂ© par P. SĂ©riot (Lausanne) et D. Samain (Paris-VII).

Les photos du colloque

compte-rendu

jeudi 5 octobre
- 9 h Accueil des participants

Matin. Président de séance : Patrick SERIOT

- 9 h 30 Patrick SERIOT & Didier SAMAIN

 Présentation des enjeux du colloque

- 9 h 45 Sylvain AUROUX (CNRS)

«BrÚve histoire de la proposition»

- 10 h 30 Franco LO PIPARO (Palerme)

«La proposition comme gnomone linguistique. Le point de vue d’Aristote»

- 11 h 15 Giorgio GRAFFI (VĂ©rone)

«‘Subject’ and ‘Predicate’ since the Middle Ages until Port-Royal»

- 12 h 30 Repas

AprÚs-midi. Présidente de séance : Claudine NORMAND

- 14 h 30 Valérie RABY (Reims)

«Proposition et modalités énonciatives aménagements descriptifs et terminologiques dans les grammaires françaises des 17e et 18e siÚcles»

- 15 h 15 BĂ©rengĂšre BOUARD (Paris)

«Proposition et complément dans  les grammaires du français (milieu 18Úme-milieu 19Úme)

- 16 h Pause

- 16 h 30 Michel MAILLARD (Funchal)

«L’évolution dialectique des modĂšles descriptifs de la proposition dans l’histoire de la grammaire portugaise de 1536 Ă  1936»

- 17 h 30 On va aux champignons


vendredi 6 octobre
Matin. Président de séance : Jean-Claude CHEVALIER

- 9 h 00 RĂ©mi JOLIVET (Lausanne)

«EnoncĂ© minimum, syntagme prĂ©dicatif, prĂ©dicat, actualisateur, sujet »

- 9 h 45 Monique VANNEUFVILLE (Lille)

«La conception ‘pragmatico-sĂ©mantique’ de la syntaxe selon H.Paul»

- 10 h 30
Pause

- 11 h André ROUSSEAU (Lille)

«L’analyse de la proposition chez Brentano et ses disciples (A. Marty et A. Meinong)»

- 12 h 30
Repas

AprÚs-midi. Président de séance : Roger COMTET

- 14 h 30 Didier SAMAIN (Paris)

«Langues et métalangages : verbe et prédication chez H. Steinthal»

- 15 h 30 Francesca GIUSTI-FICI (Florence)

«La forme de la parole, question centrale entre psychologie et grammaire. La linguistique européenne centre-orientale à la fin du 19e s. et au début du 20e»

- 16 h 15 Pause

- 16 h 45 Peter LAUWERS (Louvain)

«L’analyse de la proposition dans la grammaire française traditionnelle : une syntaxe Ă  double directionnalité ?»

- 17 h 30 Sergej ROMASˇKO (Moscou)

«Liaisons dangereuses, ou proposition, fonctionnalité et stadialité selon A. A. Potebnja»


samedi 7 octobre
Matin. Président de séance : Didier SAMAIN

- 9 h Anne-Marguerite FRYBA (Berne)

«De GenĂšve Ă  Prague en passant par Graz ou comment dĂ©nouer le nƓud gordien de la structure de la phrase»

- 9 h 45 Patrick SERIOT (Lausanne)

«Que fait le vent quand il ne souffle pas ? (Le couple sujet-prédicat dans la typologie syntaxique stadiale dans la linguistique soviétique des années 1930-1950»

- 10 h 30
Pause

- 11 h Ekaterina VELMEZOVA (Lausanne)

«La syntaxe diffuse et le mot-phrase chez L. TesniÚre et N. Marr»

- 12 h 30
Repas

- 14 h 30
Discussion générale

- 16 h 30 Fin du colloque

 

La structure de la proposition : histoire d'un métalangage

 Présentation :

Le dĂ©veloppement de la problĂ©matique sur les rapports entre langue et pensĂ©e, comme entre «grammaire gĂ©nĂ©rale» et «grammaires particuliĂšres», a frĂ©quemment Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©, du moins dans la tradition europĂ©enne, comme l'histoire de dĂ©couplages progressifs entre logique et grammaire, entre jugement et proposition grammaticale, etc. Ce mouvement a du reste Ă©tĂ© thĂ©matisĂ© comme tel par les acteurs eux-mĂȘmes Ă  partir de la deuxiĂšme moitiĂ© du 19Ăšme siĂšcle.

Or, si la dĂ©limitation plus stricte des champs a pu Ă  juste titre ĂȘtre perçue comme une libĂ©ration, la pertinence exacte de ce topos mĂ©riterait cependant d'ĂȘtre prĂ©cisĂ©e. Lorsqu'il semble Ă  premiĂšre vue avĂ©rĂ©, cet Ă©loignement rĂ©ciproque a pu en effet, et paradoxalement, prendre la forme d'une Ă©volution parallĂšle (c'est le cas, notamment, du passage de la division S/P Ă  une structure de type fonction/arguments). Par ailleurs, mĂȘme si l'on se limite Ă  la tradition «grammaticale», il reste clair que de nombreux textes, qui postulent le cas Ă©chĂ©ant une «autonomie de la syntaxe» d'un autre type, entrent difficilement dans ce schĂ©ma. (Au deux extrĂ©mitĂ©s de la pĂ©riode moderne, on songera par exemple aux cas connus que sont Sanctius (1587) ou Ries (1894).)

Objectivement, on assiste plutÎt à de constantes recompositions des frontiÚres entre logique, grammaire et psychologie, au cours desquelles l'«affranchissement» d1un champ à l'égard de l'autre se fait souvent par son alliance avec le troisiÚme. Enfin, et plus généralement, il est parfois trÚs difficile de tracer des lignes claires entre les multiples enjeux et influences. Dans quelle mesure, par exemple, les disputes au 19Úme siÚcle autour de l'alternative entre modÚle nomino-centriste et modÚle verbo-centriste ne se superposaient-elles pas à une véritable question technique, l'héritage d'alternatives anciennes (Aristote vs. stoïciens), et des enjeux idéologiques «externes» (que manifeste simultanément le théma du «dynamisme» spécifique à la phrase indo-européenne) ?

 

Ces quelques rappels, non limitatifs, suffisent Ă  montrer comment de multiples facteurs ont trĂšs vraisemblablement interfĂ©rĂ© pour orienter, voire inflĂ©chir, une technique de description, qui s'est cependant objectivement affinĂ©e au cours du temps. L'objet de la rencontre est de dĂ©mĂȘler quelques-uns de ces facteurs Ă  l'Ă©poque moderne et contemporaine.

Mais pour y parvenir, une approche comparative est indispensable, c'est pourquoi on insistera sur l'intĂ©rĂȘt de prĂ©senter des problĂ©matiques issues de diffĂ©rentes traditions europĂ©ennes (Europe centrale et orientale en particulier), pour faire apparaĂźtre, dans les rĂ©ceptions croisĂ©es, les rĂ©interprĂ©tations et malentendus, des Ă©clairages nouveaux ou inattendus.

 

Patrick SERIOT & Didier SAMAIN

 

 

 

Résumés:

 

— Sylvain AUROUX (CNRS-Paris) 

«BrÚve histoire de la proposition»

L’une des façons de se reprĂ©senter un phĂ©nomĂšne consiste Ă  le dĂ©composer en Ă©lĂ©ments. Munis d’une liste d’élĂ©ments et d’une (ou plusieurs) loi(s) de composition on peut imaginer reconstituer le phĂ©nomĂšne. Dans la pensĂ©e occidentale, il semblerait que le langage ait fourni le modĂšle mĂȘme de ce type d’analyse, grĂące Ă  l’alphabet qui servit d’exemple aux atomistes. La lettre n’est pas le seul Ă©lĂ©ment utilisĂ© dans l’analyse du langage : deux autres sont essentiels le mot (onoma, puis lexis) et la proposition. C’est Platon dans le Sophiste qui fit remarquer que le langage humain n’est pas une simple liste de signes, mais qu’il correspond Ă  la concatĂ©nation minimale de deux signes de nature diffĂ©rente (onoma et rhĂȘma, nom et verbe) pour former une unitĂ© de sens. Aristote formalisa la dĂ©couverte dans des conditions trĂšs drastiques :

 

-  limitation de la proposition aux unitĂ©s qui peuvent ĂȘtre vraies ou fausses (on exclut les priĂšres, les ordres, etc.) ;

-              construction d’un modĂšle trĂšs contraint de la structure propositionnelle : S(ujet) est P(rĂ©dicat).

 

Ce modĂšle devait donner naissance Ă  la logique occidentale et Ă  la thĂ©orie des parties du discours (meroi logou), quand bien mĂȘme il ne fut adoptĂ© que tardivement par les grammairiens (on date du XII° siĂšcle l’introduction de la catĂ©gorie de sujet dans leurs analyses). Il comportait de graves limitations intrinsĂšques, qu’on peut limiter aux problĂšmes techniques en laissant de cĂŽtĂ© les questions d’ontologie, aux consĂ©quences au moins aussi lourdes:

 

-  pour la logique : incapacitĂ© de reprĂ©senter les relations (donc inutilitĂ© de cette discipline pour les mathĂ©matiques) et d’aborder le rĂŽle des variables individuelles dans la quantification. Ces deux limitations conduisent Ă  une version extrĂȘmement limitĂ©e de la thĂ©orie de la quantification (la logique des prĂ©dicats se rĂ©duit Ă  la thĂ©orie des termes qui apparaĂźt dans la syllogistique) ;

-  pour la grammaire : embarras causés par la présence du concept de vérité ; difficultés à traiter les expansions propositionnelles et la transitivité.

 

L’histoire du cƓur des sciences du langage occidentales (la logique et la grammaire) est dominĂ©e par deux phĂ©nomĂšnes : les avancĂ©es explicatives produites par l’application du modĂšle et les prouesses techniques pour en contourner les limitations par des hypothĂšses ad hoc, jusqu’à son remplacement, en logique, par le modĂšle Frege/Russell qui n’est pas lui-mĂȘme sans problĂšme et par les grammaires de dĂ©pendance. Ce sont les grandes articulations de cette histoire que nous nous proposons de dĂ©crire jusqu’aux hypothĂšses contemporaines.

 

— BĂ©rengĂšre BOUARD (Paris)

«Proposition et complément dans  les grammaires du français au début du 19Úme siÚcle»

 

C’est Ă  partir du modĂšle propositionnel issu de la logique aristotĂ©licienne : structure sujet/prĂ©dicat et verbe substantif, que les grammairiens du français ont analysĂ© les constructions verbales françaises. L’adoption gĂ©nĂ©ralisĂ©e de ce modĂšle logique, Ă  partir de Port-Royal, pose nĂ©anmoins des problĂšmes considĂ©rables dans la description des rĂ©alitĂ©s linguistiques. En effet, la confrontation avec des structures non prĂ©dicatives c'est-Ă -dire qui s’écartent du schĂ©ma : sujet - vb subst ou d’état – attribut, oblige d’une part Ă  reconsidĂ©rer la dĂ©finition et l’expression du verbe au sein d’une thĂ©orie de la transitivitĂ© et d’autre part Ă  accorder un  statut spĂ©cifique au syntagme suivant le verbe.

 

Notre intervention visera donc à montrer comment les grammairiens du français au début du 19Úme siÚcle   :

-       proposent des amĂ©nagements de la structure binaire sujet/prĂ©dicat ou bien un modĂšle d’analyse  concurrent plus ou moins en interfĂ©rence avec le premier

-       se positionnent face Ă  la dĂ©finition du verbe substantif et Ă  la dĂ©composition affĂ©rente de tout verbe en ĂȘtre+participe prĂ©sent

-       dĂ©limitent ainsi le statut et le nom du complĂ©ment du verbe, fondant l’autonomie de cette fonction syntaxique dans le discours grammatical.

Nous insisterons en particulier sur la sĂ©lection de la dĂ©signation de complĂ©ment au sein d’un rĂ©seau terminologique large et divers incluant rĂ©gime/modificatif/dĂ©terminant/dĂ©terminatif, et nous tenterons de restituer le contexte complexe de l’« invention » de cette notion.

 

Si  Du Marsais (VĂ©ritables principes de la grammaire, 1729) puis Girard (Les vrais principes de la langue françoise, 1747) Ă©voquent le complĂ©ment de la prĂ©position ou du rapport c’est de façon marginale pour dĂ©signer le syntagme prĂ©positionnel. On retrouve le terme dans les articles Ă©crits par Du Marsais pour  l’EncyclopĂ©die  de Diderot et D’Alembert (1751-1757), mais  c’est BeauzĂ©e  le premier (dans l’article « complĂ©ment » de l’EncyclopĂ©die MĂ©thodique, 1782-1786) qui assigne au complĂ©ment un vĂ©ritable contenu syntaxique, assez gĂ©nĂ©rique, substitut du rĂ©gime. Sa  terminologie, qui se sophistique dans la  Grammaire GĂ©nĂ©rale (1767), marque le point de dĂ©part de la gĂ©nĂ©ralisation du complĂ©ment et constitue le socle des typologies qui vont suivre. Ainsi, les ouvrages de Sicard  (Elemens de grammaire gĂ©nĂ©rale , 1798, et  AbrĂ©gĂ©, 1808)   fournissent un exemple d’intĂ©gration des diffĂ©rents apports notionnels et terminologiques sur le complĂ©ment ; on y  trouve une typologie complĂšte et hĂ©tĂ©roclite. Des terminologies mixtes rĂ©gime/complĂ©ment s’observent aussi, notamment chez  Vanier TraitĂ© d’analyse logique et grammaticale (1827). La grammaire française mĂ©thodique et raisonnĂ©e de Boniface (1829) propose Ă©galement une typologie des complĂ©ments du verbe autour des qualificatifs en usage mais elle illustre surtout l’oscillation, patente chez les grammairiens du dĂ©but du 19Ăšme siĂšcle, entre les deux conceptions de la proposition et le  scepticisme certain face Ă  la dĂ©composition du verbe.

ParallĂšlement,  les discussions sur le classement des parties du discours en deux catĂ©gories : substantifs / modificatifs ou dĂ©terminatifs  au sein de la SociĂ©tĂ© grammaticale (1817- Annales de grammaire 1818), interrogent le statut de l’adverbe, identifiĂ© Ă  un surmodificatif. Nous pouvons dire que le reclassement des parties du discours : adverbe/prĂ©position, mais aussi : adjectif/dĂ©terminant/adjectif, relĂšvent d’une dĂ©limitation problĂ©matique des opĂ©rations de dĂ©termination/modification/qualification et touche en ce sens Ă  la question de l’émergence du complĂ©ment. Les analyses des grammairiens montrent en effet une syntaxe subordonnĂ©e Ă  une analyse en classes de mots et non en syntagmes fonctionnels,  d’oĂč la difficultĂ© Ă  circonscrire et nommer le groupe  complĂ©ment du verbe.   

 

 

— Anne-Marguerite FRYBA-REBER (UniversitĂ© de Berne) :

 

«De GenĂšve Ă  Prague en passant par Graz ou comment dĂ©nouer le nƓud gordien de la structure de la phrase»

 

L'année 1908 est une année faste dans l'histoire de la linguistique. Au nombre des publications marquantes, citons Programme et méthodes de la linguistique théorique. Psychologie du langage d'Albert Sechehaye, ouvrage qui connut, à en juger par les comptes rendus, un rayonnement européen et dont le manuscrit avait été examiné par un lecteur exceptionnel, Ferdinand de Saussure.

La mĂȘme annĂ©e, Niemeyer publie une somme philosophique de grande importante pour la linguistique, Untersuchungen zur Grundlegung der allgemeinen Grammatik und Sprachphilosophie (Investigations sur le fondement d'une grammaire gĂ©nĂ©rale et d'une philosophie du langage). Son auteur, Anton Marty, d'origine suisse, est professeur Ă  l'universitĂ© allemande de Prague et rĂ©flĂ©chit depuis plus de trente ans au rapport entre la psychologie, la philosophie et la linguistique. Contrairement Ă  ce que suppose Komatsu dans sa prĂ©face Ă  l'Ă©dition du cours III, le nom de Marty, pas plus du reste que celui de Husserl, n'Ă©tait connu de Saussure, ni de Sechehaye, du moins pas Ă  l'Ă©poque de l'Ă©dition du CLG: ce n'est qu'en 1933 que Sechehaye cite le nom de Marty. Disciple de Brentano, comme Husserl qui est de dix ans son cadet, Marty appartient Ă  un courant philosophique extrĂȘmement puissant et fĂ©cond (qui annonce la philosophie analytique) et qui veut substituer Ă  la philosophie "romantique spĂ©culative" de l'idĂ©alisme allemand une philosophie strictement scientifique, empirique, dont le noyau serait la psychologie.

A Graz enfin, le franc-tireur Hugo Schuchardt réfléchit à la pertinence des définitions psychologique, logique et grammaticale de la phrase dans une perspective génétique: on trouvera l'essentiel de sa doctrine dans ses quatre interventions magistrales à l'Académie de Berlin en 1919.

L'objectif de cette présentation est de proposer une approche comparative des tentatives de Sechehaye (avec en creux celle de Saussure), de Marty et de Schuchardt qui s'efforcent tous trois à repenser les frontiÚres entre logique, grammaire et psychologie à propos de la structure de la phrase. Cette exploration permettra du reste de préciser le fonctionnement des réseaux intellectuels en Europe avant la PremiÚre Guerre mondiale.

 

 

— Francesca GIUSTI-FICI (Univ. de Florence) :

 

«La forme de la parole, question centrale entre psychologie et grammaire. Quelques observations sur la linguistique européenne centre-orientale à la fin du XIX et au début du XX siÚcle.»

 

Dans la deuxiĂšme moitiĂ© du XIX siĂšcle, la pensĂ©e linguistique est influencĂ©e par l’idĂ©e que, Ă©tant la langue expression d’une activitĂ© naturelle, elle doit ĂȘtre Ă©tudiĂ© Ă  partir de l’observation des faits concrets, et par la conviction que cette activitĂ© ait une base psychologique. Ces principes, qui avaient Ă©tĂ© formulĂ©es, en particulier, par Hermann Paul dans ses Prinzipien der Sprachgeschichte, trouvaient entre les confins de l’empire russe des interprĂštes particuliĂšrement attentifs en Jan Baudouin de Courtenay et en F. F. Fortunatov. C’est Ă  partir des idĂ©es de ceux grands linguistes, vĂ©cues entre les deux siĂšcles, qu’ils se sont dĂ©veloppĂ©es les deux Ă©coles linguistiques russes: celle de Kazan’ et cette de Moscou. Deux Ă©coles toute Ă  fait diffĂ©rentes, qui doivent ĂȘtre prĂ©sentĂ©es et traitĂ©es sĂ©parĂ©ment. Dans la limite de mon exposĂ©, je me bornerais Ă  la prĂ©sentation de la thĂ©orie de la forme de la parole proposĂ©e par Fortunatov.

Toutes les Ă©nonciations de l’activitĂ© linguistique, Ă©crivait Paul, « coulent de l’espace obscure de l’inconscient de l’ñme [fliessen aus diesem dunkeln Raum des Umbewussten in der Seele]. Dans cet espace se trouve ce dont disposent les moyens linguistiques et qui consiste en groupes de reprĂ©sentations [Vorstellungen], cachĂ©es les unes sous les autres. Ces reprĂ©sentations sont tous ce qui est entrĂ© dans notre conscience [Bewusstsein] dans la forme de la langue Ă  travers le parler et l’écouter. Elle [la forme] nous permit de reconnaĂźtre ce qui se trouve dĂ©jĂ  dĂ©posĂ© dans notre conscience. Les reprĂ©sentations ce combinent entre eux et rĂ©alisent grandes sĂ©ries acoustiques, qui se rapportent non seulement Ă  la valeur du mot, mais aussi  Ă  la valeur des relations syntaxiques. Ainsi des phrases complĂštes se combinent avec le contenu de la pensĂ© qu’ils reprĂ©sentent » (H. Paul, 4° Ă©dition, 1909, pp. 26, 27).  

C’est Ă  partit de ces idĂ©es sur la forme de la langue, que F. F. Fortunatov construit sa thĂ©orie sur la forme de la parole (forma slova). Selon Fortunatov, dans l’esprit sont dĂ©posĂ©s des reprĂ©sentations des objets de la pensĂ©e (qu’il appelle “signes”, znaki predmeta mysli), qui viennent de la langue vivant (ĆŸivaja reč’). La production des reprĂ©sentations nouvelles a lieu grĂące Ă  un principe de sĂ©lection des propriĂ©tĂ©s formelles. Donc la forme de la parole, telle comme elle se manifeste dans la langue, est le rĂ©sultat de la combinaison de l’élĂ©ment psychologique (les reprĂ©sentations) avec le donnĂ© formel (le son). Elle peut ĂȘtre constituĂ©e d’un seul mot ou bien de plusieurs mots combinĂ©s ensemble, n’importe de quelle catĂ©gorie ils font partie, substantifs ou verbes. Et puis que chaque combinaison de mots (slovosočetanie) est expression d’un jugement, on peut parler indiffĂ©remment de combinaison de mots et de proposition.

 

La modernitĂ© de cet approche se manifeste aussi lĂ  oĂč Fortunatov souligne que la forme de la parole, comme aussi la combinaison des mots, comprenne une partie matĂ©rielle et une partie psychologique. La premiĂšre est reprĂ©sentĂ©e par le son, la deuxiĂšme par le sens (les mĂȘmes composants du signe d’aprĂšs Saussoure). D’ici vient l’idĂ©e que la langue dispose, en soi mĂȘme, des catĂ©gories qui lui sont nĂ©cessaires pour exprimer la pensĂ©e humaine, celle matĂ©rielles et celle psychologiques; de ce point de vue, les catĂ©gories fonctionnelles qui seront introduites par les structuralistes, rĂ©sultent tout Ă  fait superflues.

 

— Giorgio GRAFFI (UniversitĂ© de VĂ©rone)

 

«‘Subject’ and ‘Predicate’ since the Middle Ages until Port-Royal»

 

The origins of the terminological pair subiectum/praedicatum, as is well known, lie in Boethius’ translation and commentaries of Aristotle’s De interpretatione. It is often assumed that, during the Middle Ages, the terms subiectum and praedicatum remained restricted to logic, while grammarians used suppositum and appositum, but this view does not seem to hold: both pairs occur in works both of grammarians and logicians, sometimes also with not entirely overlapping meanings. One has also to ask to what extent subiectum and suppositum, praedicatum and appositum coincide with the modern meaning(s) of the term ‘subject’ and ‘predicate’. The relationships between suppositum, subiectum and nominativus or rectus (the last actually referring to a syntactic function, not simply the grammatical case) have also to be investigated: it seems that some grammarians assume that suppositum coincide with nominativus or rectus, while other grammarians (e.g., Thomas of Erfurt) do not. The equivalence is explicitly stated in Scioppius. It was assumed by V. Salmon that the first to reintroduce subiectum and praedicatum into grammar was Vossius: actually, the terms were employed, as well as by some Medieval grammarians, also by other 17th century grammarians. At any rate, Vossius’ use of the terms is rather seldom and casual. The terms really became central with Port-Royal Grammaire, which, on the other side, still shows some occurrences of ‘subject’ in non-grammatical sense. It must also be investigated the reason why Port-Royal Grammaire and Logique preferred to employ the term attribut instead of ‘predicate’.

 

 

— RĂ©mi JOLIVET (UniversitĂ© de Lausanne)

 

«Enoncé minimum, syntagme prédicatif, prédicat, actualisateur, sujet...»

 

Les fluctuations terminologiques et les enchevĂȘtrements qui affectent les principaux concepts syntaxiques utilisĂ©s par AndrĂ© Martinet sont de bons rĂ©vĂ©lateurs des divers plans qui interfĂšrent dans la conception de la phrase et de la prĂ©gnance persistante du modĂšle des langues occidentales, conçues comme disposant d'une classe de monĂšmes spĂ©cialisĂ©e dans une certaine forme d'emploi prĂ©dicatif ("verbe"). On peut penser aussi que s'y rĂ©vĂšle le malaise que produisent les consĂ©quences de l'adoption d'une dĂ©finition rigoureuse - mais Ă©troite - de la langue.

 

— Peter LAUWERS (FRS-flamand – KULeuven)

 

«L’analyse de la proposition dans la grammaire française traditionnelle: une syntaxe Ă  double directionnalitĂ©?»

 

Chervel (1977) souligne Ă  juste titre l’impact qu’a eu la double analyse dans l’enseignement de la grammaire au 19e siĂšcle. Cet exercice est emblĂ©matique d’une certaine volontĂ© de dĂ©coupler grammaire et logique, tout en maintenant la logique dans le cadre de la grammaire.

MĂȘme aprĂšs son abolition officielle (1910), l’esprit de la double analyse a continuĂ© Ă  hanter la grammaire française, mĂȘme en dehors du domaine strictement scolaire. C’est ce que nous entendons dĂ©montrer Ă  l’aide d’une analyse de 25 grammaires de rĂ©fĂ©rence du français, reprĂ©sentant le sommet de la production grammaticographique de la premiĂšre moitiĂ© du 20e siĂšcle.

Le dispositif d’analyse de la phrase de l’époque se prĂ©sente en effet comme un compromis imparfait entre deux directionnalitĂ©s d'analyse, Ă  savoir une approche ‘descendante’ et sĂ©mantico-logique de la proposition (qui divise la proposition en parties sĂ©mantico-logiques) et une description ‘ascendante’ qui aborde la syntaxe Ă  travers le prisme des parties du discours (= approche catĂ©gorielle).

D’un cĂŽtĂ©, les grammaires restent tributaires d’une approche purement ‘catĂ©gorielle’ de la syntaxe (p.ex. arbre est sujet au lieu de le grand arbre, la "syntaxe du nom, etc.", le plan des grammaires; etc.). D’un autre cĂŽtĂ©, l'approche logique, dĂ©jĂ  en grande partie dĂ©logicisĂ©e, dĂ©coupe la proposition en blocs sĂ©mantiques, dont le nombre ne cesse de croĂźtre. En mĂȘme temps, elle rate la jonction avec l’analyse ‘psychologique’ de la proposition, comme le montre la comparaison avec les quelques grammaires de facture allemande du corpus.

Ces deux perspectives n’aboutissent pas seulement Ă  certains ‘excĂšs’, elles posent aussi et surtout le problĂšme Ă©pistĂ©mologique de l’articulation des deux approches. On ne peut que constater qu’elles ont mis en place une syntaxe fonciĂšrement discontinue (interface mots-fonctions?; absence de rĂ©cursivitĂ©; absence du syntagme, en tant que niveau intermĂ©diaire entre le mot et le terme de la proposition). Qui pis est, cette analyse discontinue – comment, en effet, monter du mot Ă  la phrase? – et schizophrĂšne (deux approches hĂ©tĂ©rogĂšnes, l'une de nature catĂ©gorielle, l'autre sĂ©mantico-fonctionnelle) engendre aussi des 'conflits frontaliers' dans les secteurs de la description oĂč les deux approches entrent en concurrence. Ainsi, on repĂšre deux sĂ©ries de fonctions, auxquelles correspondent aussi deux termes gĂ©nĂ©riques diffĂ©rents (terme de la proposition et fonction). Les complĂ©ments, quant Ă  eux, sont tiraillĂ©s entre deux conceptions diffĂ©rentes et font l’objet de deux systĂšmes de classement concurrents.

On perçoit cependant quelques lueurs d’espoir, qui pourraient mener Ă  une amorce de solution. On note, en effet, quelques tentatives isolĂ©es – en dehors de toute rĂ©flexion globale – qui cherchent Ă  introduire des concepts nouveaux, capables de meubler l’espace qui sĂ©pare le mot du terme de la proposition. C’est dans ce sens qu’on peut parler de l’apparition – tĂątonnante – du groupe de mots et de la perspective fonctionnelle transversale (groupes adverbiaux, adjectivaux, etc.).

 

— Franco LO PIPARO (UniversitĂ© de Palermo)

 

«La proposition comme gnomone linguistique. Le point de vue d’Aristote.»

 

La relation aura un cĂŽtĂ© historique et un cĂŽtĂ© thĂ©orique. On examinera les dĂ©finitions mathĂ©matiques et philosophiques de gnomone donnĂ©es par Philolao, Aristote, Euclide et HĂ©ron d’Alexandrie et on essayera de montrer en quel sens la proposition se conduit comme un gnomon. La proposition est un gnomon sous deux aspects: par rapport Ă  ses parties et par rapport au monde dont elle parle. C'est surtout le premier aspect qui sera objet de la relation.

Dans les deux cas un rĂŽle centrale est jouĂ© par la notion de self-similarity. Pour expliquer ce concept il faudra considĂ©rer surtout le point de vue d’Aristote sur le rapport entre le nom et la proposition.

 

 

— Michel MAILLARD (UniversitĂ© de Funchal) :

 

«L’évolution dialectique des modĂšles descriptifs de la proposition dans l’histoire de la grammaire portugaise, de 1536 (Grammatica da Lingoagem Portuguesa de FernĂŁo de Oliveira) Ă  1936 (GramĂĄtica HistĂłrica da LĂ­ngua Portuguesa de Francisco Sequeira)»

 

En suivant le jeu des oppositions entre modĂšles binaires et ternaires qui structure l’histoire de la grammaire portugaise des quatre derniers siĂšcles, on se demandera en quoi cette dynamique rĂ©actualise la polaritĂ© antique entre les conceptions aristotĂ©licienne et stoĂŻcienne de la proposition. Sur cette problĂ©matique viennent se greffer des apports modernes, celui de Sanctius Ă  la fin du 16e, de Port-Royal au 17e et des EncyclopĂ©distes au 18e, avant que des modĂšles germaniques verbo-centrĂ©s ne prennent le pas sur les modĂšles espagnols et français aprĂšs 1870.

On peut ainsi diviser l’histoire de la grammaire portugaise en quatre pĂ©riodes. Avant Sanctius, au 16e, la grammaire dite «humaniste» de FernĂŁo de Oliveira et de JoĂŁo de Barros tente de faire pour la lusophonie ce que l’espagnol Nebrija a fait pour le castillan, Ă  savoir une «DĂ©fense et illustration» de la langue vernaculaire, qui met en valeur l’originalitĂ© et le bien-fondĂ© du systĂšme lusophone face au latin, mais rĂ©serve une part peu importante Ă  la syntaxe et se contente de remarques Ă©parses sur la construction des propositions.

À cette grammaire «humaniste», fortement particulariste, pour ne pas dire nationaliste, s’oppose, au siĂšcle suivant, une approche totalement diffĂ©rente, d’inspiration universaliste, conçue dans le sillage de l’espagnol Sanctius, et qu’illustre le titre de Roboredo (1619) Methodo grammatical para todas as linguas «MĂ©thode grammaticale pour toutes les langues». Sous le binĂŽme suppositum/appositum, venu des Modistes et rĂ©actualisĂ© par Sanctius, se devine le schĂ©ma ternaire sujet-verbe-objet. Selon le grammairien espagnol et ses Ă©pigones lusophones, tout verbe d’action impliquant Ă  la fois sujet et objet, l’absence de l’un ou de l’autre est imputĂ©e Ă  ellipse, ce qui revient Ă  nier la rĂ©alitĂ© des impersonnels comme celle des intransitifs. L’influence de Sanctius au Portugal a durĂ© jusqu’à ce que Port-Royal prenne le relais, Ă  la fin du 18e. En 1799 encore, lorsque Figueiredo introduit sa triade terminologique agent-action-patient, s’il n’est pas fait nommĂ©ment rĂ©fĂ©rence Ă  Sanctius, la conception sanctienne du verbe n’est pas loin puisque, chez Figueiredo, dans la phrase «active», action et verbe sont deux termes substituables.

Cependant, avec Fonseca (1799), s’amorce une troisiĂšme pĂ©riode, celle des grammaires «philosophiques» inspirĂ©es de Port-Royal et des EncyclopĂ©distes. La structuration triadique de la proposition en sujet-verbe-attribut se retrouve un peu partout, notamment chez Barbosa (1822) qui, dans sa Grammatica philosophica da lĂ­ngua portugueza, fait de amo «(j’)aime» la forme elliptique de Eu sou amante «je suis amant», structure ternaire de rĂ©fĂ©rence.

Mais, parallĂšlement, sous l’influence de BeauzĂ©e et Du Marsais, s’introduit chez Barbosa, et mĂȘme un peu avant, dĂšs 1818, chez JoĂŁo de Melo, la notion de «complĂ©ment» (complemento), qui grignotera peu Ă  peu l’empire de l’attribut, hĂ©ritĂ© de Port-Royal, et remettra en cause la portĂ©e paradigmatique du verbe ĂȘtre, le verbe «substantif» de base.

C’est avec Dias (1870) que s’ouvre la quatriĂšme pĂ©riode, celle des grammaires historiques et comparĂ©es, d’inspiration philologique, dominĂ©e par des influences anglo-saxonnes. S’impose d’abord le modĂšle binaire sujet-prĂ©dicat, oĂč le complĂ©ment s’inscrit comme une fonction secondaire, intĂ©grĂ©e Ă  l’un ou l’autre de ces deux termes. Dans ce cadre bipartite, l’attribut Ă  la française se trouve dĂ©fini comme un complĂ©ment «prĂ©dicatif», rapportĂ© soit au sujet de la prĂ©dication soit Ă  l’objet contenu dans le prĂ©dicat. C’est chez Dias qu’apparaĂźt l’expression Nome predicativo do complemento directo, «Nom prĂ©dicatif du complĂ©ment direct», correspondant Ă  l’attribut du complĂ©ment d’objet des francophones. Chez Azevedo (1880), il est dit que le verbe, s’il a une signification dĂ©finie, peut constituer Ă  lui seul un prĂ©dicat. C’est seulement s’il a un sens indĂ©fini qu’il appelle une complĂ©mentation. Et mĂȘme «ĂȘtre», le verbe indĂ©fini par excellence – en portugais tantĂŽt ser, tantĂŽt estar – peut se passer de toute complĂ©mentation prĂ©dicative lorsque le contexte est Ă©clairant.

Ainsi le verbe prend une place toujours plus centrale Ă  mesure qu’on avance dans l’histoire et que la part de la syntaxe augmente dans la grammaire. Chez Coelho (1891), le verbe arrive en tĂȘte des parties du discours, suivi du substantif et de l’adjectif, selon une hiĂ©rarchie qui annonce TesniĂšre. Quant Ă  la proposition, elle s’analyse en sujet-prĂ©dicat-objet, avec une position centrale du prĂ©dicat qui fait songer Ă  Frege et aux grammairiens allemands mais aussi Ă  certains russes Ă©tudiĂ©s par SĂ©riot, tels Potebnja ou Dmitrievskij, en conformitĂ© avec un certain «air du temps», qu’on pourrait qualifier de humboltien. Cette «montĂ©e» du verbe, promu cellule-mĂšre de l’énoncĂ©, est tout aussi nette chez Figueiredo (1907), qui dĂ©signe le verbe du terme de nĂșcleo.

MalgrĂ© un repli officiel sur des positions plus classiquement aristotĂ©liciennes de la GramĂĄtica portuguesa de Torrinha (1931) et de la GramĂĄtica HistĂłrica da LĂ­ngua Portuguesa de Sequeira (1936), Ă  mesure que s’affine dans la premiĂšre moitiĂ© du vingtiĂšme siĂšcle l’étude des fonctions grammaticales et que s’approfondit l’analyse de la phrase complexe, peu Ă  peu s’impose, dans la pratique, le rĂŽle Ă©minent du verbe comme centre organisateur de l’énoncĂ©. Cela ne confirme-t-il pas implicitement, avec des siĂšcles de retard, la justesse de l’analyse stoĂŻcienne du verbe et de ses satellites nominaux dans le cadre de la proposition?

 

— ValĂ©rie RABY (UniversitĂ© de Reims-Champagne-Ardenne / UMR CNRS 7597 « Histoire des thĂ©ories linguistiques »)

 

«Proposition et modalités énonciatives : aménagements descriptifs et terminologiques dans les grammaires françaises des 17e et 18e siÚcles»

 

Nous aborderons la question du statut mĂ©talinguistique de l’objet « proposition » par le biais de la restitution des principaux complexes terminologiques utilisĂ©s par les grammaires françaises des 17e et 18e siĂšcles pour analyser les modalitĂ©s Ă©nonciatives.

L’adoption du modĂšle propositionnel par la grammaire gĂ©nĂ©rale, et la promotion corrĂ©lative du terme proposition, a pour effet de marginaliser les termes oraison, sentence, Ă©nonciation, phrase et discours jusqu’alors en usage pour dĂ©signer, de façon plus ou moins rĂ©glĂ©e, diffĂ©rents formats et types d’énoncĂ©s (ainsi par exemple chez Meigret, Maupas ou Vairasse d’Allais).

La redistribution de ce métalangage, observable aussi bien dans les grammaires générales que dans les grammaires particuliÚres de la période considérée, est intéressante à deux titres :

-  elle prolonge Ă  nouveaux frais le double Ă©cheveau des « noms de l’énoncé », issus des traductions et commentaires du Peri hermeneias et de la PoĂ©tique d’une part, et des grammaires de la tradition latine de l’autre

-  elle tĂ©moigne, par son instabilitĂ© mĂȘme, d’un vĂ©ritable travail des limites de la notion de proposition, sur un assez long terme

L’examen de quelques configurations terminologiques remarquables utilisĂ©es pour dĂ©crire les modalitĂ©s Ă©nonciatives suffit Ă  mettre Ă  jour d’importants conflits d’analyse de la structure phrastique - seront en particulier examinĂ©es les difficultĂ©s manifestes chez Thurot traducteur de Harris. Ces conflits posent, indirectement, la question de la pertinence descriptive du modĂšle propositionnel Ă©laborĂ© par la grammaire gĂ©nĂ©rale française. Leur prise en compte devrait contribuer Ă  enrichir l’interprĂ©tation de certaines apories syntaxiques de cette discipline.

 

— Sergej ROMAƠKO (INION, Moscou) :

 

«Liaisons dangereuses, ou proposition, fonctionnalité et stadialité selon A. A. Potebnja»

Le spectre de la stadialitĂ© est depuis plus d’un siĂšcle une des particularitĂ©s de la linguistique russe : l’idĂ©e d’établir un lien entre les structures grammaticales et sĂ©mantiques d’une langue d’une part, et le contexte historico-culturel de son Ă©volution d’autre part est apparue au milieu du 19Ăšme siĂšcle, et s’est prolongĂ©e tout au long du 20Ăšme siĂšcle, donnant naissance, entre autres, Ă  un phĂ©nomĂšne aussi catastrophique que le marrisme. Les conceptions stadiales du 19Ăšme siĂšcle en Russie Ă©taient une curieuse combinaison d’idĂ©ologie isolationniste et de retard provincial avec les thĂšmes des sciences humaines allemandes. Parmi ces derniĂšres il s’agissait des diverses variantes de l’idĂ©alisme philosophique et philologique allemand, essentiellement W. von Humboldt.

Aleksandr Afanas’evič Potebnja (1835-1891), savant russe d’origine ukrainienne, se trouvait au dĂ©but de son activitĂ© de recherche sur les mĂȘmes positions, mais il a peu Ă  peu rĂ©ussi Ă  Ă©laborer une conception originale de la proposition, qui lui a permis d’éviter la tentation de l’interprĂ©tation stadiale de la relation sujet/objet. Refusant de voir dans les variations de la structure superficielle de la proposition des indices de l’«évolution» de la langue, Potebnja proposait une approche fonctionnelle et communicative de la proposition, interprĂ©tĂ©e comme un Ă©noncĂ© (vyskazyvanie): de ce point de vue, la position de prĂ©dicat peut ĂȘtre occupĂ©e n’importe quel Ă©lĂ©ment lexico-grammatical. Un seul et mĂȘme mot ou syntagme peut ĂȘtre aussi bien sujet que prĂ©dicat, en fonction de la structure de l’énoncĂ© et de ses tĂąches communicatives. Il est Ă  remarquer que cette position anti-stadialiste de Potebnja en grammaire se mariait aussi bien avec son historicisme qu’avec sa conception stadiale en poĂ©tique historique, oĂč les diffĂ©rents genres archaĂŻques Ă©taient Ă©tudiĂ©s comme le reflet des diffĂ©rents stades de l’évolution de la littĂ©rature.

 

— AndrĂ© ROUSSEAU (UniversitĂ© de Lille-3) :

 

L’ambivalence sĂ©mantique de la proposition

Nous nous proposons d’examiner la notion de phrase ou de proposition (l’allemand ne distingue pas : ‘Satz’) et son organisation chez plusieurs auteurs appartenant au dĂ©part Ă  des disciplines diffĂ©rentes, mais qui sont tous parvenus Ă  des conclusions sinon identiques, du moins voisines, Ă  savoir que

♩ soit il existe deux types d’énoncĂ©s irrĂ©ductibles l’un Ă  l’autre ;

♩ soit toute proposition est fondamentalement ambivalente, fonctionnant en quelque sorte Ă  deux niveaux sĂ©mantiques.

Nous examinerons successivement les doctrines dĂ©veloppĂ©es d’abord au sein d’une Ă©cole et ensuite les idĂ©es neuves soutenues par deux isolĂ©s Ă  leur Ă©poque, un penseur venu des mathĂ©matiques et un grammairien disciple de Gaston Paris.

 

1) Le premier cercle est constituĂ© du philosophe allemand Franz Brentano (1838-1917) et de deux de ses disciples, Alexius von Meinong (1853-1920) et Anton Marty (1847-1914), qui ont Ă©tĂ© les premiers Ă  montrer l’opposition entre deux maniĂšres de concevoir les objets et par consĂ©quent de prĂ©senter un procĂšs :

♩ pour Meinong, auteur de la ThĂ©orie des objets (1904), la diffĂ©rence essentielle rĂ©side dans le Sein (« ĂȘtre ») opposĂ© au So-sein (litt. « ĂȘtre-ainsi »). Cette diffĂ©rence ontologique a une consĂ©quence immĂ©diate pour la conception d’une phrase, distinguant ainsi deux types irrĂ©ductibles l’un Ă  l’autre.

♩ ainsi, Marty oppose-t-il deux types d’énoncé : soit l’énoncĂ© dĂ©crit les propriĂ©tĂ©s d’un ĂȘtre ou d’un objet dĂ©jĂ  posĂ©, peu importe qu’il existe rĂ©ellement ou non ; soit l’énoncĂ© a pour fonction de promouvoir Ă  l’existence un ĂȘtre, un objet ou un fait nouveau, jamais mentionnĂ©s auparavant : c’est le le phĂ©nomĂšne dit de l’hypostase.

L’opposition est actuellement vĂ©hiculĂ©e sous l’étiquette Ă©noncĂ© thĂ©tique ~ Ă©noncĂ© catĂ©gorique, qui vient de Kant. C’est un acquis fondamental au plan cognitif et linguistique.

 

2) Gottlob Frege (1848-1925), mathĂ©maticien fondateur de la logique moderne dans sa dimension Ă  la fois syntaxique et sĂ©mantique, a proposĂ© de distinguer dans toute proposition le signe de contenu, matĂ©rialisĂ© par —, et le signe de jugement, symbolisĂ© par│, d’oĂč la reprĂ©sentation de toute proposition par  —─ (Fonction et concept1892).

 

3) LĂ©on ClĂ©dat (1851-1930), philologue et grammairien, Doyen de la FaĂ©cultĂ© des Lettres de Lyon pendant 30 ans (1892-1922), remarquable syntacticien du français, tombĂ© dans l’anonymat certain pour avoir rejetĂ© les doctrines saussuriennes, a donnĂ© en 1923 un compte-rendu dĂ©taillĂ© de l’ouvrage de F. Brunot, La pensĂ©e et la langue (1922), dans lequel il est certainement le premier Ă  poser une distinction fondamentale concernant la phrase entre Ă©nonciation et affirmation.

 

Ces trois dichotomies  sont certes loin d’ĂȘtre identiques, mais elles contribuent Ă  alimenter les rĂ©flexions et les discussions sur les thĂ©ories contemporaines de la proposition et ses conceptions sous-jacentes.

 

— Didier SAMAIN (UniversitĂ© Denis Diderot/Paris 7, UMR 7597 CNRS)

 

«Langues et métalangages :  verbe et prédication chez Heyman Steinthal»

 

Heymann Steinthal (1823-1899), qui se situe lui-mĂȘme explicitement dans la ligne de Humboldt, est gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ© comme un reprĂ©sentant du courant «psychologique» en linguistique, en rĂ©action Ă  la conception «logiciste» de la syntaxe. Quoique ce jugement mĂ©rite d’ĂȘtre nuancĂ© (sa conception de la reprĂ©sentation [Vorstellung] n’est du reste pas substantiellement diffĂ©rente de celle de Husserl), il est vrai que Steinthal oppose clairement logique et grammaire, en considĂ©rant notamment que la prĂ©dication n’est pas stricto sensu une propriĂ©tĂ© grammaticale. Selon lui au contraire une langue se caractĂ©rise tout autant par son degrĂ© d’indĂ©pendance Ă  l’égard de la proposition logique qu’à l’égard de l’intuition immĂ©diate [Anschauung].

La perspective adoptĂ©e est europĂ©ocentriste — Steinthal fut l’un des principaux promoteurs du topos du «dynamisme» spĂ©cifique de la phrase indo-europĂ©enne —. Notons toutefois que cette thĂšse offrait l’avantage d’une part de relier la thĂ©orie de la proposition Ă  une thĂ©orie des parties du discours, voire Ă  d’autres faits grammaticaux (tels le systĂšme casuel ou la prosodie), et d’autre part de conduire Ă  une typologie : dĂšs lors que l’existence d’un verbe, ou encore d’un genre grammatical, sont interprĂ©tĂ©s comme des indices de l’autonomie de la syntaxe, faire la thĂ©orie de la proposition engage simultanĂ©ment une thĂšse sur la diversitĂ© des langues. Il y a donc lĂ  un facteur d’homogĂ©nĂ©isation du champ grammatical, que n’offraient ni une syntaxe dĂ©pendancielle, ni un thĂ©orie de la prĂ©dication.

En d’autres termes, dans la perspective typologique adoptĂ©e, l’autonomie de la syntaxe n’est pas un trait gĂ©nĂ©rique, elle se rĂ©alise sous forme spĂ©cifique dans certaines familles linguistiques. Ceci aboutit donc Ă  une configuration Ă©pistĂ©mologique inattendue, puisque la mise en Ă©vidence des insuffisances du modĂšle prĂ©dicatif de la proposition aboutit somme toute Ă  projeter des catĂ©gories du mĂ©talangage sur des particularitĂ©s supposĂ©es de l’objet dĂ©crit. À un modĂšle descriptif correspond un type de langues. Si insolite qu’elle puisse paraĂźtre au regard d’une Ă©pistĂ©mologie idĂ©alisĂ©e, cette projection des mĂ©talangages disponibles sur la diversitĂ© des langues Ă©tait peut-ĂȘtre prĂ©cisĂ©ment le prix Ă  payer pour prendre celle-ci effectivement en compte. Ajoutons qu’à ce titre une telle osmose entre plans conceptuellement hĂ©tĂ©rogĂšnes est sans doute une assez bonne illustration de la maniĂšre dont les thĂ©ories scientifiques se construisent objectivement.

Enfin, du strict point de vue grammatical, la dĂ©marche de Steinthal met implicitement en Ă©vidence ce qui paraĂźt bien ĂȘtre une aporie de la description : la classification des types syntaxiques chez Steinthal repose donc sur la tentative d’interprĂ©ter les traits morpho-syntaxiques spĂ©cifiques Ă  telle ou telle famille de langues. Pour naturelle qu’elle puisse paraĂźtre, cette dĂ©marche inductive rĂ©vĂšle rapidement ses limites. On peut en effet montrer qu’elle conduit trĂšs probablement Ă  en surĂ©valuer la portĂ©e sĂ©mantique dans l’acception large du terme. Ce qui revient Ă  admettre que les propriĂ©tĂ©s observables d’une langue se rĂ©vĂšlent finalement insuffisantes pour en induire le fonctionnement syntaxique. Si ce devrait ĂȘtre le cas, cela renverrait dĂ©finitivement la thĂ©orie de la proposition Ă  la grammaire gĂ©nĂ©rale, et son articulation sur les faits grammaticaux empiriques resterait largement triviale.

 

— Patrick SERIOT (UniversitĂ© de Lausanne)

 

«Que fait le vent quand il ne souffle pas ? (Le couple sujet-prédicat dans la typologie syntaxique stadiale dans la linguistique soviétique des années 1930-1940)»

 

Les grands syntacticiens de l’école marriste (I. Meơčaninov, S. Kacnel’son, mais pas N. Marr lui-mĂȘme) ont, Ă  la suite de A. Potebnja, Ă©laborĂ© une thĂ©orie de l’évolution typologique stadiale des schĂ©mas de la proposition, oĂč la structure ergative (qui caractĂ©rise de nombreuses langues parlĂ©es en URSS) joue un rĂŽle clĂ©, comme passage vers l’étape finale qu’est la structure nominative des langues indo-europĂ©ennes. Il s’agissait de reconstituer l’histoire de la pensĂ©e par l’histoire des langues. Or l’existence en russe de trĂšs nombreuses structures «impersonnelles» et les diffĂ©rentes tentatives pour leur donner une place dans la typologie stadiale (notion de «survivance» de l’ergatif dans l’impersonnel) fonctionnent comme un rĂ©vĂ©lateur Ă  la fois de l’immense travail accompli par ces linguistes et des difficultĂ©s qu’engendre une vision stadialiste Ă©volutionniste des schĂ©mas syntaxiques.

On Ă©tudiera ici l’histoire des prĂ©supposĂ©s philosophiques et idĂ©ologiques nĂ©cessaires Ă  l’élaboration de la typologie syntaxique stadiale en URSS, Ă  partir du cas concret des structures impersonnelles et des survivances de l’ergatif, et du rejet de cette conception par J. Staline et V. Vinogradov en 1950.

L’enjeu de ce travail est de proposer un modĂšle en histoire des thĂ©ories linguistiques capable de tenir compte des divergences entre des façons d’envisager la langue dans des lieux diffĂ©rents au mĂȘme moment : une Ă©pistĂ©mologie des dĂ©calages complexes, comme alternative Ă  la notion de «tradition».

 

— Monique VANEUFVILLE (UniversitĂ© de Lille)

 

«La conception ‘pragmatico-sĂ©mantique’ de la syntaxe selon H. Paul»

 

Je me propose, dans un premier temps, de prĂ©senter briĂšvement le contenu de la thĂšse que j’ai soutenue en juin 2000, intitulĂ©e La conception de la phrase et le renouveau syntaxique de 1870 Ă  1940, et qui reprĂ©sente une contribution Ă  une classification des thĂ©ories linguistiques de cette pĂ©riode, thĂ©ories Ă©tablies par des auteurs de langue allemande, française ou anglaise, Ă  la fois dans les domaines des sciences de la pensĂ©e (influence de Frege, de Husserl et de Wittgenstein par ex.) et des sciences du langage. Cette Ă©tude, qui a pour objet la conception de la phrase, met en Ă©vidence le renouvellement du cadre hĂ©ritĂ© de Port-Royal et la sĂ©paration dĂ©finitive des domaines de la logique et de la grammaire. Pour les linguistes allemands de la fin du 19e siĂšcle, il s’agit  Ă  la fois de distinguer la phrase de la thĂ©orie du jugement et d’établir une syntaxe de la langue allemande libĂ©rĂ©e de l’influence des grammaires grecque et latine. C’est ainsi que des auteurs comme Hermann Paul et Philipp Wegener annoncent, dĂšs 1880, la thĂ©orie de l’énonciation et la thĂ©orie des actes de langage (leur dĂ©marche se distingue de celles, plus grammaticales, d’Oskar Erdmann, d’Hermann Wunderlich et de Ludwig SĂŒtterlin, lesquels prĂ©figurent la conception nouvelle d’une grammaire du signifiĂ© qui s’imposera au 20e siĂšcle Ă  partir des annĂ©es cinquante). Je montrerai alors le rĂŽle d’initiateur qu’a jouĂ© le philologue allemand nĂ©o-grammairien Hermann Paul (1846-1921) pour ce courant d’analyses linguistiques « anthropologiques » du premier tiers du 20Ăšme siĂšcle, reprĂ©sentĂ© d’une certaine façon par R. BlĂŒmel, T. Kalepky, A. Sechehaye, C. Bally et K. BĂŒhler, et d’une autre par L. Bloomfield et A. Gardiner, et que je considĂšre comme Ă©tant les hĂ©ritiers de H. Paul et Ph. Wegener (il existe un autre courant d’auteurs, qui eux ont pour visĂ©e l’étude de la syntaxe d’une langue particuliĂšre et l’étude de la structure de la phrase, et que j’ai classĂ©s selon le critĂšre grammatical de base de leur analyse : ainsi K. Brugmann, F. Brunot et A. Juret partent du sens, alors que pour O. Jespersen et L. TesniĂšre qui envisagent une ‘’syntaxe structurale’’, c’est la relation qui est la clĂ© de voĂ»te de la phrase, par ailleurs les analyses d’O. Behaghel, de V. Mathesius, de W. Admoni, d’E. Drach et de J. Fourquet contribuent Ă  renouveler complĂštement la syntaxe de position qui est la plus ancienne conception de l’analyse de la phrase).

Dans un deuxiĂšme temps, je tenterai de resituer l’analyse que fait H. Paul de la phrase (« Satz ») en sujet et prĂ©dicat psychologiques dans la lignĂ©e des recherches de la psychologie empirique et du courant de philosophie sĂ©miotique de tradition empiriste, dont l’ouvrage de Lia Formigari La sĂ©miotique empiriste face au kantisme (1994) atteste l’existence en Allemagne Ă  la fin du 18e et dĂ©but du 19e. Lia Formigari met en effet en Ă©vidence une continuitĂ© de recherches qui, Ă  partir de la sĂ©miotique de Lambert, se poursuit dans les rĂ©flexions de la psychologie empirique et Ă  travers la critique du transcendantalisme kantien (la MĂ©tacritique de Herder) pour aboutir Ă  la naissance, Ă  la fin du 18e, d’une thĂ©orie du langage rĂ©pondant Ă  une psychologische Sprachauffassung. Lia Formigari Ă©crit (128): «Mais contrairement Ă  ce qu’avait espĂ©rĂ© Schlegel, dĂšs que l’intĂ©rĂȘt philosophique et l’intĂ©rĂȘt empirique se ressoudent, Ă  l’époque de Heymann Steinthal et de H. Paul, on confie de nouveau Ă  l’observation psychologique un rĂŽle fondamental dans l’élaboration de la thĂ©orie linguistique : l’étude des pratiques linguistiques reconquiert alors sa place dans le ‘’laboratoire de l’ñme’’».

 

— Ekaterina VELMEZOVA (UniversitĂ© de Lausanne)

 

«La syntaxe diffuse et le mot-phrase chez L. TesniÚre et N.  Marr»

 

Le concept de mot-phrase se rĂ©pĂšte souvent dans les travaux des marristes dans les annĂ©es 1920-1930, ainsi que plus tard. N. Marr lui-mĂȘme n’accordait pas beaucoup d’attention Ă  l’étude des problĂšmes syntaxiques (bien que, selon ses collĂšgues et ses Ă©lĂšves, vers la fin de sa vie il pensait sĂ©rieusement Ă  rĂ©viser toute sa doctrine linguistique en mettant au centre des recherches la syntaxe plutĂŽt que la sĂ©mantique). Quoi qu’il en soit, c’est sa notion de la syntaxe diffuse, forgĂ©e sous l’influence des thĂ©ories de H. Spencer, qui lui a permis de dĂ©finir le mot-phrase comme l’élĂ©ment primaire du langage humain (cf. avec les thĂ©ories marristes de la sĂ©mantique diffuse et de la phonĂ©tique diffuse). Dans les annĂ©es 1920-1930, la notion marriste de syntaxe diffuse a influencĂ© plusieurs Ă©tudes consacrĂ©es aux parties du discours (časti reči) et entreprises par de linguistes soviĂ©tiques. Pourtant dans la plupart des cas, les chercheurs qui utilisaient la doctrine marriste en tant que point de dĂ©part de leurs thĂ©ories, arrivaient Ă  d’autres conclusions que Marr lui-mĂȘme. Nous entreprendrons Ă©galement la comparaison du mot-phrase dans les travaux de Marr avec ce concept chez L. TesniĂšre. La lecture et l’analyse des documents qui n’ont pas Ă©tĂ© publiĂ©s jusqu’à nos jours et qui restent toujours dans les archives nous permettront de rĂ©pondre Ă  la question Ă  savoir si TesniĂšre (qui a effectuĂ© plusieurs sĂ©jours en URSS dans les annĂ©es 1920-1930) a empruntĂ© la notion de mot-phrase chez les marristes.

 

 



[1] Il Ă©tait le neveu du poĂšte romantique allemand Clemens Brentano (1778-1842)

[2] Cette thĂ©orie sera reprise Ă  l’époque moderne et contemporaine par plusieurs linguistes, notamment par : Kuroda (1973), Ulrich (1985), Sasse (1987), Rosengren (1997)

[3] Miklosich (1883 :19).



Nous nous proposons d’examiner la notion de phrase ou de proposition (l’allemand ne distingue pas : ‘Satz’) et son organisation chez plusieurs auteurs appartenant au dĂ©part Ă  des disciplines diffĂ©rentes, mais qui sont tous parvenus Ă  des conclusions sinon identiques, du moins voisines, Ă  savoir que

♩ soit il existe deux types d’énoncĂ©s irrĂ©ductibles l’un Ă  l’autre ;

♩ soit toute proposition est fondamentalement ambivalente, fonctionnant en quelque sorte Ă  deux niveaux sĂ©mantiques.

Nous examinerons successivement les doctrines dĂ©veloppĂ©es d’abord au sein d’une Ă©cole et ensuite les idĂ©es neuves soutenues par deux isolĂ©s Ă  leur Ă©poque, un penseur venu des mathĂ©matiques et un grammairien disciple de Gaston Paris.

 

1) Le premier cercle est constituĂ© du philosophe allemand Franz Brentano (1838-1917) et de deux de ses disciples, Alexius von Meinong (1853-1920) et Anton Marty (1847-1914), qui ont Ă©tĂ© les premiers Ă  montrer l’opposition entre deux maniĂšres de concevoir les objets et par consĂ©quent de prĂ©senter un procĂšs :

♩ pour Meinong, auteur de la ThĂ©orie des objets (1904), la diffĂ©rence essentielle rĂ©side dans le Sein (« ĂȘtre ») opposĂ© au So-sein (litt. « ĂȘtre-ainsi »). Cette diffĂ©rence ontologique a une consĂ©quence immĂ©diate pour la conception d’une phrase, distinguant ainsi deux types irrĂ©ductibles l’un Ă  l’autre.

♩ ainsi, Marty oppose-t-il deux types d’énoncé : soit l’énoncĂ© dĂ©crit les propriĂ©tĂ©s d’un ĂȘtre ou d’un objet dĂ©jĂ  posĂ©, peu importe qu’il existe rĂ©ellement ou non ; soit l’énoncĂ© a pour fonction de promouvoir Ă  l’existence un ĂȘtre, un objet ou un fait nouveau, jamais mentionnĂ©s auparavant : c’est le le phĂ©nomĂšne dit de l’hypostase.

L’opposition est actuellement vĂ©hiculĂ©e sous l’étiquette Ă©noncĂ© thĂ©tique ~ Ă©noncĂ© catĂ©gorique, qui vient de Kant. C’est un acquis fondamental au plan cognitif et linguistique.

 

2) Gottlob Frege (1848-1925), mathĂ©maticien fondateur de la logique moderne dans sa dimension Ă  la fois syntaxique et sĂ©mantique, a proposĂ© de distinguer dans toute proposition le signe de contenu, matĂ©rialisĂ© par —, et le signe de jugement, symbolisĂ© par│, d’oĂč la reprĂ©sentation de toute proposition par  —─ (Fonction et concept1892).

 

3) LĂ©on ClĂ©dat (1851-1930), philologue et grammairien, Doyen de la FaĂ©cultĂ© des Lettres de Lyon pendant 30 ans (1892-1922), remarquable syntacticien du français, tombĂ© dans l’anonymat certain pour avoir rejetĂ© les doctrines saussuriennes, a donnĂ© en 1923 un compte-rendu dĂ©taillĂ© de l’ouvrage de F. Brunot, La pensĂ©e et la langue (1922), dans lequel il est certainement le premier Ă  poser une distinction fondamentale concernant la phrase entre Ă©nonciation et affirmation.

 

Ces trois dichotomies  sont certes loin d’ĂȘtre identiques, mais elles contribuent Ă  alimenter les rĂ©flexions et les discussions sur les thĂ©ories contemporaines de la proposition et ses conceptions sous-jacentes.

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