Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens

Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-иссдедовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


— 3e cycle romand : Russie / Allemagne / France : relations intellectuelles croisées
Troisième rencontre : «
Organique / mécanique»
11-13 décembre 2008
Organisation :
CRECLECO / Section de langues slaves  (Université de Lausanne)
Lieu : Leysin




 
Programme

Jeudi 11 décembre 2008

— 9 h 30 Accueil des participants

— 9 h 45 Patrick SERIOT (Lausanne) Présentation

— 10 h Roger COMTET (Toulouse)  :

Victor Maksimovič Žirmunskij (1891-1971) et ses modèles allemands

— 11 h 00

Pause

— 11 h 00

Elena SIMONATO (Lausanne)  :

Le modèle énergétique dans les sciences humaines en Russie: l'épistémologie d'une illusion positiviste

— 12 h 30 Repas

Après-midi 

— 16 h 00

Virginie SYMANIEC (Paris)  :

Les divisions de la russianité au XIXème siècle


— 17 h 00

Veronika FURS (Minsk-Vilnius-Lausanne):


Le débat contemporain autour de la langue biélorusse: les topoî principaux de l’argumentation





Vendredi 12 décembre 2008

— 9 h 00

Sergej ZENKIN (Moscou) :


L’idéologie et ses décalages

— 10 h 00 Pause


— 10 h 30

Raphael CELIS (Lausanne) :


L’ambiguïté de la philosophie du langage de Wilhelm von Humboldt. Entre Aufklärung et Romantisme

— 11 h 30

Tatjana ZARUBINA (Lausanne) :

Le transfert culturel de la philosophie de France en Russie : des obstacles possibles
— 12 h 30 repas
Après-midi 

— 16 h 00

Galin TIHANOV (Manchester):


Organicity : from the history of a discourse

— 17 h 00

Ekaterina CHOWN (Sheffield) :


The Word in the Limelight: Russian Theatre Research into Language (1900-1924)



Samedi 13 décembre 2008

— 9 h 30

Patrick SERIOT (Lausanne) :


Causalité vs téléologie, séparation vs lien : le combat anti-positiviste des intellectuels russes des années 1920

— 10 h 30

Pause

— 11 h 00

Morteza MAHMOUDIAN (Lausanne):


Organique et mécanique

— 12 h 30 repas




Résumés

— Raphael CELIS (Lausanne) : L’ambiguïté de la philosophie du langage de Wilhelm von Humboldt. Entre Aufklärung et Romantisme

La conscience que nous avons de la multiplicité des langues naturelles remonte à la nuit des temps, ainsi qu’en témoigne le mythe biblique de la tour de Babel. Tant dans l’univers philosophique que dans celui des linguistes contemporains, cette multiplicité fut explorée ou interprétée en fonction de deux présupposés que l’on peut considérer comme contradictoires ou complémentaires. D’une part, en effet, les langues peuvent être comparées dans le dessein de mettre en évidence ce qu’elles ont en commun, en faisant peu de cas de leurs différences les plus évidentes, telles que leurs sonorités ou leurs constructions syntaxiques. D’autre part, ces comparaisons sont opérées dans le dessein de démontrer ce qu’elles possèdent en propre, et qui ne trouve pas d’équivalents véritables dans une traduction quelconque. Ces deux approches sont souvent, dans le contexte de la modernité post-cartésienne, généalogiquement rapportées à l’universalisme du siècle des Lumières, pour la première d’entre elles, et au relativisme romantique pour ce qui concerne la seconde. L’œuvre de Wilhelm von Humboldt se situe au croisement de l’une et de l’autre, puisque celui-ci participe à la fois de la deuxième phase du romantisme allemand, en se référant aux écrits de Johann Gottfried Herder notamment, et du néo-kantisme qui préparait son déploiement futur et tout à fait explicite, dans la seconde moitié du XIXe siècle dans les Ecoles de Marburg et de Bade. C’est là ce qui explique les interprétations parfois totalement divergentes de son œuvre : l’accent peut être mis effectivement sur la dette qu’Humboldt reconnaissait avoir envers Kant, ou sur son appartenance à la mouvance du Romantisme allemand. Cassirer est l’un des auteurs les plus représentatifs de lignée de ces interprètes qui mettent en valeur sa continuité avec l’Aufklärung et avec Kant en particulier. Et Erich Heintel, pour nous limiter ici à la tradition allemande, de la lignée de ceux qui le présentent comme un postromantique. Sans vouloir ménager la chèvre et les choux, nous défendrons plutôt une position médiane, proche de celle d’Otto Friedrich Bollnow et de celle d’autres lecteurs plus actuels de l’œuvre de Wilhelm von Humboldt, dont nous proposerons une bibliographie, et qui en ont entrepris une analyse plus approfondie. Cette œuvre, selon nous, se distingue par l’effort consenti pour démontrer que l’irréductibilité de la « forme interne » à chaque langue, loin d’être un obstacle à l’universalité de la pensée humaine bien comprise, en est au contraire un catalyseur essentiel. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas à choisir entre un parti pris  qui considèrerait chaque langue ou ensemble dialectal comme intraduisibles et la réduction de ceux-ci à une faculté fondamentalement identique de produire des significations, mais que leur comparaison et leur traduction ont pour enjeu véritable d’infléchir leurs relations dans le sens d’une asymptote dialectique : celle de leur réorganisation et de leur complexification dues à leurs influences réciproques.  Pareil enjeu présuppose que l’on s’affranchisse de toute aliénation dans un monolinguisme idéologique et aliénant, et que l’on ne se satisfasse point, sous prétexte de « communiquer » sur un mode prétendument cosmopolite, de la pratique d’une langue « véhiculaire » stéréotypée et échangée comme de vulgaires devises monétaires.

 

— Ekaterina CHOWN (Sheffield) : The Word in the Limelight: Russian Theatre Research into Language (1900-1924)

The paper looks at the grassroots of Russian functional linguistics through the prism of performance studies in the period 1910-1920s, with particular attention being paid to German and, to a lesser extent, French contributions to the area and its selective adaptation to a Russian/Soviet context. Theatre and performance studies generally, at the beginning of the 20th century were areas that, above all others, manifested the rising attention to the pragmatic aspect of language. The  works of such performance theorists as Ottmar Rutz, Eduard Sievers, Franz Saran, Felix Krueger, Eugen Reinhard and Jean D’Udin, which emphasised the instrumental function of language and its expressive potential, presented a source which was equally important for the development of both formal and functional approaches in the history of Soviet humanities. The paper argues that the shared origins of the formal and functional approach led to the blurring of the boundaries between the two which became a distinct feature of Soviet linguistics which it struggled to overcome well until the mid-1930s.

 

— Roger COMTET (Toulouse) : Victor Maksimovič Žirmunskij (1891-1971) et ses modèles allemands

 Žirmunskij, germaniste de formation, nous a laissé une œuvre considérable qui appelle la comparaison avec celle de Vinogradov puisqu’il s’est illustré dans des domaines aussi variés que la théorie littéraire, la littérature comparée, la dialectologie, la folkloristique, la linguistique, la sociologie du langage… Il a été un passeur de premier plan entre la culture allemande et la culture russe mais il a su aussi dans ses travaux opérer une synthèse originale entre ses modèles allemands et la spécificité russe. Après avoir rappelé l’essentiel d’une vie et d’une œuvre qui demeurent encore largement méconnues, nous vérifierons comment Žirmunskij a réalisé la synthèse de son héritage germanique avec le contexte russe à partir de quelques exemples, à commencer par son premier ouvrage « Le romantisme allemand et le mysticisme contemporain » [Nemeckij Romantizm i sovremennaja mistika] de 1913, où la comparaison des romantiques allemands et des symbolistes russes aboutit à concevoir une sorte de «Néo-romantisme» du XXe siècle et à mettre en place une théorie des écoles littéraires fondée sur l’opposition métaphore-métonymie comme reflet de visions du monde différentes.

 

— Donatella FERRARI-BRAVO (Florence): Quelques réflexions sur le concept de slovo

Le thème que j'aborde est indiscutablement de large dimension, il présente des difficultés notables; c'est pour cette raison que mon point de vue sera, pour cette occasion, «extravagant» au sens propre du mot.

 Une possibilité serait d'en faire une présentation exhaustive et complexe (probablement aussi ennuyeuse), mais ce sera pour un futur proche. J’ai donc décidé de construire un cadre général, ou, plus exactement, de dessiner une grille où lui puisse faire entrer les problèmes que le «mot» (it.: «la parola»), comme réalité linguistique, mais pas seulement linguistique, impose à l'attention du chercheur. A chacun de ces problèmes j'ai donné une dénomination, la plus simple possible, et essentiellement indicative, sachant bien que les dénominations peuvent varier de façon continue.

Tout cela dans l'espoir de dominer un matériau qui a tendance à fuir dans toutes les directions.

Voici ces dénominations :

• Les facettes du mot ; le «mot» comme révélateur d'une multiplicité d'approches et d'expériences différentes (phonique, signifiante, symbolique, ontologique et gnoséologique);

• Forme et structure du «mot» : la forme et la structure comme constituants de la langue et de la linguistqiue comme science;

• les questions anciennes :

- «mot» et concept (langue et pensée)

- arbitraire et/ou naturalité

- la «signitude» (segnicità)

- la langue universelle

• «mot» et société

- langue, culture, nation

Cette subdivision du matériau, plus qu'à une grille ressemble à un choix; mais nous alons voir qu'elle se transforme en grille dès qu'on observe les implications conceptuelles et terminologiques des diofférents chercheurs engagés dans cette recherche (Potebnja, Veselovskij, belyj, Sklovskij, Bakhtin, Vinokur,etc.). Un lexique circonstancié va éclaircir les renvois constants d'un concept à l'autre, d'unauteur à l'autre, en une variété inépuisable de modèles.

A titre d'exemplification ont présentera aux participants unpetit corpus de citations, toutes en rapport au concept de «slovo».  Ce corpus estdestiné à une Anthologie en voie de publication, à laquelle je me permets de renvoyer.

 

— Veronika FURS (Minsk-Vilnius-Lausanne): Le débat contemporain autour de la langue biélorusse: les topoî principaux de l’argumentation

La langue biélorusse se présente comme un objet d’étude linguistique aussi qu’un thème de débats multiples dans lesquels on met parfois en question la légitimité, pour le biélorusse, d’être considéré en tant que langue autonome. Les débats contemporains commencent à la fin des années 1980. Dès le début, ils étaient liés avec le processus commun qui a eu lieu dans les républiques de l’Union Soviétique : la formation des Etats indépendants à partir du critère linguistique. Dans ces débats, on trouve des connotations différentes qui entourent la notion du biélorusse : la langue des moujiks, la langue de l’élite, la langue martyr, la langue de l’opposition politique, etc.

Avec le temps, le caractère des débats change : au début des années 1990 ils se déployaient dans la presse quotidienne et provoquaient une réaction vive du public biélorusse, mais au fur et à mesure ces débats sont devenus la préoccupation d'un cercle étroit d'historiens, politologues et philosophes dont la position politique est opposée au pouvoir de Loukachenko.

Au premier regard, les arguments utilisés par des côtés opposants sont très nombreux et très différentes  - parfois émotionnels et naïfs, parfois rationnels et bien édifiés. Néanmoins, leur analyse permet de repérer un nombre limité des topoî principaux à partir desquels les gens développent et expriment « leur propre position » par rapport au « problème de la langue biélorusse ».

 

— Patrick SERIOT (Lausanne) : Causalité vs téléologie, séparation vs lien : le combat anti-positiviste des intellectuels russes des années 1920

Dans ce que M. Viel appelle la «démonologie de Jakobson», les néo-grammairiens occuppent une place de choix. Bornés, obscurantistes, envahissants et réducteurs, obstinément fidèles aux apparences, enfermés dans le monde des «causalités mécaniques», ils ne savent pas voir sous la surface des choses le vrai profondément enfoui, accessible à ceux qui distinguent l'invisible derrière le visible. Les néo-grammairiens de Jakobson sont une variété de ceux qu'il appelait les «positivistes».

Les «positivistes» sont la cible privilégiée de Voloshinov, qu'il accuse lui aussi de promouvoir la causalité mécanique au dépend du lien intrinsèque entre les phénomènes, du devenir constant.

Le positivisme de ces promotteurs de la causalité mécanique n'a pourtant que peu à voir avec le positivisme d'Auguste Comte. On va s'attacher à reconstituer un ensemble de thèses de bases de ce discours sur la science dans la Russie des années 1920, reposant sur l'épistémologie implicite du lien, de la totalité, de la téléologie, et du refus de toute idée de construction hypothétique de l'objet de connaissance.

 

— Elena SIMONATO (Lausanne) : Le modèle énergétique dans les sciences humaines en Russie: l'épistémologie d'une illusion positiviste

L’histoire de l’énergétisme est à la fois bien et mal connue dans le monde francophone. La pensée de W. Ostwald (1853-1932), par exemple, a été abondamment discutée. Pourtant l’énergétisme ne se réduit pas au domaine de la physique, ni à la « philosophie énergétique ». Je consacrerai mon exposé à l’étude de l’impact qu’a eu l’énergétisme à la psychologie expérimentale russe du tournant du XXe siècle. Je m’emploierai à dégager les influences qu’a eu la philosophie énergétique, et avant tout la conception d’Ostwald, sur les penseurs relativement peu connus tels que N.A. Umov (1846-1916) Ju. Ajxenval’d (1872-1928), I. Oršanskij (1851- ?), N.Ja. Grot (1852—1899).

L’avènement du modèle énergétique dans les sciences humaines sera abordé à partir d’un contexte philosophique et psychologique plus large, celui du profond changement que vit la psychologie expérimentale russe, changement associé avec le nom de I.M. Sečenov (1829-1905). En 1873 Sečenov lance la discussion autour de la question « Qui doit élaborer la psychologie et comment ?» dont les participants s’affrontent sur les pages de la revue Voprosy filosofii i psixologii [Questions philosophie et de psychologie]. Sečenov, Oršanskij et Grot optent pour une approche expérimentable. « La psychologie va devenir une science exacte », ils en sont convaincus. Leur plus grand souhait c’est de bannir toute « métaphysique ». Dans leur recherche de modèle scientifique dont la psychologie expérimentale pourrait s’inspirer, ils sont attirés par l’énergétisme qui, grâce à Ostwald, jouit à cette époque d’un certain succès dans le milieu des représentants des « sciences humaines » en Russie.

Je montrerai comment, en cette fin du XIXe siècle influencé par les idées positivistes, l’énergétisme a joué en Russie le rôle de pont vers les sciences humaines. Le nombre d’articles discutant sur les possibilités d’application du concept d’« énergie » et, surtout, d’« économie d’énergie », à la psychologie en témoigne. L’introduction de ces concepts apparaît alors comme remède aux frustrations de la psychologie, elle tient là un espoir d’accéder ai titre de science exacte. Nous allons voir à partir de quelques textes de Grot clés comment le passage à un nouvel ensemble conceptuel marquait un progrès dans l’explication des faits, jetait un pont vers les sciences exactes et donnait en fin de compte de grands espoirs.

C’est de la part d’un philosophe que proviennent les critiques de la conception énergétique en psychologie, car souvent il faut être en dehors du cadre des débats pour mieux voir. « En désirant remplacer totalement la métaphysique par l’énergétisme, nous ne ferons qu’échanger une métaphysique contre une autre », prévient A.I. Vvedenskij (1856-1925). Vvedenskij démontre l’impossibilité de fonder une « vraie » science exacte à partir de l’énergétisme. C’est dans ce sens que j’emploierai le terme d’illusion qu’a constitué le discours énergétiste pour la psychologie expérimentale. Le discours positiviste s’est en fin de compte transformé en son opposé, et de ce point de vue on pourrait parler du rôle du raisonnement énergétique comme moteur et comme obstacle à la recherche (selon la terminologie de G. Bachelard).

 

— Virginie SYMANIEC (Paris) : Les divisions de la russianité au XIXème siècle

Le rôle et la classification des rapports dévolus aux langues de la Russie occidentale et méridionale au sein de la nouvelle entité linguistique slave orientale que la philologie comparée s’était efforcée de construire durant toute la première moitié du XIXème siècle à partir d’un modèle de pensée emprunté aux sciences de la nature restent toutefois paradoxalement peu étudiés. L’histoire de la russification s’écrit en effet le plus souvent en dehors de toute réflexion sur les évolutions d’usage de la notion de langue russe moderne (russkij jazyk) et de ses représentations. Le glissement sémantique qui sépare la notion de rossijkij jazyk telle qu’établie par l’historien et le grammairien Mixajl Vassilievič Lomonossov (1711-1765) à la moitié du XVIIIème siècle et celle de russkij jazyk telle qu’utilisée par les inventeurs de la russianité et leurs disciples slavophiles au cours de la première moitié du XIXème siècle suscite peu d’explications ainsi que quantité de discours confus sur le sens de ces expressions. De même, l’écart de définition qui, entre la première et la seconde moitiés du XIXème siècle, sépara la notion de peuple russe (russkij narod), au sens ontologique du terme, de la notion de « peuple russe général » ou « tout entier » (obšče russkij narod), aux sens ethnique et racial, reste peu étudiée dans ce que ces usages distincts du mot russkij doivent au traitement des questions linguistiques. Ces notions ont pourtant recouvert des définitions et des enjeux politiques différents à l’unification ou à la division de l’entité linguistique tripartite qui prit le nom de « slave orientale » dans le monde européen de la slavistique au tournant de la première moitié du XIXème siècle. Dans notre exposé, nous comparerons quelques-unes de ces définitions.

 

— Galin TIHANOV (Manchester): Organicity : from the history of a discourse

 The purpose of my paper is to offer a historical perspective on the discourse of organicity in Russia, with a particular emphasis on the time between 1917 and Stalin’s death in 1953. As part of this task, I consider closely the fortunes of two sub-discourses (on Romanticism and the romantic) and their significance for Soviet ideological life.

 

Tatiana ZARUBINA (Lausanne) : Le transfert culturel de la philosophie de France en Russie : des obstacles possibles

 Notre point de départ est le constat que les textes philosophiques traduits français en russe diffèrent de leur original. Il est évident que c’est un constat banal. Il est inutile d'être traducteur ou philosophe pour faire ce constat. L'idée que le même texte en original et en traduction sont deux textes différents a déjà plusieurs siècles.

Mais si on prend comme exemple concret les textes du philosophe français des années 1960-1980 Gilles Deleuze en russe et qu'on creuse un peu, la situation sera-t-elle toujours si banale et sans intérêt ? Si l'on se pose la question de savoir ce qui, au juste, crée cet effet d’étrangeté de ses textes en russe, on peut envisager au moins trois réponses différentes.

1.              Avant tout, le jargon philosophique des années 1960-1970 en France véhicule d'âpres débats politico-intellectuels visant des objectifs restés étrangers (au moins en partie) pour le public russophone : freudo-marxisme, structuralisme et psychanalyse.

2.              L’opacité et la complexité des textes de Deleuze lui-même. D’un côté, Deleuze a l’habitude d’emprunter des problématiques à Kant, à Nietszche, à Spinoza sans juger utile de rappeler au lecteur que le débat qu’il ouvre repose sur ces auteurs anciens. De l’autre côté, la pensée de Deleuze est exprimée dans une forme extrêmement originale, apparemment désordonnée, une forme qui est censée mettre en cause le principe même du livre. On peut facilement lire Deleuze au premier degré et passer à coté de nombre d’idées qui sont très techniques (immanence non transcendante, univocité de l’être et multiplicité) et extrêmement délicates.

3.              Il y a encore un point qui passe inaperçu pourtant, et qui génère un fort effet de disconcordance et parfois de non-cohérence de ces textes. Il s’articule autour de deux notions qu’on rencontre souvent dans les traductions russes de Deleuze mais qui sont impossibles dans les textes en français, bien que formellement on puisse en trouver des équivalents : celostnost’ (totalité) et ličnost’ (personne).

Comment ces deux mots peuvent-ils créer des effets de sens si importants, et en quoi en consiste la cause? Est-ce un problème traductologique, linguistique ou discursif et existe-t-il des possibilités de le surmonter ?

Ces trois approches témoignent bien qu’il existe quelque part un problème. Mais du côté traductologique il s’agit de l’impossibilité de traduire ces mots, totalité et personne; du côté linguistique on peut parler de deux habitudes intellectuelles différentes de faire de la philosophie, impliquant très souvent l’idée du génie des langues; quant à l’analyse du discours, ses outils nous démontrent qu’il existe une non-correspondance dans les discours psychanalytiques et les discours sur la psychanalyse en France et en Russie.

On peut se poser la question de savoir si ces trois points ne sont que des versants différents du même obstacle, du même phénomène. Notre hypothèse consiste à mettre en évidence cet obstacle en prenant en considérations ses trois aspects : traductologique, linguistique et discursif. Mais on voudrait ne pas s’arrêter là et continuer à creuser pour voir plusieurs facettes de cet obstacle dans le transfert culturel des discours et des idées.

Mais avec quels termes peut-on le décrire, et sur quel corpus? Dans le cadre de quelle approche, s’il en existe déjà une, et avec quels outils peut-on le faire apparaître ?

C’est la réponse à ces questions qui fera le thème de cet exposé.

 

— Sergej ZENKIN (Moscou) : L’idéologie et ses décalages

Dans les deux siècles de son évolution, la notion d’idéologie a connu un ensemble de décalages, coupures et disparités. Un décalage chronologique : en Allemagne, en France et Russie cette notion s’est développée pendant des périodes différentes, changeant son sens en fonction du contexte culturel et idéologique. Un décalage logique : l’idéologie peut être comprise (a été effectivement comprise, parfois par les mêmes auteurs) comme un langage-objet ou bien comme un métalangage d'une « science des idées » généralisante. Un décalage sémiotique : dans certains cas les structures idéologiques sont pensées comme continues, comme des totalités « organiques », dans d’autres cas on met l’accent plutôt sur la rupture ou l’aliénation. Ces désaccords sont conditionnés, d’un côté, par le caractère engagé, partial de la plupart des théories de l’idéologie, mais de l’autre côté, par l’engagement de l’idéologie elle-même, définie d’habitude comme une connaissance incomplète et mystifiée.

L’exposé proposé n’a pas pour objectif d’écrire une histoire complète, « continue » de la notion d’idéologie ; on n'examinera que certains épisodes de cette histoire, parfois très éloignés dans le temps et dans l’espace, qui permettent de poser les principaux jalons conceptuels. Parmi ces épisodes, on peut nommer : 1) la préhistoire de la notion d’idéologie à l’époque des Lumières, époque où cette notion se formait à partir de réflexions sur les « préjugés », 2) la naissance de la notion d’idéologie pendant le premier tiers du XIX siècle, dans deux versions trps différentes (école de Destutt de Tracy en France et de Marx en Allemagne), 3) les discussions sur l’idéologie dans les sciences humaines soviétiques des années 1920 (en fait l’attention sera concentrée sur les travaux de V.N.Vološinov), 4) la théorie structuraliste de l’idéologie en France dans les années 1950-1970 (R. Barthes, L. Althusser), 5) la façon postmarxiste d'envisager l’idéologie en Russie, dont un exemple est l’essai de M.L.Gasparov « Lotman et le marxisme ».