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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-иссдедовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


— 3e cycle romand : Russie / Allemagne / France : relations intellectuelles croisées
Deuxième rencontre : «
Le sujet et la collectivité»
22-24 mai 2008
Organisation :
CRECLECO / Section de langues slaves  (Université de Lausanne)
Lieu : Hôtel du Lac, Malbuisson (25160, Doubs, France)

(cliquer sur les photos)
Le grand et le petit Elle couve ses canetons Les Russes à Frasne
néo-classicisme
confiture la campagne profonde



 
Programme

Jeudi 22 mai 2008

— 8 h 30 Accueil des participants

— 9 h 00 Patrick SERIOT (Lausanne) Présentation

— 9 h 30 Mixail MAJACKIJ (Lausanne) :

Deux cosmismes : un russe, un munichois

— 10 h 30

Pause

— 11 h 00

Ekaterina ALEKSEEVA (Lausanne/Saratov) :

La conception onomatologique d'Aleksej Losev:   une conception ‘à la russe’ ?

— 12 h 30 Repas

Après-midi 

— 14 h 30

Patrick FLACK (Genève / Prague) :

Ausdruck - Vyraženie - Expression: transferts d'une notion entre phénoménologie(s) et structuralisme

— 15 h 30

pause

— 16 h 00 Craig BRANDIST (Sheffield):

Bakhtin’s Polyphonic Novel and the simulation of Democracy


Conversation de salon Le charme des vieilles choses Le grand et le petit (2) brouillard


Vendredi 23 mai 2008

— 9 h 30 Tatiana ZARUBINA (Lausanne):

La notion de « personne intégrale » (celostnaja licˇnost’) comme filtre de réceptions et de lectures

— 10 h 30 Pause


— 11 h 00 Emmanuel LANDOLT (Lausanne):

Mikhaïl Ryklin et la question du sujet : questions de réception

— 12 h 30 repas

Après-midi 

— 14 h 00 Nikolaj PLOTNIKOV (Bochum):

La personne et le sujet. La sémantique de la personnalité dans l’histoire intellectuelle russe

— 15 h 00

Edward SWIDERSKI (Fribourg) :

Teoretičeskaja filosofija. Comment lire ce texte de Vladimir Solov’ëv ?

— 16 h

Pause

— 16 h 30

Viktor MOLČANOV (Moscou)

Soloviev, Descartes, Kant. Substances, spectres et formes dans les concepts du Je

— 17 h 30 table ronde : La notion de «sujet» dans le triangle Allemagne/France/Russie



Samedi 24 mai 2008

— 9 h 30

Andrée TABOURET-KELLER (Strasbourg) :

La fiction de la langue maternelle : le cas de L. Weisgerber

— 10 h 30 Pause


— 11 h 00

Tiit KUUSKMÄE (Tartu / Genève) :

Une application des catégories de l’individu et de la communauté au concept de sémiosphère de Youri Lotman

— 12 h 30 repas



à quoi pense-t-il?
les jeunes espoirs de la recherche concentration sagesse et expérience
Valentina la philosophe Craig a abandonné ses archives pour venir à Malbuisson l'homme qui comparait Bourdieu et les Russes des années 20 le nom de Dieu est-il Dieu lui-même? quelle langue parle-t-on en Galicie?
vive la linguistique vive la philosophie au sujet du sujet la vie est belle la parole et la Vie

Résumés

— Ekaterina ALEKSEEVA (Lausanne/Saratov) : La conception onomatologique d'Aleksej Losev:   une conception à la russe ?

Dans les années 1920-1930, Aleksej Losev (1893-1988) à partir de la tradition onomatodoxe des Pères de l'Eglise orientale, crée, paradoxalement, une conception originale du rapport entre les noms et les choses. Il considère que l'onomatodoxie (philosophie religeuse du nom) se trouve à la base de toute religion. Depuis les formes primitives des formules magiques jusqu'aux formes supérieures du christianisme, la croyance dans la force du nom est omniprésente, comme la glorification et la crainte respectueuse devant les noms, écrit Losev dans son célèbre ouvrage La chose et le nom. Dans ses travaux de cette époque on peut entendre l'écho de la controverse orthodoxe russe du Mont Athos du début du XXe siècle. Les rapports entre le nom, Dieu et l'homme, constituent la partie esssentielle de ses recherches.

L'auteur intervient contre le positivisme et le dualisme métaphysique :   le nom exprime toujours l’essence d’une chose, qui en est inséparable, la séparation du nom et de l'objet  produit  les ténèbres et la méconnaissance. Il comprend le nom non pas seulement comme un simple ensemble de sons, mais comme il a été conçu à l’époque du néoplatonisme aréopagite chrétien au VIe siècle et affirme: le  nom de la chose est la chose elle-même.

Dans cet exposé on s'interrogera sur les points discutables des réflexions de Losev autour de la nature ontologique du nom,  les rapports entre le signifiant et le signifié, entre les noms et les choses. En Russie jusqu'à présent, l'ensemble de ces questions de philosophie du langage ont été abordées essentiellement sous l'optique de la philosophie religieuse, mais à l'époque actuelle elles sont abordées de nouveau, sous un angle sémiotique (Ju. Stepanov, V. Postovalova). La spécificité de notre étude va consister à présenter cette problématique du point de vue de l'histoire de la sémiotique.

 

Craig BRANDIST (Sheffield) : Bakhtin’s Polyphonic Novel and the simulation of Democracy

Bakhtin’s theory of the polyphonic novel appears to be the model of a literature of tolerance since it presents a mode of the novel in which the author allows all voices to be heard. But this would be a misreading, since the polyphonic novel is based on philosophical principles according to which tolerance and intolerance constitute a false opposition that needs to be superseded. The polyphonic novelist is not an absolutist monarch who tolerates or refuses to tolerate alternative perspectives beside his own authoritative voice, but an abstract presence who does not participate directly. The novel is an idealist synthesis, a quasi-juridical space in which the opposition between tolerance and intolerance has been transcended by an aesthetic framework in which a universal right of conscience is guaranteed by an anonymous authorial presence. The polyphonic novel is thus a kind of aesthetic constitution in which the right of fee speech is guaranteed to all. Written in 1929, as Stalin’s dictatorship was being established, Bakhtin’s book on Dostoevsky’s novel is often read as what Ken Hirschkop calls ‘an aesthetic for democracy’. However, Bakhtin’s novel is a neutralised or simulated democracy according to which the power of the hero’s language is hollowed out while an unseen author manipulates contexts.

In 1963 Bakhtin published a second edition of his book, this time establishing the historical foundations of the novel. Here the Socratic dialogue, steps forward as the main ancestor of the novel. Bakhtin’s account is appealing, but as historians have recently shown, this genre was actually designed as an alternative space to political democracy, composed by the most significant intellectual opponents of the direct democracy of fifth-century Athens. The guests at the symposium were exclusively invited by the aristocracy, and those who represent the advocates of democracy are shown to be motivated by narrow self-interest rather than the lofty universalism of the elite, who allegedly remain uncontaminated by such baseness.

Whether or not the Socratic dialogue was an ancestor of the novel, it was certainly a precursor of Bakhtin’s way of thinking about it. The neo-Kantian philosophy to which Bakhtin subscribed (with certain reservations) combined Kantian and Platonic principles to argue that all genuinely human activity must be understood in isolation from all consideration of determinations. Dostoevsky allegedly treats his heroes in precisely this way. Humans are ‘de-corporealised’ and the model of responsibility that emerges is thus rendered abstract along with the democratic principle at its heart.

This conception ultimately undermines the radical democratic potential of Bakhtin’s argument, just as a liberal democratic ‘freedom of speech’ is but a hollow, formalised but emasculated echo of the ‘equality of speech’, Isegoria, that was the foundation of Athenian direct democracy. In this, Bakhtin’s Dostoevsky provides an aesthetic model of the project of the founding fathers of the United States, to allow the enlightened statesman to rule without regularised repression, but also free of interference by the ignorant majority.

 

— Patrick FLACK (Genève / Prague) : Ausdruck - Vyraženie - Expression: transferts d'une notion entre phénoméno-logie(s) et structuralisme

Dans son importante monographie Roman Jakobsons phänomenologischer Strukturalismus (1975), Elmar Holenstein a défendu l'idée d'une filiation directe entre le linguiste russe et la pensée phénoménologique de Husserl, définissant la linguistique jakobsonienne comme un "structuralisme phénoménologique". Cette interprétation a été spécifiquement critiquée, en particulier par un des interprètes les plus significatifs du formalisme russe, Aage Hansen-Löve (Der russische Formalismus, 1978), qui a souligné le caractère vitaliste (Bergson) et empiriste (Hume) - fort éloigné donc de la phénoménologie husserlienne - des fondements philosophiques qui informent la pensée des formalistes, et notamment de Jakobson. D'une manière générale, on peut rappeler aussi que, après les prises de position négatives à ce sujet de Foucault ou encore de Patočka, l'idée d'une compatibilité ou d'une interaction possible entre pensées structurale et phénoménologique ne jouit plus depuis longtemps d'un grand crédit, tout particulièrement en ce qui concerne leurs approches de la question de la subjectivité et du langage.

C'est pourtant justement avec cette question, par l'intermédiaire d'une analyse de la notion d'expression chez Husserl, Jakobson et Merleau-Ponty, que nous voulons revenir sur l'interprétation de Holenstein, et montrer que son plaidoyer pour un structuralisme phénoménologique mérite d'être réentendu, même si celui-ci devra prendre un sens un peu différent de celui que Holenstein voulait lui attribuer. En effet, on peut mettre en évidence, en accord avec la perspective critique de Hansen-Löve, que la notion husserlienne d'expression et la conception du langage qu'elle implique s'opposent fondamentalement à l'un des aspects les plus originaux de la pensée linguistique de Jakobson, i.e. sa prise en compte de la médialité propre du langage et de ses significations. On peut aussi constater cependant, que le structuralisme jakobsonien, tout orienté qu'il est vers une interprétation objective du langage, présente des faiblesses philosophiques qui ne peuvent trouver une résolution que dans un cadre phénoménologique plus sensible aux aspects de la constitution subjective de la parole et de l'expression. Ce cadre est procuré par la pensée non de Husserl, mais celle, par ailleurs clairement marquée par le structuralisme, de Merleau-Ponty.

Telle que Husserl la définit dans la première des Recherches Logiques, l'expression (Ausdruck) est un signe (Zeichen) ayant une signification (Bedeutung), ou exprimant un sens (Sinn). Elle se distingue de l'indice (Anzeichen) qui se réfère de façon immotivée ou infondée à quelque chose. De plus, l'expression peut être donnée libre de toutes indices, autrement dit, de façon immédiate, dans "la vie solitaire de la conscience". L'expression husserlienne se situe donc au niveau de la signification idéale. Pour Jakobson, par contraste l'expression est relative à l'acte linguistique concret. Elle est liée au langage poétique, qui se définit par son "orientation vers l'expression" (ustanovka na vyraženie), ou en d'autres termes, par le retour du langage sur sa propre médialité. Bien plus, selon Jakobson, cette médiatisation est nécessaire à l'acte de signification. Le sens n'est donc jamais donné immédiatement comme chez Husserl, ce qui pose le problème du rapport entre le signe linguistique et sa référence. Jakobson laisse celui-ci irrésolu, mais on peut se tourner vers Merleau-Ponty pour y trouver une solution. En effet, ce dernier tient compte, comme Jakobson, du mode de signification nécessairement médiatisé du langage. Mais au lieu de se contenter d'une analyse finalement trop étroitement linguistique du signe, il pose la question du pouvoir du langage à exprimer le réel lui-même, autrement dit, à rejoindre et articuler les structures signifiantes et expressives du monde empirique. Merleau-Ponty ébauche en fait une phénoménologie de l'expression, dans laquelle subjectivité constitutive et structures signifiantes objectives se rencontrent et se cristallisent dans l'acte expressif.

 

— Tiit KUUSKMÄE (Tartu) : Une application des catégories de l’individu et de la communauté au concept de sémiosphère de Youri Lotman

Le concept de sémiosphère est une de plus importantes parties de l’héritage intellectuel du sémioticien et fondateur de l’école de sémiotique à Tartu, Jurij Lotman. Dans le cadre de cette conférence j’essaierai de me concentrer sur trois points essentiellement différents mais liés entre eux par les étapes successives de la compréhension d’un texte écrit. Premièrement, je voudrais mettre au jour les sources du radical “sémio-” selon Jurij Lotman dans son concept de “sémiosphère”, en d’autres termes, élucider l’approche générale de la sémiotique qu’il suit dans sa démarche. C’est un point décisif, mais habituellement oublié en lisant des textes sur la sémiosphère. Deuxièmement et plus spécifiquement j’appliquerai les catégories de l’individu et de la communauté d’une part et de la personne et du sujet de l’autre part à ses deux textes sur la sémiosphère (1984, 1990) pour montrer ce qu’on peut classifier sous l’une et sous l’autre. L’application de ces catégories est faite en sachant que c’est possible sur ce corps de textes, mais sans savoir ce qu’il peut produire. Finalement j’appliquerai la même méthode sur la réception internationale (V. A. Alexandrov, S. Chebanov, F. Merrell) et estonienne (K. Kull K. Kotov, M. Lotman et P. Torop) du concept de sémiosphère de Jurij Lotman.

 

— Emmanuel LANDOLT (Lausanne) : Mikhaïl Ryklin et la question du sujet : questions de réception 

Cet exposé tentera de dessiner les pistes d’un espace de réflexion sur le sujet en Russie (Moscou en particulier) dans les années 90 (marquée par la chute de l’URSS, et la naissance d’une certaine réception de la pensée postmoderne française, « French Theory ») à partir de la pensée de Mikhaïl Ryklin, philosophe russe contemporain, qui se propose, précisément à travers le démontage et la déconstruction scrupuleuse du concept de totalitarisme (influence et critique de Arendt)– l’un des axes dominants de la problématique du sujet en Russie postsoviétique – et son analyse anthropologique de la société soviétique, de localiser des parcelles de ce prisme-sujet et d’étendre celles-ci à cette nouvelle réalité fragmentée qui est celle de la Russie post-soviétique.

L’analyse du sujet telle qu’elle est proposée dans son livre « Les Espaces de Jubilation » suit assez fidèlement la méthode d’analyse entamée par Vladimir Podoroga dans son laboratoire d’anthropologie analytique en 1997 (Ryklin en était à la fois proche et indépendant), mais surtout elle fait intervenir sans les nommer un certain savoir théorique emprunté dans ses divers contours à la pensée française (en particulier Lacan Deleuze et surtout Derrida que Ryklin connaît d’une légendaire visite à Moscou, et d’un entretien réalisé pour Logos). Il s’agit de réunir conjointement, dans une perspective théorique postmoderne de transversalité, les méthodes anthropologiques d’analyse sociétale (rites, espaces de communication, architecture du sujet et de la ville), la psychanalyse (lecture symptomale), la phénoménologie (l’implication personnelle du sujet s’éprouvant). Au-delà de ces élément très mélangés, on peut constater la mise à distance du marxisme (dia-mat) comme trait fondamental d’une certaine philosophie post-soviétique ; ce qui a permis la réception de philosophes français, dans un cadre aussi inattendu et crée ad hoc pour cet effet, que celui d’une anthropologie analytique (inconnue comme telle à la France).

L’intérêt essentiel de ce texte, son symptôme, c’est son absence de mention concrète du concept de sujet, qu’il soit sub"ekt / lico / ličnost’ / individ, il n’est jamais abordé de front comme concept, ni même mentionné. Au contraire de la France, où la question de la mort du sujet s’inscrivait directement dans un contexte métaphysique marqué par l’influence de l‘idéalisme allemand (les cours de Kojève, de Jean Hippolyte), et par le succès en réaction au sujet total comme présence à soi hégélien du nouveau paradigme scientiste appelé structuralisme ; on peut dire que la mort du sujet ne peut s’affirmer de façon aussi éclatante en Russie parce que les circonstances historiques ne sont pas les mêmes :

• Il n’était probablement pas possible au moment de la chute de l’URSS (comme lors de l’époque soviétique) d’aborder frontalement la question de la mort du sujet, ou du sujet-tabou en général, sans ainsi ruiner toute idée d’une éthique philosophique en des temps si difficiles de reconstruction, ni de remettre à jour une métaphysique sérieuse, car celle-ci à la différence du contexte français faisait défaut.

• Chez Ryklin, il y a cette même volonté de ne pas aborder de front la question du sujet, mais plutôt de le contourner par une reconstitution anthropologique du discours dominant sous l’ère stalinienne, qui permet au lecteur d’accéder à une reconstitution du sujet soviétique fragmenté, dispersé, décentré par le discours totalitaire. Si le sujet n’est pas mentionné, il se laisse deviner, il se dévoile comme trace de son élimination par le régime. Laquelle s’effectuait, dans une logique idéologique perfide, notamment, sous auspices de la révérence, de la dévotion, de l’encensement de « l’homme » nouveau soviétique.

Il y a en tout cas trois hypothèses que Ryklin examine dans son texte :

Ryklin s’attache dans son livre « les Espaces de Jubilation » ( qui est un recueil d’articles), à présenter tout ce qu’il peut y avoir de sublime (dans le sens kantien d’un dépassement du beau, avec toute l’éthique que cela implique) dans le remplacement (la déréalisation) du sujet par le discours totalitaire, mais aussi dans un deuxième temps combien la loi de la jouissance (les sphères de réalisation du sujet si l’on veut) sous le régime soviétique était liée de façon tragi-comique à la mort et à l’effroi.

L’hypothèse seconde que Ryklin n’énonce jamais, mais qui sous-tend son texte, c’est que le sujet n’a jamais disparu sous l’ère soviétique, il est toujours-déjà-là, avec son caractère intempestif, obsessionnel, comme une question fondamentale jamais tranchée. En cela, il est fondamentalement proche de l’exégèse postmoderne qui trouve toujours un ersatz de sujet dans sa mort présumée (voir cette question chez Lacan et Derrida).

Cette idée en particulier sera examinée dans son rapport avec la pensée développée chez Lacan (que Ryklin a vraisemblablement lu) qui perçoit le sujet comme une discontinuité dans le réel. Le sujet échappe au réel parce qu’il est fondamentalement décentré, parasité dans son énonciation propre par l’ordre symbolique qui le domine. Le sujet échappant au réel, on entend résonner ici les hululements postmodernes à la mort du sujet, mais il n’en est rien, on dira plutôt que notre sujet est mal barré ($), il ne se sait pas lui-même dans sa division, parce qu’il n’a pas d’espace pour se penser, si ce n’est celui des impératifs surmoïques qui parasitent son dévoilement.

Une troisième hypothèse qu’avance Ryklin, c’est que les événements réels, c’est-à-dire les relations entre les individus, ou entre la collectivité et l’Etat, sont remplacés par des discours totalitaires que Ryklin identifie à travers l’exemple du discours qui suivit la construction du métro à Moscou. Le sujet dans un cas comme celui-ci ne peut prendre une existence effective que lorsqu’il échappe au discours dominant. C’est le point qu’illustrera Ryklin dans l’analyse d’un texte de sa mère sur son expérience de la Deuxième Guerre Mondiale. Il existe donc des lignes de fuite, des marges, aux limites du discours totalitaire qui permettent de s’énoncer trace de sujet, ou au mieux individu. Ici, c’est la réception de Derrida qui est essentiel pour saisir les enjeux de l’analyse du discours logocentrique sous l’ère stalinienne, et les lignes de fuite pour y échapper.

 

— Mixail MAJACKIJ (Lausanne) : Deux cosmismes : un russe, un munichois

Le phénomène dénommé « cosmisme russe » est complexe et passionnant. C’était le grand perdant aussi bien pendant l’Âge d’Or de la pensée russe (de Tchaadaev à Berdiaev) où il a été marginalisé par des tentatives de synthèse théologique, que pendant l’époque soviétique où, de façon prévisible, il a été écarté par les gardiens du temple marxiste-léniniste, considéré comme un courant mystique, scientifiquement douteux et, en tous les cas, peu productiviste. Puis, il a connu un regain d’intérêt dans les années 90, au moment où tous les espoirs d’une renaissance religieuse se sont fanés (ou, plus précisément, l’esprit universaliste de l’orthodoxie s’est estompé face à l’urgence nationaliste). Dans une situation de recherche effrénée d’une nouvelle idéologie nationale, si possible 100% « spécifiquement russe », le cosmisme russe s’est profilé, pendant un moment, comme un candidat probable. Indépendamment de son échec attendu, il reste un ensemble d’idées qui continue à fasciner. Des figures aussi différentes que A. Sukhovo-Kobylin, N. Fëdorov, P. Florenskij (ainsi que d’autres auteurs de la « Renaissance » religieux russe), K. Ciolkovskij, V. Vernadskij, A. Chizhevskij ont donné au cosmisme russe sa saveur et son caractère inclassable. Nous l’aborderons ici dans une optique stéréoscopique, en présentant en parallèle le phénomène du dit « cosmisme munichois », un mouvement éphémère de la fin de siècle qui a réuni quelques savants insolites : A. Schuler, L. Klages et K. Wolfskehl (ainsi que quelques ‘compagnons de route’ provisoires : L. Derleth et S. George). Si le dénominateur commun des cosmistes russes était sans doute l’univers, l’évolution, la science, ce qui réunissait « die Kosmische Runde » munichoise fut le mythe, le matriarcat, l’irrationnel (et une piste helvétique importante – juriste et historien du droit, le Bâlois J. Bachofen). Quels seraient alors les points communs entre les deux cosmismes ? Le plus important était la quête de l’unité : les Russes cherchaient une théorie ou une vision qui embrasserait toutes les branches du savoir en vue d’une meilleure maîtrise du monde de la nature, jusqu’à ses recoins les plus éloignés dans l’univers ; les Munichois tentaient de rétablir une uni(ci)té originaire, notamment psychique, qui se serait brisée au cours de l’histoire (qui n’était donc qu’une dégradation, une régression), ce qui fait que la discipline et le crime de la civilisation moderne ne sont que des morceaux opposés issus du chaos extatique de jadis. L’inconscient serait la ressource ensevelie de cette unicité originaire et notre guide dans ses profondeurs. Les différences entre nos deux cosmismes sont, on le voit, majeures, et la question de l’impact de l’un sur l’autre, pour l’instant, sans justification.  En revanche, certaines origines communes sont à déceler.

 

— Viktor MOLČANOV (Moscou) : Soloviev, Descartes, Kant. Substances, spectres et formes dans les concepts du Je

L’œuvre de Vladimir Soloviev offre un matériau riche pour une étude des différentes conceptions du terme « ja » (je, moi), ainsi que pour une comparaison des diverses traditions de la compréhension du sujet. Sur le plan du contenu, cela tient à l’évolution du philosophe. La position substantialiste des premiers textes est écartée au profit de la critique du substantialisme qui elle devait soutenir la position phénoménaliste. Le « Je » comme substance se transforme en « je » comme phénomène. La cible principale de la critique est Descartes qui, aux yeux de Soloviev, a trop tôt abandonné le doute méthodique, en a épargné le sujet, et par conséquent en est venu à la confusion du « sujet pure de la pensée » et du sujet empirique. Soloviev reproche à Descartes non tant l’adoption du sujet comme tel, mais son interprétation en tant qu’acte. Pour Descartes, Je est un acte de la pensée, tandis que pour Soloviev, Je est une pensée qui se présente comme quelque chose de donné, mais un donné tel qu’il se distingue parmi les faits psychiques comme un « acte secondaire ». Le sujet pur, alias Je, est à la fois une forme constante de liaison et un « canal vide et privé de caractère » à travers lequel passe le flux de l’être psychique, autrement dit la forme qui relie et contient à la fois. Le sujet empirique (ou l’individu empirique), en revanche, est présenté chez Soloviev comme une existence chaotique d’états psychiques, prête à mettre n’importe quel masque, ce qui facilite le renoncement à la possession de la conscience, en faveur de la recherche de la vérité. Reconnaître que la conscience n’appartient à personne signifie faire le premier pas vers la « sobornost’ » (universalisme-œcuménisme particulier, propre à la philosophie religieuse russe du XIXe siècle). Le passage de Soloviev du substantialisme vers le phénoménalisme de la forme (le sujet pur) et du chaos (le sujet empirique) n’est pas un bond ou une rupture, puisque les deux positions partent de la même prémisse : l’interprétation du Je comme forme, et de la forme comme un spectre passant de l’état d’éveil à celui de rêve ou de clairvoyance somnambulique. À part cela, dans ce passage, un rôle important incombait à la lecture phénoménaliste, par Soloviev, des « paralogismes de la raison pure » qui, d’après Kant, se produisent suite à la confusion du Je comme condition d’une expérience possible et du Je comme objet possible d’expérience. L’oubli du Je actif kantien (je pense) et l’accent sur un Je passif (je comme objet, comme phénomène) frayait un chemin vers l’interprétation de l’expérience intérieure comme ensemble des « étants donnés » (Gegebenheiten). Une telle déformation de la doctrine de Kant sert à Soloviev de justification à son évolution vers le phénoménalisme total. Le monde de la conscience devient spectral : un phénomène (le Je pur) doit contenir d’autres phénomènes, les données du sujet empirique.

 

 — Nikolaï PLOTNIKOV (Bochum) : La personne et le sujet. La sémantique de la personnalité dans l’histoire intellectuelle russe 

1.     « L’histoire des idées », comme programme de recherche scientifique, a surgi dans le contexte du « tournant linguistique » en science et en philosophie dans la seconde moitié du 20ème siècle, à partir d’une réflexion sur le fait que l’espace de l’expérience culturelle possède une caractéristique langagière formelle incontournable. On peut examiner les concepts fondamentaux du langage, qui font l'objet d'un polissage conceptuel et qui reçoivent un contenu dans le discours philosophique, dans le cadre de ce programme à la fois comme expression d’une expérience culturelle dans sa dynamique historique, et comme facteurs disposant cet expérience dans une direction déterminée.

C'est précisément dans ce sens que les concepts qui touchent à la Personalität (personal’nost’) sont fondamentaux pour le nouvel espace culturel européen : ils jouent, selon la thèse de R. Kozelek, un rôle d’indicateurs d’une transformation historique, et de facteurs organisant l’expérience culturelle. Dans la mesure où ces idées jouent aussi un rôle clé dans l’histoire intellectuelle russe, avec la tendance caractéristique des « idéologèmes » philosophiques européens à la politisation et l’idéologisation (à l’instar des concepts de « démocratie », de « propriété », ou d’« Etat »), elles sont une partie de l’histoire européenne générale des idées. Pourtant, l’auto-définition discursive de la pensée russe a pour particularité de se distancier en permanence par rapport à la langue de la philosophie européenne, et ceci essentiellement par une réinterprétation sémantique. C’est pourquoi, pour répondre à la question de savoir si ces idées sous-entendent une même chose ou des choses différentes, si elles remplissent-elles la même fonction ou non, il faut étudier les contextes d’utilisation et les champs problématiques, dans les limites desquels se réfléchissent et se définissent les concepts philosophiques de personnalité dans la tradition intellectuelle russe et européenne.

2. La formation et le développement des concepts de personnalité dans la pensée russe révèle des tendances, qui, tout en étant liées à l’histoire européenne de ces idées, se caractérisent par d’autres préférences thématiques et d’autres accents sémantiques. Dans l’histoire de la langue russe, les idées de personne (ličnost’), de sujet (sub"ekt) et de moi (ja) émergent relativement tard: elles ne reçoivent une large diffusion que dans les années 1830-40, essentiellement grâce à la réception de la philosophie allemande dans l'essayisme russe sur la vie sociale et politique.

La réception et le développement sur le sol russe du romantisme européen est le fond historico-culturel du développement sémantique du concept de ličnost’. L’ « individualité » romantique dans sa relation à la nature et à l’histoire devient à partir des années 1830 la tendance dominante dans la compréhension de la personne (ličnost’) et le sujet principal des projets philosophiques et des articles d'essayisme littéraire de la communauté intellectuelle naissante. C'est à partir de ce moment-là que le thème de la « personne (ličnost’) créateur », surtout dans son opposition à « la petite-bourgeoisie », se transforme en symbole durable de l’auto-identification de l’intelligentsia russe. Le discours sur la personne (ličnost’) (dans son opposition à la société, ou au contraire, sa fusion dans celle-ci) forme un cadre cognitif et de valeur, stable, grâce auquel l’intelligentsia formule sa représentation de sa place dans la société jusqu’à la fin de la « perestroika ».

3. Au moment de sa formation dans la langue russe, la sémantique de l’idée de sujet se caractérise principalement par opposition à la personne (ličnost’). Le sujet a le sens d’un objet passif, sur lequel on imprime une action de l'extérieur (mais cette signification disparaît progressivement de la langue).

4. Parallèlement à cette acception, le sens du concept de sujet devient synonyme d’homme, doté de caractéristiques négatives. Ce sens prédomine au cours de la seconde moitié du XIXème siècle dans la langue standard.

5. La sémantique philosophique du concept de sujet (sub"ekt), se formant sur le fond de ces processus langagiers, reçoit son orientation principale du sens du mot sujet dans la métaphysique pré-kantienne. Il se comprend comme objet, être réel, individu concret et comme synonyme de l’âme humaine. En outre, la problématique du sujet, liée au fondement kantien de la conscience et de la morale, et qui occupa une place centrale dans la philosophie européenne (en particulier dans la philosophie allemande), n'occupe qu'une place marginale dans l’histoire russe de cette idée.

6. C'est cette tendance sémantique qui sert de base à la critiques massive du « subjectivisme » et de la « subjectivité », que l’on rencontre tout au long de l’histoire de la pensée russe du XIXème et du XXème siècle, et qui oppose au « sujet individuel » certaines « totalités collectives » (parmi celles-ci « le sujet uni-total »). Mais même là où l'on attribue une caractéristique positive à l’idée de sujet (au sens « d’individu vivant », cf. Belinski, « sociologie subjective »), l’interprétation du sujet ne sort pas du cadre de sa compréhension comme être réel. Par là-même, le concept de sujet qui s’inscrit dans le champ sémantique de la Personalität (personal’nost’), dont l'élément dominant est l'idée d’une individualité irréitérable.

 

— Patrick SERIOT (Lausanne) : Présentation générale : Le sujet et le communisme primitif

Le schéma de l'évolutionnisme anthropologique qui va de L. Morgan à S. Kacnel’son en passant par F. Engels présente une émergence progressive de l'idée de sujet actif, se détachant peu à peu du groupe, à partir de l'indistinction primitive représentée par le «communisme primitif» (cf. la notion de «diffus» chez les linguistes marristes).

Paradoxalement, les linguistes et anthropologues soviétiques des années 1920-1940, anti-positivistes déclarés, suivent très fidèlement, sans le dire, le schéma de la loi des trois états d'Auguste Comte. A l'instar de V. Vološinov, ils ne font qu'en inverser l'axiologie : par la fascination pour le lien et la totalité, ils construisent un univers de valeurs où la notion de sujet autonome est assimilée au kantisme, c'est-à-dire à la «philosophie bourgeoise».

 

— Edward SWIDERSKI (Fribourg) : Teoretičeskaja filosofija. Comment lire ce texte de Vladimir Solov’ëv ?

Pendant la dernière décennie de son existence VS a tenté une refonte de la philosophie systématique de sa jeunesse. Si dans la phase initiale de sa création il a philosophé comme si c’est l’absolu même qui s’y exprime (Vseedinstvo ; Sofija ; Bogo-čelovek, etc.), il a conduit sa recherche ultime d’une tout autre manière – « phénomé-nologiquement ». D’un côté, dans Opravdanie dobra (1897-98) le point de départ n’est plus « spéculatif », une émanation réflexive de la tout-unité ; il est axé sur la première personne, le soi, à partir des ‘données morales’, afin de frayer le chemin à une philo-sophie morale non dogmatique, libre des présupposés métaphysiques, épistémolo-giques, et ‘religieuses’ (i.e., confessionnelles). De la même manière, du moins à partir de ses déclarations, VS, dans Teoretičeskaja filosofija (TF) ‑ une recherche contempo-raine à Opravdanie, essaie d’entamer une théorie de connaissance non dogmatique, sans présupposées, constituée à partir des données fiables spécifiques.

Quant à TF, pourtant, la recherche est plus exigeant, plus incertaine. En premier lieu, le texte reste inachevé, tronqué. En second lieu, il trahit une incertitude quant aux ‘données fondamentales’ à même de conduire l’investigation de la connaissance. Cette incertitude fournit à VS le prétexte d’examiner, directement et indirectement, les stades du ‘tournant au sujet’ inauguré par Descartes. Il est alors légitime de se demander si TF est un Descartes-Buch, un Kant-Buch, voire un Hegel-Buch, car les échos des passages des textes classiques de ces figures emblématiques y sont partout à entendre (je n’exclut pas d’autres, mais je dois alors avouer mon incompétence !). Cela pose un problème d’interprétation (dans une première approche provisoire).(1) Kant tire du ‘tournant au sujet’ une leçon quant à l’(im-)possibilité de la métaphysique, incitant Hegel par la suite de corriger Kant en « étendant » la portée de la subjectivité. (2) Tout indique que, dans TF, VS rejoigne Hegel, dans ce sens que la ‘donnée fondamentale’ de la connaissance semble être, non un contenu ou qualité de la conscience, mais le dynamisme même, l’autodépassement continu de l’esprit. (3) Pourtant l’élément dont Hegel a fait dépendre sa ‘solution’ est absent dans TF, à savoir l’historisation des formes de l’esprit dans sa quête d’auto identité. Malgré l’arôme dans TF de la ‘négativité’ hégélienne, VS semble rester plus proche de Descartes et de Kant; sa démarche demeure ‘transcendantale’ là où Hegel pose l’identité ‘concrète’ de l’être et de la pensée. Alors, le TF est un Solov’ëv-Buch ? (3) Je tenterai une réponse à partir de deux interrogations qui ressortent du TF: (a) qui – ou quoi – est le ‘sujet’ de la connaissance : res cogitans ? le ‘transzendentales Ich’ ?; le Selbstbewusstsein ?, ou … ?; (b) est-ce le dynamisme de la connaissance traduit une finalité, donc une normativité dont la portée éclaterait les paramètres du ‘sujet’ ? S’agit-il de dire qu’il n’y a pas de ‘données fondamentales’ de la connaissance ?

 

Andrée TABOURET-KELLER (Strasbourg) : La fiction de la langue maternelle comme lien entre individu et collectivités instituées, entre personne et communautés diverses d’appartenance. Le cas de « la loi de la langue maternelle » de Leo Weisgerber (1895-1985).

Deux objectifs sont poursuivis :

1. lever les confusions entre deux ensembles, individu et collectivités instituées (les identités langagières et linguistiques déterminées par des structures d’État) et, d’autre part, personne et communautés d’appartenance (les identités linguistiques et langagières reconnues, voire choisies dans la société civile) en précisant statut et fonctions des langues comme lien dans chacune de ces deux ensembles

2. exposer la thèse de Leo Weisgerber, « sémanticien allemand » (selon Pierre Caussat, 1992), qui publia entre 1929 et 1971 une bonne dizaine d’études sur la langue maternelle (1) :  dans le cadre d’une linguistique énergétique Weisgerber énonce « la loi de la langue maternelle » selon laquelle elle seule peut garantir à l’enfant l’accès au monde (2). Pour Weisgerber, il s’agit au premier chef « du pouvoir de la langue allemande » , le titre d’un ouvrage en 4 volumes, publié après la défaite du IIIème Reich (3). Pour Weisgerber, la langue (die Sprache) possède une âme spirituelle (geistige Seele der Sprache), expression qui constitue le titre d’un autre ouvrage Die geistige Seele der Sprache und ihre Erforschung (4).

Si Weisgerber, à son grand regret n’a pas été invité après 1945, aux Congrès internationaux des linguistes, son œuvre n’a cessé de connaître un important retentissement dont témoignent le prix Konrad Duden de la ville de Mannheim reçu en 1961, et la remise à Bonn, en 1968, à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire, d’un important volume de Mélanges consacrés à ses études de germanistique et de celtologie (5). Par delà le parcours de Weisgerber dans son temps – en Bretagne, lors de ses enquêtes durant l’occupation, Weisgerber, souvent en civil, était néanmoins membre de l’armée allemande d’occupation – il convient de situer son œuvre dans le temps long qui mène de ses références principales à Herder et à Humboldt aux dérives qu’autorise l’étroite liaison, voire l’identité entre peuple (Volk) et communauté de langue (Sprachgemeinschaft), qui constitue le fil rouge idéologique de ses convictions.     

 

1. Par exemple, Muttersprache und Geistesbildung (1929), Die volkhaften Kräfte der Muttersprache (1938). Die Entdeckung der Muttersprache im europäischen Denken (1948), Das Tor zur Muttersprache (1951).

2. Das Menschheitsgesetz der Sprache (1964).

3. Von den Kräften der deutschen Sprache, 4 vol. (1949-1950, 2ème édition 1954-1959)

4. Die geistige Seele der Sprache und ihre Erforschung (1971).

5. Leo Weisgerber. Rhenania Germano-celtica. Gesammelte Abhandlungen, éd. par J. Knobloch et R. Schützeichel (1969).

 

— Tatiana ZARUBINA (Lausanne) : La notion de « personne intégrale » (celostnaja ličnost’) comme filtre de réceptions et de lectures

La question que je voudrais poser concerne le problème des malentendus interculturels dans le domaine philosophique. Le point de départ est l’analyse du phénomène de la non-réception de la philosophie française « postmoderne ». La situation des « postmodernistes français » en Russie est particulière, car sur le fond du refus des idées « postmodernes » certains philosophes comme Derrida, Baudrillard ou Foucault sont plutôt bien reçus et même « assimilés » tandis que les œuvres de Deleuze posent un problème pour la réception et l’ « assimilation » (osvoenie). Mais le problème des théories « postmodernes » en Russie se complique avec le fait que même les auteurs « assimilés » représentent une version déformée de leurs analogues français, bien que presque personne en Russie ne se rende compte de cette mutation des idées et des théories qui a eu lieu pendant le transfert culturel et l’assimilation des idées sur le sol intellectuel russe, tout en restant invisible.

La question à laquelle je vais essayer de répondre est en quoi consiste ce filtre qui transforme toute interprétation et toute traduction lors du transfert culturel entre le monde francophone et russophone. Quels sont ces concepts qui ne passent pas dans le monde russophone ?

Je voudrais avancer l’hypothèse que si Deleuze-Guattari ne sont pas assimilés en Russie, la cause de leur non-réception réside dans le rejet deleuzo-guattarien de la totalité dans le social et dans le Sujet qui est au cœur des malentendus interculturels entre nos deux « mondes ». Cette hypothèse repose sur les réceptions et les opinions selon lesquelles le « postmodernisme » en Russie est perçu comme quelque chose de négatif car, d’un côté, il est privé de la notion de « personne intégrale » (celostnaja ličnost’) et de personne responsable, et, de l’autre côté, parce qu’on n’accepte pas l’idée que le multiple et l’hétérogène peuvent exister en dehors de toute totalité sans être ramenés à l’Un ; mais en même temps le multiple ne se résume pas à une quantité d’unités fermées, elles existent en tant que systèmes ouverts. C’est cette hypothèse de la différence radicale des représentations des rapports de la totalité et des parties et de l’incom-patibilité des représentations du Sujet en Russie et en Occident, qui nous permettra d’entrer dans une discussion sur l’histoire et le transfert interculturel des idées et les raisons du rejet de telle ou telle théorie scientifique importée en Russie depuis l’«Occident».

Les notions de totalité et de Sujet reviennent en permanence quand on commence à analyser les malentendus interculturels philosophiques. Mon hypothèse consiste à dire qu’au fond du refus de certaines idées (il s’agit de l’idée de totalité/hétérogénéité, le Sujet plein/divisé) se trouve le même thème, un horizon d’attente intellectuelle, formé au cours de l’histoire des idées de telle façon qu’en Russie cet horizon est ouvert pour les idées d’ordre platonicien et néoplatonicien, humboldtien et romantique, quand tout ce qui est divisé et morcelé devient négatif alors que le total et l’universel sont a priori positifs. La même chose concerne les représentations du Sujet qui ne peut pas être divisé ou décentré. Quand on parle en Russie du Sujet, on utilise plutôt le terme de personne « intégrale » (celostnaja ličnost’), qui sous-entend que c’est une personne intégrale qui en même temps doit être responsable et qui est indissociable de son milieu social.

Autrement dit, mon hypothèse consiste à dire que le refus des idées « postmodernes » en général et de la conception deleuzo-guattarienne du Sujet en particulier n’est pas un phénomène ponctuel et local, c’est-à-dire exceptionnel. Il s’agit bien de l’existence d’une sorte de filtre de réceptions et de lectures. Ce filtre commence à se mettre en place en Russie à partir des années 1830-1840, quand les notions de Je, de personne, de sujet et d’homme entrent dans le vocabulaire philosophique en Russie. Pour prouver cette hypothèse on va remonter vers la fin du XIX siècle. Je voudrais explorer une piste à savoir que dès l’apparition de la terminologie du Sujet sous l’influence de l’idéalisme allemand, on devient témoin de la fabrication du réseau termi-nologique autour de la notion de sub"ekt / lico / ličnost’ / individ qui, malgré la similitude apparente avec des termes allemands ou français (sujet / personne/ personnalité/ individu ; Subjekt / Person / Personnalität/ Persönlichkeit) devient très différent en Russie. Ce développement terminologique passe par le refus du sujet de Descartes et de Kant, par l’influence considérable de Schelling et de Hegel pour arriver au début du XX siècle à la non-réception de la psychanalyse freudienne avec sa théorie de l’inconscient et de la tripartition insurmontable du moi et à la fin du XX siècle au refus du sujet lacanien et surtout deleuzo-guattarien.

Au fond de tous ces phénomènes se trouve la notion de personne intégrale et responsable, la conception du sujet total qui est courante dans les réflexions des marxistes, des anarchistes, des philosophes religieux, des partisans de l’individualisme critique, etc. déjà à la fin du XIX siècle en Russie. Ce fait montre que dans les discus-sions philosophiques en Russie les adversaires même les plus intransigeants aussi bien à la fin du XIX qu’au XX siècle partagent les mêmes représentations du Sujet qui se trouvent incompatibles avec les représentations du Sujet dans les théories venant de France.