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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Sylvie Archaimbault : c-r. Schoenenberger, Margarita & Sériot, Patrick (éd.), Potebnja, langage, pensée, Cahiers de l’ILSL, n°46, Lausanne, Université de Lausanne, 216 p., ISBN 978-2-9700958-1-1, in Histoire Epistémologie Langage 39/2 (2017), p. 180-182

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        Depuis une dizaine d’années maintenant, le processus de constitution des sciences humaines en Europe au xixe siècle a fait l’objet d’études renouvelées. L’analyse des réseaux scientifiques, des déplacements de savants, que ces derniers fussent confirmés ou en formation, a mis en valeur le poids des universités allemandes et de leurs figures intellectuelles dans le développement des humanités en Europe orientale. Plusieurs publications collectives ont résulté de ces travaux, des numéros de revues principalement : on pense par exemple au numéro thématique de Slavica occitania, dirigé par Michel Espagne: Transferts culturels et comparatisme en Russie, ou bien encore à celui de la Revue d’Histoire des Sciences Humaines, intitulé Psychologie allemande et sciences humaines en Russie, dirigé par David Roman et Sergeï Tchougounnikov. En Russie, ont paru également, dans la revue et aux éditions Novoe Literaturnoe Obozrenie plusieurs travaux novateurs, dont ceux de Serge Zenkin, de Ilona Svetlikova entre autres, ont contribué à accroître les connaissances disponibles.
        Profitant de cette période favorable, Margarita Schoenenberger, en collaboration avec Patrick Sériot, a eu l’heureuse initiative de réunir, en juin 2013, un colloque consacré à Aleksandr (Oleksandr) Potebnja (1835-1891). Le volume ici rassemblé, édité par eux, est composé de treize articles issus de ce colloque, qui proposent, chacun selon leur point de vue, une vision renouvelée de ce théoricien du langage dont l’héritage intellectuel a imposé en Russie une marque durable, ce en dépit d’éclipses qui furent parfois de très longue durée.
        C’est surtout le théoricien formé à la philosophie et à la psychologie naissante qui est ici mis en valeur, notamment à
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travers la large place accordée à son ouvrage La Pensée et le Langage, mais aussi le folkloriste et le poéticien.
        Le volume s’ouvre sur un solide article de Roger Comtet consacré à Potebnja grammairien, qui s’attache à montrer que les Notes de grammaire russe constituent un pan très important de son héritage intellectuel. Formé dans le cadre de la tradition historico-comparative, Potebnja n’excède pas celui des langues indo-européennes. C’est un slaviste, comme l’époque les a formés : la langue slave (slavjanskij jazyk), langue panslave qui sous-tend toutes les langues slaves et que celles-ci viennent corroborer: l’ukrainien, bien sûr, lui qui était étudiant de l’université de Kharkiv, le polonais, le tchèque, le serbe, le russe, le Slovène, le bulgare, ainsi que leurs différents dialectes, sans oublier le lituanien et le letton qui, pour Potebnja, font bien partie de la famille. Ses conceptions du verbe se développent entre les limites d’une slavo- philie qui a défendu la spécificité achroni- que du verbe russe et d’une tradition historico-comparative qui accepte l’idée des transformations des langues. Potebnja a été l’élève de Nikolaj Kostyr (1818-1853), mort très jeune. Il a conservé dans sa bibliothèque l’unique grand ouvrage que ce dernier eut le temps de publier : Objet, méthode et but de l ’étude philologique de la langue russe (1850). Margarita Schoenenberger montre les points de contact, mais aussi de désaccord entre eux. Ce faisant, elle restitue les questions qui agitent les grammairiens et théoriciens du langage du milieu du xixe siècle : la philologie et sa définition, l’origine du langage, le rapport à la psychologie...
Pour Aleksandr Dmitriev, Potebnja est exemplaire, par sa biographie, d’un contexte politique complexe qui mêle le développement des sciences humaines en Russie et en Ukraine aux programmes impérial, révolutionnaire et national. L’étude de l’histoire de la langue en lien avec la littérature prenait la même importance politique qu’elle avait prise en Allemagne ou en France. Mais le problème se complique ici des rapports du centre de l’Empire avec sa périphérie : le développement non contraint du principe national pourrait attenter au projet impérial. Cette apparente contradiction a été résolue positivement par Potebnja, suivi en cela par Šaxmatov, au début du xxe siècle. La résolution de cette contradiction n’est pas de nature idéologique uniquement, elle est liée également à la constitution des cultures scientifiques.
        Tomáš Glane note une évolution dans les appréciations qu’a pu porter Jakobson sur Potebnja, et notamment sur le statut de la pensée chez ce dernier. Entre la vision très critique et notoirement polémique des débuts, en 1919, et sa vaste tentative d’historicisation du formalisme dans les cours des années 1930, Jakobson a laissé de côté le rapport pensée/langage et les questions de la forme interne pour se concentrer sur la découverte majeure qu’il attribue à Potebnja, consistant à considérer que la poésie est d’une importance immense pour les recherches linguistiques.
        Les concepts de forme, contenu, et bien entendu, forme interne sont au cœur de nombreux articles de ce volume. Il est largement accepté que Potebnja fut un passeur de l’œuvre de Humboldt, mais en dépit de l’opinion couramment répandue, Serhii Wakoulenko démontre que Potebnja a accédé à Humboldt non pas tant par le truchement de Steinthal, que par celui de Lazarus. Lazarus a popularisé des termes dont Potebnja a fait grand usage et l’a reconnu, comme la « condensation linguistique de la pensée» (Verdichtung des Denkern). Pour Wakoulenko, la définition même de la forme interne chez Potebnja semble «condenser les pensées» de Lazarus [La forme interne du mot est le rapport entre le contenu de la pensée et la conscience ; elle montre comment l’homme se représente sa propre pensée.
        Donatella Ferreri-Bravo s’attache à mettre en rapport direct les trois expressions de la verbalité que sont l’élément
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central du mot, de l’œuvre littéraire et du folklore, et la triade que constituent la forme externe, le contenu et la forme interne. La distinction, reprise à Humboldt, entre forma formons et forma formata, la première étant energeïa, la seconde ergon, est traitée par Potebnja comme forme interne et formes toutes prêtes (gotovye formy). Si les deux relèvent de la sphère sémiotique, cette distinction a son importance, la première jouant dans l’ordre linguistique et philosophique, la seconde dans l’ordre littéraire : c’est la forme prise comme « élément stable, immuable, transmis par la tradition écrite», le canon en quelque sorte. Les poètes usent de formes toutes prêtes qu’ils tissent avec leurs singularités propres. Cette analyse de l’existant et du nouveau ne méconnaît pas une distinction de type langue/parole, tissage de collectif et d’individuel. Dans un article fort intéressant, Igor’ Pil’scikov analyse les interprétations divergentes qui ont pu être faites de la forme interne du mot telle qu’elle est explicitée par Potebnja chez les formalistes russes. Au-delà des divergences entre les différents auteurs ici étudiés et des polémiques in absentia entre eux et Potebnja, tous sont unis par une conception relationnelle de la forme interne. Ljudmila Gogotisvili se penche sur l’interprétation que fit Bakhtine de la forme interne et des inflexions qu’il lui fit subir, en la croisant avec la forme architectonique kantienne. En liaison avec les années 1920 encore, Serge Zenkin se penche sur l’œuvre de Boris Engel’gardt (1887-1942), théoricien de la littérature et de l’esthétique, dont une partie a été publiée en 2005 seulement. Serge Zenkin étudie ici deux articles qui, partant d’une lecture critique de Potebnja, proposent des pistes très prometteuses de développement des sciences humaines pour l’avenir, dont on a pris connaissance hélas avec un décalage de presque un siècle.
        Leonid Heller s’attaque au problème du matériau dans l’art, à la lumière de la lecture de Pensée et Langage. L’approche différentialiste initiée par Herbart a posé
son empreinte sur la pensée de Potebnja. Dans une démonstration menée avec l’érudition qu’on lui connaît, Heller élargit la triade de Potebnja à une conception quaternaire qui inclut le matériau : Forme interne — Contenu — Matériau — Forme externe.
        Sur la distinction forme/contenu, Vladimir Feščenko identifie un moment de coexistence harmonieuse dans l’œuvre de Potebnja, qui sera suivi en cela par le poète et écrivain symboliste Andrej Belyj (1880-1934) : «l’unité symbolique est l’unité de la forme et du contenu». Recourant à la métaphore guerrière, Feščenko montre comment l’école formelle et le futurisme « se sont libérés de la corrélation traditionnelle entre forme et contenu», selon les mots de Ejxenbaum, puis comment s’est déclarée une véritable guerre civile entre partisans de la forme d’un côté et du contenu de l’autre. À propos de Andrej Belyj, Patrick Flack en étudie l’inspiration néo-kantienne, notamment en rapport avec la théorie de la valeur. Grande question à l’époque, pour les philosophes, les poètes et poéticiens et les linguistes, bien entendu.
        Patrick Sériot s’interroge sur le regain d’intérêt dont a bénéficié Potebnja dans l’URSS des aimées 1930-1940. Il montre comment une lecture matérialiste de son œuvre a pu engendrer une manière de mentalisme matérialiste, en une période où la linguistique recherche ses marques après la mort de Marr.
        On peut dire sans hésiter que, dans son ensemble, le volume est passionnant : il croise les points de vue, fourmille d’informations et d’analyses aussi originales qu’approfondies. Il n’est pas seulement monographique, car il embrasse l’œuvre d’un théoricien prolifique et son temps, mais aussi ses héritages, dans leur diversité, parfois paradoxale.

Sylvie Archaimbault Eur’Orbem, CNRS/Paris-Sorbonne