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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Exposé de Patrick Sériot à la Société de linguistique de Paris : « Nikolaj Marr, philosophe du langage du XVIIIème siècle?»

Société de linguistique de Paris
Ecole Pratique des Hautes Etudes, escalier F, en Sorbonne, 1er étage, salle Gaston Paris, samedi 19 novembre, 17h-19h

Résumé :
Nikolaj Marr est parfois cité, mais rarement lu. Il souffre d’une exécrable réputation. Cet exposé n’a pas pour but de le «réhabiliter», encore moins de prouver que le mot allemand Hundert remonte étymologiquement à Hund, mais de le situer dans le contexte intellectuel de l’histoire des idées linguistiques en Russie. C’est alors un personnage beaucoup moins fantaisiste qui apparaît. Très proche de Jakobson et Troubetzkoy par son refus d’expliquer les similitudes entre langues par la divergence à partir d’un ancêtre commun, il partage leur exécration du positivisme néo-grammairien, assimilé à une « science occidentale». Comme eux, il considère qu’à toute ressemblance de forme correspond une proximité de contenu, d’où l’impossibilité de penser l’arbitraire du signe ou l’autonomie du signifiant. Comme eux, il a pour principe l’aphorisme de Goethe : « alles Vereinzelte ist verwerflich» ( tout ce qui est séparé est condamnable), qu’il partage également avec celui qui va tenter de le faire disparaître de la mémoire collective . J. Staline. En cela il suit une ligne parfaitement cohérente avec la pensée linguistique du romantisme allemand, résumée par Jakobson comme « metod uvjazki » (la méthode du liage).
Mais ses sources mettent en évidence encore un autre personnage, connu et traduit dans l’URSS des années 1930 : Gian-Battista Vico, le père de l’historicisme et l’adversaire acharné du cartésianisme. Enfin, il faut mentionner que sa « paléontologie linguistique» ressemble étonnamment à celle de l’école d’Honoré Chavée et Abel Hovelacque.
Les commentaires enthousiastes suscités par son œuvre en URSS dans les années 1920-30 ne sont pas uniquement dus à des déclarations conjoncturelles d’arrivistes peu scrupuleux, ils révèlent un courant de pensée qui court en sourdine, reposant sur une idée d’ordre et d’harmonie cachés, hostile à toute idée de hasard, et profondément hostile au darwinisme. C’est ce courant de pensée qui permet d’expliquer bien des particularités du travail sur le langage et le signe en Russie dans la première moitié du XXème siècle, et qui est loin de se résumer à une application simpliste du marxisme-léninisme, qu’on aimerait présenter ici, non comme curiosité historique, mais comme révélateur d’un monde épistémologique rigoureusement incompatible avec celui de Saussure.


compte-rendu:

-- Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, Volume 112, fasc. 1, 2017
         Séance de la Société de linguistique de Paris du 19 novembre 2016
         Sous la présidence de Mme Annie Rialland, présidente de la Société
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         Membres présents : Mmes Evangelia Adamou, Hélène Albagnac, Catherine Camugli Gallardo, Bénédicte Clémencin, Camille Denizot, Sophie Fisher, Irina Fougeron, Hélène Gérardin, Anne Hénault, Fernande Krier, Sofia Latorre, Audrey Mathys, Inna Merkoulova, Claire Moyse Faurie, Samia Naïm, Annie Rialland, Jackie Schôn, Milena Srpova, Laurence Tobin, Liana Tronci, Carlotta Viti, MM. Gilles Authier, Alain Blanc, Bernard Bortolussi, Pierre Caussat, Charles de Lamberterie, Jean-Paul Démoul, Jean-Pierre Desclés, Maximilien Guérin, Claude Hagège, Pablo Kirtchuk, Ekkehard Konig, Bernard Laks, Alain Lemaréchal, Daniel Petit, Murad Suleymanov, William Tobin.
         Nouveaux membres : Carlotta Viti, présentée par Georges-Jean Pinault et Daniel Petit ; M. Peter Naon, présenté par Jean-Pierre Chambon et Alain Lemaréchal.
         Annonces : M. Georges-Jean Pinault annonce un colloque international sur Georges Dumézil, qui aura lieu du 23 au 25 novembre 2016.

         Exposé de M. Patrick SERIOT : Nikolaï Marr et le marrisme : un opprobre immérité.
La personnalité du linguiste Nikolaï Marr (1864-1934) a mauvaise presse, à la fois par le caractère de ses travaux et du fait qu‘il est devenu une autorité contraignante sous le régime soviétique avant sa disqualification par Staline lui-même en 1950. La méthode analytique de Marr mérite cependant d'être revisitée parce que Marr n'est pas une personnalité isolée, mais reflète un courant de pensée qui traverse l'histoire de la linguistique, particulièrement en Russie. Le point de départ sur lequel se construit la pensée de Marr est que les similitudes entre langues ne sont pas dues au hasard, mais possèdent un sens qu'il appartient de décrypter ; il y a, d'emblée, une opposition à l'arbitraire du signe saussurien. À la différence de l'évolutionnisme orthodoxe, qui postule qu'une similitude s'explique par un ancêtre commun, la linguistique de Marr se concentre sur les similitudes qui ne témoignent pas nécessairement d'un ancêtre commun, mais reflètent des identités de fonction. Cette vision des choses se retrouve en grande partie chez Roman Jakobson dans les années 1930, notamment autour des convergences de structure, mais elle va au-delà. L’idée est qu’il existe derrière la diversité des formes un plan cohérent caché expliquant les similitudes mieux que la simple hypothèse d’une parenté entre langues. À la même époque, un biologiste A. Ljubiščev, postulait que les similitudes de formes entre les êtres vivants ne sont pas des hasards, mais reflètent un archétype, sans ancêtre commun. Dans le même sens, Troubetskoy suppose une continuité phonologique entre le russe et le mordve, ici encore sans ancêtre commun, mais parce que les deux langues se
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trouvent dans un environnement partagé, ce qui rejoint la théorie de l'orthogenèse chez Lev Berg (1876-1950), pour qui les baleines et les poissons se ressemblent parce qu‘ils vivent dans le même environnement. La recherche d'un plan caché n'est pas propre à Nikolaï Marr, mais apparaît aussi chez P. Savickij, qui définit l'Eurasie selon un double axe de symétrie, reflétant un plan cohérent ; la même idée se retrouvera chez R. Jakobson qui, dans L’union eurasienne des langues (1931), trace des axes de symétrie en Eurasie à propos de l'existence de la polytonie (suédois, lituanien d'une part, vietnamien de l'autre) ou de l'article défini postposé (suédois d'une part, balkanique d'autre part). C'est une vision géométrique des similitudes linguistiques. Il y a également dans la philosophie du langage de Nikolaï Marr d'autres liens avec la philosophie de la nature, celle de Richard Owen, par exemple, qui distingue analogie (reposant sur la fonction) et homologie (reposant sur l'origine), et qui estime que l'analogie est plus importante que l'homologie, la fonction primant la forme. S'il en est ainsi, on ne peut concevoir une forme sans contenu (et l'arbitraire du signe est rejeté) : « le nom de la chose est la chose elle-même ». Dans la théorie dite « japhétique » de Marr, le langage originel, relevant d‘un stade de communisme primitif, ne distinguait pas individu et collectif, seuls les objets liés à l'activité de production entraient dans le champ de la conscience, et, plus encore, tout signe était iconique. Selon Marr, les langues historiques gardent le souvenir de cet état primitif de sémantique fonctionnelle : la main par exemple pouvait être désignée par le même mot que la pierre, dès lors que leurs fonctions étaient identiques. Un autre vestige du langage primitif, sans distinction de l'individu et du collectif, est la survivance de constructions impersonnelles dans les langues.
                   Prennent part à la discussion : Mme Evangelia Adamou, MM. Charles de Lamberterie, Claude Hagège, Bernard Laks, Jean-Léo Léonard, Georges-Jean Pinault. M. Léonard signale que les théories de Marr trouvent un écho dans certaines dérives post-modernistes, dans lesquelles l’interaction prime sur la structure. M. Laks s'interroge sur la spécificité russe de cette approche, en rupture avec l’esprit des Lumières et avec l’Occident en général. M. Pinault se demande si la brochure de Staline sur la linguistique a été écrite par Staline lui-même ou par des académiciens ; selon M. Sériot, on a des raisons de penser que Staline en est l’auteur direct. M. Hagège revient sur la récusation de l’arbitraire du signe et l’idée qu’aucune similitude n’est le fruit du hasard. M. de Lamberterie évoque les étymologies arméniennes de Nikolaï Marr et souligne qu'elles obéissent au principe de non-contradiction : cela marche quand on les dit, et rien ne peut les contredire. Mme Adamou
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signale que le refus de l'arbitraire du signe est encore une idée défendue parfois actuellement. M. Pinault se dit gêné par le fait de voir la même philosophie du langage attribuée de manière uniforme aux Russes. Il se demande enfin quel a pu être l'apport de Marr à la linguistique caucasique.