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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Nouvelle rubrique : nos étudiants en stage en Russie et Europe orientale nous écrivent et nous font part de leurs aventures et de leurs états d'âme.


— 2010-2011 Jean-Baptiste Blanc à Bakou

Un automne en Azerbaïdjan

Peu de gens connaissent l'Azerbaïdjan en Europe et évoquer la perspective d'un séjour dans ce pays y suscite souvent des réactions étonnées : « Ça se situe où ? », « Ils sont de quelle religion ? », « On y parle quelle langue ? ». Certains, plus audacieux, se risquent à constater des ressemblances phonétiques entre « Azerbaïdjan » et certaines régions du globe qui sont l'objet de représentations plus arrêtées. « Azerbaïdjan ? C'est près de l'Afghanistan ? ». Au fond, ancienne république fédérée de l'URSS, l'Azerbaïdjan était avant 1991 trop solidement intégré à cette dernière pour susciter l'intérêt de la presse internationale. Et si par la suite une guerre violente l'opposa à l'Arménie voisine, le conflit yougoslave, plus proche de « nous », contribua à repousser le destin de l'Azerbaïdjan à l'arrière-plan. Mais il y a sans doute autre chose dans cette absence d'images. L'Azerbaïdjan est un pays qui se laisse difficilement soumettre à la division du monde typique de l'idée de « choc des civilisations » en vogue en Europe et aux Etats-Unis dès la fin des années 1990. C'est que le pays a, bon gré mal gré, subi historiquement les influences culturelles contradictoires de ses deux voisins principaux, la Russie au Nord et l'Iran au Sud. Avec l'Iran, dont il faisait partie jusqu'en 1828, il partage essentiellement sa confession religieuse majoritaire, musulmane chiite. En outre, une partie importante de l'Azerbaïdjan historique, plus grande et plus peuplée que la République d'Azerbaïdjan actuelle, se trouve sur le territoire de la République islamique d'Iran. Pour autant, sa longue intégration à l'Empire russe, puis, après une courte mais significative période de deux ans d'indépendance au sortir de la Première Guerre mondiale, à l'URSS dès 1920, a rendu l'Azerbaïdjan beaucoup plus modéré et séculier que l'Iran dans la pratique de l'Islam. Si l'influence russe a été moins fondamentale que la précédente, certaines de ses manifestations sont bien réelles : les Azéris ont par exemple traditionnellement des noms de famille terminés par les suffixes -ov/ev pour les hommes et -ova/eva pour les femmes, bien qu'ils ne soient pas de langue slave.

Or c'est bien en Azerbaïdjan que, au bénéfice d'un accord d'échange universitaire entre l'Université de Lausanne, où j'étudie, et une université de Bakou, la capitale du pays, j'ai décidé de passer un semestre universitaire, de septembre à décembre 2010. Ce choix était dicté, entre autres, par un intérêt pour l'ex-URSS, en particulier pour ses bordures, autant que pour l'espace turcophone. Car l'Azerbaïdjan, s'il a pris un peu de l'Iran et un peu de la Russie, fait aussi partie du large espace géographique occupé, des Balkans à la Sibérie, par les langues turques. Ainsi les Azéris voient en général  dans les Turcs (de Turquie) un peuple frère et dans la Turquie un pays allié. Du fait de mes connaissances et de mon intérêt à la fois pour les langues slaves et les langues turques, il m'apparaissait ainsi particulièrement intéressant de passer quelques mois là où ces deux groupes linguistiques se rencontrent. Sur place, j'étais censé suivre un certain nombre de cours dans mon plan d'études de linguistique, mais aussi enseigner le français à l'université. Ce double mandat m'a permis de découvrir ce pays plus en détail qu'aucun autre pays auparavant.

Ce qui marque le plus en Azerbaïdjan, c'est précisément l'omniprésence de ce mélange des influences. Se côtoient à Bakou mosquées anciennes, architecture européenne de l'époque de la fin du XIXe siècle, logements et bâtiments fonctionnels typiques de l'époque soviétique, et nombreuses constructions kitsch de l'après-communisme. Car l'Azerbaïdjan a de l'argent, et beaucoup, en tant que pays exportateur de pétrole. Et comme dans la plupart des pays tels, les revenus du pétrole profitent rarement à la population, qui doit se satisfaire d'un salaire moyen d'environ 200 francs suisses par mois. Un exemple typique du nouveau Bakou pétrolier est ce « plus grand drapeau du monde » (d'une taille de 70 mètres par 35 et hissé sur un mât de 162 mètres), qui domine depuis 2010 la rive de la Caspienne. De même, des quartiers historiques de Bakou sont rasés pour laisser la place à parcs et fontaines ripolinés.

Ce tableau composite se manifeste également par un réel malaise identitaire. Depuis son indépendance, le pays hésite, du point de vue de la politique extérieure comme du point de vue culturel, entre la Turquie, proche par la langue et la religion, et la Russie, ancienne puissance coloniale (l'Iran islamique n'est pas considéré comme une option réaliste pour ce pays laïc où moins 5% des femmes portent le foulard islamique), tout en essayant de se bâtir une identité propre. Construire cette identité signifie rompre avec le passé soviétique tout en se distinguant de la Turquie, et cela ne va pas de soi. D'une part, le mouvement panturquiste, profondément russophobe mais aussi hostile à l'idée de nation azérie, dispose toujours d'une certaine popularité en Azerbaïdjan. D'autre part, si le passé soviétique est globalement rejeté, il reste, chez une partie importante de la population, une sorte de complexe identitaire, de rapport amour/haine vis-à-vis de la Russie, qui se manifeste entre autres par l'usage encore massif de la langue russe parmi les élites. Un des moyens, aussi dangereux soit-il, de fonder cette identité est le sentiment anti-arménien, réel en conséquence de la guerre du Karabakh (région en territoire azéri à l'époque soviétique et revendiqué par l'Arménie après la chute de l'URSS) mais aussi largement instrumentalisé et attisé par le pouvoir en place. Quant à l'opposition démocratique au régime autoritaire du président Ilham Aliyev, elle est dans une position difficile, ne serait-ce que par la mentalité d'assiégé qui règne dans le pays.

Pour autant, l'Azerbaïdjan, ce n'est pas seulement un pays pris à des difficultés sociales et politiques. C'est aussi un pays de contrastes géographiques, entre les monts du Caucase au Nord, les plaines fertiles du Sud et l'aridité désertique qui marque tout le centre du pays. Les Azéris vous disent souvent avec fierté que leur pays est traversé par neuf zones climatiques...