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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Nouvelle rubrique : nos étudiants en stage en Russie et Europe orientale nous écrivent et nous font part de leurs aventures et de leurs états d'âme.


— 2007-2008 Sévine UZUN

Balade en Vélo

 

Ça doit bien faire déjà au moins cinq ou six bornes, non? Et ça monte en plus…

Au loin, je vois la femme, la vieille Ramilia, enfin, vieille, la cinquantaine, mais la peau de ses mains est rêche comme une éponge desséchée et son regard délavé comme celui d’une femme de ménage, épuisée par la vanité de son travail….

Elle lave le sol. Comme hier, comme demain. Et cela n’empêchera pas les danseuses qui viendront dans l’après-midi, de faire leur brushing en jetant leur demi-blondeur sur le sol, d’étaler au moins autant de lait corporel sur leurs jambes que sur le banc en bois et clou du spectacle, de balancer le mégot d’une cigarette fumée en cachette sur le sol. Si la chevelure n’est qu’à moitié blonde, parce  qu’ici, la mode est à la décoloration, mais seulement la moitié de la tête, l’état d’esprit est aussi raffiné que les videos de Paris Hilton. Elles pensent nourrir les serpillères en semant des cheveux...

Les vieux, ceux à la panse rebondie, aux cheveux blancs et dont la peau du ventre est si tendue sur l’estomac, aux mesures outrageuses, passent vers moi et me demandent : « combien? ».

Rien de vulgaire, bien sûr. Nous ne sommes pas dans un bar. Là, toute la question est relative à l’exploit sportif du matin. Oui, à 8h15, même les azerbaïdjanais les plus salaces, dont le regard de vieillards lubriques cherchent instinctivement à reluquer mes abdominaux, masquent leurs instincts libidineux sous des couverts de fans de sport. Alors même si la trivialité de la vie quotidienne s’est emparée de bien des aspects de l’existence, au Jobanistan et ailleurs, les vétérans du triathlon font mine de laisser au sport la dignité qu’il mérite. Quoique…

La brasse des uns, le crawl des autres et surtout les plongeons sont une véritable calomnie du mouvement physique, mais bon. Quelque soit la teneur du sacrilège, moi, tant qu’on ne me met pas la main aux fesses, comme il en est la coutume dans les métros, je suis comblée et ne pipe pas mot.

Je dois être au kilomètre au kilomètre 7, je sens mes mollets qui tirent, la pointe du pied qui se tord et la sueur dans le dos, signe que, même si la pente est toute artificielle, les courbatures n’en seront pas moins réelles.

Ramilia s’acharne sur des catelles encore immaculées…Celui que je surnomme le vieux morse est parti se doucher.

La douche…La douche. Dans ce pays où l’extraordinaire est roi, votre serviteur, c’est-à-dire moi, peut ose se permettre d’ergoter tant sur les conditions d’hygiène que sur la qualité du pommeau. Ceci expliquant certainement cela. Si a priori, il n’y aurait rien à dire, en Jobanie, il y a déjà matière à disserter sur vingt-huit pages.

Loin de moi de vouloir faire une comparaison méchante et raciste, mais les jobans sont comme les chiens, nombreux sont ceux qui rechignent sur l’heure du bain. A cela s’ajoute, que dans les piscines, ils sont rarement à l’aise comme des poissons dans l’eau. Tout ceci pour dire que si en hiver, à la limite, ça peut aller, là, moi, coquette effarouchée par excellence, je commence à drôlement redouter les chaleurs estivales qui ne vont plus tarder, désormais, et qu’il va vraiment falloir que je trouve une alternative aux transports en commun.

Parce que oui. Ici, il est mal vu de se moucher en public, mais se doucher est semble être au moins autant répréhensible.

Je vois déjà les novices en matière de jobanisterie s’insurger et m’accuser d’intolérance. Effectivement, un peu. Je crois simplement que l’intolérance se construit sur les ruines de ce qu’on portait autrefois sur l’autel de la tolérance et de la curiosité. Après quelques mois, il y a des choses que même l’exotisme et la différence culturelle ne peuvent justifier. Petit exemple puisé dans mon quotidien.

« Chez moi », nous avons une salle de bain. Précaire, pas luxueuse, mais c’est une salle et il y a de l’eau. Certes, pas tout le temps, certes, pour ouvrir le robinet, il est mieux d’avoir un CFC en plomberie, mais cela fait plus de trente ans que la vieille Julietta vit là et autant dire qu’elle est passée maître en tuyauterie. Pour le nécessaire de propreté, je me suis fait un plaisir de tout offrir à ceux qui partagent, malheureusement pour ma préciosité, ma vie. Ainsi, chacun a eu un parfum, un shampoing et le minimum vital de l’hygiène corporelle. Le fil du temps me montra rapidement que nous n’avons pas tous le même degré du « minimum vital ». Si j’étais plutôt une bille de l’esprit pratique et que je ne maîtrisais pas toujours les aléas du pommeau, j’avais fait mon maximum pour que les produits soient à la portée de tout un chacun.

Or, ces chacuns-là, sont suffisamment paresseux pour n’ouvrir le réservoir d’eau qu’une fois tous les mardis en huit, ce qui revient à dire que les pellicules sur les épaules des uns et l’odeur sous les aisselles des autres sont le lot quotidien des mes cinq sens. Enfin, mes oreilles ne souffrent que des  rots dont se félicite la grand’mère, parce qu’elle a plus de coffre que son petit fils, mais là, c’est un autre problème, relatif non pas à l’hygiène, mais à la culture des uns et des autres et donc, je ne juge pas, je subis.

Je suis sévère, je sais. En effet, en pays Joban, la douche n’est pas importante et les infrastructures qui la permettent sont, il faut le dire, bien souffreteuses. Même dans les endroits les plus luxueux, à l’image du fabuleux aquapark, le matériel mis à disposition est loin d’être le poulain d’une hygiène de compét’. Et pourtant, moi, proprette désespérée, j’en ai fait ma salle de bain officielle.

Là-bas, c’est le brave Jafar qui est responsable des installations. S’il connaît toutes les ficelles de la machine à courir, le bougre est loin de savoir que le langage des robinets est sensé être universel et que donc rouge signifie chaud et bleu froid. Ainsi, les nouvelles douches dont il a doté le vestiaire fonctionnent, mais invitent au rictus. Il court beaucoup, le Jafar, sur le tapis, d’un café à l’autre, ça, il sait faire, la douche…Il en avait peut-être jamais vue…Alors c’est neuf, mais ça fuit déjà, les robinets sont dyslexiques et l’eau a un écoulement semblable à celui d’un torrent au Sahel. Mais, au point où on en est, je salue l’effort, le félicite et tombe en pamoison. Au pays Joban, c’est déjà de l’ordre du grandiose.

Enfin, l’hygiène…Je ne pédalerai jamais assez pour tout raconter…Kilomètre 8, déjà. A ce niveau de la description, le débat s’emballe et penche du côté de la critique d’une société qui sous couvert de certaines libertés (minijupes, droit à l’esthéticienne, collants de couleur) reste le fruit d’une dérive d’un ultra-patriarcalisme, qui va si loin, parfois, que j’en viens à me demander s’il a une limite.

…J’invite donc les vos yeux à suivre les méandres typographiques de mes confidences, parce que je sais vos âmes suffisamment aguerries pour désormais tout supporter. Il n’y a là ni femmes battues, ni dénonciation de lapidation. Simplement une petite description, puisée dans le fleuve tranquille de ma vie quotidienne. Et je dois bien avoué que je n’aurais jamais imaginé assister à ça et qu’on est finalement jamais assez prêt pour ces choses-là.

Là où je vis (je n’ose plus l’appellation « dans ma famille »), la chasse d’eau est une affaire de femme. Un homme ne s’abaisse pas à ses choses-là. Une fois que le sphincter mâle a accompli son devoir, le brave appelle la maîtresse de maison. S’il est des endroits où « même la reine va seule », il est aussi des familles où le plus tyranique des monarques préfère se risquer à laisser les lieux d’aisance tout salopé, attendant que madame vienne achever le processus.

Ainsi, selon les coutumes et traditions familiales, les femmes en sauront toujours plus que les hommes. Elles savent cuire de l’eau et tirer les chasses d’eau. « Faire les toilettes » est art exclusiment féminin. Tandis qu’à l’université, le papier toilette est une affaire d’européenne…

Alors oui, parfois, effectivement, je regarde mes camarades de classe ou simplement les femmes élégantes, aux boucles d’oreilles brillantes et aux talons laqués, assortis au mauve du sac à main, dans la rue et je me surprends à rire, un éclat partagé entre le dégoût et le ridicule de la situation, en admirant celles qui se croient des allégories de la beauté, qui ont seize ans et tiennent leur maman par la main, trop maquillées, prêtes à se faire marier et qui pourtant doivent avoir une petite culotte aussi sale que le fond des toilettes dont elles sont les seules à pouvoir manier la chasse d’eau. « Un mouvement perpétuel, de l’appétit au dégoût et du dégoût à l’appétit », disait Bossuet…Pour ma part, le mouvement est bien décidé à choisir un camp définitif.

Mais je n’ai pas le temps de m’arrêter sur ces détails, je suis en plein triathlon. Enfin, que le vélo, pour le moment, mais c’est déjà pas mal. Faut dire qu’il y a bientôt compétition. Peu avant mon départ, j’ai l’honneur de défendre le féminisme en participant à un concours de piscine. Soit, le féminisme en prend un coup, du fait qu’une belle tranche de la population jobane considère comme une pute les demoiselles qui osent s’aventurer dans les piscines mixtes. Quoiqu’il en soit, je nage suffisamment bien pour laisser sur le tapis quelques-uns des mâles rivaux, pour qui mettre la tête sous l’eau est encore un défi. Alors histoire de faire honneur à la sportivité féminine, je ne lésine pas sur les entraînement. Sur les conseils du vieil Aziz, je pédale et je muscle les gambettes, l’endurance sera ma botte secrète, lors des traversées de crawl. Quand les autres feront mine de se noyer, j’aurai encore mes adducteurs et je remercierai ce brave vélo, d’avoir permis à toute cette mécanique de tenir au fil des longueurs. Mai, ce sera la compétition et  surtout la fin de l’ ère bakinoise dans ma vie à moi.

Enfin, à l’heure où je taquine le clavier, avril n’est pas terminé, mais je me sens, malgré tout, comme une avant-veille de St Sylvestre, avec l’espoir qu’un demain sera clément, indulgent. On rêve toujours d’un mieux, même quand on a déjà tout. Comme si le cycle des mois avait le pouvoir de faire avancer les choses, et pas seulement la repousse des ongles et des cheveux.

Avril, c’était une de ces périodes de vie, que les meilleurs entraîneurs, ceux de la trempe de Philippe Lucas ou Kubi appellent la dernière ligne droite…

Si c’était le dernier mois avant la reddition de ce maudit mémoire, c’était un mois mouvementé, au mois autant que la Caspienne un jour de grand vent. Les départs des uns et des autres pour des horizons plus pétroliers, les dernières lessives d’habits chauds, les ultimes recherches pour des annexes qu’on aura jamais…Certes, je ne parle là que de moi, mais c’est le luxe du prosateur que de se mettre en avant, dans l’écriture dont les lignes sont avant tout des lignes de fuite.

Suis sur la crête là. Je vois les petits points rouges de l’écran de mon vélo statique, qui s’échauffent. Les pulsations s’emballent et les pensées aussi. Du haut de ma grande carrière de sportive en salle, je me surprends à philosopher sur le sens de cette aventure jobane. Si les uns lavent la vaisselle pour mieux réfléchir sur la révolution de la planète, de mon côté, il suffit d’un vélo, dans une salle pseudo-aseptisée pour que les pensées, entre deux « добрый день» de courtoisie, s'emballent complètement.

A l’époque, j’étais toute petite et ne mesurais pas du tout l’impact que pourrait avoir, non pas le Jobanistan en lui-même, mais le simple fait de s’en aller. Il y eu des rencontres superficielles, des échanges de numéro de téléphone qui resterait infructueux, mais aussi de vrais bons moments. Des parenthèses de vie, des instants qui finalement, c’est le lot d’une telle expérience, me laisseraient sur ma fin. Un peu d’amertume, les difficultés, qui sont toujours plus marrantes à raconter, parce qu’il faut bien avouer, n’est-ce pas, lecteur, que le plus drôle, c’est les mésaventures et que le bonheur n’a de croquant que pour celui qui le vit. Le Jobanistan, même si c’est pas fini, c’était un peu tout ça.  

Je me remémore et me perds un peu dans mes pensées. Mes jambes entament la descente et mes pensées sont à des lieues de cette salle aux couleurs ternes, mais dont la baie vitrée translucide laisse trimpher une douce clarté. De celle où on sent qu’il fait beau dehors...

C’est une luminosité qui invite au souvenir, ceux étranges d’un dimanche d’hiver, quand le vent soufflait sur les petites crêtes à l’herbe rase, non loin de Bakou, mais à des lieues du monde, tel que je l’entendais alors. J’avais cherché la dune de feu et je m’étais perdue dans le village que je croyais le plus inhospitalier du monde. L’avenir ne tarderait pas à me montrer le contraire. Il suffisait de faire le tour du pays pour se rendre compte qu’il y a nombre d’endroits où même pour quelques millions, tout être aspirant ne serait-ce qu’un chouïa à la beauté, refuserait de s’arrêter. Il faut prévenir les voyageurs en herbe en mal de rootsitude, les endroits à la laideur inhospitalière sont légion dans les parages et même si on finit par y trouver son compte, à s’émouvoir pour une forêt, une rivière, l’Azerbaïdjan tire globalement sur le moche. J’avais donc cherché la dune, encline à l’étonnement et à tout ce que la nature peut offrir d’extraordinaire. Mais je m’étais égarée. Le froid avait un peu calmé mon âme d’aventurière citadine et j’étais rentrée bredouille et enrhumée.

Quelques mois plus tard, profitant des beaux jours, la dune, Yanardag˘ (littéralement montagne de feu), revenait à mon souvenir. Le guide, aussi petit que futé, avait bien noté qu’il s’agissait d’un des sites les plus époustouflants du pays Joban. Nous y allâmes, suivant un nouvel itinéraire, dans l’espoir, cette fois-ci de se retrouver bouche bée, puisque le graal du tourisme nous l’avait promis. Arrivées dans un village qui d’après notre plan, ne devait pas être loin de l’allégorie de la beauté en matière de phénomène naturel, nous nous mîmes en quête d’un taxi qui serait l’homme de la situation, histoire que cette fois-ci, nos yeux se nourrissent des curiosités de l’univers Joban.

Le chauffeur, mi-humain, mi-andouille, nous conduisit donc au site. Il fit quelques détours, histoire de s’arrêter chez le fils du père de son cousin et le neveu du voisin du grand’père, afin de montrer à quel point il était verni, ce jour-là, parce qu’il avait deux filles, des anglaises, qui plus est, dans son taxi. Un andouille, oui, car il était loin d’avoir saisi qu’on comprenait toutes les âneries jobanes qu’il débitait sur notre compte. Du comique de situation, nous dérivâmes jusqu’aux quiproquos, des ceux qui précèdent l’énervement, pour aboutir à la fâcherie.

Que le lecteur se rassure, dans un souci tout linguistique, la situation tourna à mon avantage. Gronder un andouille est toujours un moyen de réviser ses déclinaisons dans le jargon le plus spontané possible, c’est-à-dire, celui qui traduit le mécontentement. Je déployai donc des trésors de vocabulaires afin d’expliquer à l’abruti qu’on avait payé notre course pour aller voir le le coeur ardent du Jobanistan et non pas pour subir ses initiatives, qui nous conduisaient alors de village en village, de bouchon en bouchon dans la chaleur et la poussière, laissant croire à ses amis, toujours plus nombreux, que nous étions deux donzelles qui aimaient avant tout les promenades en voiture...Pire encore, ça donnait l’impression que nous avions de l’affection pour la plus belle tête d’andouille du pays.

En soi, je ne suis pas très sympa. Mais un trajet avec un joban qui se croit malin, alors qu’il est à l’intelligence ce que le MacDonalds est à la gastronomie, n’est pas une sinécure. Surtout quand il joue avec son autoradio. Du coup, je vérifie ma théorie qui prétend que celui qui est vraiment à l’aise dans une langue étrangère est à même de rappeler avec conviction à un andouille quelle est  sa condition.

Il y a quelques mois encore, on se laissait attendrir par ces hurluberlus en tout genre qui se plaisent à rivaliser de bêtises, quand il s’agit de nous montrer à quel point ils savent recevoir les touristes. Les maladresses faisaient sourire. Puis arrive le moment où, même avec toute la bonne volonté du monde, on en a marre d’être le jouet, le trophée, l’étrangère dans le taxi que l’abruti de service croit avoir capturé et qu’il va exhibé à ses pairs, tout aussi dégourdis, comme un chasseur dans la garrigue qui serait fier d’avoir capturé une poularde malade. Nous fîmes comprendre à l’andouille qu’il fallait désormais nous conduire à la dune et surtout ne plus réfléchir par lui-même.

Bien sûr, il arrive qu’on tombe sur des perles, des chauffeurs de taxi intelligents ou simplement gentils et rigolos. Mais voilà. Dans l’idée d’appeler un chat un chat, je ne veux pas dépeindre un eldorado du tourisme où les gens seraient tellement plus gentils, plus cools et plus ci et ça. S’il y a des imbéciles partout, la consanguinité qu’on soupçonne dans les villages est peut-être l’explication du fait qu’ici, semble-il, pullulent les andouilles et autres imbéciles heureux. Après, s’ils ne sont pas malin et que leurs initiatives s’avèrent souvent de mauvaises idées, laissons-leurs le fait qu’ils sont comme l’enfer...Pavés de bonnes intentions.

La montagne de feu. C’est difficile à décrire. Parce que c’est une montagne minuscule. Sur le haut, il y a de l’herbe, à la base, c’est noircit par le feu. Celui-là brûlerait depuis 100 ans et finalement, hormis le fait que c’est naturel et que ça se fait tout seul, il y a des brasiers de 1er août qui sont plus transcendants en matière de flammes. Soit, la rapporteuse est un peu blasée.

C’est le vélo, ça, c’est pas ma faute.

D’ailleurs, j’en ai un peu marre de pédaler sans aller nulle part. C’est aussi vain que le tourisme en terres jobanes. On s’épuise et on se rassure. On donne du sens après. Le brave Jafar, entraîneur, s’occupe de deux Chinoises russophones. Les blagues fusent. On parle de Jeux Olympiques, on rêve…En 2016, ils seront à Bakou, c’est sûr. Parce qu’entre Paris et Rio, y a pas photo, soyons fantaisistes...Peut-être que là aussi, on réagira quant aux droits de l’homme et autres misères jobanes...

Je bois un verre d’eau, regarde le step, le tapis, les Chinoises qui s’épuisent à soulever des haltères, le père qui coachent son gamin à faire des pompes, il en a déjà fait une vingtaine, alors que moi, je me demande encore si je vais retourner pédaler rêveuse ou simplement m’en aller.

 C’est alors que je me revois dans ce train de nuit, un lundi comme un autre. Non pas que je me fasse quelque huit heures de train tous les lundis soirs. Oh que non. Mais c’est un lundi dont la seule occupation officielle avait été la piscine, l’entraînement, la compét, moi et Laure Manaudou.

Départ 22h20. Je partage mon compartiment avec 3 Jobans. Une furie du téléphone portable qui me laisse à penser qu’un être humain mal dégrossi, sans vouloir caricaturer à tout bout de champ,  ne devrait pas avoir accès à la modernité. En effet, il ne saura alors pas couper le bruit des touches et laisser ses voisins profiter de la quiétude du bruit régulier du wagon sur les chemins de fer. Oui, même le tchoutchou d’un train décrêpi est plus agréable que l’hymne joban remixé sur Nokia 

Je me souviens que j’étais épuisée, mais je ne sais plus pourquoi. Un week-end certainement trop tendu de rebondissements et à trop rebondir, c’est comme les balles, on finit par se prendre le mur. Je n’aspirais qu’à m’endormir sur la couchette poussiéreuse, dans les draps, reniflant l’odeur de lessive, sans jamais la trouver.

Or mes colocataires de nuitée avaient décidé de partager des saucisses et de faire connaissance. Un basketteur. Un homme d’affaire. Une femme. Moi. Génial. La saucisse, un délice. Le thé, un classique.

Les ronflements des uns, les sms des autres ne m’auront pas aidée à apprécier le trajet.

C’est blafarde qu’aux aurores je découvrais Sheki pour la seconde fois.

A en lire mon récit, on croirait que je passe mon temps à baguenauder… N’en déplaise aux détracteurs de mon Surmoi, ma conscience n’aurait pas autorisé une balade en campagne jobane un jour de semaine.

J’étais venue dans cette contrée pour travailler, compter des vaches, plus précisément, déguisée en gestionnaire en assurance. Le prix de tels efforts ne se dit pas. C’est indécent.

On m’emmena dans une ferme magnifique d’une modernité et d’une propreté sans égal. Il est triste de remarquer que les décideurs et autres chefs n’étaient pas Jobans, mais Turcs et Hollandais, et il faut avouer que le fait qu’il s’agisse d’une affaire qui roule ne tenait peut-être qu’à ce détail-là. C’est en soi assez malheureux, mais il semblerait que les Jobans en vrai orientaux aient une propension à l’art de la sieste qui ne permet pas de s’occuper d’environ 500 bestiaux avec tous les efforts et surtout, l’organisation que cela induit. 

Des vaches dodues et en bonne santé débarquèrent des camions, un peu nerveuses, après quelques jours de route et même une traversée de la mer Noire en ferry…

Deux avaient profité du voyage pour périr, deux autres pour perdre le fœtus qu’elles portaient. C’est assez polisson, le bovin...Je faisais définitivement un joli boulot. Je notais tout et photographiais les avortons, selon la procédure, inspectais de près les avortées, participais au fouille rectale et me régalais des commentaires des professionnels, lorsqu’il fut agi de constater la raideur cadavérique de la défunte. Tel un expert, je prenais plaisir à prononcer l’heure du décès.

L’autre défunte, il n’en restait que les oreilles. Morte en mer, son corps avait été jeté en pâture aux requins, comme l’encourage les lois internationales sur le transport des animaux.

Oui, c’était un joli boulot. Surtout lorsqu’il consista à attendre un tampon de la douane (de ceux que les douaniers doivent imposer sur le passeport des bestiaux au moment où ils passent la frontière du district, soit là, ils eurent un contretemps) sous un cerisier dont les bourgeons parfumaient la campagne alentours et reposait mon âme de fausse citadine de la pollution bakinoise, âme n’aspirant bien sûr qu’à profiter de tout le bucolique de ces instants précieux dans la nature aux abords d’une ferme défiant toutes les lois de l’architecture des exploitations modernes.

Désoeuvrée, je remonte sur ma bicyclette en plastique. Vélo couché, qu’on dit dans le jargon et finalement dépasse la demi-heure, reset, course select, level, enter. Enter, parce que je le vaux bien qu’ils disaient. Il y a le couple. La dame en noir, l’homme en gris. Elle veut maigrir ou plutôt, c’est lui, qui voudrait qu’elle maigrisse. Il crie un peu, règle les outils. Il autorise un peu d’eau entre la course et le step. Compte ses pompes et corrige ses abdos. Lui aussi a revêtu sa tenue de sport, mais pendant qu’elle s’échine à monter des marches virtuelles, monsieur pianote sur son portable.

La pente s’annonce escarpée, comme celle que gravissait le minibus de nuit, au départ de Sheki.

J’ai quitté le village dans la nuit, enivrée de la gentillesse des villageois, des blagues du vétérinaire, comme une outre, pleine d’un thé trop sucré, d’anecdotes jobanes et  de discussions à refaire le monde, dans la çayhana de la gare d’autobus. Un monde où la séduction jobane se mesure aux cylindres du véhicule, où les filles ne fument pas, mais tombent en pamoison devant les derniers Iphones. C’était d’ailleurs la dernière acquisition d’un Joban dans la quarantaine qui espère encore que son sourire doré, allié aux attributs de la virilité (lada noire et téléphone portable) pourront me faire balancer ma clope comme une ultime cigarette avant qu’on se marie, que je rencontre sa mère et qu’alors j’accepterai d’avoir pour seul plaisir des escarpins bon marché pour traverser la cour d’une maison en ruine, quand j’irais nourrir les poules, les dindes et autres volatiles de basse-cour. Un avenir radieux. Ca peut aussi conduire à ça, les Lettres

Je monte dans le bus, quitte la montagne, m’en retourne à Bakou. La nuit dans le bus est à l’image de celle dans le train. La route est longue et bruyante. A l’avant, on s’acharne pour que l’autoradio nous fasse profiter, à nous passagers, mais aussi à l’extérieur du bus, de la voix éraillée d’un chanteur aux capacités vocales un peu insultantes quant à l’art musical ; tandis qu’à l’arrière quelques Jobans plus rusés que les autres tentent de faire concurrence…Ils mettent leur portable à l’unisson et nous font un chorus de sons électroniques mal synchronisés.

C’est comme sur le vélo, je me force, me dis que c’est un effort louable de ne pas céder trop vite, mais le naturel revient au galop. Un trajet en bus, seule dans la nuit, c’est encore plus beau en silence. Je propose alors un jeu. Les jobans sont des polissons, ils demandent tous à participer. J’explique les règles à mes compagnons très concentrés. Il s’agit du jeu du silence. Le premier à parler ou faire du bruit a perdu...A l’image d’un bébé chat à donner contre bon soin, les Jobans, heureusement pour moi, sont dociles et joueurs.

Je crois que les pulsations sont à 110. Les jambes gonflent un peu. Au pays Joban, si je n’ai vendu mon âme ni au diable ni à l’érudition, je peux bien sacrifier mes mollets à la compétition. Depuis le temps que je pédale, je dois avoir traversé la Suisse. Les sportifs d’élite se succèdent à soulever les poids. Ils comparent leurs séries, leur tour de taille, leur buste. Les baskets sont neuves. Nike, Reebok, Asic. Moi, je suis à pieds nus. Certains sont en tong, mais courent, sueur dégoulinante sur un tapis roulant, se musclant les orteils à maintenir en place cette espèce de semelle.

Si j’avais dévissé mon vélo de son socle, combien d’heures aurait-il fallu pour rallier Guba ? L’automne dernier, le bus avait pris moins de quatre heures. J’avais promis à mes copines que ce serait rapide. C’était sans compter les rénovations. Désormais, en Jobanie, on se met au goudron. Ca, c’est peut-être le grand avantage de la politique Aliev. On modernise, on crée des route. Le bus a sillonné entre les monticules de gravier, les nids de poules les camions. C’était tôt, alors rapidement, le ronron du moteur nous a bercé d’un sommeil, tout sauf réparateur. Refaire certaines excursions permet de mesurer les souvenirs. Le chauffeur me connaît, moi, je ne sais plus qui il est.

Arrivées à Guba, on s’était décidé à ne pas y traîner. C’était Khinalig, le vrai but de l’expédition. Un village de montagne, à 3792 mètres, pour respirer le grand air et oublier le quotidien. Désert, montagnes et neige, que la nature nous rappelle à quel point nos soucis sont tout petits.

Du bus, on se rend au marché, on cherche un chauffeur, qui accepterait de nous conduire là-bas. Commence les discussions échauffées sur le prix de l’essence, notre condition d’expat invite souvent à croire qu’on fore, qu’on fait des boues à l’huile et que nos fiches de paye alignent les zéros.

Certains petits malins nous propose de telles sommes, cela revient à la retraite mensuelle de ma vieille Julietta. On parlemente, arrive Boria 

Ce sera le roi du samedi, le Joban gentil. Le vieil homme a une vieille Lada, un béret à carreaux, un costume délavé et mal assorti à son pull en coton. Il est petit mais ses proportions se marient à merveille avec son véhicule. C’est vieux et pas très beau, mais la voiture et le bonhomme semblent partager le secret du mariage qui dure. Oui, après quelques mois en Jobanistan, on remarque ses choses-là, il y a les petits bourgeois nouveaux riches qui pensent être en osmose avec une merco noire et les braves hommes dont la voiture et laide, mais fiable. Elle a trois boîtes à vitesse, une pour la neige, une pour les pentes raides et une pour les routes. C’est ça, la véritable osmose entre les êtres, qu’ils soient animés ou non. C’est quand on sait à quelle boîte à vitesse siéra le mieux à l’instant présent et qu’on ne s’embourbe jamais.

Natif de Khinalig, il est heureux de nous y emmener. Bien sûr, c’est pas gratuit et nous ne l’espérions pas. Mais c’est un prix décent 

La route est raide, longue, mais ô combien magnifique 

Du haut de mon vélo, désormais, c’est celle-ci que j’imagine, quand je vois les points rouges de l’écran défilé. Elle est sinueuse, longe un défilé, débouche sur une vallée, deux rivières s’y rejoignent, la roche est rosée, ocre, rouge, il y a un peu de verdure, le soleil est absent. Il a neigé, la veille. La route était bloquée. Ils l’ont rouvertes. Que pour moi, du moins, dans mon rêve. Il a neigé et l’atmosphère s’en ressent. On a beau être fin avril, c’est un temps d’automne, les feuilles colorées en moins. Mais la grisaille et le brouillard ne font que d’ajouter du charme au paysage grandiose qui nous entoure. 

Il m’est arrivé souvent, quand je pédalais dans le vide de me rappeler la balade en vélo, de chez moi, le vrai chez moi, le long du lac, à regarder les montagnes. J’ai toujours su que je les aimais. Que si j’étais parfois un rat, c’était définitivement celui des champs. 

A chaque escapade hors de Bakou, cet attrait pour la nature, les villages, les montagnes et la simplicité m’est apparu comme la seule évidence de cette année jobane. Et ça fait du bien, parfois, des choses dont on peut être sûre. 

Ca prend bien plus d’une heure pour aller à Khinalig. C’est un peu comme le Val d’Annivier, mais c’est le Caucase. Et donc, comparer, ici, ne revient qu’à se raccrocher, par peur de trop s’égarer. La neige et la grisaille du ciel se confondent. Il n’y a pas d’horizon, juste un village camouflé dans la pierre. Rien de troglodyte, bien sûr, laissons à la Cappadoce ce qui lui est propre. Non. Là, c’est un village dont les maisons sont d’astucieux assemblages de briques grises. Sur les toits plats, on peut admirer de jolies pyramides de bouses de vache, empilées comme un château de cartes, séchant au soleil, défiant les pluies. Les toits sont en terre, et parfois, il y a une sorte de fenêtre. Un carré percé. Quand les ruelles terreuses sont trop glissantes de boue, on n’hésite pas alors à poser le pied sur le toit de ces maisonnettes toutes encastrées les une au-dessus des autres. On croise des Kangals, ces chiens anatoliens, dont la rétine est jaune et des enfants, qui prennent plaisir à nous suivre, dans le labyrinthe des ruelles 

 Khinalig, c’est un peu comme une citadelle, nichée sur un petit pic. Quelques rampes d’escaliers ont été peintes d’un bleu vif, sans elles, le village ne serait qu’à peine visible dans la grisaille. Surtout que nos yeux se laissent éblouir par la neige qui couvre les versants des montagnes alentours.

Là-bas, pas de vélo,  mais des cailloux, des petites filles avec des châles sur les cheveux. C’est multicolore et ça se marie aux pantoufles salies par la terre. De l’eau coule un peu partout, il fait froid. Des poules flânent, s’endorment sur les pyramides de bouse. C’est simple et beau. En haut de la colline, on a belle vue sur les montagnes qui dominent cette petite vallée. On voit aussi l’école, une ode à la modernité, la fierté des villageois. On redescend doucement, avec les enfants, les chiens, la basse-cour. Boria nous avait indiqué la maison de parents, si l’envie de goûter nous prenait. C’est avec plaisir que nous répondons à l’invitation d’une petite fille. Il nous faut enjamber le fil de fer, pousser la porte à battant un peu démolie, traverser le poulailler, les toilettes, contourner le mûr, là s’ouvre une sorte de vestibule. Quelques femmes sont là, curieuses et pépient dans un langage qu’on ne connaît pas. C’est la langue de Khinalig. « De celle qu’on parle nulle part ailleurs » précise Boria.

On ôte les chaussures et nous nous laissons guider dans une petite chambre. On entend bien que dans les autres pièces, il y a de l’animation. Mais c’est les hommes. On nous installe à une table et ça ne tarde pas pour nous offrir du thé, du fromage et du pain. De ces pains tout plats en forme de crêpe épaisse, très peu salé, ce qui va d’autant mieux avec la saveur du fromage frais.

On reste là une heure, à contempler la sobriété des murs, les détails des malles au fond de la pièce. Des petites filles nous rejoignent. Une femme tente d’entamer la conversation. Bien sûr, nous sommes bien loin de la philosophie ou du débat politique sur la condition de la villageoise dans les régions d’Azerbaïdjan. Non, tout simplement, elle a vu que nous avions froid, que nous ne sommes pas des montagnardes. Alors elle nous donne des couvertures.

Khinalig, c’est un bonheur éphémère, pour des citadines qui ne frotte jamais la lessive à la main. C’est le bonheur de boire un thé, sans être allée chercher de l’eau plus haut dans le village, c’est le goût du pain, d’une pâte qu’on aurait pas su pétrir. 

Apprécier un tel moment recèle toujours une part d’égoïsme. On admire les malles d’un trousseau dont on ne cautionne pas la pratique, on savoure un fromage, un thé auquel les femmes n’ont pas touché....On trouve ce moment magnifique, mais on ne voudrait pas vivre dans le froid, la montagne avec des toilettes jouxtant le poulailler...

 La descente aurait été magnifique, en vélo. Au lieu de ça, mes descentes sont virtuelles, l’après-midi, entre deux cours, à regarder les demoiselles…Celles-ci viennent profiter du salaire de leur mari en enchaînant vélo-step-course-sauna-massage-esthéticienne…On les répudiera pas, c’est sûr, si elles sont assez belles. Peut-être même pourront-elles trouver un amant...Pour connaître autre chose que le sexe procréateur...

Alors pendant que mon vélo d’appartement fait mine de dévaler la pente de l’aquapark, mes pensées me ramènent à cette route merveilleuse…Boria nous amena à remarquer toutes les petites particularités du paysage. Les oiseaux à l’envergure extraordinaire, c’était ce qu’il appelait des aigles. Plus loin, nous recroisions les mêmes volatiles en troupeaux, sur le versant d’une colline…Moins majestueux qu’un aigle, mais tout aussi impressionnant, c’était des vautours. 

Une fois encore, on traversa des villages aux charmes attendrissants. Si à mes yeux, il y a beaucoup de choses à jeter, dans ce pays de fous, les villages, les campagnes et la nature, là où elle est verte et belle, restent une valeur sûre. Les habitants des villages et des petites villes, des provinces sont toujours raffinés et dignes. Polis, gentils, drôles.

Je préférerai toujours parler avec les chauffeurs de taxi dans leur Lada pourrie, à déconner sur l’envergure des vautours, à confondre, en russe, les mots « poubelle » et « nid », à être attentive au goût d’un fromage, que discuter dans un appartement bourgeois avec les numéros un des compagnies pétrolières, dont les discussions politiques et sur le sens de l’existence, manquent finalement, tout bêtement, de la vie elle-même. 

Nous avions dormi dans un hôtel où les garçons d’étage, le patron, le bonhomme de la cantine avait un humour pas toujours évident, mais aimaient à nous toper dans la main, à l’issue de chaque bonne blague. La chambre était moyenne, les labyrinthes des installations sanitaires ne permirent pas à l’eau d’arriver jusqu’à nous, il n’y avait pas de miel au petit déjeuner et les taies d’oreiller avaient dû être lavées en 1929 pour la dernière fois, mais il suffit de bien peu de choses, parfois et tout simplement, on se sent bien.

De mon vélo, je vois un gamin, haut comme une demi-pomme qui apprend à nager. Il pleure un peu, parce que c’est pas si facile, au début. Il a des manchons, une sorte de ceinture de sauvetage. Il est si petit que même son bonnet stretch en latex rouge lui tombe sur les yeux. Il met parfois la tête sous l’eau, mais c’est pas toujours fait exprès. Le brave Jafar a laissé les deux chinoises à leurs Jeux Olympiques et initie le petit d’homme à l’art du plongeon... 

La piscine, l’eau, le sport, la détente...La chaleur, l’eau, la plage... 

Histoire de ne pas mourrir complètement sottes, après Guba, nous avions voulu voir la plage. Cap à l’est, au bout d’une heure et demi, nous devions découvrir la plus belle plage de Jobanie.

Comme bien souvent, les plus beaux endroits du monde, n’existent que dans les discours des uns et des autres.

Sur les autres plus belles plages du pays, on avait découvert un cadavre de poularde, vraisemblabement, la pauvre bête s’était égarée, et gorgée d’eau salée, s’était suicidée sous les roues d’une voiture. 

Là, à Nabran, c’était beaucoup moins original. Le Jobanistan ne peut pas toujours faire dans l’extraordinaire. La plage était grise, l’écume de la Caspienne terreuse et seuls des cadavres de poissons morts jonchaient la grève qui n’avait dès lors plus vraiment de poésie et n’invitait que très mal au farniente.

Mais Tigou, notre nouvel ami, à la lada puissante communiquait un optimisme sans limite. Il stoppa la voiture, alluma l’autoradio et nous fit profiter d’une musique pop (voire très pop pop) à la hauteur du panorama. Un peu plus et nous nous serions peut-être même mise à danser entre les algues, la taules et les poissons aux bronchies ensablées.

Si la plage de Nabran est loin de justifié les tarifs des hôtels qui la bordent, la forêt qui entourent la ville estivale est magnifique.

Là encore, j’aurais voulu arracher mon vélo de son socle et zigzaguer entre les voitures et les arbres. La route du Nord est une des plus belles de Jobanie. Parce qu’elle traverse des forêts, qu’on y voit des oiseaux bizarres...Et puis il faut dire que Tigou n’était pas avare en confidences. Il avait des anecdotes sur chaque ruelle, partageait des souvenirs de ses vacances de gamin... Il nous confia même des trésors d’anti-alievisme, nous invita à boire du thé, dans un de ces petits restaurants du bord de route et nous laissa rêver à un jour où les Jobans feraient une mutinerie et se permettraient de brûler les affiches géantes montrant le père et son fils, tantôt réfléchissant, tantôt au regard bienveillant.

 Kilomètre 25, minute quarante. La fille en rouge, celle qui ne vient que dans l’espoir de trouver un mari riche s’en va bredouille. Le bonhomme rigolo qui ne vient que pour sculpter sa silhouette dans l’espoir de plaire à une future épouse s’en va, la taille plus élancée. Moi aussi, je ne vais pas tarder à délaisser le vélo. J’ai les jambes en pagaille et la tête bouillonante. C’est l’heure de la douche au robinet retors. Et puis il faut que j’aille retrouver mes élèves qui ne seront certainement pas là. Ensuite, je descendrai la rue jusqu’à la milli bank et regarderai les autobus blindés d’odeurs nauséabondes, parce que l’été est bel et bien arrivé. Je regretterai d’avoir pris ma veste...Verrai le bus 105 s’en aller vers l’Autovagzal...Je me surprendrai encore à rêver au magasin de sport, où ils vendent des vélos...J’hésiterai un peu...Le prix, la circulation, mon départ imminent...

Je reviendrai demain, ce sera pour nager. Je penserai à mon sac. Le collier en feutrine, l’appareil photo, un briquet. Des lunettes à soleil. Tous les attributs de l’aventure tranquille. J’hésiterai entre train et bus...

Entre deux brasses, je penserai aux dernières montagnes, aux prochaines rencontres. Si le Jobanistan est plutôt laid, si les andouilles sont légions...Il y aura toujours un chauffeur de taxi, une route, une montagne, un joli instant, tout simplement

...Pour qu’entre deux brasses....