Séminaire hiver 2001-2002 : La linguistique des dictateurs
Prof. Patrick Sériot
Chloé Varrin :
LEspéranto dans le discours des linguistes en URSS après la Révolution
Plan
1. Introduction
2. Zamenhof et lEspéranto
3. Espéranto et socialisme en URSS : théorie et analyse critique
Années 20
Années 30
4. Dans les faits
5. Conclusion
6. Bibliographie
1. Introduction
Depuis toujours la diversité des langues a posé problème. La première histoire est celle de Babel : la diversité des langues est une punition que Dieu envoie aux hommes pour avoir voulu trop sapprocher de lui en construisant une tour qui irait jusquaux cieux. Jusque là, les hommes constituaient une grande famille, mais Dieu, jaloux de sa suprématie, introduit parmi eux la diversité des langues et des races. Les hommes ne se comprennent plus et leur projet échoue.
Au fil des siècles, les hommes ont tenté de panser la plaie de Babel. Dès le 17ème siècle en effet, lidée dune langue dans laquelle pourraient communiquer les humains du monde entier, et qui ne serait pas une langue déjà existante, apparaît sous la plume de quelques savants (Descartes, Leibniz, Bacon, et dans le monde slave Ja.A. Komenskiy). Mais cest au 19ème siècle que des projets concrets voient le jour en Europe.
A laube du 20ème siècle, le développement des transports et des communications rend les échanges entre nations de plus en plus importants. Lessor des relations économiques, les avancées de la science exigent plus de coordination : les nations sont donc obligées de sunir et de collaborer. Cest à ce moment que lidée dune langue internationale simpose aux esprits comme une évidence. Lidée de ladoption dune langue auxiliaire parmi les langues nationales existantes paraît utopique à lépoque : elle donne trop lavantage à une nation sur les autres. On tombe donc assez vite daccord sur le fait quil faut créer une langue internationale, neutre pour tous les utilisateurs.
Des dizaines de langues universelles sont créées à cette époque par des intellectuels et des linguistes, dont la plus notable, parce quelle connut un certain succès en Europe occidentale, est le Volapük, inventé en 1879 par Martin Schleyer. Mais lEspéranto, qui arrive quelques années plus tard, éclipsera plus ou moins tous les systèmes analogues.
En Union Soviétique aussi, après la révolution, lEspéranto aura beaucoup de succès. Paré tout dabord des couleurs de la révolution, il deviendra une langue de classe : la langue internationale censée unir le prolétariat du monde entier. Puis il changera lentement de place dans le discours, avec le changement du socialisme à lintérieur du pays. En 1937, lEspéranto y sera interdit de fait.
Dans les années qui suivent la révolution, lURSS construit son identité de pays socialiste. Et cette identité évolue énormément avec le régime politique et aussi en fonction de lextérieur. Ce que jaimerais montrer dans ce travail, à travers lanalyse du discours sur lEspéranto, cest la façon dont lidentité de ce pays se construit et évolue dans les années 20 et 30. LEspéranto, cest une des lunettes à travers lesquelles on peut analyser lutopie marxiste mise en uvre. LEspéranto, cest un moyen de suivre la relation de lURSS avec létranger. LEspéranto, cest un exemple qui illustre comment la linguistique peut être mise au service de lidéologie dominante. Et lEspéranto, cest aussi lhistoire de quelques savants et linguistes qui ont cru en cette langue, qui lont défendue, qui lont apprise, parlée et enseignée, et qui finalement se sont retrouvés pour la plupart devant un peloton dexécution en 1937.
Mais avant den venir à lanalyse du discours sur lEspéranto, et de lhistoire des espérantistes en URSS, il me faut faire un détour par son créateur, lidée de départ quil a insufflée à cette langue, et laccueil que la langue a reçu en Occident.
2. Zamenhof et lEspéranto
Cest en 1887 que Ludwik Zamenhof fait paraître la première version de sa Langue Internationale (Linguo Internacia) sous le pseudonyme de Doktoro Espéranto («le docteur qui espère»). Cette tentative dune langue internationale auxiliaire créée artificiellement nest pas la première du genre, loin sen faut, ni la dernière. Mais cest celle qui rencontra le plus vif succès en date.
Zamenhof naît en 1859 dans une famille juive de Bialystok, ville de Pologne (à lépoque sous domination russe), où lon parle 5 langues : le russe, langue officielle, le biélorusse, le polonais, lallemand et le yiddish. Chaque communauté y parle dans sa langue, et la communication intercommunautaire est très difficile, chacun refusant de parler la langue des autres. Latmosphère politique est faite doppression tsariste, de poussées nationalistes et de persécutions antisémites. Cette situation conflictuelle forge en Zamenhof la conviction que la diversité des langues est une malédiction, et quelle est en grande partie responsable des incompréhensions culturelles et des conflits mondiaux. Il se persuade que toutes les haines envers létranger seront résolues le jour où les gens se comprendront, càd. le jour où ils pourront parler ensemble dans la même langue. Lidée de la création dune langue internationale artificielle sinstalle en lui et il commence à se mettre au travail. Il étudie aussi les autres projets de langues artificielles, dont le Volapük, et il en tire des conclusions pour son travail. Cette langue, selon lui, devra être facile à apprendre pour tout le monde, elle devra comporter une structure simple et logique pour en faciliter lutilisation, et il faudra trouver un moyen dinciter le public à la pratiquer en masse. Le projet de Zamenhof connaîtra assez rapidement le succès et une diffusion importante.
Dans sa première brochure, publiée en russe, polonais, allemand, français et anglais, il insère un feuillet que les lecteurs sont censés lui renvoyer, et qui signifie la promesse de lapprentissage de lEspéranto. Dès 1888, Zamenhof publie les 1000 promesses déjà reçues sous la forme dun annuaire, qui constitue le premier dune longue tradition, et un de piliers du fonctionnement de lorganisation espérantiste. Il fait paraître la même année le Deuxième livre de la langue internationale. En 1889 paraît le premier journal en Espéranto, La Esperantisto, et un Supplément au deuxième livre, quil donne comme son dernier mot dauteur, sa dernière contribution à cette langue qui est censée se développer dorénavant grâce à ceux qui défendent son idée et qui la pratiquent. En 1894 paraît toutefois le Dictionnaire universel, avec traduction des mots en 5 langues, puis le Recueil dexercices, en 1903 une anthologie réunissant des exercices, des articles, des poèmes et des morceaux de prose, originaux ou traduits, et en 1905 le désormais célèbre Fundamento de Esperanto, composé dun exposé de la grammaire fondamentale en 16 règles, du recueil dexercices et du lexique de 1894. Cet ouvrage fixe le canon de la langue, 18 ans après sa première parution. (Je ne veux pas exposer ici les structures formelles de cette langue, qui donneraient lieu à de plus amples discussions. Je dirai juste que lEspéranto est une langue a posteriori , formée à partir de racines de langues romanes, germaniques et slaves.)
A cette époque, lEspéranto est déjà très connu dans toute lEurope. Les espérantistes se regroupent pour pratiquer la langue en associations locales dès 1888, et en associations nationales par la suite. Le premier Congrès universel souvre le 5 août 1905 à Boulogne et regroupe environ 700 espérantistes issus de 20 pays différents. Les Congrès deviennent annuels, se déroulant chaque année dans un pays différent, et ceci jusquà aujourdhui, avec des parenthèses pendant les deux guerres mondiales.
Zamenhof meurt pendant la première guerre mondiale, «le cur brisé par les événements», dira-t-on souvent. Car son oeuvre est celle dun idéaliste. Elle part dune vision humanitaire égalitaire entre les être humains du monde entier, et vise la réconciliation, par lidéal de la communication. Cest une espèce de religiosité laïque qui lanime, et cest pourquoi elle a donné lieu aux plus vives passions, aussi bien de la part de ceux qui la défendent que de ses détracteurs. Zamenhof, au début du 20ème siècle, fait dailleurs publier anonymement un pamphlet en faveur dune doctrine inspirée de la fraternité universelle, lhomaranisme. Mais les premiers défenseurs de lEspéranto insistent alors pour que cette langue demeure à lécart de toute prise de position idéologique, quelle reste neutre sur les plans aussi bien philosophique que politique ou religieux. Et ils parviennent à imposer cette idée de neutralité qui perdurera par la suite. Mais ceci qui noblitère pas limpulsion idéaliste de départ.
Si jinsiste sur ces questions, cest parce quelles auront une grande importance par la suite dans les discours des linguistes communistes. Cette «idée intérieure» de lEspéranto (lidée que les frontières nationales sont à la base de tous les conflits, et que le jour où les frontières linguistiques disparaîtront, tout ira mieux dans le monde) sera sans cesse discutée, dabord acceptée et encouragée dans les années 20, puis de plus en plus critiquée vers la fin de la décennie, et enfin totalement condamnée dès 1930.
3. Espéranto et socialisme en URSS : théorie et analyse critique
LEspéranto arrive en Russie avec un peu de retard sur lEurope, le régime tsariste ne laccueillant quavec beaucoup de méfiance, et les cercles despérantistes naissants étant parfois même bannis. Cette méfiance fut exacerbée entre autres par le fait que lEspéranto trouva très tôt en Tolstoï un défenseur passionné, un Tolstoï dont les idées pacifistes humanitaires gênaient, et que lon identifiait à une idéologie révolutionnaire dangereuse. Mais cest aussi grâce à cet appui que lEspéranto séduisit plus tard les révolutionnaires.
Quoi quil en soit, quelques cercles despérantistes se forment déjà avant la révolution, dont les membres seront dailleurs tous plus ou moins favorables à celle-ci.
Il nest pas inutile de donner quelques précisions sur létat de linterlinguistique (quon nomme ainsi dès 1911) à ce moment-là en Russie. Car lEspéranto ne fut pas le premier projet à toucher de si près le monde slave. Jai déjà cité Ja.A. Komensky, qui, au 17ème siècle, proposa des projets de langue internationale, qui en restèrent à un point plus ou moins théoriques. Il faut citer aussi Iou. Krizhanin, qui mit au point le premier système a posteriori à partir de plusieurs langues slaves. Mais il fut le seul à lutiliser, et ce projet ne fut découvert quau 19ème siècle, quand ses uvres, écrites dans cette langue, furent publiées. En 1908, le célèbre linguiste Baudouin de Courtenay soulève à nouveau la question en militant en faveur de la création dune langue internationale artificielle, dune littérature et dune chaire dans cette langue. Puis quasiment plus rien jusquà lEspéranto. Jai déjà dit que lEspéranto arrive en Russie avant la révolution, mais cest surtout avec et après la révolution quil y rencontre le succès. Dans les années 20 en effet, on assiste en URSS à un réel enthousiasme pour lEspéranto et à une solide propagande en sa faveur. Des linguistes, des intellectuels prennent position dans les journaux et les publications espérantistes ou ailleurs pour défendre lEspéranto.
Quand on lit leurs articles, on peut en dégager à un schéma-type : au début, lauteur insiste sur la nécessité dune langue internationale auxiliaire pour le prolétariat mondial. Puis il fait lanalyse des possibilités à disposition (langues nationales existantes, langues mortes), et en arrive à la conclusion que la seule solution acceptable est la création dune langue artificielle. Certains auteurs font un bref historique des projets de langue artificielle, puis ils en arrivent à lEspéranto, qui tombe bien, discutent ses qualités et en arrivent à la conclusion que cest vraiment la langue quil faut au prolétariat universel. Bien sûr, tous ces éléments ne figurent pas dans le même ordre ni tels quels dans chaque article, mais la plupart du temps ils y sont, si on fait le compte. Pourquoi les Soviétiques sont-ils si partisans de lEspéranto dans les années qui suivent la révolution ?
Années 20
LEspéranto, au début, saccordait bien avec le socialisme révolutionnaire. Selon P.Foster, lidéologie socialiste et lesprit démocratique de lEspéranto ont plusieurs champs importants en commun : tout dabord, lEspéranto paraissait pouvoir réaliser les idées internationalistes de lunité des ouvriers à travers le monde. Les articles espérantistes des années 20 commencent en effet presque tous par lexclamation : il est absolument indispensable que les ouvriers puissent communiquer entre eux à laide dune langue internationale ! Pourquoi ? Pour quils puissent prendre conscience de la communauté de leurs intérêts. Le leitmotiv de tous ces textes, souvent écrit en majuscules en exergue au début dun article, ou à la fin comme mot de conclusion, est la phrase finale du Manifeste du Parti Communiste de Karl Marx et Friedrich Engels : «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !» Lidée de base du socialisme des années 20 est linternationalisation de la révolution. Les prolétaires de tous les pays doivent sunir contre ceux qui les exploitent, càd. les membres des classes dirigeantes (bourgeoisie et clergé) de leurs pays.
Cette idéologie se construit fréquemment, dans largumentation de lépoque, par lutilisation de métaphores qui évoquent lidée dun lien quasiment organique entre les prolétaires de toutes les nations. On parle parfois de lhumanité comme dun «organisme social harmonieux et entier», dans lequel les nations «joueraient le rôle des organes, des membres distincts communiquant entre eux grâce à lunique bien commun de lêtre humain, linstrument de la langue» . Dans la même ligne didées, on parle du monde comme dune «grande maison», dont les peuples seraient les «parties différentes». A lintérieur, «les règles biologiques sont identiques pour tous les gens
indépendamment de la couleur de la peau, de la nationalité et de lorigine» . Dans cette maison, nous dit-on, «un incendie apparaissant dans une chambre peut facilement se propager dans les autres chambres. Tout le monde est concerné par lextinction de lincendie. Une épidémie, surgissant parmi les habitants de nimporte quelle partie du bâtiment, peut contaminer les autres parties aussi, grâce au fait que dans cette maison les parties communiquent par des corridors et des passages (terrestres, ferroviaires, maritimes et aériens). Tous les résidents sont concernés par léradication de lépidémie, indépendamment de la disposition des chambres dans les diverses parties du monde. Et à linverse, le bonheur, la prospérité, et labondance dans une partie du bâtiment peuvent facilement gagner les autres parties, où se fait sentir linsuffisance et le manque.»
Pour se réunir, les ouvriers doivent impérativement pouvoir se parler et se comprendre. Les linguistes de cette époque soulèvent souvent le fait que les classes exploitantes ont déjà le moyen de communiquer entre eux : les bourgeois apprennent presque toujours une ou plusieurs langues étrangères qui leur permettent de trouver un terrain dentente entre eux. Mais cet apprentissage est lapanage des riches uniquement ! Les ouvriers nont pas suffisamment dargent pour prendre des cours, ils nen ont pas le temps ni lénergie physique, puisquils travaillent toute la journée, et aucun ouvrier na jamais eu la chance dêtre élevé par une bonne étrangère ! De plus, les langues étrangères sont complexes, difficiles à apprendre, il faut des années pour en maîtriser une. La solution est une langue facile à apprendre, que tous les ouvriers apprendraient en quelques mois pour pouvoir communiquer partout sur la terre. Cest pourquoi lEspéranto apparaît comme le moyen-miracle pour réaliser ces idéaux dunion internationale. Il est qualifié tantôt de «ciment au lien du Prolétariat International» , tantôt comme une arme révolutionnaire contre les classes exploitantes.
Ensuite, lEspéranto, véhicule de linternationalisme, est évidemment, comme le socialisme, une menace pour le nationalisme, comme le note aussi Forster. Linternationalisme socialiste se fait contre le nationalisme, porteur du capitalisme et du militarisme, il lui déclare la guerre, le principe de base étant quun ouvrier soviétique a plus en commun (intérêts, problèmes de la vie quotidienne, révolution) avec un ouvrier allemand, par exemple, quavec un bourgeois de la même nationalité que lui. Le nationalisme est vécu comme le mal absolu. Exemple : «[le nationalisme cache en lui] un fanatisme tribal, un chauvinisme sauvage, la soif du sang, le conservatisme, un retour à une animalité ancestrale, et
le plus important, une affaire commercialement lucrative pour les classes dominantes bourgeoises et leurs serviteur vénauxclergé, érudits et ennemis du peuple y compris.» Le nationalisme est tenu responsable de tous les massacres, pogroms, persécutions, guerres et autres atrocités, qui perdureront tant que le sentiment nationaliste existera. Il est à noter ici à quel point ces idées sont proches de celles de Zamenhof. Comme la division du peuple en nations, la diversité des langues sur terre est ressentie comme une malédiction, elle est un obstacle à la compréhension mutuelle. (Il est intéressant de voir que cette affirmation repose sur le présupposé que «qui parle la même langue se comprend»
ce qui est un autre problème.)
Un des autres champs communs entre lEspéranto et le socialisme que souligne Forster est ce quil appelle la planification : une même idée du progrès, dune planification possible de la société, de la possibilité de renouveler cette société, et de lintervention scientifique (dans la culture, dans la langue,
) pour accélérer les choses vers le progrès. La révolution engendrerait un homme nouveau, conscient de lui-même et de sa classe, une société plus scientifique (on pense ici à Zamiatine, et à sa description de lhomme nouveau et de la société nouvelle, dans Nous Autres).
Tous ces champs communs ont évidemment à voir avec l«idée intérieure» de lEspéranto, ce souffle didéal que Zamenhof a conféré à sa langue, idée qui sera si décriée dès la fin des années 20.
Mais il y a aussi toute une série de qualités structurelles ou pragmatiques quon attribuait à lEspéranto :
- sa neutralité : à lépoque, il est évidemment impensable dadopter une des langues nationales existantes pour jouer ce rôle de lien entre les prolétaires des pays (car cela donnerait lavantage à une nation sur les autres)
- sa facilité : il ne faut pas plus de quelques semaines pour apprendre à parler et à écrire
- sa souplesse et sa capacité dévolution : il peut continuellement être enrichi de nouveaux mots par ses utilisateurs. (Cette idée de création collective séduit bien évidemment les communistes.)
- sa beauté parfois (critère assez inattendu dans une argumentation scientifique !)
- le fait quil soit déjà répandu : toute une propagande se fait en faveur des Congrès, des cercles espérantistes, des journaux qui paraissaient, de la littérature originale en Espéranto, des traductions littéraires existantes,
- certains vantent même parfois le fait que cette langue ne peut pas être tout à fait considérée comme artificielle, puisquelle se base sur des racines communes de langues naturelles.
Voilà dans les grandes lignes le discours tenu dans les années 20.
Séparer le temps entre années 20 et années 30 peut paraître un peu schématique, et il est évident que les choses se développent plus graduellement. Mais dans cette évolution du discoursen ce qui concerne lEspéranto, qui mène de lenthousiasme
post-révolutionnaire à la liquidation des espérantistes en 1937, il y a deux événements majeurs qui ont la plus grande importance : tout dabord larrivée au pouvoir de Staline à la mort de Lénine, en 1924, et surtout lannée du grand tournant, en 1929, marquée par labandon de la NEP, et qui sera suivie en 1930 par le 16ème Congrès du Parti. Ces événements engendrent un changement de paradigme à tous les niveaux : politique, scientifique, culturel, philosophique et pragmatique.
Années 30
Si les années 20 se caractérisent par une ouverture vers létranger, une volonté dexporter la révolution et dinternationaliser le socialisme, la période qui commence en 1930 est marquée par une fermeture progressive, en quelque sorte un repliement sur lui de tout le pays. Le communisme na toujours pas gagné au niveau mondial, ce qui revient à dire que le pays est pour le moment entouré dennemis capitalistes. A lintérieur aussi, on est toujours prêt à se trouver des ennemis, des saboteurs. Tout le monde est soupçonné, y compris les linguistes. Cest pourquoi le bel idéalisme des espérantistes des années 20 se transforme dans les années 30 en un discours étroit, circonspect, qui se complexifie et comporte des flous et des paradoxes.
La première choses qui saute aux yeux en lisant ces articles est quon ne parle plus seulement dune langue auxiliaire internationale (mezhdunarodnyi vspomogatelnyi jazyk), mais on introduit le concept de langue universelle (obshyi jazyk, ou vseobshyi jazyk). Un détour par le discours de Staline sur lavenir de la langue du communisme lors du 16ème Congrès de 1930, nous aidera à mieux comprendre la nouvelle orientation linguistique du pays.
Le concept clé de son discours est la fusion des langues : lorsque la révolution aura eu lieu sur toute la terre, lorsque le communisme règnera partout, alors les langues nationales se fondront en une seule langue, différente des langues existantes, et qui deviendra absolument universelle. En attendant ce moment, pour la période de transition actuelle, Staline, très loin de linternationalisme et de lanti-nationalisme des années 20, en appelle au développement et à lépanouissement des nations (le développement des langues nationales étant la condition à la future fusion des langues) et des cultures nationales, «nationales de par leur forme, socialistes de par leur contenu». Ce quil est intéressant de remarquer ici, cest que Staline introduit dans son discours la notion de temps : cest dans un avenir plus ou moins lointain que se produira la fusion des langues.
A partir de là, les questions que les linguistes vont se poser sont :
- Que devient la langue auxiliaire internationale (Espéranto), en a-t-on encore besoin ou pas ?
- Faut-il travailler dès maintenant à lavènement de cette langue universelle, ou adopter une langue internationale auxiliaire pendant la période de transition qui est la présente, jusquà lavènement du communisme dans le monde entier ?
- Faut-il accélérer lapparition de la langue universelle ou au contraire attendre que la fusion se fasse à son propre rythme ?
- Est-ce que la langue universelle sera lEspéranto ?
- Que faire des langues nationales ?
Il faut avoir à lesprit (jy reviendrai dans le chapitre suivant) que poser la question de lutilité de lEspéranto, cest dune manière plus large poser la question des liens avec lextérieur, lennemi capitaliste. Mais tout dabord, voyons ce que nous disent ces textes sur ces questions linguistiques.
Sur les rapports de la langue internationale avec la langue universelle, Drezen (voir chapitre suivant) fait le point en 1928 : cest la «future langue universelle unique» qui devient indispensable, et la langue internationale nest déjà plus quune «prémisse» à celle-là. Comme cette langue napparaîtra pas «avant que ne disparaissent les frontières et les différences entre les différents peuples et les formes matérielles et économiques et les conditions de leur existence», «il est déjà maintenant tout à fait possible de construire et dutiliser dans la pratique une langue internationale auxiliaire. La possibilité de la création dune telle langue auxiliaire ne signifie en aucun cas que cette nouvelle langue pourrait remplacer les langues nationales naturelles existantes». Et quel rapport la langue auxiliaire qui demeure lEspéranto, puisque cest la langue autour de laquelle se sont réunis un maximum de gens (on est bien loin, avec des argument aussi pragmatique que celui-ci, de lenthousiasme des années 20) entretient-elle avec la future langue universelle ? Drezen répond quon ne peut pas encore savoir dans quelle mesure la langue internationale auxiliaire influencera, dans ses formes et son émergence, la future langue unique universelle. Toutes ces questions sont de lordre de lanticipation. La seule chose dont Drezen est sûr, cest que ladoption dune langue internationale doit forcément accélérer «le renforcement de lorganisation des formes connues de cette future langue universelle.»
En 1934, Loja insiste de même sur le besoin actuel dadopter une langue auxiliairelEspéranto, sans attendre passivement la fusion des langues. Cette période de transition sera caractérisée par un bilinguisme momentané, car les langues nationales continueront bien sûr à exister en même temps que lEspéranto. Lusage des langues nationales sera de plus en plus domestique (Loja nous dit quelles seront conservées comme des antiquités), car les relations entre les nations seront de plus en plus renforcées et dans ce cas ce sera lEspéranto qui sera utilisé. Mais il faut se rendre compte que si le «programme maximum» est la fusion des langues (Loja cite Staline et les étapes de la fusion des langues : 1° épanouissement des cultures nationales, 2° rapprochement des cultures nationales, 3° fusion des cultures nationales), lEspéranto nest que le «programme minimum», qui ne peut convenir quen attendant.
En 1968, Svadost pose la question en dautres termes : la langue internationale auxiliaire et la langue universelle sont-elles deux langues, deux problèmes distincts ? Il y répond que non, il sagit dun seul problème, mais à des époques différentes de lhistoire. La première est le problème de la période de transition, et la seconde celle de la victoire du communisme.
En 29, Drezen écrit un article sur Zamenhof : Zamenhof philosophe et moraliste. Il procède à une critique de lidée intérieure de lEspéranto. Zamenhof pensait que les raisons de la haine dun peuple envers lautre sont avant tout nationales, et que «le chauvinisme linguistique est la raison principale à la haine entre les gens» . Et bien il a tort ! Ce sont les classes exploitantes, par la concurrence économique, qui sèment la haine entre les classes inférieures pour les empêcher de sallier. Diviser pour mieux régner, comme Dieu dans lépisode de Babel. Quand il parle du chauvinisme linguistique, Zamenhof confond la cause avec la conséquence : le chauvinisme est la conséquence des relations sociales actuelles. Pour Drezen, il y a une nette exagération des problèmes nationaux et linguistiques chez Zamenhof. Il concède que cest cette idée qui a rassemblé les premiers espérantistes, mais il affirme quelle nest en réalité pas adaptée aux problèmes actuels. Ce que Zamenhof na pas vu, du point de vue linguistique, est que la langue est le produit des relations sociales et des formes de production. (Cette idée est en fait une idée de Marr, linguiste protégé de Staline. Il serait trop long dexposer ici les idées de la théorie linguistique de Marr ; sachons juste que pour lui la langue est une superstructure sur les bases économiques de la société. La langue évolue donc avec le développement économique de la société, elle se présente comme le reflet de la société. Dès les années 30, la linguistique en URSS devint exclusivement marriste. Tout ceux qui sen écartaient étaient écartés à leur tour.)
Plus loin, Drezen cite des articles sur Zamenhof qui prouvent soi-disant quil a pensé tout dabord à son propre peuple (les Juifs) en créant lEspéranto. Il rêvait dune langue qui puisse un jour réunir tous les Juifs. Ce qui pousse Drezen à accuser Zamenhof de nationalisme et de chauvinisme. Pour preuve de cela, Drezen cite le fait que Zamenhof avait fait partie dune association sioniste dans sa jeunesse.
Par la suite, Drezen se déchaîne contre les «idées religieuses» de Zamenhof, en prenant appui sur LHomaranisme, ouvrage philosophico-doctrinal que ce dernier publia anonymement en 1906. Il laccuse davoir en quelque sorte fondé une nouvelle religion : «Zamenhof ne voulait pas savoir, mais sans aucun doute il le sentait, que ses principes philosophiques ne correspondaient pas du tout à la réalité.» «Zamenhof voulait que les autres gens soient libérés de la nécessité de vivre la tragédie dhésitations et de recherches illusoires quil avait dû vivre lui-même quand, petit garçon de 16 ans, athée, rêvant au bonheur de lhumanité et narrivant pas à se représenter les voies effectives de lévolution humaine, il avait dû, pour sauver ses idéaux, revenir à Dieu et à la religion.» Il montre, à travers des citations de Zamenhof, que ce dernier croyait en son idée comme on croit en Dieu. Evidemment, pour un athée socialiste militant, les paroles idéalistes de Zamenhof sont de lordre du délire mystique.
Drezen écrit cela au moment où lEspéranto nest plus vu comme la solution, mais, comme je lai déjà noté, comme un «programme minimum». Cest pourquoi il procède à une critique à lacide de lidée intérieure de Zamenhof, qui nest plus daucune utilité à ce moment-là en URSS.
4. Dans les faits
Dans cette partie de mon travail, je vais décrire brièvement ce qui sest passé dans les faits pour les espérantistes dURSS. On peut considérer Ernest Drezen (1892- 1937) comme le porte-parole des espérantistes en URSS. Son destin est assez représentatif du destin de tous les autres et dune manière plus générale de lEspéranto en Union Soviétique.
Ernest-Wilgelm Karlovic Drezen naît en 1892 à Libava, en Lettonie, dans une famille de marins. En 1908, il entre en apprentissage à Kronstadt, où sa famille a déménagé. Cest à lâge de 16 ans quil découvre lEspéranto. (En fait, il découvre lIdo, version réformée de lEspéranto. Mais beaucoup didistes se tournèrent vers lEspéranto lorsque lIdo commença à perdre du terrain. Ce fut le cas de Drezen également.) De 1911 à 1916, il étudie à linstitut Polytechnique de Saint Pétersbourg. Là, il crée son premier groupe espérantiste : Kosmoglot, et en devient son président. Après la reprise des activités du groupe «Espero» (qui avait été interdit avant la révolution), il en devient un de ses dirigeants, et de 1917 à 1919 il en sera son président. A partir de là, Drezen commence à être très reconnu dans le domaine de lespérantologie et de linterlinguistique. Après le Polytechnique, Drezen fait un apprentissage dingénieur militaire. Pendant la révolution, il aidera, en tant quofficier, à garder les ministres tsaristes arrêtés au palais de Tauride. En 1918, il entre au Parti et sert dans lArmée Rouge. Puis il travaille dans plusieurs organisations culturelles dEtat. De 1926 à 1930, il est professeur à luniversité de Moscou. Drezen fut également conseiller de la Société des liens culturels avec létranger pour toute lUnion Soviétique.
En 1921, il crée lUnion des Espérantistes des Pays Soviétiques (SESS) (qui deviendra plus tard lUnion des Espérantistes des Républiques Soviétiques (SESR)), et en devient le secrétaire général. Cette association a dès le départ un caractère nettement procommuniste. Le but principal de la SESR est la propagande du mode de vie soviétique, des buts révolutionnaires et des idées communistes. Dès 1922, le NKVD refuse denregistrer les associations espérantistes qui nappartenaient pas à la SESR, et toute activité dans le cadre dune association espérantiste neutre, comme lUEA (Universala Esperanto Asocio), est interdite.
En 1921, la SAT (Sennacieca Asocio Tutmonda, ce qui signifie en Espéranto : Association Universelle sans Nationalités) est créée à Prague. Cette association, qui participera largement au destin de lEspéranto en URSS, se distingue de lUEA en ce sens quelle est issue de la tendance espérantiste socialiste (il y a toujours eu deux forces en présence dans le mouvement espérantiste : les forces neutres et les forces à caractère socialiste). Son fondateur, Eugène Lanti (pseudonyme anarchiste formé sur la base de « lAnti
»), insiste sur limportance de lEspéranto en tant quéducation anti-nationale, socialiste, ouvrière. En 1921, la SESR devient membre de la SAT. Dès 1922, la SAT interdit la double appartenance, à la fois à elle-même et à une association neutre, c'est-à-dire considérée comme bourgeoise. On comprend bien les affinités initiales entre la SAT et lURSS.
Lanti prône la disparition de tout ce qui est national et en particulier donc des langues nationales. Les frontières nationales nont plus aucune importance : seule compte la cause commune des prolétaires conscients de leur classe. Cest dire si la SAT saccorde bien avec le socialisme marxiste du début des années 20. Pourtant, dès le début, la SAT résiste à la tentative de la SESR de la soumettre à un contrôle communiste. La SAT ne se veut pas politique au sens étroit du terme, et Lanti refuse ladhésion à tout parti. Le but de la SAT est de transformer tous les travailleurs du monde en révolutionnaires conscients deux-mêmes, indépendamment du fait quils appartiennent à la 3ème Internationale ou pas. Il faut ici noter la différence fondamentale entre un mouvement socialiste issu des mouvements anarchistes français, libertaires et démocratiques, et le socialisme étatique et autoritaire du Komintern. Cette différence provoquera sans arrêt des tensions entre la SAT et la SESR, et à lintérieur de la SAT même.
Cest en 1922 que Drezen exprime publiquement le regret que la SAT ne se rallie pas à la 3ème Internationale. A ce moment-là, même si elle résiste, la SAT soutient encore lURSS. Pour preuve de cela : en 1923 Lanti publie dans sa revue la Constitution de lURSS dans son intégralité. Mais dès 1925, Lanti se retire de la revue, jugeant son éditeur trop bolchevique. En 1926 pourtant, le Congrès annuel de la SAT se tient à Léningrad. Des timbres y sont même imprimés en cette occasion. Mais en 1928, Drezen, sadaptant aux changements qui ont lieu dans son pays, menace de se retirer de la SAT si les non communistes ne le font pas. La SAT réaffirme alors son caractère non dogmatique. En Union soviétique, on commence à accuser la SAT dêtre bourgeoise et anti-soviétique. Ses publications sont interdites. En 1930, aucun Soviétique nest présent au Congrès annuel à Londres, malgré les inscriptions. En 1931, les Soviétiques présents au Congrès dAmsterdam quittent la salle en chantant lInternationale. Cest la fin des relations des espérantistes soviétiques avec lextérieur.
A lintérieur du pays, la SESR est incorporée à lIPE (Internacio de Proletaraj Esperantistoj) organe contrôlé par le Komintern et soumis à un contrôle constant de lEtat. La correspondance entre les espérantistes soviétiques et les espérantistes, communistes uniquement, du monde entier est sévèrement contrôlée. Dès 1935, les officiels commencent à désapprouver les activités espérantistes. Drezen, qui sent le vent tourner, quitte son poste de Secrétaire Général de la SESR en 1936. Mais cela ne laidera pas. En 1937, lIPE est brusquement fermée et déménagée à Londres. La période des purges commence. On met la main sur des critiques du régime qui ont pénétré en URSS via la correspondance. Les espérantistes sont accusés dêtre des ennemis de classe, puisquils ont des contacts avec lennemi étranger. Des milliers dentre eux sont arrêtés, puis emprisonnés ou fusillés. Drezen lui-même, accusé despionnage et dactivité contre-révolutionnaire, est exécuté en 1937.
Il sera réhabilité en 1957. Mais ce nest quen 1979 quon assiste à la réapparition de quelques cercles espérantistes en URSS.
5. Conclusion
Jespère avoir montré dune façon nuancée les changements qui se sont produit dans le discours soviétique espérantiste entre les années 20 et les années 30. Etre le premier pays à avoir fait la révolution, désirer lapporter aux autres pour les libérer, ou être le seul pays socialiste sur toute la terre, entourés dennemis capitalistes, et devoir se protéger à tout prix, ce sont deux lectures dune même situation, même si ces lectures ont lieu à des époques différentes, et que la situation a un peu changé. Ce sont deux lectures qui mettent en évidence la place que lUnion Soviétique simagine occuper dans le monde, ce sont deux lectures qui en disent aussi long sur son identité interne que sur ses rapports avec le monde extérieur.
Les changements qui affectèrent le pays ne se retrouvent pas que dans la linguistique bien sûr, et les purges qui touchèrent les saboteurs, ennemis de classe et autres dissidents ne furent pas tournées que vers les espérantistes. Mais lexemple de lEspéranto illustre au mieux lémergence dune utopie, de lenthousiasme et de louverture qui laccompagnent, de la largesse desprit qui la caractérise, puis son flétrissement, et le mouvement inverse de resserrement, de fermeture, et de rejet.
Mais lintérêt de ce phénomène ne se limite pas à la critique du marxisme ou à léchec dune utopie. Au niveau linguistique, même en Occident, quelques questions de ce débat interlinguistique sont encore très pertinentes, ou font encore écho.
Aujourdhui, même si lEspéranto existe encore et que lon peut trouver de nombreuses associations despérantistes sur Internet par exemple, et des textes en Espéranto, donc même sil na pas entièrement disparu, il a beaucoup moins dimpact quà ses débuts, et on le considère généralement comme laffaire dune poignée didéalistes marxistes ou soixante-huitards attardés. Et la possibilité den faire la langue de communication mondiale aujourdhui, alors que cest clairement langlais qui joue ce rôle, est qualifiée dutopique. Mais au début du siècle, lutopie, la solution impossible, cétait justement dadopter une langue nationale pour la communication internationale, qui aurait donné trop davantages à une nation sur les autres ! A méditer...
Et si lon analyse langlais utilisé dans les relations internationales, on se rend compte que les linguistes de lépoque navaient pas tort quand ils plaçaient au rang dexigence primordiale pour une langue internationale la facilité. Car cet anglais na plus grand-chose à voir avec langlais littéraire, par exemple, ou langlais quon parle en Angleterre ou aux USA ! On pourrait parler danglais extrêmement simplifié, pour ne pas dire amputé, on parle dailleurs danglais international, pour le distinguer.
6. Bibliographie
En russe :
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En français:
R. Centassi/ H. Masson, LHomme qui a défié Babel, Ludwik Lejzer Zamenhof, Ramsay, 1995
U. Eco, «Les langues internationales auxiliaires», in : La Recherche de la Langue Parfaite,
P. Janton, Histoire de lEspéranto, disponible le 06.02.2002 sur le site http://www3.sympatico.ca/esperanto/fr-histoire2.html
En anglais :
P.G. Forster, The Esperanto Movement, Mouton Publishers, The Hague, 1982
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