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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

Séminaire de 3e cycle pour doctorants et mémorants, aud. 5093, 17h-19h

-- 19 mai 2009 exposé de Tatjana ZARUBINA (UNIL) :

«L'obstacle invisible : le filtre de la réception sélective en philosophie (monde francophone / Russie)».


Le point de départ de notre recherche a été une réflexion sur la difficulté de traduction en philosophie et le rôle de la traduction dans les échanges entre les « cultures ». Un cas intéressant a attiré notre attention : en mai 1798 W. von Humboldt a présenté en France un « rapport » sur la philosophie de Kant. Dans sa lettre à Schiller, Humboldt s’est montré désespéré devant le rejet de la philosophie de Kant disant que «lorsqu’ils se servent des mêmes termes, ils les prennent toujours dans un autre sens »[1]. Nous avons découvert le même phénomène dans les réceptions des idées philosophiques en Russie venant d'autres pays à des époques différentes. Ce qui nous a amenée à constater un problème invisible, celui des malentendus en philosophie entre les mondes francophone et russophone.

Ce problème est très complexe. A notre connaissance, il n’existe pas de théorie qui le formulerait explicitement comme son objet d’étude. Des recherches comparatives et interdisciplinaires en linguistique et études littéraires ne le touchent que superficiellement, ayant d’autres objectifs[2] ; les ouvrages sur la traduction se concentrent dans leur majorité sur les questions de non-correspondances des termes philosophiques[3], les intraduisibles[4] ou les « tâches » des traducteurs[5], et ainsi de suite. Quant à l’analyse du discours philosophique, ces travaux ne sont faits tacitement que pour l’espace francophone[6], ce qui met en question la fiabilité de leurs résultats. Bien sûr, il existe le groupe de M.Espagne et M.Werner travaillant sur les transferts culturels dont le potentiel est incontestable mais le défaut de leur approche est la conception ontologique et déterministe de la « culture » et de la tradition scientifique nationale. Dans notre façon de traiter le problème des malentendus interculturels, nous nous appuyons en partie sur les recherches sur le transfert culturel, mais en ajoutant une optique historico-épistémologique du contexte intellectuel (remplaçant la notion romantique de la « culture ») et en mettant en question l’idée de science et de tradition nationale.

L’analyse des discussions philosophiques en Russie autour du problème de Sujet au XIXe siècle, ainsi qu’au début et à la fin du XXe siècle nous a permis de déceler un ensemble de valeurs épistémologiques (« filtre de perméabilité sélective »), formées au cours des siècles, qui servent de points de passage de la réception sélective des théories philosophiques en Russie. Il s’agit de mettre en évidence les idées de totalité ou intégralité [celostnost’], de personne [ličnost’] et d’ontologisme. Ces trois pôles de gravité se sont entremêlés et c’est particulièrement flagrant quand on regarde l’histoire des théories du Sujet en Russie.

Notre hypothèse consiste à dire qu’il existe une différence fondamentale dans les représentations du Sujet en Russie et en France. On peut constater le recoupement partiel des réseaux terminologiques du Sujet dans ces deux contextes intellectuels. Le point de non-concordance ou de non-correspondance c’est précisément la notion de ličnost’, souvent traduite en français par personne bien qu’il existe un fossé entre ces deux concepts (même Natalia Avtonomova, un expert de renom dans l’histoire comparée des idées, le traduit ainsi, par exemple, dans le Vocabulaire de la psychanalyse[7]). Cette différence des réseaux terminologiques remonte aux discussions patristiques sur la Trinité et la nature de Christ, ainsi qu’aux termes distincts utilisés dans ces discussions par les « Byzantins » et par les « Latins ».

En Russie, à partir des années 1830-1840, le moment de la formation du réseau terminologique philosophique autour du Sujet, la notion centrale devient celle de personne [ličnost’] dont la définition se normalise vers les années 1910. Mais cette notion ne vient pas de nulle part, elle remonte à la notion d’hypostase orthodoxe byzantine. Dans les discussions philosophiques du XIXe et du XXe siècle sur le Sujet, on retrouve chez les représentants de divers courants de pensée la représentation de la personne [ličnost’] qui se caractérise par l’intégralité et l’ontologisme, ce qui fait écho à la vision de la Trinité et de ses hypostases par les Pères grecs.

Par conséquent, on peut dire qu’une des raisons des malentendus interculturels en philosophie entre la Russie et le monde francophone réside dans le filtre de la réception sélective des théories du Sujet. Ce filtre a été formé dans les deux contextes intellectuels de façon distincte lors de l’histoire différente des idées avec des influences et les rejets sélectifs des théories et des idées venant des autres contextes intellectuels. Cette incompatibilité des représentations patristiques et la différence des réseaux terminologiques (où chaque partie prétendait à la Vérité) sont devenues le fondement même du filtre membranaire dans les réceptions ou les résistances à des théories venant en Russie. C’est ce filtre membranaire qui a joué un rôle important dans les résistances à la psychanalyse freudienne comme théorie philosophique et qui est également un critère de l’assimilation ou des résistances des théories du Sujet venant de la France à la fin du XXe siècle.



[1] Humboldt, 2000, pp. 27-28.

[2] Cf., par exemple, Adam, Heidmann 2004, p. 62.

[3] Cf. Salem 2000, pp. 257-270.

[4] Cf. Cassin 2004.

[5] Cf., Benjamin 1971; Escoubas 2000, pp. 483-196.

[6] Cossutta 1995a, 1995b, 1998, etc.

[7] Laplanche, Pontalis 1967. Traduction en  russe de N.Avtonomova (Laplanš, Pontalis, 1996).