Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens

Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- 12 février 2015
Svetlana Gorshenina (Unil) : Le premier général-gouverneur du Turkestan Konstantin von Kaufmann, ou l’invention d’un héritage culturel


Konstantin von Kaufmann, premier général-gouverneur du Turkestan dont il a commandé l’armée de la conquête a été souvent défini par ses contemporains comme le “créateur du Turkestan russe”. Ingénieur militaire de formation et partisan ardent d’une active politique offensive, Kaufmann a défini une grande partie des contours politiques de l’Asie centrale russe : c’est sous sa direction que l’armée russe s’est emparée de Samarkand (1868), Kuldža (1871) et Kokand (1876) et qu’elle a réduit au statut de protectorat des États comme l’émirat de Boukhara (1868) et le khanat de Khiva (1873). C’est lui également qui après avoir reçu du tsar le droit de paix et de guerre a conçu dans ses grands traits le système de gouvernance de cette nouvelle colonie russe, politique patrimoniale comprise.

Si dans le monde occidental le mouvement de préservation des patrimoines trouve son origine en liaison avec des figures féminines – aux États-Unis, par exemple, l’expression « Founding Mother » désigne une Ann Pamela Cunningham qui s’est activée en 1850 pour sauver la maison de George Washington à Mount Vernon, et en Grande-Bretagne une Octavia Hill qui mit en place le National Trust en 1890 –, l’expression « Founding Father » pourrait, au Turkestan russe, s’appliquer pleinement à Kaufmann en tant qu’inventeur de l’héritage culturel turkestanais, un projet qu’il conçut tout autant pour un usage en direction de la métropole que pour la scène internationale.

Grâce à sa volonté « éclairée » et à l’argent fourni par la « caisse noire » du gouvernorat, Kaufmann lança un vaste chantier patrimonial dans lequel se côtoyèrent des activités comme l’archéologie (avec, à Samarkand, les premières fouilles du site ancien d’Afrasiab, ainsi que la restauration et la protection des monuments timourides), la muséologie et la muséographie (comprenant l’organisation d’expositions nationales et internationales, et la fondation des premiers musées), la documentation bibliographique (il créa la bibliothèque de Tachkent qui comprend toujours le Recueil Turkestanais que Kaufmann commanda à Vladimir Mežov et qui deviendra célébrissime, ainsi que les archives nationales) et la photographie (avec la compilation de multiples albums photographiques dont l’Album Turkestanais d’Alexandre Kuhn).

Une strate après l’autre, l’analyse des démarches patrimoniales de Kaufmann, finalement très diversifiées, dévoile ce que l’on peut qualifier de technologie culturelle du pouvoir. Cette démarche s’érige en une imbrication complexe de connaissances coloniales, d’arts, de pouvoirs coloniaux et de pratiques mémorielles passés au crible des intentions et des idées de ceux qui participent à la sélection/création des objets susceptibles d’être classés comme « patrimoine » et qui incarneront par la suite l’idée de Nation ou d’Empire.