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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT (Université de Lausanne) : «La chute du Mur et le travail sur la langue», in Marc Angenot & Régine Robin (éd.) : La chute du Mur de Berlin dans les idéologies (Actes du colloque de mai 2001 à Paris), Discours social / Social Discourse, vol. VI, 2002, p. 85-97.


 

Résumé :

Dans une science humaine aussi sensible que la linguistique, la chute du mur dans l'ex-URSS n'est une coupure qu'apparente. Par delà les déclarations de radicale rupture, une étonnante et paradoxale continuité se fait jour. En particulier, une très nette tendance au néo-humboldtianisme (la langue russe reflète la mentalité russe qui à son tour impose sa forme interne à la langue russe), consistant à placer la sémantique toute entière dans la langue aux dépens du discours et de l'énonciation, est une façon de créer de toutes pièces un objet fantasmatique : la langue (et donc la pensée) du "peuple tout entier". La notion de "peuple " est ici fondamentale, car son ambiguïté essentielle permet de l'utiliser comme maître-mot aussi bien aux différentes périodes de l'ère soviétique qu'à l'époque post-soviétique, en le faisant reposer sur le présupposé massif de son homogénéité, de son unaniminité et de sa transparence à lui-même.

On montrera ici comment fonctionne ce fantasme du "Peuple-Un" (l'expression est de Claude Lefort) dans le discours sur la langue en Russie post-soviétique.

 

 

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Il serait aussi vain et superficiel de dire que la chute du Mur a tout bouleversé dans la linguistique en Russie que de dire qu'elle a tout laissé strictement en l'état. Pourtant la thèse que je voudrais présenter ici est celle de la continuité, ou plus exactement de l'absence de rupture après la chute du Mur dans le travail des linguistes en Russie. Cette thèse n'est pas facile à défendre, car elle va rigoureusement à rebours de la façon dont une idéologie scientiste dominante se présente dans la Russie actuelle, elle va également à rebours d'un certain nombre de discours occidentaux sur la Russie.

Je pense que travailler en histoire des sciences, en épistémologie historique et comparée est une possibilité pour contrer la façon profondément négative de parler en «Occident» des «PECO» (pays d'Europe centrale et orientale), à savoir la folklorisation systématique de la culture russe. On peut penser à la façon dont, à une époque qui n'est pas si lointaine, Le Monde des livres du vendredi nous présentait la culture russe faite essentiellement de poètes maudits et de peintres ivrognes, de matriochkas et du Goulag. Cette façon de renvoyer la Russie dans la pure altérité, figée dans une différence intrinsèque, empêche toute possibilité de comparer les deux parties de l'Europe, d'en faire des entités commensurables. Il me semble qu'on doit s'en tenir à cette notion de comparabilité (qui n'exclut nullement les différences), car à partir du moment où l'on considère que les Russes ne sont pas des extra-terrestres, ils méritent tout notre intérêt. Si, en revanche, on reste prisonniers de thèmes éculés comme l'âme slave éternelle, par exemple, on va se priver de la possibilité d'étudier une question qui nous concerne tous, à savoir : où passent les frontières orientales de l'Europe? A la différence de la limite occidentale (l'Océan atlantique), la limite orientale semble
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fluctuante, insaisissable (est-ce l'Oural? le Boug? la Vistule? la Danube? le Kamtchatka?).

On va traiter de ces question dans un domaine scientifique unique, celui de la linguistique, ou, plus précisément, du discours sur la langue parmi les linguistes contemporains en Russie post-soviétique. Par «discours sur la langue», on entendra ici l'ensemble des énoncés qui ont pour thème la langue, la construction de cet objet-langue, qui va de pair avec un autre objet, qui me semble tout à fait fantasmagorique, à savoir celui de peuple.

Je voudrais monter qu'il y a des temporalités en histoire des idéologies, qui sont infiniment plus longues que les apparentes ruptures. Ne pas vouloir voir ces temporalités longues reviendrait à soutenir la thèse des idéologies comme superstructures, qui s'effondrent avec la disparition de leur base économique, la chute du Mur suffirait alors à produire une idéologie aussi différente de l'ancienne que la base économique du capitalisme libéral quasi sauvage qu'on connaît actuellement l'est de l'ancienne base d'économie planifiée.

Je pense que le travail sur la langue en Russie actuellement, malgré l'évidente diversité des problématiques et des écoles, peut s'interpréter comme un décalage étonnant à partir de deux sources : le romantisme allemand et le néo-platonisme. Il est donc nécessaire de remonter beaucoup plus loin, d'aller beaucoup plus lentement, et de ne pas s'arrêter à la surface des choses et des apparences.

 

A la différence de l'Europe occidentale, la linguistique est une discipline prestigieuse en Russie. De jeunes chercheurs font des thèses, de nombreux instituts organisent des projets de recherche; malgré les difficultés matérielles, malgré des salaires extrêmement bas, énormément d'enseignants et de chercheurs publient, organisent des colloques, des séminaires; de nouvelles revues de linguistique apparaissent, non seulement dans les «deux capitales», mais encore dans des universités de province; des subsides des différentes fondations de subvention de la recherche sont accordées à des projets en linguistique. Il y a ainsi un intérêt social important autour de la linguistique et de la réflexion sur la langue.

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Langue ou discours?

 

Je voudrais d'abord rapporter une anecdote qui me semble particulièrement éclairante pour notre propos. Vers 1992 un jeune historien de Saint-Pétersbourg venait de terminer ses études. Il désirait commencer un travail de thèse et s'est adressé à un directeur de thèse potentiel pour lui proposer de travailler sur «la révolution conservatrice en Allemagne dans les années 1920». Or la réponse que le professeur lui a donnée me semble stupéfiante. Il lui a dit «ce n'est pas possible». Et la raison de cette impossibilité n'était pas fondée sur des arguments d'historiographie ou de recevabilité institutionnelle, mais sur des arguments d'ordre linguistique : si ce sujet de thèse était irrecevable, c'est qu'il ne pouvait tout simplement pas se formuler en russe! L'expression «révolution conservatrice» (konservativnaja revoljucija) n'était, selonlui, «pas du russe» (on dirait, en termes linguistiques, «agrammaticale»). En effet, d'après lui, le mot revoljucija en russe a uniquement des connotations positives, donc la suite konservativnaja revoljucija est irrecevable pour des raisons internes à la langue russe, cela ne peut pas se dire en russe.

Il me semble, au contraire, que ce refus était fondé sur des contraintes d'ordre discursif, et non de grammaticalité. On se trouve ainsi, devant une absence radicale de réflexion sur la différence entre langue et discours, devant une cécité à la dimension discursive. Or, malgré le rôle que Bakhtine a joué dans la culture russe, la dimension discursive, énonciative, et même pragmatique, est peu présente dans la réflexion sur la langue en Russie, alors même que socialement, institutionnellement, les discussions sur la langue y occupent une place beaucoup plus importante que, par exemple, en France.

 

Il est certes difficile de prouver la «représentativité» des textes que je vais présenter. Tout ce qu'il est possible de dire à l'heure actuelle est qu'ils sont nombreux, et qu'ils semblent recueillir un fort consensus aussi bien à l'intérieur de la communauté scientifique que dans l'opinion publique. Prenons l'exemple des thèses et ouvrages publiés sous les auspices de l'Institut de la langue russe, de l'Institut de linguistique et de l'Institut de slavistique de l'Académie des sciences à Moscou. On va trouver des titres tels que «La mentalité nationale du peuple russe dans la langue russe», «L'image linguistique du monde dans la langue russe», etc.[1] Il s'agit d'une sorte de néo-
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humboldtianisme qui a ceci de particulier 1) d'être à la mode et de bénéficier d'un fort succès, 2) de fonctionner moins à partir d'enquêtes et de recherche de preuves que de pétitions de principe.

Ce fort succès peut s'expliquer d'une part pour des raisons internes à la vie scientifique en Russie, à son histoire interne, mais d'autre part aussi par une façon particulière d'absorber les courants de pensée qui viennent de l'étranger.

 

La langue comme contenu et comme vision du monde

 

Parmi les linguistes étangers les plus couramment cités actuellement on trouve Anna Wierzbicka, linguiste d'origine polonaise qui travaille en Australie, beaucoup plus connue en Russie qu'en Australie et même en Pologne. A. Wierzbicka pense qu'on peut réduire une «pensée nationale» à la sémantique d'une langue. Pour elle aussi, la totalité de la sémantique se trouve dans le lexique et dans le dictionnaire, autrement dit, chaque langue est un contenu. Ainsi, à chaque fois qu'on ouvre la bouche pour proférer un énoncé dans sa langue maternelle, on se fait le vecteur d'un sens qui préexiste à toute énonciation, puisqu'il est coextensif au dictionnaire, lui-même à la fois miroir et matrice de la «mentalité» collective d'une communauté linguistique, parfois appelée «le peuple».

A. Wierzbicka pense qu'il existe trois mots qui résument parfaitement cette «mentalité russe» : dusha (l'âme), sud'ba (le destin), toska, un mot effectivement difficile à traduire, qui désigne une sorte de mélancolie indéfinissable[2].

La grande différence entre le travail de A.Wierzbicka et celui des néo-humboldtiens classiques est qu'elle pense qu'il est possible de comparer les langues entre elles grâce à un système de «semantic primitives» («atomes sémantiques»?), éléments de base de la construction d'une métalangue sémantique universelle. C'est cette dernière qui sert de pivot pour traduire un univers sémantique dans un autre, pour passer d'un ensemble fermé à un autre ensemble fermé. A. Wierzbicka n'a pas cette fascination des néo-humboldtiens pour l'incommensurabilité radicale des langues. Si elle pense, elle aussi, que chacun est enfermé dans l'univers mental induit par la langue maternelle, sa métalangue sémantique permet en revanche, prétend-elle, de rendre les langues comparables, puisque chaque système sémantique est une
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recomposition originale d'atomes sémantiques universels. On peut sans doute voir là s'ébaucher un grand malentendu entre des lecteurs de Leibniz et des lecteurs de Humboldt, mais là n'est pas notre propos.

A. Wierzbicka ne propose pas seulement de réécrire le lexique d'une langue en le décomposant en atomes primitifs (avec des exemples classiques comme «tuer» = FAIRE MOURIR), elle aborde aussi les structures syntaxiques, et en particulier un phénomène qui a fait couler beaucoup d'encre dans la linguistique de la seconde moitié du XIXème siècle, à savoir les constructions impersonnelles. Ce phénomène bien connu dans les langues slaves lui fournit des matériaux pour une réflexion qui est moins du domaine de la typologie syntaxique que de celui de l'ethno-psychologie.

Ainsi le fait qu'en russe on dise Mne xolodno (litt. «à-moi (est) froid») là où en français on a J'ai froid ou en anglais I am cold est interprété par elle de la façon suivante. Le locuteur du russe (nositel' russkogo jazyka, ou «porteur de la langue russe», calque de l'allemand Träger, celui qui tient sur ses épaules la langues et qui en même temps en est «habité») qui dit Mne xolodno participe de l'univers, il n'en est pas séparé, détaché, le froid est quelque chose dont il fait partie, alors qu'en disant J'ai froid ou I am cold, l'homme occidental se pose en tant que sujet, en dehors du froid, il est détaché de la sensation de froid.

Il n'est pas difficile de retrouver des traces de ce type d'approche de la langue dans l'histoire des discussions sur le rapport langue / pensée en Europe. Pour Lévy-Bruhl, par exemple, aussi, il y a une pensée «participative» : la «pensée primitive», et une autre du détachement et de la distinction : la «pensée civilisée». La différence est qu'un évolutionniste comme Lévy-Bruhl travaille dans une perspective temporelle : on passe de la totalité indivise à la pensée séparée, à l'individualité, alors que A. Wierzbicka et ses collègues russes se placent dans une dimension spatiale : coexistent sur la terre dans un même temps des cultures dans lesquelles l'individu ne peut se comprendre que comme faisant partie du groupe, et d'autres dans lesquelles au contraire il est vu comme détaché du groupe. Ces différentes façons d'envisager le rapport du collectif et de l'individuel se reflètent dans la langue.

 

Même si ce genre de travaux pouvait paraître en URSS déjà dans les années 80[3], on voit depuis le chute du Mur une grande effervescence de cette problématique. On va ainsi trouver à l'université de Kemerovo (une ville moyenne de
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Sibérie occidentale) une équipe de chercheurs qui a inventé une nouvelle science : l'«ethno-herméneutique», consistant à montrer que chaque langue a ses particularités intrinsèques, qui se manifestent dans un mot dont la fortune est immense à l'heure actuelle en Russie : la «mentalité». On se trouve là devant le cercle classique : la langue est la condition de possibilité d'expression d'une mentalité, qui elle-même produit cette langue.

Beaucoup de personnes qui travaillent dans cette perspective sont loin d'être des marginaux. On peut y trouver par exemple l'académicien Ju. S.Stepanov, qui fut l'élève de Benveniste à Paris, puis traducteur de ses œuvres en russe. Il a publié en 1997 une encyclopédie sur les «constantes de la culture russe»[4], qui, comme son nom l'indique, cherche à mettre en évidence des thèmes culturels «constants», c'est-à-dire pris en dehors de toute historicité. Avec cette notion de constante on cherche dans les structures linguistiques, et surtout lexicales une «vision du monde».

Cette notion de «vision du monde» prend toute son importance si, là encore, on tente d'en reconstituer l'histoire. Et là encore c'est dans la culture philosophique allemande qu'on va en trouver les origines, avec la notion de Weltanschauung (en russe : mirovozzrenie)[5].

Cette notion nous fait nous interroger sur les auteurs qu'on traduit à l'heure actuelle en Russie en linguistique et en philosophie. Certes, le problème des traductions est délicat, car là encore les traductions ne sont pas nécessairememt représentatives de grandes tendances idéologiques. Il suffit en effet de savoir obtenir une subvention d'un organisme scientifique pour faire publier une traduction chez n'importe quel éditeur. Nénmoins le marché des traductions est un bon révélateur[6].

En 1999 on a fêté le centième anniversaire de la naissance du linguiste allemand Leo Weisgerber (1899-1985). Un grand colloque a été organisé en sa mémoire à Moscou. L.Weisgerber n'a jamais fait mystère de ses sympathies pour le nazisme. Continuateur de la pensée de Karl Vossler, il utilisait beaucoup la notion de «champs sémantiques», et surtout celle de Sprachinhalforschung, à savoir l'idée, encore une fois, que le sens des mots appartient en propre, en tant que contenu, à la langue. Un exemple classique de ce type de théorie est l'idée très répandue dans l'entre-deux-guerres dans la linguistique en Allemagne que le mot allemand «das Volk» ne peut pas se traduire par le mot français «le peuple», simplement parce que les langues sont à ce point différentes que les mentalités sont incompatibles (et, bien sûr, vice versa : il n'y a pas
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de relation de causalité linéaire, mais toujours le même cercle, la même «interrelation» entre la langue et la pensée). L'idée que la traduction d'une langue à l'autre est difficile, que chaque mot a ses propres connotations, n'a rien de fondamentalement choquant, encore faut-il savoir dans quelles circonstances, en fonction de quel contexte. Si, en revanche, on en fait un pur problème de langue, de lexique, dans une approche entièrement déterministe, on est alors aveugle à la dimension du discours, au fait que la langue ne peut pas préexister à son énonciation, et au fait que le sens des mots apparaît au sein de configurations conflictuelles, qu'il n'est pas figé une fois pour toutes dans le dictionnaire, qu'il n'est pas une propriété indivise d'une communauté parlante homogène.

Ce grand succès des théories de Weisgerber en Russie est un exemple qui permet d'étayer ma thèse des temporalités longues et le peu d'impact de la chute du Mur dans le travail sur la langue en Russie.

 

L'école sémantique de Moscou

 

La linguistique en Union Soviétique était souvent bien connue et appréciée à l'étranger par ses écoles de sémantique lexicale, en particulier l'école sémantique de Moscou, avec Ju. Apresjan, I. Melchuk, A. Zholkovskij, etc. Ces auteurs avaient en commun, me semble-t-il, un refus clair du régime soviétique. Ils se sont lancés dans une sémantique lexicale «pure et dure» pour éviter toute compromission idéologique, ce qui était plus difficile pour les historiens et les philosophes. Mais l'enfer est pavé de bonnes intentions. Cette école sémantique, qui cherchait à faire un classement des plus grandes subtilités du sens lexical et de ses structures, partageait sans le vouloir, et sans doute sans le savoir, la vision unanimiste de la société que mettait constamment en avant l'idéologie au pouvoir, cette homogénéité de la masse parlante jamais explicitée, démontrée ni remise en cause.

Mais il y a un autre aspect, qui nous renvoie au thème des temporalités longues. Prenons par exemple la fascination pour l'iconicité, cet étonnant refus de l'arbitraire, cette idée que tout type de structure grammatical a un sens général, intérieurement motivé. Ainsi toutes les structures impersonnelles avec experiencer au datif sont
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supposées, dans ce genre d'approche, avoir le sens général de participation passive, quel que soit le sens des items lexicaux qui en font partie. Cette espèce de mélange de néo-cratylisme et de recherche de ce qui est caché derrière l'apparence, cette fascination pour la révélation du noyau de l'être profond du sens dans les structures syntaxiques et lexicales, voilà la composante que je pense profondément platonicienne dans le travail sur la langue en Russie, qui consiste à chercher la sémantique uniquement dans la langue, et non dans le discours.

 

La société pleine, homogène, non-divisée

 

Les temporalités idéologiques en sciences humaines sont non seulement longues, elles sont aussi fragmentées, hachées, hétérogènes. Elles n'ont que peu à voir avec les événements politiques, qui ne sont pour elles que l'écume des choses. L'histoire des sciences se mesure à une autre aune que celle des révolutions politiques. Elle a ses propres ruptures et ses propres discontinuités, sa temporalité, qui néanmoins permet d'éclairer les événements politiques, plutôt que d'en être éclairée. Il en va ainsi de la rupture entre les années 1920 et les années 1930, que le sémioticien de l'urbanisme Vl. Papernyj résume avec son opposition entre «culture 1 et culture 2». La «culture 1» est celle de l'ouverture, de l'absence de limites, de l'architecture horizontale, la «culture 2» est celle de la fermeture, des frontières et de l'architecture verticale. Une question se pose : la rupture qui a eu lieu en architecture et en urbanisme a-t-elle été concomitante de la rupture en linguistique? La «culture 1» en linguistique est celle de N. Marr (1864-1934), qui refuse les solidarités nationales au nom des solidarités de classes, qui pense que toutes les langues sont dans un immense et constant processus de croisement et d'hybridation. A la même époque, et en toute ignorance réciproque, la culture 2 est celle de M. Gorkij (1868-1936), qui s'adresse aux écrivains débutants en leur expliquant comment il faut écrire, comment il faut «apprendre auprès des classiques». La culture 2, c'est V. Vinogradov, c'est, enfin, Staline, qui en 1950 lors de la célèbre «discussion linguistique» de 1950 reprend avec constance sa formule de 1913 : la nation est «une catégorie stable de langue, de territoire, de vie économique et de tournure psychique». 1950 marque l'apothéose de cette réinstauration du discours des unités pleines, des entités homogènes, de la
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discontinuité avec une extériorité qui est une autre unité pleine.

Ce discours sur la langue de l'époque stalinienne, puis brejnevienne, on le retrouve après la chute du Mur lors de discussions explicites sur le rapport entre langue et nation. Ainsi en Biélorussie actuelle, le président Lukashenko mène une campagne de dénigrement de la valeur de la langue biélorusse au profit du russe. Ses adversaires politiques, bien sûr, mènent une lutte acharnée pour démontrer la dignité du biélorusse et sa capacité à accomplir toutes les tâches qu'on attend d'une langue évoluée (enseignement, littérature, science,technique, etc.). Les positions des uns et des autres sont antithétiques, inconciliables. Et cependant, la doxa linguistique à l'intérieur de laquelle ils se placent est strictement identique : pour les uns comme pour les autres,la langue est le «reflet des joies et des peines du peuple». Cette crypto-citation de Humboldt, tellement ressassée que l'origine en a été oubliée, et donc d'autant plus efficace, appartient en indivis aux adversaires irréconciliables. Ils se trouvent ensemble dans la même temporalité, certainement sans en être conscients : celle du romantisme allemand du premier tiers du XIXème siècle.[7]

 

L'ethnie

 

L'idée qui sous-tend les représentations néo-humboldtiennes de la linguistique russe actuelle est qu'il existe des objets qui sont des langues, ces objets sont des entités pleines et homogènes, car ils sont parlés par une communauté qui est elle-même homogène. On a donc là la fabrication d'un objet fantasmagorique, qui est l'adéquation totale entre une langue-sens, une langue comme stock sémantique et ce que Claude Lefort a appelé le «peuple-Un», à savoir cette unanimité-homogénéité dite, affirmée, fantasmée, mais jamais démontrée, produite par un discours de l'homogénéité.

On en vient ainsi à une constatation qui me semble inquiétante : à travailler de cette façon, en mettant la totalité de la sémantique dans la langue, aussi bien à l'époque soviétique qu'à l'époque actuelle (certes, on ne cite plus Lénine dans les préfaces, mais ce n'est là qu'une différence superficielle), on en vient à nier toute division, tout conflit. On arrive à un déterminisme total de la pensée par la langue, et on assiste alors à un recouvrement de la sociologie par l'ethnologie.


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Un mot extrêmement répandu à l'heure actuelle est celui d'«ethnie» (ètnos), dont le mot «société» (obschestvo), quand il est encore utilisé, n'est plus qu'un synonyme. Dans ce type de pensée, nous ne pouvons pas ne pas être des membres de notre ethnie, que nous le voulions ou non. L'individu n'a aucune existence en dehors de cette appartenance ethnique, souvenir d'un très ancien thème hégélien. Notons qu'il n'y a que très rarement une composante racialiste dans le discours de l'ethnie en Russie : l'ethnie est avant tout une évidence de type de comportement et de mentalité, de nature ontologique : il existe des x tels que x = ethnie. Les valeurs ne sont pas hiérarchiques: ce qui est fondamentalement mis en avant est la différence entre les ethnies.

La notion d'ethnie appartient à une doxa massivement présente, c'est une notion auto-explicative, hors de toute remise en cause. Toute une ethnographie des sociétés modernes, qui ressemble étonnament à ce qu'on faisait en Allemagne dans la seconde moitié du XIXème siècle, à l'époque de Steinthal et Lazarus, une Völkerpsychologie qui a un fort succès, se déploie ainsi autour de la notion linguistique de «contenu sémantique de la langue». Cette ethnographie, on l'a vu, repose sur le principe de non division des sociétés modernes, sur le refus de tout conflit interne, renvoyant les conflits entre des entités elles-mêmes pleines, qui sont l'une par rapport à l'autre dans un rapport d'extériorié, et qui ont pour nom ethnie.

L'un des représentants typiques de cette conception «ethnique» des sociétés modernes est Lev Gumilev (1912-1992), fils du poète N. Gumilev et d'Anna Akhmatova. Historien et géographe, il a passé de nombreuses années de sa vie en camp de travaux forcés. Juste après la chute du Mur il a réussi à publier un certain nombre de livres (écrits en prison et en camps) qui ont tous pour thème un déterminsme ethnique absolu. L. Gumilev n'insiste pas sur l'aspect linguistique de la question, il est fasciné plutôt par les forces biocosmiques venues de l'espace intersidéral et qui frappent chaque ethnos à des moments variés, lui conférant, grâce à la photosynthèse des plantes qu'absorbent les membres de l'ethnie, en symbiose avec leur sol spécifique, une énergie qu'il appelle la «passionarité» (passionarnost') qui fait qu'une ethnie va se déployer, conquérir des territoires, faire naîtres des poètes et des savants, puis peu à peu entrer en décadence (exemple : l'ethnie arabe).

Mais des linguistes professionnels, sans reprendre mot pour mot les notions scientistes de biosphère et «ethnosphère», travaillent dans la perspective générale du
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déterminisme ethnique. Que ce soit à partir des travaux d'A.Wierzbicka (E. Paducheva) ou dans une idéologie franchement slavophile (V. Kolesov), tous cherchent à mettre en évidence une «mentalité russe». Les uns se contentent de la contempler, les autres la déclarent en danger à cause de l'afflux de mots étrangers (anglais), de «xénismes», qui sont des corps étrangers à cette mentalité.

 

Conclusion

 

Il y a des temporalités longues dans le discours sur la langue en Russie, qui ne sont pas le reflet pur et simple des bouleversements politiques, si importants soient-ils. Il existe une ligne de pensée qu'on pourrait appeler romantico-stalinienne, ou humboldto-marxiste, s'appuyant sur un déterminisme ethno-culturo-linguistique très dur, qui a pour conséquence de supprimer toute responsabilité personnelle, qu'elle soit ethique ou politique.

A partir du moment où l'on est parlé par notre langue, il est inutile d'aller voter, la démocratie n'étant plus que jeu arithmétique toujours changeant des intérêts du moment, alors que le peuple, uni par sa langue et donc sa mentalité, est fondamentalement «Un», homogène. Cette unité indivise et évidente n'est possible qu'à condition de naturaliser la culture, d'en faire un objet plein et dénombrable.

La seule rupture que je pense pouvoir trouver entre le discours linguistique dominant en URSS dans les années 1970-80 et maintenant est qu'avant la chute du Mur on trouvait un certain évolutionisme, on pouvait encore parler d'histoire, on pouvait trouver au minimum l'idée que le sens des mots peut évoluer avec le temps, alors que maintenant au contraire on s'oriente plutôt vers un fixisme antihistorique, où les différences spatiales, figées, ontologisées, prennent le dessus sur les différences temporelles.

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

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— WIERZBICKA Anna, 1997 : Understanding Cultures through their Key Words (English, Russian, Polish, German and Japanese), Oxford :Oxford Univ. Press.

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Cf. bibliographie

[2]Proche de ce que S. Freud désignait comme le «sentiment océanique» dans Malaise dans la civilisation.

[3] Cf. Karaulov 1987, 1988.

[4] Stepanov, 1997.

[5] La notion de Weltanschauung  apparaît d'abord chez Kant, dans la Critique de la capacité de jugement. Mais c'est au sens diffus de «vision du monde» à base linguistique qu'elle se répand ensuite en Allemagne à partir des travaux de Humboldt, et qu'elle est reprise chez les néo-humboldtiens russes.

[6] Il est utile de noter, par exemple, qu'une spécificité du marché de la traduction en sciences humaines en Russie est son caractère hautement aléatoire, avec des conséquences parfois inattendues. En effet, si on traduit les post-husserliens AVANT de traduire Husserl, la réception des uns et des autres va en être bouleversée.

[7] Cf. Mettan, 2001.


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