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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT : «Une identité déchirée : K.S. Aksakov, linguiste slavophile ou hégélien ?», in P. Sériot (éd.) : Contributions suisses au XIIIe congrès mondial des slavistes à Ljubljana, août 2003, Bern : Peter lang, 2003, p. 269-291.

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«Les valeurs et les idéologies n'affectent pas seulement l'application des connaissances, mais elles sont des ingrédients essentiels de la connaissance elle-même»
P. Feyerabend (Adieu à la raison, Paris : Seuil, 1989, p. 38)


«Peut-on être à la fois hégélien et slavophile?», s’interroge A. Koyré (1) à propos de l’orthodoxie. La question est classique et abondamment discutée. On tentera de l’aborder ici par un côté rarement envisagé, celui de la linguistique slavophile (2), à travers les écrits linguistiques de Konstantin Sergeevič Aksakov (1817-1860).
Pour le philosophe russe émigré D. Čiževskij, spécialiste de Hegel et membre du Cercle linguistique de Prague, l’affaire est entendue : tout en étant résolument slavophile, «un point sur lequel K.S. Aksakov reste hégélien jusqu’à la fin de sa vie est sa
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philosophie du langage» (3). A. Walicki, au contraire, affirme qu’il est impossible d’être l’un et l’autre à la fois, car les deux options philosophiques sont incompatibles (4).
Seule une lecture attentive des textes originaux, doublée d'une reconstitution de leurs sources intellectuelles, permet de se sortir de ce qui semble une impasse.
Le spécialiste de l’épistémé romantique qu’est G. Gusdorf nous présente une partition temporelle simple : «Au 18e siècle, siècle des philosophes, le 19e siècle s’oppose comme le siècle des philologues» (5). Or qui s’occupe de la Russie doit introduire la variante spatiale dans l’étude des idéologies scientifiques. A la notion familière d’air du temps nous devons ajouter celle plus déroutante d’air du lieu. En effet, Aksakov a tout pour faire mentir l’assertion de Gusdorf. Au nom de la variante russe du romantisme (pour lequel la langue est l’incarnation, ou la manifestation verbale du génie d’un peuple), c’est bien une spéculation philosophique sur les catégories grammaticales de la langue russe que propose Aksakov, philosophe du langage qui s'essaie à la grammaire.
Le Romantisme représente bien un changement de regard sur l'épisode de la Tour de Babel, qui symbolise désormais l'avènement de la contingence, la découverte émerveillée de la diversité des phénomènes, libérée du soupçon de corruption. Pourtant Aksakov s'inscrit de façon ambiguë dans ce nouveau paradigme. Il s'intéresse en effet moins à la diversité qu'à la différence, celle qui oppose la Russie à l'«Europe». Quant à la contingence, là non plus ce n'est pas son souci principal, puisqu'il s'intéresse avant tout à l'inscription de la Russie et de sa langue dans l'harmonie et le plan du monde.
Aksakov et les slavophiles du milieu du 19e s reprennent les grands thèmes des discussions sur la langue au 17e s. en Allemagne :
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on cherchait alors à valoriser les langues germaniques face aux langues romanes (mais aussi celtiques), on voulait émanciper les parlers du Nord du modèle classique, en soulignant la différence foncière des habitus qu'elles expriment. Aksakov effectue un déplacement du modèle d'un cran vers l'Est.
Par delà une déclaration de différence, on trouve chez Aksakov la continuation, dans une certaine mesure, du paradigme déclaré antagoniste. Il trouve dans la science allemande un fondement philosophique à ses spéculations sur la singularité de la langue russe. Il y a là un point important, qui, à mon avis, n'a pas été suffisamment pris en considération : les déclarations de rupture, de différence, de singularité, sont souvent d'autant plus fracassantes qu'elles recouvrent une continuité inavouée. En Russie, elles se sont faites dans des termes empruntés à ceux dont on voulait se différencier.
L'œuvre linguistique d'Aksakov est ainsi marquée par le contraste et la déchirure : pour lui la langue est un phénomène merveilleux et mystérieux (comme tous les romantiques, il est fasciné par les puissances du langage et des symboles), qui se situe hors de toute comparaison, mais en même temps son travail consiste en une rationalisation spéculative des catégories grammaticales de la langue russe sur la base de la philosophie hégélienne.
On envisagera d'abord les termes alternatifs de cette tension, puis on donnera deux exemples concrets des thèmes d'Aksakov : la théorie de la forme, avec le concept de «contenu linguistique», puis l'application de la triade hégélienne à la catégorie de l'aspect.

1. Engouement pour la logique de l'évolution, mais éloge de la singularité

Les disputes qui déchiraient l’intelligentsia russe depuis les réformes de Pierre le Grand et surtout depuis le choc du contact avec l'Europe occidentale à la suite de la victoire sur Napoléon, tournaient autour de deux systèmes de métaphores différents, alimentant la
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question centrale de l’identité de la Russie par rapport à l’Europe : retard ou singularité ? La thèse du retard, ou décalage, s’appuyait sur l’interprétation de Hegel donnée par les « hommes des années quarante » (A. Herzen, N. Stankevič, M. Bakunin). Cette interprétation insistait sur le caractère universel de la dialectique de l’évolution dans le temps : lutte de forces opposées, catastrophes et explosions de l’évolution comme base de l’existence et du développement historique de tout phénomène social ou culturel. Les deux mots-clés sont progrès et évolution.
La thèse de la singularité, au contraire, insistait sur le caractère incommensurable des cultures, des peuples, des langues. Le temps est le même pour tous, mais l’espace n’appartient qu’à une entité définie. Ce relativisme s'appuie chez Aksakov sur une position humboldtienne : le caractère spirituel d’un peuple et son caractère linguistique se confondent. La langue est la manifestation de l’esprit d’un peuple. La langue est son esprit et son esprit la langue.
En fait, ces deux attitudes provenaient de deux lectures différentes d’une pensée suffisamment riche et touffue pour se prêter à des interprétations contradictoires : l'hégélianisme, philosophie quasi officielle en Allemagne tout au long du 19ème siècle, qui servit, paradoxalement, de cadre commun de référence aux frères ennemis qu'étaient les Occidentalistes et les Slavophiles.

1.1. Hegel et la philosophie spéculative de l'histoire

La grammaire n'était pas pour Aksakov une occupation isolée, elle faisait partie de l'étude philosophique des différentes phénomènes de la culture (littérature, folklore, esthétique, histoire, etc.), dont il cherchait à dégager l'«unité organique».
A la différence de nombreux linguistes russes de sa génération, Aksakov n'avait pas écouté et connu personnellement les grands linguistes romantiques allemands, tels que A. Schlegel (1767-1845). Mais il avait énormément lu Hegel. Aksakov vouait un véritable culte à Hegel. Son style et sa pensée sont tellement imprégnés d’hégélianisme
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que sa thèse (sur Lomonosov ) (6) paraît à Pogodine être «écrite en allemand avec des mots russes» (7). S’il parle comme Hegel, il le cite peu (8). Il n’est pas sûr qu’il l’ait vraiment assimilé.
Le rythme de la dialectique hégélienne exprime le rythme de l’histoire de la littérature et de la langue, puisqu’il exprime la vie même de l’esprit. Ce système implique nécessairement une évolution, au cours de laquelle l’universel s’exprime et se réalise dans les phénomènes. L’évolution est nécessaire : un universel immobile serait un néant pur, l’universel se nie donc dans le phénomène, et, par cette négation, se pose en même temps. Le mouvement négatif joue dans cette construction un rôle fort important : l’évolution se fait par voie de négation, négation de la négation, etc. Aussi l’absence de quelque chose, présence de l’absence, étant une négation de la présence, peut-elle être parfois aussi importante que celle-ci : ainsi l’absence de l’art dans la vie d’un peuple, l’absence de certaines catégories dans le système grammatical d’une langue.
Comme tous les philosophes post-kantiens, Aksakov réhabilite la contradiction, repousse la logique aristotélicienne du tiers-exclu. Il cherche à appliquer la dialectique hégélienne aux catégories de la langue russe.

1.2. L'incomparable et la singularité absolue

La famille des Aksakov était une des rares familles cultivées de son époque où l’on parlait uniquement russe à la maison, entre les membres de la famille et pas uniquement aux domestiques. Comme son père et son frère, K.S. Aksakov a employé ses efforts et son talent à
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établir la « vraie nature » de la Russie, sa place dans le monde, et, plus exactement, sa relation à l’Occident. L’originalité de son travail a été de rechercher dans la langue une réponse à cette question.
Les slavophiles ont consacré une énergie non négligeable aux problèmes du langage. Pour eux, comme pour l’ensemble du mouvement romantique, une langue constitue une totalité organique (9) se développant dans l’histoire comme un être vivant. Elle incarne à chaque époque une sorte d’inconscient collectif dont s’alimente aussi bien la parole enchantée des poètes que la sagesse populaire. Cette idée-force venait mettre à mal le rêve d’œcuménisme de l’âge des Lumières. Mais en Russie c’est une idée supposée venir d’Occident qui était visée.
Aksakov appelle à «ne plus chausser les lunettes de l'étranger» et à se mettre à l'écoute de la langue (10). Il insiste constamment sur le caractère unique de la langue russe et de l’impossiblité de la décrire de façon adéquate dans les catégories de la linguistique «européenne», développée pour décrire les langues de l'Europe de l’Ouest. Il appelle à débarrasser la grammaire russe du joug de la vieille grammaire universelle logico-scolastique. En cela, il s'inscrit parfaitement dans son époque par son obsession de la pureté, sa hantise de l'abâtardissement. Sa notion de singularité (samobytnoe) s'appuie sur le rejet de l'imitation dans la science et des emprunts dans la langue : «Doloj vse zaemnoe» («Non à tout ce qui est emprunté») est son slogan.
On assiste ainsi à l'inversion du projet comparatif de l'Europe du 18e siècle : comparer, non plus pour réunir, mais au contraire pour séparer. Chez lui, la comparaison repose sur l'affirmation d'incomparabilité. Non plus, comme chez Volney, comparer pour reconnaître le semblable sous la diversité des formes, mais au contraire pour mettre en avant l'incomparable.
On comprend alors le désintérêt pour la parenté, les racines, l’idée de souche, de filiation, pour la reconstitution de la langue-mère. A
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la différence des linguistes romantiques allemands comme les frères Schlegel, ce n’est pas l’organicisme biologique qui est prégnant dans les textes d’Aksakov, malgré un emploi constant de la métaphore de la «vie». L’essentiel, pour lui, est de constituer une identité, de marquer une coupure, d’instituer une différence. Etre, pour lui comme pour les autres slavophiles, c’est être autre, c’est une identité qui s’appuie nécessairement sur l’existence de l’Autre (11). Le drame est que cette différence elle-même se donne à voir dans les termes d’une philosophie venant d’ailleurs : l’hégélianisme. C’est l’ensemble de la pratique grammaticale d’Aksakov qui en est affecté.
La linguistique d’Aksakov frappe par son mélange d’intuitions fulgurantes et de spéculations aventureuses, même si ces dernières sont moins fantaisistes que les étymologies fabuleuses de Xomjakov, qui voyait des traces de mots slaves dans toute la toponymie de l’Europe occidentale.(12)
Aksakov ne propose pas une typologie des langues, ni même une hiérarchie, comme chez les frères Schlegel. On peut déceler dans toute son œuvre, linguistique aussi bien qu’historique, l’obsession de la singularité. Si comparaison il y a, il s'agit moins d'une technique minutieuse comme chez Bopp, que de jugements de valeurs de portée très générale : les langues occidentales ont une approche rationelle, purement extérieure, de la réalité, alors que le russe en a une approche existentielle, organique.
Pour lui, comme pour tous les linguistes slavophiles, la langue est une constante de caractère social, ou plus exactement psycho-social. La langue est le substrat matériel de la psychologie sociale.
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Aksakov cherche dans la langue la pensée objectivée, l’esprit et même le destin du peuple qui la parle. La comparaison des langues n’est ainsi pour lui qu’un moyen pour mettre au jour l’esprit du peuple. En russe, par exemple, il n’y a pas d’article, «qui ôte la force et la brièveté de l’expression», le russe est marqué par une extrême variété et variabilité des formes grammaticales du mot, qui le font «vivre et avancer», en russe la pensée est rendue plus précise et plus claire grâce au paradigme flexionnel de ses formes fondamentales : «les six cas remplacent une foule de prépositions, qui affaiblissent l’expression». Des particularités grammaticales telles que l’opposition entre temps et aspect, entre adjectifs courts et longs, le fait que l’auxilaire soit être et non pas avoir, tout cela permet à Aksakov d’affirmer que, de toutes les langues indo-européennes, le russe est celle qui est la plus proche de la langue originelle, tout en étant la plus « jeune », et donc celle qui garde en elle la plus grande capacité de développement potentiel. (13) On voit là la métaphore biologique de l'embryon, et de ce qui y est en puissance.
Pour comprendre la cohérence de la pensée linguistique d’Aksakov, malgré ses méandres, il faut reconstituer l’image de ses adversaires, ce qui n’est guère aisé car ces derniers sont d’autant plus présents qu’ils ne sont pas nommés.
Il y a ce qu’Aksakov nomme la « logique abstraite », d’abord : sans doute les grammaires générales issues de la Grammaire de Port-Royal, et, au-delà, l’utilisation de la logique d’Aristote en grammaire. Mais l’important est l’idée même d’universalité, toujours assimilée implicitement à l’image de l’Autre immédiat : les Occidentaux, et, plus particulièrement, la philosophie des Lumières dans sa version la plus rationaliste.
En fait, ce qui est rejeté est la philosophie kantienne de l’histoire, cosmopolite, qui concevait le progrès humain, comme les révolutionnaires français, dans une rupture nette avec le passé. Aksakov s’inscrit de façon nette dans le postkantisme allemand, en retrouvant
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le sens de la tradition, en épousant la cause du nationalisme naissant.
Mais le Romantisme ne trouve pas plus grâce à ses yeux : la division que fait Schlegel entre langues préhistoriques créatrices et langues historiques en déclin est refusée, au nom d’une philosophie hégélienne du progrès, de l’évolution. Et c’est là, une fois de plus, que le bât blesse.
C'est que le russe n’est pas situé, comme dans la typologie diachronique des romantiques, sur une échelle allant du point de départ du progrès au point d’aboutissement d’une dégénérescence. L’échelle de perfection des langues n’est pas imbriquée dans un grand tableau. Le russe est autre, là est l'essentiel, là tout est dit. Si la pratique romantique allemande reposait sur la comparaison, dont l’horizon était de pénétrer les arcanes de l’esprit humain, celle d’Aksakov est plutôt de célébrer l’essence incomparable de la langue russe : pour lui l’identité se révèle dans le fait de ne pas être ce que les autres sont.
On comprend alors que la métaphore organique de la parenté des racines et de leur germination vivante ne présente que peu d’intérêt pour Aksakov : reconnaître une parenté entre le russe et les autres langues indo-européennes, ce serait nier ce qui fait l’obsession des slavophiles : la singularité absolue de tout ce qui est russe.
Cette singularité s'exprime dans le rapport entre langue et pensée. Pour Aksakov, le but de la philologie russe est moins d'étudier la façon dont s'exprime la pensée par la langue, ni même dans la langue, que de mettre au jour la pensée de la langue, en pénétrant l'essence de la langue, ses lois organiques internes. Il s'agit d'une critique très nette de la position rationaliste d'identification entre logique et grammaire, qu'Aksakov remplace par le principe humboldtien d'identité entre la langue et la pensée : la langue n'est pas l'expression de la pensée, mais son incarnation.

«L'homme n'exprime pas seulement sa pensée au moyen de la langue, mais aussi dans la langue elle-même». (14)

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Ce rejet des grammaires générales fondées sur la logique universelle est motivé par le fait que ces dernières méconnaissent la singularité de la langue russe, et portent en elles le danger de dissolution dans des schémas étrangers. Il s'accompagne donc d'un discrédit du projet de linguistique générale, au profit des études linguistiques particulières à une langue. Mais l'application systématique de la dialectique hégélienne en font une philosophie du langage, ou plus exactement une linguistique spéculative.

1.3. Une théorie romantique de la connaissance

Pour Aksakov la tâche de la linguistique est de créer une description grammaticale du russe conforme à la spécificité nationale de la langue russe. Ainsi, c'est l'objet qui crée la méthode : il y a, par conséquent, autant de sciences grammaticales qu'il y a de langues à décrire (15). C'est bien ici qu'apparaît tout l'intérêt, mais aussi l'ambiguïté, du travail d'Aksakov : on ne peut qu'adhérer à un programme de description permettant de rendre compte des spécificités de l'objet à décrire. Mais en même temps, il faut souligner le danger d'autisme, de fermeture, que ce programme représente. Construire une science strictement adéquate à son objet, une science qui ne pourrait servir que lui, une science ad hoc, rend impossible toute comparaison. Mais n'est ce pas là justement la face implicite de ce projet intellectuel? Si les cultures sont déclarées incommensurables, le danger disparaît d'une comparaison qui risquerait d'être défavorable.

«Que notre langue se libère du joug des grammaires étrangères qui lui a été imposé, qu'elle apparaisse dans sa vie propre et sa liberté». (16)

Aksakov appelle à refuser l'imitation (thème typiquement romantique de la quête identitaire), à laisser libre cours à la liberté
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interne de la langue (17), à mettre au jour la spécificité de la grammaire russe, comme expression de la profondeur insondable de l'esprit du peuple. Soulignons que cette quête identitaire ne repose pas sur un parti-pris xénophobe, mais bien sur une théorie de la connaissance parfaitement explicite : on ne peut connaître que soi-même :

«Aussi bien les Russes que les Allemands ont essayé d'expliquer le verbe russe, mais jusqu'à présent sans succès. Il ne fait pas de doute que les étrangers aient des difficultés à saisir une langue qui n'est pas la leur, les Allemands, surtout; mais il n'est pas plus facile de la comprendre pour un Russe qui est guidé par une vision du monde étrangère».(18)

Dans le mouvement slavophile, c'est l’objet qui crée le point de vue, et non l’inverse : l’objet est défini d’avance (il n’est pas le résultat d’une enquête; loin d'une démarche hypothético-déductive il y a présupposé d’existence de cet objet), puis une science particulière doit être créée, qui soit adéquate à cet objet (19) dont l'existence ne fait point de doute : la langue russe, dans sa singularité absolue. On en vient ainsi à une théorie des deux sciences avant la lettre : seule une linguistique véritablement nationale est capable de rendre compte de la totalité de la langue nationale, seule une science russe peut mettre au jour l'objet-Russie.
C'est ainsi que, sur la base des particularités de la langue russe, est proposée une nouvelle philosophie du langage (dont on peut se demander néanmoins ce qu'elle a de véritablement nouveau, par rapport aux discussions qui avaient agité la linguistique en Allemagne dans les décennies précédentes). Le programme scientifique consiste à «écouter ce que dit la langue russe sur l’histoire de la nation russe» (comme chez tous les linguistes romantiques, la langue est à soi toute seule un contenu); à trouver la juste place de la langue
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russe dans les langues d’Europe; et enfin à montrer la perfection de ses formes.
Aksakov veut revaloriser, à l'encontre des représentations «abstraites», une approche qualitative et intuitive. La langue, comme la Vie, a son propre principe en elle-même, ce qui justifie le refus de la causalité externe. Un Absolu tirant de lui-même ses déterminations, voilà ce qu'est la «vie de la langue». La langue, dans cette idéologie vitaliste, possède en elle-même le principe de son mouvement.
Mais l'essentiel est bien cette théorie romantique de la connaissance, s'opposant aussi bien à Descartes qu'à Kant, et qui est si bien résumée dans cette phrase de Herder : «Ce que nous ne sommes pas, nous ne pouvons absolument pas le connaître et le sentir» (20). Ainsi, si l'on ne peut connaître que soi-même, il devient impossible d'avoir une distance critique, et seul le semblable peut connaître le semblable.
Mais on peut aller plus loin en soulignant les fondements épistémologiques de cette attitude cognitive : le thème fondamental de la théorie de la connaissance qu'Aksakov a empruntée à la Naturphilosophie allemande est le refus de toute scission, désir farouche de mettre fin à la séparation du sujet et de l'objet de la connaissance, de mettre fin à la représentation par laquelle l'objet est mis à distance du sujet connaissant. De là ce recours à la Transcendance, où sujet et objet se réconcilient dans la communion de l'Absolu. Aksakov, en celà, est un fidèle adepte de la philosophie de l'identité de Schelling.
C'est, là encore, une grande tension qui apparaît dans cette théorie de la connaissance : il y a certes nécessité d'une étude empirique minutieuse des faits, mais le «savoir romantique» (l'expression est de G. Gusdorf) en fait une interprétation différente de celle du positivisme: si l'unité réside au-delà de l'horizon des phénomènes, s'il s'agit d'une unité transcendantale, alors il est évident qu'il n'y a pas de science empirique capable de saisir cette unité. Elle peut être
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saisie seulement par un organe de connaissance non-empirique : l'intuition intellectuelle, ce caractère intuitif qui fait de la philologie un art plus qu'une science, comme le disait Schleiermacher (21) .
On comprend alors sans doute mieux en quoi la linguistique d'Aksakov est un romantisme inabouti : s'il manifeste si peu d'intérêt pour l'analyse de l'histoire des langues slaves, pour l'étymologie, pour la reconstitution de la langue-mère originelle des Slaves, c'est que la singularité absolue de la langue russe, intégrée dans une généalogie, risquerait de pâtir d'être ainsi mise en parallèle avec des langues parentes. L'ancêtre commun deviendrait l'aune de la comparabilité, venant mettre en danger l'obsession identitaire du projet scientifique.

2. Le «contenu linguistique» et la théorie de la forme

A la différence de ce que, un demi-siècle plus tard, proclamera Bergson, pour Aksakov comme pour Hegel, il ne peut y avoir de pensée sans mots, sans formes de langue. La langue pense elle-même, grâce à ses formes, à ses flexions, ses dérivations, etc. C'est cette pensée de la langue, s'exprimant dans les différentes formes, que doit étudier la grammaire, et non les diverses expressions d'une même idée : l'approche doit être résolument sémasiologique, et non onomasiologique comme dans les grammaires générales issues de la Grammaire de Port Royal , qui partent de la pensée pour arriver à la langue:

«Sur ce qui n'a pas reçu d'expression linguistique particulière, de forme verbale, il n'y a rien à dire». (22)
«Ce qui n'a pas trouvé de forme propre ne peut ni ne doit faire partie de la grammaire». (23)

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Pour Aksakov, l'analyse grammaticale de la langue russe est, on l'a vu, dans une impasse tant qu'on cherche à y appliquer des catégories étrangères. Il propose alors des «voies nouvelles» : une théorie de la «forme des mots» et de ses sens fondamentaux. Travaillant toujours à partir des formes mêmes de la langue, il est à l'origine de ce qu'on appelle le «courant de la forme» (à ne pas confondre, bien entendu, avec «l'école formaliste» des années 1920), qui sera continué par F. F. Fortunatov (1848-1914) et A.M. Peškovskij (1878-1933).
Il différencie clairement le sens de la forme, son emploi, ses fonctions syntaxiques d'une part, et de l'autre les concepts «logiques», imposés de l'extérieur aux mots et à leurs formes; la conséquence immédiate est que la totalité de la sémantique se trouve incluse dans la langue. La langue est la pensée incarnée. On comprend alors l'importance de la forme linguistique pour connaître le contenu exprimé, incarné et révélé dans la langue.
Un exemple éloquent de sa théorie de la forme est la polémique qu'il mène (24) contre la grammaire de son adversaire occidentaliste V.G. Belinskij, qui cherche, lui, à associer a priori les parties du discours à des fonctions syntaxiques déterminées et uniques, comme cela se faisait dans les grammaires générales et philosophiques (25). En fait, sans qu'il soit jamais nommé, c'est tout l'enseignement d'Aristote qui est ici visé.
Aksakov s'appuie sur un principe simple et fort : on ne peut analyser les parties du discours par leur sens (par exemple faire du nom la seule forme pouvant jouer le rôle de sujet), car ce serait une analyse des concepts, et non de la forme propre de chaque mot, pas plus qu'on ne doit identifier les catégories grammaticales avec les catégories logiques, ce qui reviendrait à construire une sémantique universelle, et donc à détruire la spécificité du lien entre une langue particulière et un type de pensée.
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Que ce soit dans les suffixes verbaux ou dans les cas de la déclinaison, ce qui compte c'est la forme, et non les «nuances» superficielles apportées par l'emploi. Le principe est que chaque forme a un seul sens général : le sens propre qui se manifeste, ou se réalise, ensuite dans les diverses nuances d'emploi. Aksakov est en quête de la logique des formes :

«Notre tâche consiste à attirer l'attention sur les formes et les flexions de la langue russe, à la fois dans leur aspect logique et en comparaison avec les autres langues» (1860, p. IX).

Ainsi, à chaque cas doit correspondre un sens fondamental, intrinsèque, essentiel et un seul. Il s'agit d'une recherche de la pureté intrinsèque de l'essence cachée derrière la surface empirique, visant un but ultime : savoir retrouver l'unicité derrière la multiplicité, l'immuable derrière le changeant, la totalité derrière le parcellaire.
Aksakov s'en prend à une définition du sens des cas à partir d'un emploi principal, ou, pire encore, d'une liste qui se voudrait fantasmagoriquement exhaustive de la totalité des emplois :

«Jusqu'à présent, on a étudié les cas en fonction de leur emploi dans la parole, régis par des prépositions ou des verbes, c'est-à-dire dans des situations fortuites. […] La définition la plus complète dans nos grammaires est celle qui énumère le plus d'emplois possibles d'une même forme; il est évident que cette façon d'envisager les choses est arbitraire, extérieure et insuffisante. Il nous semble qu'elle ne peut qu'induire en erreur, car toute définition fondée sur l'aléatoire de l'emploi (si nous voulons la prendre en lieu et place d'une définition générale) dissimule la loi, qui ne s'y manifeste que par un de ses aspects. Une énumération complète des emplois est impossible […] car ce ne sont que des cas particuliers d'emploi, qui non seulement masquent la loi générale, mais encore se contredisent souvent mutuellement, tant qu'on ne comprend pas la loi générale dans laquelle ils trouvent leur unité et leur explication» (1860, p. 82).

On voit que le vocabulaire d'Aksakov est profondément essentialiste : pour lui, chaque forme a un sens fondamental, qui est son essence intérieure, dont les différents aspects se manifestent dans les cas particuliers d'emploi. Sa notion de «contenu linguistique» s'appuie sur une profession de foi hégélienne en matière scientifique : «La
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science est la conscience du général dans le particulier, de la totalité dans la particularité» (1860, p. VII).
C'est pour cela qu'il propose une étude de la signification des formes grammaticales comme des entités linguistiques en soi, qu'on doit soigneusement distinguer des emplois, toujours aléatoires, de ces mêmes formes dans les cas particuliers. La science grammaticale ne doit donc pas se réduire à une simple description des faits particuliers, elle doit être une science explicative : derrière l'aléatoire des faits il faut savoir découvrir l'ordre caché.
Ce thème de l'ordre intrinsèque contient en lui une imparable conséquence : si tout est ordre, alors il n'y a plus d'exceptions! L'existence des exceptions dans les grammaires est considérée par Aksakov comme la preuve de l'indigence scientifique de ces dernières : puisque tout est ordre dans la langue, sans manque et sans résidu, alors il ne peut y avoir d'exceptions. Il s'agit d'une forme très particulière d'icônisme, qui sera appelée, dans la linguistique russe, à un bel avenir, puisque un linguiste comme R. Jakobson fait l'éloge d'Aksakov quand il insiste sur la nécessité d'étudier le «sens général» d'une forme (Gesamtbedeutung). (26)
En cela, Aksakov est un hégélien conséquent. Hegel oppose constamment au formalisme de Kant l'idée que forme et contenu en tout domaine sont dialectiquement liés : il ne faut pas réléguer la raison au seul usage des formes, derrière et à travers celles-ci, elle a vocation de retrouver la chose en soi, l'Absolu. Une grammaire scientifique digne de ce nom doit ainsi, pour Aksakov, mettre en évidence le contenu des formes linguistiques.
Mais en même temps cette «grammaire de la forme» est sous l'influence directe des principes slavophiles : l'idée de la forme est centrale pour tous ceux qui cherchent dans la langue et dans la vie sociale les manifestations idiosyncratiques de la conscience et de l'«esprit du peuple».

3. Le verbo-centrisme et le primat de l'aspect sur le temps

Ce n’est pas la juxtaposition mécanique des affixes que reproche Aksakov aux langues étrangères, et ce n’est que rarement l’harmonie organique qu’il célèbre dans la langue russe. C’est à des catégories grammaticales telles que le temps qu’il s’en prend.
Aristote héritait de Platon les notions de nom et de verbe comme traduisant respectivement le permanent et le changeant.(27) Il s’agissait plus de classes sémantiques que morphologiques. Or Aksakov comme souvent, tout en remettant en cause cette présentation «abstraite», «extérieure», violence faite à la langue, en reprend les principes fondamentaux : pour lui, la vie devient une forme fondamentale qui s’oppose à l’être comme le mouvement à l’immobilité, et le verbe est un vecteur de la substance vitale de la langue. La métaphore organiciste joue ici un rôle massif : la vie est une donnée de départ, auto-explicative (28). C'est pour cela que c'est le verbe qui occupe le haut de la hiérarchie dans l'opposition verbo-nominale : le verbe russe privilégie l'énergie, le dynamisme, l'élan de la volonté, il est mouvement, changement, force vitale, alors que le nom est rigide et constant. Dans ce vocabulaire vitaliste et énergétiste, la «force motrice intérieure» (1855, p. 16) fonctionne comme un maître-mot.
Aksakov participe de ce grand mouvement de remise en cause de la définition a priori des catégories grammaticales, comme celle du verbe par l'expression du temps. Il s'oppose résolument à M. Lomonosov (1711-1765) et A. Vostokov (1785-1864), qui avaient voulu «imposer à notre langue le cadre préconçu des temps des langues étrangères» (29). Pour Lomonosov en effet, le russe a tous les temps des autres langues (y compris les temps composés comme en français et en allemand).
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Aksakov, dans son traité de 1855 Sur les verbes russes propose une double théorie :
- le verbe russe ne connaît pas la catégorie du temps
- le verbe russe est organisé en fonction des degrés de la qualité de l'action.
Pour Aksakov en effet, il n'y a tout simplement pas de forme pour les temps en russe : le temps est induit de l'emploi du verbe, dont la forme exprime la «qualité», c'est-à-dire un aspect intérieur, intrinsèque, et non extérieur et transitoire comme le temps.
S'il n'y a pas de temps au sens morphologique, c'est qu'il n'y a pas de forme propre d'expression du temps. Il n'y a pas de forme pour le passé (qui n'est qu'un simple adjectif déverbatif). Les formes du futur s'emploient souvent pour désigner un événement passé ou présent, donc elles ne sont pas des formes propres du futur. Le russe n'a donc pas de futur. Il reste le présent. Mais sans passé ni futur, il n'y a plus aucune base pour parler de «présent».
Le dernier argument d'Aksakov est que l'emploi des temps les uns pour les autres en russe ne permet pas de parler de formes temporelles. Les formes verbales n'expriment pas le temps, mais la qualité de l'action, en dehors de toute considération temporelle.
Le «temps» en russe n'est plus alors qu'une question d'emploi des formes verbales, qui n'ont de rapport au temps que par le sens général de la forme. On voit à quel point est dévalorisé l'emploi des formes au détriment de leur sens intrinsèque (car il est situé au niveau du phénomène, de la réalisation, donc toujours partiel et imparfait).
Ainsi, puisqu'il n'y a de sens que s'il y a a forme, et qu'en russe il n'y a pas de forme spécifique pour le temps, alors le temps en russe n'existe pas, ce qui revient à confondre le «sens» avec l'existence même de la forme, et à hypostasier la morphologie flexionnelle au détriment de l'expression analytique ou lexicale des catégories grammaticales.
Aksakov, sans jamais faire la moindre mention d’Aristote, reprend l’opposition nom / verbe, mais en en modifiant l’orientation
[287]
axiologique : le temps n’est plus, en russe, un attribut fondamental du verbe, c'est l'aspect qui en constitue le fondement.
En russe l'action est exprimée dans sa manifestation essentielle : la «qualité», qui révèle l'aspect intérieur de l'action, à la différence du temps, qui n'en présente que l'aspect extérieur. En cela le russe est «plus profond» que les autres langues (1855, p. 15) et supérieur aux langues de l'Europe, qui ne donnent de l'action que des indications temporelles, donc superficielles : le «comment?» est supérieur au simple «quand?», en tant que catégorie interne, intrinsèque, de l'action :

«Le russe prend en compte non pas le temps, mais l'essence, le sens de l'action elle-même» (Aksakov, 1855, p. 33).

Aksakov retient de l'aspect russe trois formes, et non deux, comme le pensent tous les autres grammairiens, ces trois formes, il les appelle les degrés de l'action :
- le degré indéterminé, qui montre l'action de façon générale (ex. : dvigat')
- le degré semelfactif, qui montre l'action au moment de son accomplissement (ex. : dvinut')
- le degré itératif, qui montre l'action comme une série de moments de sa réalisation (ex. : dvigivat').
Pourquoi Aksakov tient-il à mettre en évidence trois aspects du verbe russe? Parce qu'il applique à la lettre les trois étapes de la dialectique hégélienne :
- le moment de l'indifférence subjective, abstraite
- le moment de la distinction objective, concrète
- le moment de l'Absolu, ou résolution de la contradiction entre les deux moments précédents.
Comme toute action, selon Hegel, passe nécessairement par ces trois étapes, tout verbe, représentant une action, doit aussi présenter trois étapes, ou «degrés».
C'est précisément cet aspect philosophique a priori de la théorie, en totale contradiction avec ses déclarations sur la nécessité de
[288]
partir des faits de la langue, que lui ont reproché nombre de ses contemporains :

«le système des aspects de M. Aksakov repose non pas sur les propriétés de la langue elle-même, mais sur une théorie qui lui est étrangère» (30)

D'autres lui ont opposé un syllogisme sur le terrain d'Aristote : les verbes expriment des actions, or aucune action ne peut se dérouler en dehors du temps, donc les verbes russes expriment le temps (Ja. Turunov, Russkij invalid, n. 170, 5 août 1855, cité par Fessalonickij, p. 64).
Parmi les slavophiles eux-mêmes il n'y eut pas d'accord avec les positions extravagantes d'Aksakov. Pour I. Kireevskij (Sovremennik, t. 52, 1855, p., 15): l'emploi d'un temps pour un autre est un sens figuré, ce qui implique qu'il y a un sens propre des temps. Il ajoute que temps et aspect sont nécessairement liés.
Quant à F. Buslaev, il attaque Aksakov sur un autre terrain, remplaçant la spéculation philosophique des formes par l'étude positiviste des faits étymologiques : puisque le vieux-slave présentait un système temporel très riche, c'est que le russe a développé les aspects à partir des temps, et non l'inverse. On voit que le dialogue de sourds est total, ils ne se situent pas sur le même terrain.
En fait, là encore, Aksakov est un linguiste déchiré : sa théorie de l'aspect repose sur la triade idéaliste hégélienne, mais sa théorie des temps s'appuie sur l'affirmation slavophile de la singularité absolue.


Conclusion

On a vu se nouer la tension et les contradictions de la quête identitaire : se démarquer de l’Autre (les Occidentaux, vus comme un tout indifférencié) tout en imitant les méthodes de celui-ci (Hegel). L'autonomie est imparfaite, la dépendance omniprésente.
[289]
Le refus de tout modèle «étranger» donne parfois lieu à des intuitions brillantes. Mais Aksakov est pris à son propre piège : la triade hégélienne, la dialectique du général et du particulier rendent inatteignable l'objectif de mettre en évidence la singularité absolue de la langue russe, et même de créer une science purement russe de la grammaire russe.
Par sa théorie de la forme, Aksakov s'inscrit résolument dans une philosophie postkantienne proche de la Naturphilosophie allemande. Les sciences, la raison, la poésie, la religion, les arts, tout comme les organes sensoriels sont des voies d'approche vers une appréhension de l'univers dans sa totalité. La recherche de cette connaissance globale, de cette conscience unitive en laquelle communient le visible et le non-visible, l'évident et le caché, le dedans et le dehors sont la raison d'être du travail acharné d'Aksakov et son postulat initial. Mais couper les liens étymologiques avec les autres langues indo-européennes et même slaves invalident ce projet philosophique global.
Il convient, finalement, de relever l'étonnante constance de la postérité d'Aksakov dans la linguistique en Russie, en trois étapes. La linguistique eurasiste d'abord, avec Jakobson (1932, 1936), relayée par les philosophes émigrés Čiževskij puis Koyré, propagandistes de Hegel en Occident, et enfin par E. Holenstein. L'époque soviétique de l'après-guerre, ensuite, avec la remontée du nationalisme grand-russe (V. Vinogradov, puis V. Kolesov). L'époque actuelle enfin, avec le fantastique essor du néo-humboldtianisme et la fascination exercée par la «mentalité russe» exprimée par la langue russe (Bezlepkin).
La linguistique slavophile n'a pas encore livré tous ses secrets, ni ses capacités de révélation sur la culture russe.


NOTES

(1) Koyré, 1950, p. 167. (retour texte)
(2) On entend par «linguistique slavophile» un ensemble de travaux de grammaire et de philosophie du langage contemporains de l’époque des «Grandes réformes» d’Alexandre II (fin des années 1850 — milieu des années 1860), qui se sont opposés à la linguistique traditionnelle de leur époque dans des revues spécialisées de pédagogie et de philosophie, dans une polémique qui a également servi d’arène où se sont affrontés des slavophiles et des occidentalistes prolongeant leur querelle sur le terrain explicite de la langue. Les linguistes du mouvement slavophile (outre K.S. Aksakov, il s’agissait de V.I. Dahl, N.P. Nekrasov, N.I. Bogorodickij, A.A. Dmitrievskij) s’inspiraient énormément, même si c’était rarement de façon explicite, du romantisme allemand. Ce courant scientifique a été intensément remis en honneur par V.V. Vinogradov à la fin de la seconde guerre mondiale, puis par V. V. Kolesov à partir des années 1980. Pour une présentation générale de ce courant en français, cf. Gasparov, 1995.(retour texte)
(3) Čiževskij, 1932, p. 18. Ce dernier ajoutera sept ans plus tard (Čiževskij, 1939, p. 164) : «La philosophie hégélienne était dans une excellente position pour servir de toile de fond au slavophilisme».(retour texte)
(4) Walicki, 1975, p. 288.(retour texte)
(5) Gusdorf, 1968, p. 30.(retour texte)
(6) Lomonosov v istorii russkoj literatury i jazyka, Moscou, 1846 [Lomonosov dans l’histoire de la littérature russe et de la langue russe] (retour texte)
(7) Russkij arxiv, 1904, II, p. 595, cité par Koyré, 1950, p. 166.(retour texte)
(8) Il faut néanmoins rappeler que, à la suite des événements de 1848 en Europe centrale, il fut interdit de citer Hegel en Russie, ce qui allait de pair avec la fermeture de tous les enseignements de la philosophie, confiée désormais aux académies de théologie.(retour texte)
(9) Sur le thème de la totalité organique, cf. Sériot, 1999.(retour texte)
(10) Aksakov, 1855, p. 8.(retour texte)
(11) C’est le thème fondamental de ce manifeste de la linguistique slavophile qu’est le « Naputnoe slovo », («Mot d'accompagnement») de V. Dal’ à son grand dictionnaire (1862).(retour texte)
(12) Ainsi, pour Xomjakov, tout le Sud-Ouest de la France était, avant l’arrivée des Gaulois, peuplé de Slaves, la toponymie l’atteste : Périgord = Prigorie, Bigorre = Pogorie, Cahors = Kogorie, la Vendée, terre de liberté = Wende, tout comme Venise (Venetia), le Roussillon = Rus’, et Antibes = Antes (autre nom possible des Slaves). Quant aux Anglais, leur nom révèle leur appartenance à la tribu slave des Ugliči (Xomjakov, 1861, vol. V, p. 92-93). (retour texte)
(13) Aksakov : «O grammatike voobšče», Filologičeskie sočinenija, t. 2, M., 1875, p. 11-13. (retour texte)
(14) Aksakov, 1846, p. 32.(retour texte)
(15) Comme des leitmotive reviennent constamment deux expressions : «Tournons-nous vers notre langue elle-même» (Aksakov, 1855, p. 11) et «Pour la langue russe il faut une explication particulière, un point de vue particulier» (ib., p. 6).(retour texte)
(16) Aksakov : Filologičeskie sočinenija, t. 2, M., 1875, p. 406.(retour texte)
(17) Aksakov, qu'on appelait à son époque «l'éternel adolescent», confond ici la règle-réglement avec la règle-régularité.(retour texte)
(18) Aksakov, 1855, p. 5-6.(retour texte)
(19) «Jusqu'à présent la compréhension ne s'est pas encore alignée sur l'objet» (Aksakov, 1855, p. 5).(retour texte)
(20) Encyclopédie Universalis, article «Philosophie de la nature», sans indication de source.(retour texte)
(21) Schleiermacher, 1805, p. 33, cité par Formigari, 1988, p. 71.(retour texte)
(22) Aksakov, 1859, p. 53.(retour texte)
(23) Aksakov : Poln. sobr. soch., t. III, ch. 2, p. 20-21.(retour texte)
(24) Aksakov, 1859.(retour texte)
(25) Belinskij, 1837.(retour texte)
(26) Cf. Jakobson, 1932, 1936.(retour texte)
(27) Aristote : Peri hermèneias.(retour texte)
(28) Cf. à ce sujet Comtet, 1997, p. 63.(retour texte)
(29) Aksakov, 1855, p. 6.(retour texte)
(30) Sovremennik, 1855, t. 111, p. 14-15, cité par Fessalonickij, 1963, p. 62.(retour texte)

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