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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick Sériot & Andrée Tabouret-Keller : «Présentation», in P. Sériot & A. Tabouret-Keller (éd.) : Le discours sur la langue sous les pouvoirs autoritaires, Cahiers de l'ILSL, n° 17, 2004, (Univ. de Lausanne), p. 1-4.


«On sait au reste que de toujours, les dictateurs, de César à Staline, se sont préoccupés de la langue, y reconnaissant l’image la plus fidèle d’un pouvoir nu, qui n’a même pas à dire son nom» (J.-C. Milner : L'amour de la langue, 1978, p. 28)

 

 

Si les langues étaient de simples «instruments de communication», comme nous l'enseignent souvent les définitions de dictionnaires ou parfois même les manuels d'initiation à la linguistique, on concevrait mal pourquoi dictateurs et pouvoirs autoritaires[1] en général sont intervenus pour épurer, codifier, censurer les langues en usage, pour y déplacer les valeurs sémantiques, pour spéculer, voire délirer en matière de langue ou de linguistique.

Si l'on n'a pas la nostalgie de quelque idéal état de nature, pure sauvagerie où les hommes n'auraient aucune organisation sociale, il faut bien admettre que vivre en société implique des espaces de communication homogènes. Toute institution implique un espace d’intercompréhension linguistique et d’écriture juridique, aucun Etat ne saurait se passer de légiférer sur une langue commune. Mais une chose est l’instauration d’un espace de communication homogène, nécessaire à l’établissement d’un pouvoir politique unifié sur un territoire souverain, autre chose est l’entreprise de légitimation de ce pouvoir en prenant appui sur des présupposés  linguistiques comme lors des révolutions romantiques du XIXème siècle. Peut-on, dans les faits, séparer ces deux dimensions ? Toute institutionnalisation, toute «grammatisation» d'une langue, ne sont-elles pas des actes éminemment politiques de légitimation d'un ordre, d’«un pouvoir qui n’a même pas à dire son nom»?

Au sein d’un questionnement général sur le rapport entre linguistique et politique, il y a un objet de connaissance à construire en précisant les modes de raisonnement et les argumentations qui le circonscrivent, à partir de cas largement différenciés qui puissent ouvrir une perspective comparatiste.  D’où le projet de réunir, ne fut-ce que le temps d’un colloque, des chercheurs travaillant sur des époques et avec des points de vue bien différents, dont les regards croisés pourraient dégager des thèmes transversaux et faire apparaître de nouvelles problématiques.

Telles étaient les enjeux du colloque qui s'est tenu au Louverain, dans le Jura suisse, du 2 au 4 octobre 2003. Issu de cette rencontre, le présent recueil témoigne de la complexité du champ ouvert par notre questionnement, et explore les possibilités de mise en pratique de notre ambition comparatiste.

Les cas présentés ouvrent sur un large horizon, avec des incursions dans différentes époques, de l’antiquité gréco-latine (M. Dubuisson) à l’Allemagne du XVIIIème siècle (A. Schwarz), et, en plus grand nombre, dans les périodes modernes  et contemporaines, avec une grande absente, la Révolution française pour laquelle l’auteur pressenti n’a pu rendre son texte à temps. Parmi ces derniers, les cas déjà classiques de la linguistique sous le nazisme (Ch. Hutton et D. Savatovsky) et sous le régime fasciste italien (G. Klein-Dossou), et un large ensemble de situations de l’époque soviétique : la linguistique soviétique (P. Sériot), le marrisme en Russie (E. Velmezova) mais aussi sous Ata Türk (M. Uzman), l’invention de la langue moldave (A. Lenta), la linguistique albanaise sous Enver Hodxa (M. Samara). Des problématiques strictement actuelles sont présentées : les cas de la Biélorussie (A. Goujon), de l’Algérie (N. Tigziri), du Paraguay (C. Rodriguez) et des Etats Unis (J.-J. Courtine). Enfin un certain nombre d’études abordent des questions d’ordre général, transversales en quelque sorte, comme celle de l’incidence des idéologies dans les théories linguistiques (J. Joseph), la question de savoir s’il est bien fondé de parler de «langue fasciste» (H. Merlin-Kajman) ou de langue maternelle (A. Tabouret-Keller), voire de sainteté d’une langue (P. Larcher). D’autres époques, d’autres situations auraient certes mérité d’être envisagées en particulier celles de la Corée du Nord, du Japon ou encore de la Chine.

Des lignes de force se dessinent à partir de la lecture de ces premiers travaux. On note la persistance, dans la conception du langage, de certaines représentations, de modèles comme celui d’un organisme vivant, ou celui d’un objet domestique que l’on peut nettoyer à sa guise, transformer et régir. De même, l’équation entre identité linguistique et identité politique a suscité une littérature gigantesque dont nous recueillons l’écho ; terriblement prégnante dans les régimes totalitaires, elle est aussi largement répandue sous d’autres régimes, y compris ceux dits démocratiques. Son principal support, qui est aussi le principal ressort de son efficacité, tient à son association avec le discours de l’identité nationale et, plus généralement, avec la collusion entre langue commune et langue nationale. A tel point qu’on peut se demander si cette collusion n’est pas symptomatique de la constitution des Etats dans notre modernité et sans doute un de leurs ingrédients nécessaires.

Le nouage entre langue et nation, déjà solidement tressé, tout particulièrement par le biais identitaire, reçoit un renfort supplémentaire par l’intégration de la référence maternelle. La langue maternelle intervient comme agent mobilisateur quasiment indispensable dans le discours militant national, voire nationaliste, lors même que, souvent, la référence maternelle entre en contradiction avec les réalités langagières ; c’est le cas général des Etats qui, abritant des minorités linguistiques, ne leur concèdent pas de place dans leur Constitution (le berbère dans le cas de l’Algérie : N. Tigziri).

Dans le champ de la linguistique elle-même, plus particulièrement dans celui de la sociolinguistique actuelle, le débat indéfiniment répété sur l’opposition entre langue et dialecte, perceptible dans celui sur les définitions de la diglossie et du bilinguisme, est un autre exemple de la résistance, idéologique et politique, à faire une place à l’hétérogène.

Le rapport du pouvoir à la langue a besoin de ces étayages discursifs. Sont-ils suffisants pour  que le souverain quel qu’il soit, Roi ou Etat, puisse légiférer en matière de langue ? certes, il le peut – c’est la question qui sous-tend la contribution de H. Merlin-Kajman de même que celle de A. Schwarz – mais cela est-il suivi d’effets, et lesquels ? Comme on le lira dans la contribution de J.J. Courtine, dans une société en proie à la communication médiatisée, le contrôle de la vie de la langue peut trouver d’autres vecteurs que celui de la stricte légalisation.

Le rapport de la linguistique au pouvoir n’est en soi pas direct, encore que, dans l’Allemagne nazie et dans l’URSS, il y eut des tentatives sérieuse dans cette direction, (voir E. Velmezova, C. Hutton et P. Sériot). Ce rapport apparaît clairement quand il s’agit de la mise en œuvre d’une politique linguistique — la plupart des contributions à cet ouvrage l’illustrent—, mais plus difficilement quand il s’agit de la discipline elle-même, fut-ce par le biais de l’idéologie à l’œuvre. Une tentative d’éclaircissement de cette question pourrait partir des constats suivants. Les régimes autoritaires ont peur de l’altérité (voir Savatovky, Sériot, Klein-Dossou), une telle peur peut-elle, doit-elle être mise en relation avec une passion pour le système de la langue, pour l’homogène, voire la pureté, sous le couvert de la norme, dans le discours au cours du XXème siècle ? Dès que la question est ainsi posée, on s’aperçoit que de tels courants extrémistes en linguistique n’ont pas été le propre de régimes autoritaires mais semblent plutôt faire partie de l’instauration de la discipline elle-même et de son établissement universitaire, du moins dans les pays dits de l’Europe de l’ouest. Mais une discipline en tant que telle n’a pas de passion, ce sont les hommes – les linguistes ici (voir P. Caussat) – qui lui donnent ses atours, les linguistes qui ne sont pas dispensés de la citoyenneté, ni indemnes de la politique. 

Nous avons tenté une première exploration de questions certes difficiles, de situations toujours complexes ; il est clair que de nouveaux travaux comparatifs nous attendent dans le domaine des idéologies linguistiques. Ils devront préciser mieux que nous ne l’avons fait, le pouvoir, les moyens et les limites de la légifération en matière de langue. Ils devront suggérer et peut-être permettre de préciser les emplois d’expressions aussi ambiguës que langue maternelle, non dans le grand public mais dans les descriptions sociolinguistiques.  Préciser aussi l’évolution des emplois de l’expression langue commune, avec l’idée qu’une telle langue ne saurait aujourd’hui que comporter de multiples étages : mondial avec l’anglais, national compte-tenu de ce que ce terme recouvre des réalités d’appartenance hétérogènes, régional compte-tenu là encore du caractère en partie illusoire d’une telle entité aujourd’hui, et préciser les modalités de co-existence de ces différents niveaux avec leurs rendements différenciés dans des domaines comme ceux de l’acquisition du langage, de l’écriture, de la lecture, du commerce international, de la finance, etc., tous domaines concrets où interviennent discours, mesures et montages tant naïfs que savants de ce qu’est une langue. La perspective comparatiste devrait aussi éclairer la différence, plus importante qu’un premier aperçu ne permet de le croire, entre les caractéristiques de la linguistique dans l’Allemagne nazie et dans l’URSS, mais aussi la différence avec les caractéristiques de la linguistique dans d’autres régions du monde, à la même époque. Ces travaux devraient surtout établir la pertinence de l’étude de la linguistique, sous l’angle de l’histoire d’une science, pour élucider la question de l’incidence du politique dans la vie d’une langue, voire dans son fonctionnement interne.

 



[1] Nous choisissons l’expression générale régimes autoritaires, de préférence à régimes autocratiques dont cependant ils tiennent leurs principaux traits. Dans  la typologie des systèmes politiques, l’expression régime autocratique désigne «un régime dans lequel une personne seule dispose d’un pouvoir souverain, sans être effectivement responsable devant quiconque et sans être soumis à une forme quelconque de contrôle, que ce soit celui exercé par la tradition ou par un groupe d’individus. Historiquement, cette dénomination a été surtout appliquée au régime impérial russe ; à l’époque contemporaine, il peut qualifier les gouvernements de Mussolini, de Hitler, de Staline mais aussi de plusieurs Etats du Tiers-Monde». L’emploi de l’expression régime autoritaire n’écarte pas les associations aux réalités politiques voisines exprimées par les expressions régime oligarchique – la souveraineté est dévolue, dans les mêmes conditions, à un petit groupe d’individus – et régime totalitaire – qui suppose une soumission complète de la société civile à l’espace politique (Badie B., article «autocratie», Les notions philosophiques. Dictionnaire, S. Auroux (dir.), Paris : Presses Universitaires de France, 1990, II, p. 195).


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