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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT (Univ. de Lausanne) : «Bakhtine en contexte : dialogue des voix et hybridation des langues (le problème des limites), in K. Zbinden & I. Weber-Henking : La quadrature du cercle de Bakhtine. Traductions, influences et remises en contexte, Centre de traduction littéraire, n° 45, Univ. de Lausanne, 2005, p. 203-225.

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 «La relation entre la pensée scientifique et le contexte large dans lequel elle se développe est un sujet fascinant, presque irrésistible» (Daniel Todes : Darwin Without Malthus (the Struggle for Existence in Russian Evolutionary Thought), New York - Oxford : Oxford Univ. Pres, 1989, p. 3.)

La production écrite du «cercle de Bakhtine»[1] est dense, parfois opaque, souvent étonnante, et produit en Europe occidentale un effet d'étrangéité créateur d'incompréhension et de malentendus. Cette œuvre a reçu des éclairages très différents selon les lieux et les époques de réception : le Bakhtine «français» des années 1970 était l'initiateur de la théorie de l'énonciation, sorte d'élève de Benveniste avant l'heure, ou bien un rénovateur de la théorie marxiste des idéologies[2]; le Bakhtine «américain» des années 1980 était un penseur libéral, adversaire du totalitarisme stalinien[3], parfois utilisé par les mouvements féministes; quant au Bakhtine «russe» des années 1990, c'est un penseur moraliste et religieux orthodoxe, personnaliste et profondément conservateur[4]. «Vu de l'Ouest», Bakhtine s'inscrit dans le mouvement de la mort de l'auteur, voire du sujet, traversé par un discours fait essentiellement d'altérité et d'hétérogénéité. «Vu de l'Est» au contraire, Bakhtine est tout entier orienté vers une reprise de possession de soi, où le but du travail est d'affimer son identité, la source de ses propos, où le thème central est la personnification, qui donne auteur et voix à tout sens.
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Dans cette pensée si riche mais si contradictoire qu'elle suscite une opposition entre «bakhtiniens» russes et occidentaux[5], les slavistes européens peuvent et doivent servir de passeurs culturels.

Sur le fond de cette étonnante confusion/profusion des domaines, je propose ici d'éclairer une des notions les plus connues mais peut-être les moins claires, ou en tout cas soumises au plus grand nombre d'interprétations divergentes, celle de dialogisme. Il est néanmoins prématuré d'aborder de front une question aussi complexe et embrouillée[6]. C'est pourquoi on fera ici un détour par l'épistémologie historique et comparée. A partir des polémiques des années 1920-30 sur les notions de pureté et d'hybridation (des langues, des cultures, des races, des espèces, des objets de discours…), on espère pouvoir recontextualiser la spécificité de la notion bakhtinienne de dialogisme, pour en rendre la lecture en «Occident» plus accessible. On fera ainsi l'hypothèse que la notion de dialogisme doit être mise en rapport avec la crise du paradigme positiviste de la clôture des objets en sciences humaines et sociales selon le modèle des sciences exactes et naturelles, crise omniprésente dans le monde intellectuel du premiers tiers du XXème siècle dans toute l'Europe. C'est alors que devrait apparaître sous un angle peut-être nouveau le problème de la conscience, individuelle ou collective, qui a occupé Bakhtine tout au long de son œuvre.

La réévaluation du «paradigme» de Bakhtine et de son cercle exige de resituer ses analyses dans le cadre théorique et philosophique dont elles sont inséparables, tout en les soumettant à une analyse comparative. C'est en effet par une méthode comparative audacieuse et sans entraves[7] qu'on peut éclairer un auteur, une époque, en contraste avec les auteurs contemporains, les théories voisines.
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Posons la question de la façon suivante : y avait-il une rupture, une coupure entre la Russie soviétique et l'Europe occidentale dans l'entre-deux-guerres dans le domaine des sciences humaines et sociales? Leur champ disciplinaire, leurs problématiques étaient-ils différents ou comparables, malgré le passé, malgré la langue, malgré l'idéologie marxiste-léniniste officielle? Si les textes de Bakhtine et de son groupe suscitent tant d'interprétations divergentes, est-ce à cause d'une discontinuité spatiale, voire temporelle, entre Bakhtine et ses lecteurs «occidentaux» actuels?

Je soutiendrai la thèse qu'il y a à la fois contuité et coupure épistémologique. Par un travail de mise au jour des théories sous-jacentes au travail empirique, par une réflexion sur l'objet de connaissance étudié, les concepts utilisés, les types de raisonnement mis en œuvre, on voudrait ici expliciter l'implicite, reconstituer la bibliothèque idéale de Bakhtine, celle de son lieu et de son temps.

En effet, c'est dans l'interconnnexion étroite de l'air du temps et de l'air du lieu qu'on peut essayer de mieux comprendre la spécificité de la notion de dialogisme chez Bakhtine, tout en n'en faisant plus une pensée totalement singulière.

 

1. La notion de crise dans les sciences humaines : objets clos ou objets ouverts?

1.1. L'air du temps

S'il y a un mot qui apparaît de manière inflationniste au tournant du 19ème et du 20ème siècle dans toute l'Europe, c'est celui de crise : crise des fondements des mathématiques (Cantor) avec les paradoxes logiques (B. Russell), crise de la représentation (picturale, théâtrale) avec les avant-gardes artistiques, et, plus généralement, crise de la modernité. [8]
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Certes, une affirmation de crise n'est ni une preuve de sa réalité, ni une solution pour la dépasser, tout au plus doit-elle être prise comme symptôme que quelque chose est en train de se passer au début du 20ème siècle, un peu avant et un peu après la première guerre mondiale. Mais le refrain est obsédant, particulièrement en Russie.

«La linguistique européenne se trouve à l'heure actuelle dans un état de désaccord intérieur. Je dirai tout simplement : nous assistons à une véritable crise du savoir linguistique» (Vinokur, 1925, p. 9).

«En linguistique proprement dite, après l'ère positiviste, marquée par le refus de toute théorisation des problèmes scientifiques, à quoi s'ajoute, chez les positivistes tardifs, une hostilité à l'égard des problèmes de vision du monde, on assiste à une nette prise de conscience des fondements philosophiques de cette science et de ses rapports avec les autres domaines de la connaissance. Cela a servi de révélateur à la crise que traverse la linguistique, dans son incapacité à résoudre ces problèmes de façon satisfaisante» (Bakhtine/Voloshinov, 1929 [1977, p. 21]).

D. Baggioni dans sa thèse envisage cette crise comme le va-et-vient entre une linguistique de la langue et une contestation de cette linguistique réductionniste au nom d’une autre linguistique, conçue comme science ayant un autre objet: le langage[9]. Il y aurait ainsi une alternative entre un point de vue envisageant la recherche linguistique comme science du langage, processus complexe intégrant toutes les dimensions de l'acte langagier (Spachphilosophie de type Humboldt, neolinguistica en Italie, l'école de K.Vossler, etc.) avec aujourd'hui les différents types de socio-linguistique et de pragmatique, et un autre point de vue, l'envisageant comme science de la langue, objet de recherche strictement limité et excluant de ce fait de nombreuses questions comme non-pertinentes (néo-grammairiens, linguistiques structurales, etc.) quitte à restreindre jusqu'à l'abstraction caricaturale l'objet «langue» envisagé, même si les mots Sprache en al-
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lemand et jazyk en russe laissent indéterminé le choix entre langue et  langage.

Il me semble qu'on peut prendre cette thèse comme point de départ, en la précisant par deux thématiques complémentaires : le problème des limites (de l'objet d'étude, et entre l'intériorité et l'extériorité de la conscience), et celui, plus général, de la théorie de la connaissance.

En effet D. Baggioni considère l'histoire des idées linguistiques de l'entre-deux-guerres comme le passage d'un réductionnisme à un autre (des néo-grammairiens aux structuralistes), séparés par un intervalle qu'il estime positif où les tenants d'une linguistique du langage contestaient point par point une vision par trop restreinte des faits de langue. La contestation portait sur la doctrine positiviste des néo-grammairiens qui faisaient de la langue un objet clos, constitué de lois phonétiques fonctionnant sans exception[10]. Elle portait sur la méthode : empirique et philologique. Elle portait enfin sur l'objet : la langue, faite uniquement de sons et de formes grammaticales, objet d'une Laut- und Formenlehre. C'est donc à un effondrement général des valeurs du positivisme qu'on assiste, tout paradoxal qu’il soit de parler de valeurs à propos d’une idéologie qui les ignore de façon si manifeste. Ces «valeurs», reposant sur l'idée que la linguistique est une science naturelle, sont peu à peu remplacées par celles d'un courant sociologique, qui a pour slogan que la langue est un «fait social».

On peut dépasser l'opposition proposée par Baggioni en voyant que l'enjeu n'est pas seulement l'objet de la linguistique, mais une opposition nouvelle entre objet réel et objet de connaissance (objet donné / objet construit) qui se profile dans cette période de l'entre-deux-guerres. C'est sur le fond de cette crise des fondements de la connaissance scientifique qu'on va étudier quelques aspects de l'œuvre de Bakhtine et de son cercle.

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1.2. Hybridation : le problème des limites.

Une question se pose en linguistique, qui semble absente en mathématiques : comment savoir si deux objets sont semblables ou différents? Y a-t-il un moyen terme? une autre possibilité? S'agit-il de gradation? de continuum? Où commencent et où finissent les objets dont il est question dans cette science?

C'est la question des frontières et des limites entre les langues qui a donné lieu aux controverses les plus vives au début du 20ème siècle. Le modèle dominant était, depuis A.Schleicher (1861) le modèle dit «naturaliste» de l'arbre généalogique.

Cette vision naturaliste de l’évolution des langues, qui se déroule dans le temps, mais non dans l’histoire (puisque la volonté humaine n’y peut en rien interfé­rer), mani­pule des objets à la clôture hermétique : chaque langue est un corps pur, son organisme (ou son essence) ne peut être en rien altéré par des contacts ou des mé­langes. Pour Max Müller (1823-1900), la langue suit une évolution naturelle, tout à fait indépendante des faits extérieurs, selon des lois inexorables. Pour les linguistes naturalistes[11], toute idée de contact entre langues, de ressem­blances acquises par proximité géographique, voire d’hybridation, est un non sens, ou, tout au plus, un fait tératologique : une langue mixte ne peut être qu’un monstre. Les langues, perçues comme des organismes vivants, sont nécessairement impénétrables les unes aux autres. Le modèle de Schleicher ne permettait ni contamination, ni diffusion, ni contact, ni emprunt. Pour le naturalisme, la notion de «mélange de langue» n'a aucun sens, pas plus que n'en aurait celle de «mélange d'espèces» en biologie.

Pourtant la découverte de langues qui ne rentraient pas dans ce cadre strict (l'arménien en particulier) ou de dia-
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lectes frontaliers remettait bientôt en question ces certitudes rigides. Le principal adversaire de la clôture des systèmes linguistiques est Hugo Schuchardt (1842-1927), professeur à Graz. Pour lui il n'existe pas de langue qui ne soit pas mélangée.

«La prononciation d'un individu n'est jamais exempte de variation. […] le mélange sans fin des langues (Srachmischung) va de pair avec cette fragmentation illimitée de la langue (Sprachspaltung) : l'influence d'un dialecte sur les autres, qui, d'après les néogrammairiens, provoque une perturbation du caractère sans exception des lois phonétiques, et le nivellement des nuances individuelles de parole, qui, selon les mêmes néogrammairiens, rend seul possible le caractère sans exception des lois phonétiques, ces processus d'effet contraire sont, dans leur essence même, identiques : ce ne sont que des degrés différents de mélange (Mischungstufen). (1885, dans Spitzer, 1922, p. 52).

«J'admets le mélange des langues même à l'intérieur de la communauté de langue la plus homogène» (ib., p. 56).

Mais l'aspect provocateur des thèses de Schuchardt n'apportait pas de réponse à toutes les questions. Si les langues peuvent s'hybridiser, restent-elles identiques à elles-mêmes ou bien abandonnent-elles alors leur nature initiale? Ou bien sont-elles «dès le départ» hybrides?

La géolinguistique, ou étude de la répartition des langues dans l'espace, découvrant que chaque fait de langue (qu'il soit phonétique ou lexical) avait sa propre localisation, n'apportait qu'une confusion supplémentaire au problème des limites entre les langues[12]

 

1.3. L'air du lieu : la spécificité de la situation en Russie

Peut-on utiliser à propos de la Russie soviétique de l'entre-deux-guerres la notion de «science normale» proposée par Kuhn pour désigner un paradigme accepté par une communauté scientifique?
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Un certain nombre de spécificités sont à prendre en compte. D'abord, à partir de 1929, les contacts scientifiques entre l'URSS et les pays occidentaux deviennent de plus en plus difficiles. Les livres n'arrivent plus. Il faut se contenter du contenu des bibliothèques d'avant la Révolution, très riche, mais bien sûr en décalage avec la science occidentale. D'autre part, il faut garder en tête que si le français était la langue des salons en Russie, c'est surtout l'allemand qui était la langue de la science.

Les intellectuels russes étaient pénétrés de science allemande. Hegel et Humboldt faisaient partie du bagage obligatoire de chacun, et c'est sur ce fond que la pensée de Marx a été reçue. L'anti-positivisme du cercle de Bakhtine, s'il répond à un mouvement général de la pensée scientifique en Europe (cf. Bergson en France), doit être envisagé aussi à partir de cette tonalité générale à base d'idéalisme allemand.

Les travaux du «cercle de Bakhtine» s'inscrivent alors parfaitement dans cette linguistique du langage telle que définie par D.Baggioni, même s'ils tentent de se démarquer de Humboldt et de Vossler en en critiquant le «subjectivisme individualiste».

La culture scientifique russe de l'époque est marquée également par la coupure entre la science émigrée et la science soviétique. Mais les liens intellectuels restent forts, y compris malgré les clivages politiques.

Le problème des limites entre les langues, en tant que refus explicite du «positivisme», est pris à bras le corps par deux linguistes que tout oppose : N. Troubetzkoy (1890-1938), émigré à Vienne, et N. Marr (1864-1934), représentant de la linguistique officielle jusqu'à sa mort en 1934.

N. Troubetzkoy, tout comme R. Jakobson, s'intéressent au phénomène de l'évolution des langues par convergence, modèle qu'ils opposent au modèle classique de la divergence.
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Des langues d'origines totalement différentes peuvent se rapprocher et acquérir des caractéristiques communes au point de former des «unions de langues» (Sprachbünde). Le modèle qu'ils suivent est celui de la biologie antidarwinienne de L.Berg (1876-1950), géographe et ichtyologue soviétique de renom, qui pensait que des espèces animales pouvaient se «rapprocher» par convergence dans un milieu ambiant semblable (ex.: les baleines et les dauphins).

N. Marr était fasciné par le problème du «croisement» des langues. Il était très proche sur ce point de H.Schuchardt, et comme lui, il refusait radicalement l'idée de parenté génétique des langues.

Les deux modèles ont un même adversaire : les néo-grammairiens, mais ne le remettent pas en question de la même façon. Dans le produit hybride sorti du croisement des langues chez Marr, il y authentique mélange : on ne reconnaît plus les éléments initiaux. En revanche, chez Troubetzkoy et Jakobson, la convergence des langues ne produit pas un mélange mais une ressemblance typologique, ou «affinité»[13].

Il me semble que le dialogisme et l'interactionnisme de Bakhtin-Voloshinov sont une troisième façon de sortir de la même «crise» du positivisme[14], une autre réponse à la question des limites des objets de connaissance.

2 Une psychologie sociale : conscience individuelle ou conscience collective?

Le dialogisme de Bakhtine-Voloshinov dans les années 1920-30 est à la fois une théorie littéraire et une psychologie sociale. On va tenter de le montrer à partir des textes signés par Voloshinov.
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2.1. La société
Chez Voloshinov, la société est vue comme une intrusion de l'extérieur dans l'intérieur, comme une revendication de socialité générale de tout ce qui avant lui était considéré comme étant du domaine de l'individuel. Son anti-psychologisme repose sur un sociologisme généralisé.

«Il n'existe pas d'expérience en dehors de son incarnation en signes. Dès le départ donc, il ne peut même pas être question d'une différence qualitative entre intérieur et extérieur» (Marxisme et philosophie du langage (désormais MPL), p. 101., trad. de Todorov, 1981, p. 70).

On s'appuiera essentiellement sur un texte mal connu de Voloshinov, bien que traduit en français par Ts.Todorov : «La construction de l'énoncé», paru un an après MPL (Voloshinov, 1930, trad. de Todorov, 1981).

Dans ce texte, qui se présente comme une vulgarisation scientifique à l'usage des écrivains débutants, Voloshinov présente de façon plus explicite, plus pédagogique, ses thèses, son orientation générale du livre MPL .

Comme dans MPL, le cadre général est bien toujours celui de la psychologie sociale, mais la tension est ici très forte entre deux modèles, deux rhétoriques. C'est du rapport entre le collectif et l'individuel qu'il est question. Car la société que nous présente Voloshinov a deux visages, forts différents. D'un côté, l'apparition et l'évolution du langage sont conditionnées par «l'organisation de la société par le travail et la lutte des classes» (p. 65), mais d'un autre, la «communication» se fait «d'homme à homme», entre des individus qui ne sont définis que d'être en altérité mutuelle, hors de toute détermination sociale. Parfois la société est faite de groupes, parfois d'individus, parfois le locuteur représente l'idéologie de son groupe ou de sa classe, parfois il est en interaction avec les voix de ses interlocuteurs, qui ne sont que
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des alter ego. La société passe ainsi aisément de la partie au tout, du groupe social à la communauté globale. Ce sont deux modèles incompatibles entre lesquels hésite Voloshinov. L'un a pour nom «la collectivité sociale [social'nyj kollektiv] dans laquelle se réalise l'interaction verbale des gens vivant d'une vie sociale [obschestvennoj zhiznju]» (p. 66), l'autre a pour nom la «classe sociale», mais une classe jamais présentée en termes d'antagonismes, mais seulement en tant que collectivité disposant d'une sorte de conscience collective :

«Dès que nous commençons à réfléchir à une question, dès que nous y mettons toute notre attention, aussitôt notre parole intérieure (parfois prononcée à haute voix si nous sommes seuls) prend la forme de questions et réponses, d'affirmations et d'objections, bref, notre parole se scinde en répliques plus ou moins longues, elle prend une forme dialogale.

Cette forme dialogale se manifeste de la façon la plus claire dans le cas où nous avons une décision à prendre. Nous hésitons. Nous ne savons pas comment agir au mieux. Nous discutons avec nous-même, nous essayons de nous convaincre nous-même du bien-fondé de telle ou telle option. Notre conscience est comme scindée en deux voix, indépendantes et mutuellement contradictoires. Et toujours une de ces voix, indépendamment de notre volonté et de notre conscience, se fond avec le point de vue, avec les opinions et les jugements de valeur de la classe à laquelle nous appartenons. Toujours la seconde voix devient la voix du représentant le plus typique, le plus idéal de notre classe.

'Ma conduite va être mauvaise', de quel point de vue? Le mien? Mais où ai-je pris ce point de vue 'personnel', si ce n'est de ceux par qui j'ai été élevé, avec qui j'ai fait mes études, dont j'ai lu les écrits dans les journaux et dans les livres, que j'ai entendus dans les meetings et dans les cours? Et si je refuse les opinions du groupe social auquel j'appartenais jusqu'à présent, ce n'est que parce que l'idéologie d'un autre groupe a conquis ma conscience, l'a remplie, l'a obligée à reconnaître le bon droit du type de vie sociale qui l'a produite.
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'Ma conduite va être mauvaise', cette 'voix de ma conscience' en réalité devrait résonner ainsi : 'ta conduite sera mauvaise du point de vue des autres, du point de vue des meilleurs représentants de ta classe'». (Voloshinov, 1930, p. 70-71) (ma traduction, P.S.)

A vrai dire, ce texte est étonnant. La conscience personnelle serait la voix des représentants idéaux du groupe social qui résonne dans la vie intérieure de l'individu. La voix venant de l'extérieur pousse à imiter le comportement d'une élite idéalisée. Quant au dialogue, hypertrophié, idéalisé, il recouvre tout l'espace qu'on peut s'attendre, au même lieu et à la même époque, à voir attribué à la dialectique. C'est que la psychologie sociale de Voloshinov et Bakhtine est toujours prête à tomber dans un interactionnisme interindividuel, dans le pragmatisme, le simple face-à-face, qui reconstruisent les frontières de l'individualité et passent à côté de l'imbrication des tissus discursifs[15].

De même, il est difficile de faire entrer dans la tradition marxiste, toute hétérogène qu'elle ait été, un ouvrage qui, à aucun moment, ne cherche à identifier des formations sociales et, dans celles-ci, des groupes sociaux engagés dans des pratiques déterminées. Tout ce qui importe à Voloshinov est l'intrusion de l'extériorité dans l'intériorité, la reconnaissance qu'un énoncé est toujours proféré en tenant compte d'un interlocuteur, présent ou potentiel, mais cette extériorité n'est pas différenciée, elle n'est convoquée que pour provoquer un affaiblissement des frontières entre parole intérieure et parole extérieure. De discours conflictuels il ne sera pas question[16].

2.2. Le sujet parlant

Un des objectifs principaux de l'article, condensé des thèses les plus connues de Bakhtine à cette époque, vise l'objet même de la nouvelle linguistique que propose Voloshinov. Cet
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objet est l'énoncé (vyskazyvanie)[17], «unité réelle de la langue (rech')» (p. 66) toujours unique, toujours concret, toujours inséré dans une situation que Voloshinov appelle sociale, du seul fait qu'elle implique nécessairement plusieurs personnes, au minimum un locuteur et un auditeur, qui constituent l'auditoire de l'énoncé. Et là encore c'est une société étonnante qui est révélée dans cet exposé de psychologie sociale. En effet, le but de la linguistique, pour Voloshinov, est d'«étudier les énoncés dans leur lien avec la situation sociale qui les a engendrés» (p. 66). Or cette «situation sociale» a ceci de particulier de n'être point traversée par des contradictions, elle ressemble beaucoup plus à la pragmatique anglo-saxonne de l'école de J. Austin qu'à la théorie de l'énonciation d'E. Benveniste. Elle réunit des locuteurs (individus parlants) et non des énonciateurs constitués comme sujets par le processus de l'énonciation.[18] Voloshinov ne construit pas une théorie du sujet. En effet, il se donne pour but immédiat d'étudier un type de «communication sociale» parmi d'autres : le type littéraire. A ce type il en oppose d'autres, qui sont ainsi sur le même plan :

«1) la communication sur les lieux de production (à l'usine et à la fabrique, au kolkhoze, etc.); 2) la communication administrative (dans les institutions, les organisations sociales, etc.); 3) la communication dans la vie de tous les jours (rencontres et conversations dans la rue, à la cantine, chez soi, etc.); et enfin la communication idéologique au sens propre de ce terme : de propagande, scolaire, scientifique, philosophique, dans toutes leurs variantes». (p. 67)

La société n'est pas traversée de conflits ou de contradictions, elle est faite de «situations» qui rassemblent des «gens» qui, tout en étant en situation d'altérité mutuelle, se rassemblent du fait de leur connaissance exacte de ce qu'on doit dire et de la façon dont on doit se comporter dans chaque «situation». Une communication sociale à l'usine se fait entre pairs, jamais entre ouvriers et contre-maître. La
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 «situation» est plus un lieu de l'espace social qu'une place dans un rapport de forces. Quant à la littérature, parfois elle est un type de communication, parfois elle s'élève au rang de reflet des autres types de communication..

La «situation» est l'ensemble de ce qu'il faut connaître (les interlocuteurs, le contexte immédiat, leur histoire antérieure, etc.) pour comprendre un énoncé. C'est sur cette notion de compréhension que nous terminerons. A l'opposé de ce que sera dans les années 1970-80 la théorie du discours, qui intègre la notion d'inconscient (M.Pêcheux), à l'opposé de ce que fut la notion d'idéologie dans le texte de Marx l'Idéologie allemande (1845)[19] , tout le texte de Voloshinov présuppose, et même affirme qu'il suffit de connaître la «situation» d'un énoncé pour en comprendre le sens. Il y a un sens à découvrir, et un seul, qui se donne dans sa totalité à qui sait reconstituer la «situation» dans son unicité et son intégralité. C'est donc la situation concrète qui fait le sens, entièrement interprétable, sans malentendu et sans dérapage. [20] 

Certes, et c'est un point fondamental de l'argumentation de Voloshinov, il n'y a pas de véritable intériorité, puisque tout se passe dans l'interaction verbale, même lorsqu'il s'agit de ce qui semble un monologue intérieur. Mais l'altérité, intrusion de la voix de l'autre dans la conscience d'un individu, est posée comme n'étant que pure altérité : il n'y a que les «autres» gens, pas des groupes sociaux antagonistes. Même si Voloshinov parle de classe, il ne les met pas en scène. Ce qui compte, pour lui, est que la vie est un théâtre où l'on joue des rôles, où l'on échange des répliques, qui sont «orientées» vers un interlocuteur spécifique et qu'un tiers ne saurait «comprendre» qu'à condition d'en connaître le contexte situationnel.

«Chaque énoncé de la vie quotidienne […] contient, en plus de la partie verbale exprimée, également une partie non verbale, inexprimée mais sous-entendue (la situation et l'auditoire), sans com-
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préhension de laquelle ne peut être compris l'énoncé lui-même» (p. 67).

Et Voloshinov renvoie à son propre texte de MPL (p. 115-116) :

«Le genre [de discours] dans la vie quotidienne est une partie du milieu social : la fête, le loisir, la communication de salon, à l'atelier, etc. Il est en contact avec ce milieu, il est contraint par ce milieu, et est déterminé par lui dans toutes ses manifestations internes».

 Le «milieu social» pour Voloshinov a peu à voir avec ce qu'on entend de nos jours en français par «milieu social»: c'est plus un milieu au sens biologique, ou plus exactement écologique, d'environnement : le locuteur ne peut pas plus parler en dehors d'une situation sociale (définie comme un échange entre pairs) que le poisson ne peut vivre hors de l'eau.

C'est pour cela que je pense très erroné de parler de «théorie de l'énonciation» à propos de Bakhtine. Si l'on traduit «sobytie vyskazyvanija» (littéralement :«l'événement de l'énoncé») (Voloshinov, 1930, p. 76) par «l'énonciation» (Todorov, 1981, p. 69), c'est non seulement un grave anachronisme, mais encore une toute autre orientation qui est prise, qui entraîne dans une lecture du «locuteur» de Bakhtine-Volochinov comme s'il s'agissait d'un «sujet de l'énonciation», c'est lire Volochinov-Bakhtine à travers les catégories de Benveniste[21].

Conclusion

J'espère avoir montré qu'on ne peut pas comprendre la conception de Bakhtine et de son cercle sans connaître le contexte immédiat de sa pensée.
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Ce contexte a à voir avec une réinterprétation, un siècle plus tard, de l'opposition mécanicisme / organicisme de la pensée romantique allemande, reconvoquée pour surmonter la crise du positivisme.

Le marxisme de Bakhtine-Voloshinov est fort éloigné de la façon dont on pensait le marxisme en Europe occidentale dans les années 1970-80. Ces auteurs font transgresser les limites de l'individualité psychologique par l'intrusion de «voix» extérieures, il font basculer tout processus de communication dans l'«idéologique», ils refusent les limites strictes de la langue des linguistes, mais c'est pour mieux reconstituer une socialité conçue comme une scène de théâtre où s'échangent des répliques entre des individus qui, s'ils sont respecteux des autres, tiennent compte de leurs «accents», de leurs «jugements de valeurs». L'individu n'existe que par le groupe auquel il appartient. Ce groupe est fait des «autres» gens.

Voloshinov-Bakhtine sont fils de leur temps et de leur lieu : les limites de la personne sont remises en question, mais elles réapparaissent sans cesse.

Ils ont beau jeu de dire que l'énoncé, pris dans son lien avec sa «situation» est toujours unique, toujours particulier. Mais c'est par leur épistémologie qu'ils nous laissent sur notre faim : quelle serait cette science de l'objet à la fois unique et lié à tout? Comment construire une théorie de la connaissance de ce qui n'est pas réitérable?

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— VINOKUR Grigorij O., 1925 : Kul'tura jazyka. Očerki lingvističeskoj texnologii, Moscou : Rabotnik prosveščenija [La culture de la langue. Essais de technologie linguistique].
— VOLOŠINOV V.N., 1929 : Marksizm i filosofija jazyka : Osnovnye problemy sociologičeskogo metoda v nauke o jazyke, Leningrad : Priboj (2e éd. : 1930);   [Le marxisme et la philosophie du langage. Les problèmes essentiels de la méthode sociologique dans la science du langage]. 2e édition : 1930. Traduction française de Marina Yaguello, sous le nom de Mikhail Bakhtine (V.N. Volochinov) : Le marxisme et la philosophie du langage. Essai d'application de la méthode sociologique en linguistique, Paris : Ed. de Minuit, 1977.
— VOLOŠINOV V.N., 1930 : «Konstrukcija vyskazyvanija», Literaturnaja učeba, n° 3, p. 65-87 [La construction de l'énoncé] (trad. fr. dans Todorov, 1981 : «la structure de l'énoncé»).

 

 



[1] Par «cercle de Bakhtine» on entend un groupe d'amis qui, dans les années 1920-30, avaient l'habitude de se rencontrer et de travailler ensemble. Il s'agit, outre M.M. Bakhtine, de Matvej Isaevich Kagan (1889-1937); Pavel Nikolaevich Medvedev (1891-1938); Lev Vasil'evich Pumpjanskij (1891-1940); Ivan Ivanovich Sollertinskij (1902-1944); Valentin Nikolaevich Voloshinov (1895-1936). Je ne prendrai pas position ici sur l'attribution de paternité aux «textes controversés» de Medvedev et Voloshinov. Cette question ne me semble pas essentielle. Nous avons affaire à un ensemble constitué de textes publiés, c'est d'eux qu'il faut partir.  

[2] Cf. Gardin, 1978, p. 88, où le travail de Voloshinov est présenté comme une «nouvelle coupure épistémologique», remplaçant celle qu'on aurait jusqu'alors faussement attribuée à Saussure. 

[3] Cf. Brandist, 1995, p. 32; en Allemagne, cf. également Gunther, 1986.

[4] Cf. les travaux de Kozhinov; également Averincev, 1976.

[5] Cf. Steinglass, s.d.

[6] Sur la notion de dialogisme, cf. Ivanova, 2000, et Romashko, 2000.

[7] Sur la philosophie de la méthode comparative, cf. Détienne, 2000.

[8] Sur la notion de crise de la modernité, cf. Mosse, 1981.

[9] Baggioni, 1986, p. 10, 18

[10]  Le principe néo-grammairien des lois phonétiques absolues fut formulé avec une extrême netteté par August Leskien dans son ouvrage Die Deklination im Slavisch-Litauischen und Germanischen, Introd., p. XXVIII (1876) : Die Lautgesetze wirken ausnahmslos (les lois phonétiques agissent sans exception).

[11] Sur la linguistique naturaliste en France, cf. Desmet, 1996.

[12] Cf. les travaux de Gilliéron. Sur la question du désespoir épistémologique qu'a représenté la géolinguistique dans les années 1910-1930, cf. Sériot, 1999, chap. 4

[13] Tout tourne autour de l'interprétation du mot allemand Verwandschaft : «parenté» (ressemblance héritée) ou «affinité» (ressemblance acquise).

[14] Sur le contexte anti-positiviste de l'époque de Bakhtine, cf. Nerlich, 2000.

[15] Cette dérive pragmatique du dialogisme a déjà été signalée par J. Authier, 1982.

[16] Cf. Angenot, 1984.

[17] «L'essence véritable de la langue est l'événement social de l'interaction verbale, réalisé par l'énoncé» (Voloshinov, 1930, p. 66).

[18] Il est impossible de trouver chez Bakhtine ou Volochinov l'idée, fondamentale pour Benveniste, que «C'est dans et par le langage que l'homme se constitue comme sujet» (Benveniste, 1966, p. 259). A la différence du locuteur, le sujet de l'énonciation ne préexiste pas à l'acte qu'est l'énonciation.

[19] Chez Marx et Engels (L'idéologie allemande, 1845) une idéologie est essentiellement une conscience fausse : une pensée qui croit se développer librement, alors que, sans que le penseur s'en rende compte, elle reflète les faits sociaux et économiques qui pèsent sur lui. Il y a désaccord plus ou moins grand entre ce que l'homme fait et ce qu'il croit faire. C'est cette sorte d'illusion que recouvre le terme d'idéologie. Pour Bakhtine-Voloshinov au contraire, la conscience n'est jamais fausse, elle est un lieu d'affrontement entre des voix différentes, venues d'une socialité conçue comme extériorité. C'est sur le fond d'un marxisme présenté par les travaux de L. Althusser (1970) que Bakhtine a été reçu et interprété en France dans les années post-1968. Cette lecture scandalise bien des intellectuels russes actuels.

[20] Rappelons que Voloshinov est l'auteur d'un livre extrêmement critique envers la psychanalyse : Frejdizm, kriticheskij ocherk  (Le freudisme, essai critique), 1927 (traduction française : Le freudisme, Lausanne : L'Age d'Homme, 1980).

[21] Sur le danger de confusion de la pragmatique et de la théorie de l'énonciation et des malentendus qui découlent d'une lecture trop rapide de la production linguistique en Russie, cf. Sériot, 1990.