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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT : «Diglossie, bilinguisme ou mélange de langues : le cas du suržyk en Ukraine», La linguistique, Paris : P.U.F., vol. 41, fasc. 2, p. 37-52.

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S'il est une «situation linguistique complexe», selon l'expression qu'utilise Andrée Tabouret-Keller, c'est bien celle de l'Ukraine. Mais, plus encore que la situation, c'est l'ensemble des représentations sur ce qu'est la langue ou ce qu'elle doit être qui est complexe. C'est même ce qui, en partie, conditionne ladite situation.

Au moment de l'élargissement de l'Union européenne vers l'Est, il est utile de connaître les idéologies linguistiques à l'œuvre dans les processus de construction étatique. Ce n'est qu'à cette condition qu'on pourra construire un filtre de lecture d'une «situation» qui, à son tour, met à mal la rassurante idée de «système» en linguistique.

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I/ Comment connaître la «situation» linguistique? 

 

a. Un objet mal identifié

 

«Seule une part relativement faible de la population d'Ukraine maîtrise réellement l'ukrainien standard» peut-on lire dans un récent ouvrage consacré à l'Ukraine actuelle[1]. A un certain degré de généralité, cette affirmation fait certainement sens. Pourtant, dès qu'on veut entrer dans les détails, on a vite l'impression de voir la «situation» échapper à toute investigation. En effet, en Ukraine même on ne parle jamais de «langue standard», mais de «langue littéraire» (literaturna mova). Or la terminologie ici révèle une telle différence d'approche avec les cadres d'analyse «occidentaux» qu'un travail de mise au point va s'avérer indispensable : de quel objet-langue parle-t-on?

D'autre part, à moins d'enquêtes de terrain avec des méthodes sociolinguistiques de vaste envergure, une équipe expérimentée et des méthodes raffinées de traitement de données statistiques, il n'est pas réaliste de rendre compte de l'état de bilinguisme / diglossie actuelle en Ukraine. Il est en revanche un domaine très facilement accessible à l'investigation «en chambre» : l'analyse des différentes représentations sur le bilinguisme et la diglossie à travers les innombrables forums de discussion sur internet, journaux, courrier des lecteurs, articles de revues spécialisées, œuvres littéraires satiriques ou militantes. En fonction des différentes sources d'information, on apprend ainsi que les habitants d'Ukraine 1) sont en majorité bilingues (ils parlent ukrainien et russe), 2) sont trilingues (ils parlent ukrainien, russe et un mélange de ces deux langues, appelé le suržyk), 3) sont en majorité monolingues (ils ne savent parler que le suržyk).

Avant d'aller plus loin, il faut encore préciser un point obscur pour beaucoup d'«occidentaux» : la différence entre deux catégories administratives, parfaitement claire dans toute l'ex-URSS : la citoyenneté et la nationalité. Il existe en effet, parmi les citoyens ukrainiens, des gens se disant de «nationalité» russe (c'est-à-dire d'ethnie russe), et donc largement russophones, et des gens de
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nationalité ukrainienne. Parmi ces derniers, certains déclarent l'ukrainien comme langue «maternelle», d'autres le russe (tout en maintenant leur déclaration de nationalité ukrainienne : la «nationalité» n'a aucun rapport nécessaire avec la langue effectivement parlée[2]). Les «Russes» d'Ukraine ne sont donc pas des citoyens russes «expatriés» en Ukraine, qui relèveraient alors des autorités russes, mais bien des citoyens ukrainiens possédant cette étonnante catégorie administrative héritée de l'époque soviétique, la «nationalité russe» au sens ethnique. Beaucoup d'entre eux sont arrivés en Ukraine à l'époque soviétique lors des campagnes d'industrialisation dans l'Est du pays, d'autres descendent de personnes qui se sont déclarées comme «Russes» lors de l'attribution des passeports internes (pasportizacija) en 1932 dans la partie soviétique de l'Ukraine (mais, bien sûr, pas dans la partie polonaise ou tchécoslovaque).

Le mot suržyk (orthographié surzhyk dans les travaux anglo-saxons) désigne à l'origine, de façon péjorative, un mélange impur de céréales (du blé mélangé à du seigle ou de l'orge, et le pain médiocre fait à partir de ce mélange). On trouve des formations équivalentes en russe (suržanka), polonais (sąrżyca), tchèque (souržice)[3]. Mais ce n'est qu'en Ukraine que ce mot a acquis le sens métaphorique péjoratif de «sang-mêlé» puis de «langue mélangée», connu depuis le début du XXème siècle. Dans ce dernier sens on utilise en Biélorussie l'expression trasjanka, mot d'origine agricole également, qui désignait à l'origine de façon péjorative un mélange de paille et de foin (dans les deux cas, l'idée générale est celle de «salmigondis»).

Ce phénomène de désignation péjorative du mélange de russe et de langue locale est identique en Ukraine et en Biélorussie, alors même que les politiques linguistiques officielles des deux
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Etats sont très différentes : bilinguisme très favorable au russe en Biélorussie, monolinguisme volontariste d'Etat en Ukraine, visant à supplanter le russe à tous les niveaux.

La question portant sur la langue dans les recensements actuels de population en Ukraine prévoit la réponse «russe» ou «ukrainien», mais pas suržyk. On ne dispose donc d'aucune statistique officielle sur le nombre de suržykophones. Le suržyk est dévalorisé dans le discours courant au point que toute variété non standard de langue est dénommée suržyk, y compris parfois les dialectes locaux, mais aussi tout usage qui ne correspond pas à ce que les locuteurs connaissent ou imaginent comme étant la norme standard. Il est donc impossible de dire si des locuteurs sont en situation de bilinguisme ou de diglossie, tant ils sont en réalité dans une très grande incertitude, ou insécurité linguistique. Cette insécurité est agravée par le fait que les normes de l'ukrainien sont mal établies, ayant changé plusieurs fois depuis le début du XXème siècle[4]. Les livres d'école actuels présentent une norme orthographique, morphologique et lexicale ne correspondant pas à celles de l'enseignement d'avant l'indépendance. L'ukrainien n'est donc un objet fixe, une grandeur discrète que dans les discours officiels. La réalité est beaucoup plus fluctuante. Mais le russe tel qu'il est parlé par les russophones d'Ukraine («Russes» aussi bien qu'«Ukrainiens») n'est guère mieux loti : les interférences avec l'ukrainien sont nombreuses.

En fait, il s'agit moins d'insécurité linguistique que d'ignorance des limites entre les normes des deux langues. Beaucoup de gens parlent le suržyk sans le savoir, c'est-à-dire en croyant que ce qu'il parlent est de l'ukrainien ou bien du russe, mais pas une solution intermédiaire. C'est que la notion de continuum est, on va le voir, proprement impensable dans l'idéologie essentialiste du discours dominant.

Les avis divergent fortement à propos du suržyk, qu'ils émanent des rares études de linguistes professionnels sur la question ou bien du courrier des lecteurs des différents journaux, équivalent local du Café du commerce. Il peut être décrit comme 1) de l'ukrainien déformé, ou russifié; 2) du russe déformé, ou ukrainisé; 3) une langue à part et à part entière.
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Pour savoir de quelle type d'entité est le suržyk, je propose de ne pas partir de l'idée qu'il s'agit d'une chose, ou d'un phénomène, qui a reçu un nom, mais du constat que circule un nom (en tant que pratique discursive), qui suscite des réactions très vives, et qui a de très nombreux et incompatibles référents.

 

b. Bref rappel historique

 

L'ukrainien a un passé de langue dominée : «A la fin du XIXème siècle en Ukraine russe les paysans avaient souvent honte de parler ukrainien, et, dans les conversations avec les personnes des classes supérieures, inséraient autant de mots russes qu'ils le pouvaient»[5]. Le problème est rendu complexe par le fait que ce qui est aujourd'hui l'Ukraine était avant 1914 divisé entre Russie, Autriche et Hongrie, qui avaient des politiques linguistiques très différentes envers l'ukrainien. Ainsi, une variété d'ukrainien était favorisée en Galicie autrichienne, sans doute pas de façon désintéressée, alors que toute pratique écrite de l'ukrainien était interdite en Ukraine russe entre le soulèvement polonais de 1863 et la Révolution de 1905. La norme était ainsi fluctuante entre les régions, même si on était parvenu à un certain accord sur le fait que l'ukrainien «littéraire», au sens de l'allemand Hochsprache, était basé sur la langue des écrivains de la région centrale de Kiev-Poltava.

Dans les années 1920 le pouvoir bolchevique fit d'importants efforts pour promouvoir les langues des «nationalités» et les cadres locaux par la politique d'«indigénisation» (korenizacija), au point qu'on a pu dire que les Soviets n'ont pas détruit, mais inventé l'idée nationale ukrainienne. Mais cette politique fut inversée dès le milieu des années 1930 par une russification de plus en plus poussée, même si le russe n'a, officiellement, jamais été déclaré langue d'Etat en Union Soviétique.

Après la guerre et la réunification/annexion de la Galicie et de la Transcarpathie, le phénomène de perte de limite entre l'ukrainien et le russe, ou plus exactement de pénétration du russe en ukrainien (et pas l'inverse) était connu et encouragé dans le discours soviétique sur la langue en tant qu'«enrichissement» de la langue ukrainienne. Mais il s'agissait des emprunts
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lexicaux et phraséologiques plutôt que de l'instabilité du système phonologique et morpho-syntaxique.

Au début de l'indépendance, en 1990, il y eut des discussions intenses sur la langue officielle de l'Etat : fallait-il choisir le russe, l'ukrainien, ou bien les deux à égalité? (il s'agit de la dignitas dans les termes de R. Picchio[6]). Mais une controverse beaucoup plus grave a été ignorée au niveau officiel, concernant la norme de l'ukrainien (cf. également le second terme du modèle de Picchio : norma). La discussion sur le suržyk fait ainsi partie de la très profonde controverse linguistique qui se déroule en Ukraine depuis l'indépendance, et qui ne prend son sens que de l'idéologie, au sens de système de représentations, qui en est le support implicite.

Lors du référendum de décembre 1991, l'immense majorité des habitants de l'Ukraine, russophones y compris, ont voté pour l'indépendance. L'ukrainien fut déclaré unique langue officielle dans la constitution de 1996 (même si la liberté d'usage d'autres langues est garantie), et commença à acquérir un certain prestige. Mais on assiste depuis à un phénomène de retour à la situation antérieure, dû aux difficultés économiques : l'ukrainien est souvent associé à la récession et à l'instabilité du nouvel ordre des choses. La résistance au changement et le manque de moyens financiers explique que l'expansion de l'ukrainien soit encore faible[7].

A l'heure actuelle, il y a un décalage important entre le discours officiel et la situation observable. L'unique langue officielle est l'ukrainien, langue de la «nation titulaire», c'est-à-dire celle qui a donné son nom à l'Etat. Mais la majorité de la population, surtout urbaine (sauf dans l'Ouest[8]) soit ne la parle pas (et parle russe), soit parle ce mélange de russe et d'ukrainien appelé suržyk. La situation est compliquée par les revendications contradictoires des russophones, dont les porte-parole 1) réclament le statut de langue minoritaire (en insistant sur les droits que leur donne la ratification de la charte européenne), 2) s'affirment comme numériquement majoritaires, et ce, en fonction des circonstances.
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Le paradoxe original de l'Ukraine actuelle est que la langue d'Etat soit minoritaire et en situation de danger.

En fait, l'insécurité linguistique est telle qu'il est difficile de savoir qui parle un russe «authentique» ou un «pur» ukrainien. Il est vrai que la grande proximité du russe et de l'ukrainien favorise les possibilités d'interférences à tous les niveaux : lexical, mais aussi phonétique et même morpho-syntaxique.

La lutte semble inégale entre les deux langues, car le soutien à l'ukrainien est faible parmi la population : il s'agit d'un combat d'intellectuels et d'hommes politiques pour que la langue officielle soit effectivement employée dans des domaines jusqu'ici réservés au russe (administration, production, enseignement, science et techniques, justice…), programme volontariste de promotion du prestige de la langue ukrainienne. Mais le prestige ne se décrète pas. L'ukrainien reste pour beaucoup de gens soit la langue du kolkhoze, soit celle d'intellectuels nationalistes bornés.

 

Un peu de peinture peut changer le russe en ukrainien…

                                                                       © Patrick Sériot

 

 

II/ Les études sur le suržyk

 

Phénomène ignoré au niveau des autorités et méprisé par les puristes, le suržyk commence à attirer l'attention des sociolinguistes.
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On trouve d'abord des études sur le suržyk qui prennent ce dernier comme une langue constituée, susceptible d'une description avec des méthodes classiques. Le slaviste américain Michael Flier[9] tente ainsi une description linguistique du système du «surzhyk», qu'il définit comme une base ukrainienne avec un ajout de russe, et dont il cherche à déterminer les règles de combinaison (p. 116) aux niveaux phonologique, morpho-syntaxique et lexical, en rejetant volontairement toute dimension psycholinguistique et politique (ib.). De même, le sociolinguiste Nikolaj Vakhtin (Université européenne de Saint-Pétersbourg) vient de terminer un projet de recherche d'envergure, «Les nouvelles langues des nouveaux Etats : suržyk et trasjanka»[10]. Ce travail part de l'idée que ces «nouvelles langues» sont un phénomène objectif, susceptible d'être étudié avec des méthodes de description linguistique classique.

Des données chiffrées commencent à apparaître dans l'édition scientifique : selon T. Kuznecova[11] (2001, p. 277) : «12% des familles bilingues parlent suržyk à la maison». Mais ces données sont peu utilisables : partant du présupposé que le suržyk est un objet constitué, homogène, elles laissent de côté des questions essentielles : pour le cas cité, que sait-on des formes du suržyk employé dans les familles monolingues? Y a-t-il des «monolingues suržyk?» Et même si une famille est effectivement monolingue, qui peut dire quelle est la part effective de suržyk dans leur micro-sociolecte?

Certains travaux de sociolinguistique, néanmoins, insistent sur la variation interne de ce qu'il conviendrait plutôt d'appeler «les phénomènes de suržyk». Dans un texte en français non publié «Le statut du sourgyk dans le système du bilinguisme de parenté proche», Natalja Šumarova (Université de Kiev) écrit que les suržykophones sont des gens âgés ou d'âge moyen, habitants de petites ou grandes villes, migrants de la première génération (de la campagne vers la ville), vivant surtout dans les régions de l'Est, du Sud et du Nord, où, historiquement, l'influence du russe a été la plus forte. Les jeunes, en revanche, à cause de ou grâce à un enseignement ukrainien monolingue, emploieraient le suržyk de façon
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consciente, dans un but précis (langue de communication avec la famille, ou langue de jeu et de dérision comique). Le suržyk ne serait pas nécessairement un indice d'origine sociale, bien que souvent employé par la classe ouvrière, les habitants des bourgades ouvrières ou de petites villes. Cependant, là encore, le nom donné au pratiques langagières ne nous est que d'un piètre secours : les enquêtes de Natalja Šumarova montrent que souvent les locuteurs ont plutôt conscience d'une variation locale que sociale. A la (sempiternelle) question «quelle langue parlez-vous», les enquêtés ont répondu «nous parlons en aleksandrovskien, en kazankovskien» c'est-à-dire d'après le nom de localités moyennes Aleksandrovka, Kazanka… (cf. la carte). Dans mes propres enquêtes de terrain en Ukraine transcarpathique, j'ai souvent obtenu comme réponse à la même question : rozmovljaemo po-našomu (‘nous parlons à notre façon’).

Mais, toujours selon Natalja Šumarova, le suržyk est employé aussi par des gens ayant une formation supérieure, y compris des enseignants des écoles secondaires et collèges spécialisés. La variable sociale ne semble ainsi être d'aucun secours, elle se mêle parfois à la variable géographique. Il peut y avoir en effet superposition de critères. Par exemple, le phénomène phonétique du akanie en suržyk (non différenciation, à la manière russe, du /o/ et du /a/ en position inaccentuée, tous les deux prononcés [ə] ou [ʌ]) peut s'expliquer aussi bien par l'imitation du russe que par un phénomène de contact ou de contamination géographique avec les dialectes biélorusses (au nord) et russes (au nord et à l'est), dans la région de Kyïv (Kiev) et Černihiv[12].

 

Les traits les plus couramment notés dans les phénomènes de suržyk par les différents observateurs sont les suivants.

Au niveau phonétique :

L' occlusive vélaire sonore [g] du russe correspond à la fricative glottale sonore [h] en ukrainien. Les Ukrainiens parlant russe ou même les russophones d'Ukraine prononcent [hórod] au lieu de [górət] (‘ville’ en russe).

A l'inverse, la réduction vocalique du russe, déjà mentionnée, peut passer en ukrainien. On entendra donc comme phénomène
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de suržyk le mot rozmovljáty (‘parler, converser’) prononcé avec une réduction vocalique russe mais une finale ukrainienne : [rəzmʌvljáty].

L'ukrainien a une particularité rare parmi les langues slaves : le non-assourdissement des consonnes sonores en fin de mot, à la différence du russe. Ainsi, en russe grib (champignon) et gripp (grippe) se prononcent de façon identique [grip], alors qu'en ukrainien hryb (champignon) s'oppose à hryp (grippe) par le non assourdissement du [b] en finale. «En suržyk», l'assourdissement des sonores en finale va provoquer la disparition de cette paire minimale. 

La syntaxe n'est pas exempte de phénomènes de calque, par exemple avec l'usage du locatif russe à la place de l'instrumental ukrainien :

Knyha napysana na anhlijs’koj movi

Au lieu de

Knyha napysana anhlijs’koju movoju. (‘Le livre est écrit en anglais’, Bilaniuk, op. cit., p. 100).

Les interférences au niveau du lexique sont, bien sûr, un phénomène très fréquent : on peut entendre le mot russe stolóvaja (‘cantine’), prononcé ou non à l'ukrainienne, au lieu du mot ukrainien jidál’nja. Mais là encore, le recouvrement de paramètres sociaux et géographiques complique les données d'enquêtes. Dans la région de Sumy, frontalière avec la Russie du Sud, on emploie dialectalement noski (chaussettes, comme en russe) à la place du mot ukrainien škarpetky. A-t-on affaire à un mot suržyk ou dialectal?[13]

Les enquêtes de Laada Bilaniuk[14] révèlent surtout que, bien souvent, les locuteurs alternent entre les variantes dans la conversation, selon le degré de surveillance ou de relâchement. Elle insiste sur l'entrelacs inextricable des deux langues, dépendant des informants, des circonstances, du degré d'attention, de ce qu'on imagine des attentes de l'interlocuteur, ainsi que sur le désaccord sur ce qui est standard ou pas, soit d'un manuel à l'autre, soit entre les locuteurs. Elle montre également que les différents groupes sociaux (intellectuels, bureaucrates, cadres industrielles, paysans, employés de commerce), les différentes générations ou les locuteurs d'ori-
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gine géographique différente (Ouest / Centre / Est) n'ont pas la même perception, les mêmes attentes. Les statistiques sont peu à même de rendre compte d'une telle complexité.

 

 

III/ Le discours sur le suržyk et ses systèmes de représentation

 

L'Ukraine bilingue : une situation peu enviable?

 

L'approche de L. Bilaniuk a ceci d'intéressant qu'elle utilise une notion peu courante en Europe orientale, celle d'idéologie linguistique, qu'elle décrit comme recouvrant «les mots sur les mots, les croyances explicites sur ce que la langue est, devrait être ou ne pas être, et comment elle est liée à l'identité»[15] (1997, p. 94). Mais c'est bien cette insistance sur l'explicite qui fait problème. Elle traduit en effet par «ideology» le mot svitohljad, qu'elle utilise dans ses travaux en ukrainien, lui-même traduction-calque de Weltanschauung. L'inconvénient de cette approche est qu'elle ne s'intéresse qu'aux représentations individuelles effectivement formulées par les locuteurs, correspondant à peu près à ce que Cécile Canut appelle «l'attitude épilinguistique»[16]. Le fait que L. Bilaniuk tente d'appliquer à cet ensemble de représentations le modèle bakhtinien de l'hétéroglossie ne peut qu'embrouiller les pistes un peu plus,
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parce que ce modèle ne rend compte que de l'interaction entre des individus concrets, dans des cas toujours uniques. Je propose en revanche d'étudier les représentations collectives implicites, pas nécessairement formulées ou formulables, et, si possible, d'en retracer le cheminement historique. Il va de soi qu'on ne trouvera ici qu'une première et rapide ébauche de ce programme.

C'est pourquoi il me semble plus judicieux d'utiliser la notion d'idéologie au sens d'univers de croyance, de discours sur la langue ou de doxa, qui s'impose, comme cadre de pensée obligatoire, à tout raisonnement et tout comportement langagier. Les croyances sont capables d'une résistance peu commune, précisément du fait qu'elles sont implicites. Ces représentations sont des guides d'action, et non une simple interaction entre des locuteurs selon les circonstances, comme l'implique la notion bakhtinienne d'hétéroglossie.

On pourrait ainsi faire des études non seulement historiques de l'origine des représentations collectives, mais aussi des études comparatives, selon les pays, les cultures, du discours normatif ordinaire. Par exemple, la notion de norme fait souvent l'objet en France d'une approche freudienne : la norme est image de la Loi, et donc du rapport au Père[17]. Or en Ukraine, la norme renvoie à des associations différentes : plutôt l'image de la pureté[18], de la clôture, de la distinction (au sens de différence). Il s'agit moins de la Loi que de l'intégrité du Corps. Or, dans les deux cas, il y a méconnaissance de la norme comme choix, c'est-à-dire conversion d'un jugement de valeur en jugement de fait. Ainsi, avant de parler de pratiques et de situations, il faut parler de la mise en discours des représentations sur la langue.

On comprendrait alors ce fait curieux qu'il y ait, en Ukraine comme dans toute l'Europe centrale et orientale, une attitude de respect envers les dialectes (étudiés à l'Académie des sciences et dans les départements de linguistique des Université : les dialectes sont la langue de la génération des parents, des pères), alors que le suržyk est un sujet académiquement tabou : inclassable car impensable dans le discours dominant sur la langue.

 

Plusieurs types de représentations à propos du suržyk coexistent et s'affrontent tout en s'ignorant.

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a) la théorie du complot

Le discours courant sur la langue en Ukraine présente souvent l'ukrainien comme une langue innocente et/ou une langue martyre, victime d'une attaque délibérée de la part des ennemis de l'Ukraine. Les journaux regorgent d'articles ou de lettres de lecteurs portant sur les attaques perfides contre la langue de la nation, incarnées par l'existence du suržyk. Mais l'édition officielle n'est pas en reste. Oleksandra Serbens'ka a publié en 1994 un manuel de bon usage édité sous les auspices du Ministère de l'Education[19]. Elle décrit le suržyk comme un «virus qui infecte lentement un organisme ukrainien sans défense, […] le résultat d'un plan soviétique pour mener à bien un linguicide systématique, la destruction délibérée de la langue ukrainienne»[20]. Pour elle, le mélange des éléments russes et ukrainiens se fait de façon arbitraire[21].

 

b) La langue des incultes

Le suržyk est parfois présenté comme le résultat d'un manque d'éducation, ou un manque tout court, défaut auquel on peut remédier par un effort d'instruction. D'où le grand nombre de manuels de bon usage, faits de listes de mots à dire et à ne pas dire. En septembre 2003 une école de Lviv affichait dans les couloirs une série de recommandations sur les «bonnes» formes à utiliser, par exemple le chiffre 90 devrait se dire dev’jatdesjat, «parce qu'il s'inscrit bien dans la série de 50 à 90, comme dans les autres langues slaves», au lieu de dev’janosto, qui est un russisme, que «même les savants russes ne parviennent pas à expliquer».

 

c) La langue de la nation est la véritable langue du peuple 

En Ukraine, l'aphorisme de M. McLuhan «The medium is the message» prend un sens tout à fait concret : ce qu'on dit a souvent moins d'importance que la langue dans laquelle on le dit, qui est le signe distinctif de celui qui parle et de son appartenance à une communauté imaginée. L'important est de ne pas parler
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comme ceux dont on veut être différents pour être soi. Cela implique, là encore, bien des différences avec le discours français sur la langue. L'ukrainien n'est ni «logique» ni «clair» ni même «riche», il est avant tout la langue des Ukrainiens, langue pure du pur ethnos ukrainien. On trouvera peu de propos sur les qualités intrinsèques de l'ukrainien, mais une chose est sûre : il doit être distinct du russe, et pur, c'est-à-dire sans emprunts extérieurs. Il doit être la marque distinctive, ce qui fait, ou prouve que les Ukrainiens ne sont pas des Russes. On retrouve là un des thèmes chers aux inventeurs/éveilleurs de la langue tchèque au début du XIXème siècle : le but était de ne pas être compris des Allemands, beaucoup plus que de se comprendre entre soi, puisque tous les intellectuels tchèques de l'époque étaient germanophones…[22]

Le discours ukrainien sur la langue se distingue ainsi par sa forte ambivalence : l'identité est aussi bien à construire qu'à retrouver, justifier ou étayer. Il s'agit d'un discours militant, extrêmement éloigné d'une activité de simple description. Il a pour finalité la défense et la justification de la dignité de la langue ukrainienne.

 

d) Un idéal d'intégrité

C'est en contraste avec les représentations négatives sur le suržyk qu'on peut mettre au jour l'idéal de pureté dans son rapport au modèle de l'intégrité du corps. Le discours sur la pureté est la condition de la reconnaissance de l'Un par rapport à l'Autre, l'étranger. Le refus de l'hybridation est d'autant plus fort en Ukraine que la réalité y est faite d'un gigantesque mélange. Cette dénégation repose sur un essentialisme forcené, incapable de penser autrement qu'en termes de discontinuités strictes, construisant sans le dire deux objets idéaux et fantasmés : l'ukrainien et le russe en tant que langues distinctes et pures.

Le discours courant sur la langue en Ukraine vise à éliminer le suržyk pour éliminer les mots de l'Autre, lui-même construit, de façon circulaire, comme celui qui n'emploie pas les mots de l'Un. On comprend que les phénomènes d'hybridation n'ont aucune place dans ce type de représentation, car ils en sapent les fon-
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dements mêmes. Une chose est sûre : il y a une très forte souffrance identitaire des intellectuels, et une forte demande de justification de leur pouvoir par les hommes politiques, alors que les gens «ordinaires», en général, ont d'autres chats à fouetter.

 

Il importe donc de reconstituer le système de représentations à la base du discours sur langue, qui permet de comprendre des déclarations, des comportements, des systèmes de valeurs qui seraient sinon totalement opaques. Prenons un exemple récent, tiré d'un ouvrage «occidental» reprenant à son compte le système de valeur du discours dominant sur la langue en Ukraine :

 

«Le suržyk pénalise en effet, dans une large mesure, l'ukrainien ‘pur’ et rend ainsi difficile la mise en œuvre d'une nation ukrainienne sur la seule base du facteur linguistique, (Bester-Dilger, 2005, p. 74).

 

La quantité de présupposés sur lesquels repose cette phrase, et qui sont indispensables à sa compréhension, est énorme. On peut dégager deux propositions de base, parfaitement contradictoires :

• la langue c'est l'âme de la nation

• une langue, c'est ce qui sert à faire une nation.

Cette confusion constante de l'être et du devoir-être, tout en révélant un important malaise identitaire, sert à masquer, sous des déclarations à propos de la norme de langue, des revendications politiques d'un changement de l'élite au pouvoir. Déni du politique au service d'un projet politique de construction-justification d'un Etat à peine sorti d'un Empire.

Seules quelques voix éparses commencent à revendiquer la «légalisation» du suržyk, sa reconnaissance officielle comme langue «authentique» des Ukrainens, ou au moins comme troisième langue. Mais n'est-ce pas la même équation une langue = un peuple = une nation = un Etat?

 

Conclusion

Il se dit toujours quelque chose de la langue dans les jugements naïfs sur la langue. En particulier la difficulté à admettre que des systèmes différents coexistent aussi bien au niveau de l'individu que d'une communauté quelle qu'elle soit. Il en découle alors par contraste que l'identité n'est pas une essence pure à retrouver : elle se construit en permanence.

 



[1] Besters-Dilger, Juliane : «Le facteur linguistique dans le processus de construction nationale en Ukraine», in Gilles Lepesant (éd.) : L'Ukraine dans la nouvelle Europe, Paris, CNRS Editions, 2005, p. 41-81, p. 74.

[2] Au recensement de 1989, 88% des habitants de Kiev ont déclaré l'ukrainien comme leur «langue maternelle» (cf. Šumarova, 2000), alors que jusqu'à présent seule une minorité d'habitants de la ville maîtrisent cette langue (14% selon zaliznjak G., masenko L. : Movna sytuacija Kyjeva: den sjohodnišnij ta pryjdešnij. NDI socialno-ekonomičnyx problem Kyjeva; Centr sociolohičnyx doslidžen ‘Hromadska dumka’; Nacionalnyj un-t Kyjevo-Mohyljanska Akademija, Kyjiv : Vydavnyčyj dim MM Akademija, 2001, lors d'une enquête sociolinguistique en 2000). En fait, le terme utilisé est ridna mova, correspondant à rodnoj jazyk en russe et ródnaja mova en biélorussien. Il s'agit de la langue de la lignée ou du lignage (rod / rid, cf. genos en grec), langue de l'être collectif qu'est le peuple-parlant, et non la langue effectivement parlée, ou apprise dans l'enfance. La ridna mova est aussi la langue officielle enseignée à l'école : les enfants sont encouragés à l'enseigner à leur tour à leurs propres parents, qui l'auraient «oubliée«. La «langue de la lignée» peut donc être l'inverse de la «langue maternelle».

[3] Tous ces mots dérivent du préfixe slave-commun *sǫ (‘avec’, cf. lat. cum) et du radical nominal *rъzˇ (‘seigle’) suivi de diverses suffixes nominaux, cf. Flier, 2000, p. 115.

[4] Cf. Shevelov George : The Ukrainian Language in the First Half of the XXth Century (1900-1941). Its State and Status, Harvard : Harvard University Press, 1989.

[5] Shevelov, op. cit., p. 9.

[6] Cf. Picchio Ricardo (éd.), 1972  : Studi sulla questione della lingua presso gli Slavi, Roma : Edizioni dell'Ateneo; id. : «Guidelines for a Comparative Study of the Language Question among the Slavs», in picchio R., goldblatt H. (eds.) : Aspects of the Slavic Language Question, New Haven : Yale Concilium on International and Area Studies, 1984, p. 1-42.

[7] Cf. Bilaniuk Laada : «Speaking of Surzhyk. Ideologies and Mixed Languages», Harvard Ukrainian Studies, vol. XXI, n° 1/2, 1997, p. 93-117.

[8] L'«Ouest» de l'Ukraine désigne la Galicie (autrichienne avant la première guerre mondiale, polonaise avant la seconde) et la Transcarpathie (hongroise avant la première guerre mondiale, tchécoslovaque avant la seconde), cf. la carte en fin de l'article.

[9] Flier Michael : «Surzhyk. The Rules of Engagement», in Zvi gitelman et al. (eds.) : Cultures and Nations of Central and Eastern Europe. Essays in Honor of Roman Szporluk, Cambridge, MA, 2000, p. 113-136.

[10] Cf. le compte-rendu détaillé du projet (en russe) sur le site : http://www.eu.spb.ru/ethno/projects/project3/list.htm.

[11] Kuznecova T. : «Sociolinhvistycˇna sutnist’ surzˇyku», Ukrains’ke i slovjans’ke movoznavstvo, Užhorod, 2001, [La nature sociolinguistique du suržyk].

[12] Šumarova Natalja : Movna kompetentsiya osobystosti v sytuatsiyi bilinhvizmu, Kyiv. derzh. linhv. un-t., 2000. [La compétence linguistique de la personne dans une situation de bilinguisme]

[13] Kuznecova, op. cit, p. 277.

[14] Bilaniuk, op. cit., p. 99.

[15] Bilaniuk, op. cit., p. 94.

[16] Canut Cécile : Le spectre identitaire. De la pluralité langagière au fantasme de la langue, Dossier d'habilitation, Univ. de Montpellier, 2005, à paraître.

[17] Kaminker, Jean-Pierre et Baggioni Daniel : « La norme, gendarme et bouc émissaire», La Pensée, n° 209, janv. 1980, p. 50-63.

[18] Sur la notion de pureté de la langue, cf. Tabouret-keller Andrée : «La pureté de la langue»,  Traverses, 2 : Langues en contact et incidences subjectives, avril 2001, p. 343-357.

[19] Serbens’ka Oleksandra : Antysurzhyk, Lviv, 1994. [L'anti-suržyk]

[20] Ib., p. 5-6

[21] Cf. la discussion de ce livre par M. Flier, op. cit., p. 114

[22] Cf. Thiesse Anne-Marie, 2001 : La création des identités nationales. Europe, XVIIIème-XXème siècles, Paris : Seuil.


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