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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Gabriel Bergounioux : «Nikolaj S. troubetzkoy. — Correspondance avec Roman Jakobson et autres écrits, édition établie par Patrick Sériot. Lausanne, Editions Payot. 2006. 573 p. (plus un cahier de photographies)», Bulletin de la Société de linguistique de Paris, 2007, p. 11-18.

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« Il ressort de la correspondance de N. Troubetzkoy (NT) que toute sa vie était liée à la création scientifique ». Cette phrase, extraite de la préface écrite par R. Jakobson (RJ) au moment où il assurait la publication de N.S. Trubetzkoy's Letters and Notes (1975), résumerait à la fois bien et mal l'ouvrage que nous devons à P. Sériot, assisté de Margarita Schönenberger pour la traduction (l'édition américaine reproduisait les lettres en russe). Si à la lecture se confirme cette obsession d'une avancée de la science linguistique et d'un combat pour la phonologie, il se profile aussi, au fil des missives, la figure d'une personnalité autrement plus complexe, et attachante, que celle d'un savant de cabinet.
        La présentation de P. Sériot (p. 5-14) donne des pistes de lecture, propose des angles d'attaque qui prennent appui sur les nombreux travaux qu'il a rédigés pour faire connaître en France l'inventeur de la phonologie, ce «penseur aux multiples facettes» selon son expression. Il propose de caractériser un style russe en science qui modèlerait les formes reçues de la connaissance en fonction d'une tradition nationale déterminée par les conditions de transmission et de constitution des savoirs, dans la rivalité avec l'Europe occidentale et la confrontation à l'Asie.
        L'avant-propos (p. 15-25) de RJ retrace l'histoire presque romanesque de cette correspondance et esquisse la vie de NT (1890-1938), son engagement en faveur d'une linguistique formelle, l'activité qu'il a déployée, avec RJ, pour instituer une approche de la linguistique qui ne soit plus seulement historique mais aussi aréale, pas seulement comparatiste mais aussi géographique, dans l'affirmation constamment renouvelée de la supériorité d'une conception structurale.
        Le corps de l'ouvrage (p. 27-486) reproduit 196 lettres de NT à RJ (les réponses ont disparu dans la saisie par la Gestapo des papiers de NT). Elles sont suivies d'un certain nombre de documents : correspondance, articles, discussion épistolaire avec Dumovo, liste des cours et séminaires faits à l'Université de Vienne... On trouve à la fin un index des noms (p. 547-562), un index des langues (p. 563-565) et un index des matières (p. 567-573). Dans ce dernier, établi par P. Sériot, se laissent deviner les difficultés soulevées par les correspondances terminologiques entre langues. Pour étudier quelques-uns des thèmes, on a donné la référence des lettres en les citant par leur numéro d'ordre précédé de « L » (L10 est la dixième lettre de NT à RJ dans le classement opéré par l'éditeur), suivi de l'année et, pour les citations, de l'indication de la page dans le livre.
        On commencera en mentionnant la lettre du 19 septembre (L41, 1928) où se trouve consigné le récit, par NT, de promenades estivales durant lesquelles il s'astreint à reconstituer de tête trente-quatre systèmes vocaliques qui lui serviront de point de départ pour la définition de « lois de 'formation des systèmes' ». La même année avait lieu le Congrès International des
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Linguistes à La Haye où le Cercle Linguistique de Prague présentait ses propositions, point d'aboutissement d'une dizaine d'années de réflexion de NT et prélude à une décennie de recherches conclue par la publication des Principes de phonologie (1939, posthume).
        Le point de départ des échanges avec RJ concerne la question du «slave commun». Il n'est pas étonnant que ce soit en Bulgarie, dès 1921, que NT conçoive le plan d'un ouvrage consacré à ce sujet (L2) et la confrontation de ces deux russophones au bulgare et au tchèque était bien faite pour éveiller leur intérêt sur la différenciation des langues slaves. NT conçoit la fragmentation selon un schéma de diffusion où les innovations se propage­raient du sud-ouest vers le nord-est (L14 à L20), privilégiant un modèle du changement linguistique qui procède par diffusion dans des aires d'extension variable plutôt qu'en termes d'innovations vemaculaires, localisées, un schéma proche, quoique plus complexe, de celui proposé par J. Schmidt (la théorie des ondes) comme en témoignent les discussions sur le processus de différenciation du tchèque et du slovaque, la mouillure en diachronie... Ce travail se conclut, en 1926, avec la rédaction par NT d'un «Schéma des changements phonétiques du proto-slave à l'époque de la lutte des diphtongues» (L28).
        La reconstruction du slave commun incite NT à critiquer de façon vigou­reuse la conception traditionnelle du proto proto-indo-européen. C'est le point de départ d'une réflexion souvent reprise, en lien avec l'idéologie eurasiste dont la doctrine est contenue dans la publication, à la même époque, du livre L'Europe et l'humanité (L3 et L4)[1]. Elle est reformulée linguistiquement au moment du Ier Congrès International des Linguistes quand NT entérine les définitions avancées par RJ concernant l'opposition entre «Sprachbund» et «Sprachfamilie» (cf. p. 142, note 3), et complétée dans une note jointe à un courrier : «Remarques au sujet de l'article : 'En ce qui concerne l'union eurasienne de langues'» (L65, 1930). RJ s'est rallié à cette théorie comme en témoigne son article, approuvé par NT : «Vers une description de l'union eurasienne de langues» (L86, 1931). La contestation d'une linguistique «génétique» (étude par familles de langues) se retrouve dans l'engagement de NT pour un projet d'atlas des langues de l'URSS, présenté en 1929 (L44) et longtemps remis sur le chantier sans qu'il n'ait jamais abouti qu'à rétablissement d'une liste (perdue) des langues (L48) et d'un plan détaillé de l'ouvrage en quarante-neuf points (L50). Elle apporte un éclairage nouveau sur la confection d'un atlas phonologique, qui n'aboutira pas. En cherchant à dessiner le tracé de systèmes d'oppositions phonologiques, NT contourne la question des apparentements fondée sur les correspondances phonétiques des unités lexicales. Il reste de cette initiative un questionnaire en allemand comprenant soixante-dix items : «Projet de questionnaire phonologique pour l'Europe
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(excepté l'URSS)» (L172, 1937, p. 434-438) dont le détail n'est pas sans sur-prendre aujourd'hui. Un début de réalisation s'amorce dans la sélection d'une liste de sept isoglosses (L186, 1937) mais le travail est ensuite interrompu.
        Cette vision du développement linguistique se situe en complète opposi­tion avec les études «culturo-historiques» de W. Schmidt et Vossier (L46, 1929) et avec les hypothèses d'A. Sommerfeit concernant la propagation des phénomènes dialectaux (L67, 1930). Quant aux théories de Marr, elles sont dénoncées avec la plus grande sévérité :

L'article de Marr dépasse tout ce qu'il a écrit jusque là. Mais il est difficile de le «clouer au pilori» avec un compte rendu. Premièrement on ne trouverait pas de revue où le publier et, deuxièmement, j'en suis profondément persuadé, ce ne serait pas à un linguiste de le faire mais à un psychiatre. Seulement, par malheur pour la science, Marr n'est pas encore assez fou pour qu'on puisse renfermer dans un asile mais sa démence est, à mon avis, manifeste, c'est du Martynov tout craché ! Même la forme de l'article est typique d'un dérangé mental. (L22, 1924, p. 104)

        À l'inverse, NT se déclare très intéressé par le travail de Sapir, en parti­culier son article «Sound Pattems in Language» (L38, ça 1928). Celui-ci à son tour se montre «enthousiaste» à la lecture du premier tome des Travaux du Cercle Linguistique de Prague. Le nom de Sapir revient souvent (L81, L85, 1931 ; L176 en 1937), mentionné par Kurylowicz (L99, 1932, p. 288) et le célèbre article sur «la réalité psychologique du phonème» est approuvé sans reserve (L116, 1933). Sapir est le premier à rejoindre le groupe de travail des phonologues : «Hier, j'ai reçu la première cotisation pour l'Arbeitsgemeinschaft : 1 dollar de Sapir». Si d'autres affinités sont d'abord affichées avec van Ginneken (L40), le biologisme du jésuite hollandais finit par rebuter NT :

Les propos biologiques de van Ginneken sont un infâme galimatias. Mais il y a néanmoins quelques faits qui méritent réflexion. Premièrement, il est clair qu'il faut prêter une attention sérieuse à la partie statistique de la phonologie. De toute évidence, des lois structurales y opèrent également. (L106, 1932, p. 296) 

        II y a surtout, à partir de 1930, une collaboration avec K. Bûhler (L60) dont NT se sépare progressivement (L153, 1935). À observer de près les ressources que NT attend des autres sciences humaines, on découvre son intérêt pour la psychologie (Bühler, Geminelli, Meyerson), comme on le voit dans le compte rendu du Congres de Londres (L149) qu'il envoie à RJ. H est attentif aux propositions de l'anthropologie — se félicitant que ses collègues viennois le confortent dans ses travaux contre l'aryanisme nazi (L170, 1937) — et de la géographie, mais la référence à ces disciplines semble avoir pour fin première d'éviter tout recours à la sociologie.
        Dans les domaines de la linguistique, NT ne manque pas d'attirer l'attention sur le lien obligé de la phonologie et de la morphologie : «II faut veiller à ce que la phonologie ne prenne trop de poids par rapport à la morphologie et à la syntaxe» (L46, 1929, p. 143). L'articulation des deux domaines est d'ailleurs cruciale pour l'achèvement de son projet :
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Je pense donc qu'à côté des lois phonologiques structurales véritablement uni­verselles, il existe des lois dont l'application est limitée par le type morphologique (et peut-être lexical) de la structure de la langue. (L57, 1930, p. 188)

        Pourtant, lorsque RJ s'engage dans le programme d'une morphologie dont la construction serait parallèle à celle de la phonologie, c'est NT qui le dissuade de se précipiter dans un rapprochement qui ne lui semble pas suf­fisamment probant (L58, 1930). A cette occasion, il propose de procéder à une tripartition :

/personne — nombre — genre/ vs /cas/ vs /temps —modes verbaux/

qui lui semble étayer la théorie de l'Eurasie (elle serait par excellence la zone des cas). En revanche, il demeure rétif à toute incursion dans la syntaxe : «En tout cas, je suis moins capable que quiconque d'écrire la phonologie de la phrase, car j'ai depuis toujours éprouvé une sainte horreur de tout ce qui relevait de la syntaxe.» (L128, 1934, p. 346).
        Même si NT occupe la position de maîtrise dans rechange épistolaire, la contribution de RJ est tout à fait originale. Il sollicite NT sur des questions de poésie et de métrique, conçues comme des laboratoires d'expérimentation de la phonologie, et les problèmes soulevés par l'accent et la quantité en tchèque sont régulièrement débattus. Il n'est pas nécessaire de solliciter les textes pour constater que c'est à partir des manifestes des formalistes, des productions de l'avant-garde poétique russe dont RJ a fait connaître les propositions à Prague, que NT opère à son tour un transfert vers une «théorie formaliste de la phonologie», comme s'il avait fallu attendre une anticipation des écrivains exploitant certaines propriétés du langage pour que leur mode de traitement devienne évident aux linguistes. NT s'en inspire explicitement quand il cherche à se démarquer de rapproche concurrente que, pensant probablement à Saussure et à Meillet, il désigne du nom de «sociologique». (cf. L23, 1925, p. 110), un motif repris deux ans plus tard quand, refusant l'idée d'une évolution ou d'un progrès dans les langues, il prescrit une analyse interne de la langue :

(...) l'on est en mesure de dégager toute une série de lois purement linguistiques, indépendantes des facteurs non linguistiques tel que celui de la civilisation, etc. (L30, 1926, p. 128-129)

        Encouragé par cette approbation, en 1929, RJ fait part à NT de son pro­jet de relancer l'OPOIAZ avec Tynjanov, en renouvelant une collaboration expérimentée avec le Cercle Linguistique de Moscou.
        Dans le même temps, NT est très peu sensible à une analyse des textes alors qu'il est passionné par les questions d'alphabet, notamment par ce qu'ils permettent de reconstituer, philologiquement, concernant les états les plus anciens de la phonologie, esquissant par exemple une reconstruction à partir des notations de Cyrille et Méthode (L46, 1929). Aussi, lorsque le Cercle Linguistique de Prague élabore un programme de travail, NT signale sa participation future par une déclaration d'intérêt :
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J'approuve entièrement le programme de travaux du Cercle. Je vous prie de m'inscrire comme co-intervenant pour les sujets 7 (transcription) et 8a (nouveaux alphabets). Peut-être faudrait-il rajouter, en outre, dans le point 4 un sujet sur l'analyse des alphabets anciens et sur une philologie phonologique. (L56, 1930, p. 184)

        Au-delà de son intérêt scientifique, cette Correspondance constitue aussi un témoignage capital sur l'époque, le champ de la linguistique et sur NT lui-même qui déclare : « Cela dit, j'avoue ne pas aimer ‘l'histoire de la science’» (L93, ca 1931, p. 273). Les événements ne sont pas au centre des échanges. On relève des commentaires sur la difficulté d'insertion des réfugiés russes dans l'Europe de l'entre-deux-guerres ou la persécution des savants en URSS (L67, 1930, p. 211), quelques lignes sur des croix gammées tracées à la peinture autour du parc de la station thermale (L183, 1937).
        Concernant la situation de la linguistique, on note le rapport très ambivalent à Meillet, respecté : (...) il est, quand même, le meilleur linguiste de notre temps» (L31, 1927, p. 136), mais accusé, après le Congrès de La Haye, d'être anti-russe. De son côté, Meillet, qui a accueilli Troubetzkoy en France, ne semble pas prendre la mesure du changement qui s'opère quand il lui propose de le mettre en contact avec Grammont (L68, 1930, p. 215) dont on sait quel adversaire il sera pour le jeune Martinet. Mais c'est surtout avec les slavistes français que NT a des comptes à régler, Mazon, (L74, 1931) ou Tesnière :

Avez-vous reçu la phonologie du français de Gougenheim ? Dans l'ensemble, c'est très mauvais, mais on aurait pu s'attendre à pire de la part d'un élève de Tesnière. Je ne peux donc qu'être content. (L153, 1935, p. 408).

        Au moment de la préparation du troisième Congrès International des Linguistes à Rome, NT constate le recul des linguistes français et il paraît songer à prendre la direction du mouvement scientifique :

L'absence des Français est frappante : ils n'ont envoyé aucune réponse aux questions posées et n'ont annoncé que cinq exposés (Homburger, Basset, Burger, Przyluski, Juret) dont trois relèvent d'une section exotique. (L116, 1933, p. 325-326).

        Ces remarques véhémentes seraient confirmées par d'autres critiques formulées à l'encontre de Marcel Cohen et d'Émile Benveniste (tandis que le premier article de Martinet est qualifié de «travail érudit et pertinent» [L126, 1933, p. 343]). Il y a des comptes à régler qu'éclaire le compte rendu que NT fait à RJ de sa prestation devant la Société de Linguistique de Paris : «(il) se manifeste là une certaine répulsion des Français pour les formes de la culture eurasienne et danubienne par lesquelles s'exprime la phonologie actuelle.» (L130, 1934, p. 350). Et, plus tard :

Avez-vous lu le dernier numéro du BSL ? C'est absolument lamentable. La linguistique française n'est plus rien. Meillet, aveugle et paralysé, reste la seule personne compétente. Tous les autres (excepté l'étranger Sommerfeit) ne sont bons à rien. [Suivent des attaques contre A. Sauvageot et J. Bloch] II n'y a pas à dire,
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ils forment une belle équipe ! — Cela dit, il y a encore de bons linguistes en France (Vendryes, Benveniste et quelques romanistes), mais il est révélateur qu'ils ne publient pas leurs articles dans le Bulletin. (L138, 1935, p. 373-374)

        Il est clair que la polémique avec Dumézil sur les langues caucasiques n'a pas peu contribué à nourrir l'agressivité contre un pays qui, dans l'effacement de l'Allemagne, apparaît comme le centre de la linguistique internationale (L142, 1935).
        À l'inverse, NT se déclare proche des linguistes américains :

J'ai parcouru dernièrement quelques travaux américains sur les langues indigènes. Il se trouve, entre autres, que la plupart des américanistes (ceux, en tous cas, que j'ai pu lire jusqu'à présent, à savoir Boas, Swanton, Dixon, Sapir et L. Bloomfield) décrivent admirablement bien les systèmes phonétiques (...). (L95, ça 1931, P. 276)

        II s'intéresse aussi à Bloomfield qu'il a rencontré lors de son séjour universitaire en Allemagne avant la guerre, à Boas (L160, 1936), à Swadesh (L176, 1937), à Zipf et à Voegelin (L193, 1938). Aux discussions concernant les congrès internationaux de linguistique et de phonétique se superposent celles que provoque la création d'une Société de Phonologie (L87, 1931) pour laquelle NT dresse une carte, pays par pays (L112, 1932), sans hésiter à recourir à une terminologie belliqueuse : «II s'est produit un petit incident sur le front de la phonologie. Alfr. Schmitt s'est rebellé [...]. C'était notre seul agent en Allemagne et il nous a trahis...» (L122, 1933, p. 335-336). Pour le Danemark, de retour du Congrès de Londres (L137, 1935), NT s'irrite contre Hjelmslev :

Dans une certaine mesure, je suis obligé de voir un ennemi en Hjelmslev. Sa déviance est tout à fait à l'opposé de celle de Doroszewski. J'ai le sentiment que Hjelmsiev veut nous battre sur notre propre terrain. Sa «phonématique» a pour but d'étudier les phonèmes dans leur fonction sonore sans aucun rapport avec leur réalisation. (L149, 1935, p. 396)

        Six mois avant sa mort, il s'occupe encore de recenser ses partisans (L187, 1937), dont Weinreich en Pologne, avec une attention spéciale pour Paris :

Benveniste a été nommé professeur au Collège de France à la chaire de Meillet. (...) En tant que secrétaire de la Société Française de Phonologie, Martinet m'in-forme que jusqu'à présent, il n'y a eu qu'une seule réunion de cette société (le 20 janvier 1937), parce que tout le monde avait d'autres choses à faire (Vendryes est doyen, Benveniste avait une situation incertaine et Martinet était en train de rédiger ses thèses de doctorat). Ce dernier promet d'organiser une réunion mi-novembre et de nous communiquer le nombre de membres ainsi que leurs noms, parce qu'à la dernière réunion étaient venus des gens qui n'avaient rien à y faire. (L187, 1937, p. 462-463)

        Bien peu d'informations personnelles dans ces courriers. Il est touchant de voir NT confirmer la théorie de l'archiphonème en observant sa fille
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Natacha qui apprend à lire (L71J930), ou avouer qu'il a recours à un psychothérapeute pour soigner sa neurasthénie (L116, 1933). En dépit de quelques allusions au mariage de RJ ou à celui de sa propre fille, les notations personnelles concernent plutôt des soucis financiers et, de plus en plus, des problèmes de santé.
        Ces lettres sont d'un intérêt supérieur pour les slavistes mais tous les lin­guistes pourront y trouver un état de l'art dont l'intérêt n'est pas seulement historique (il l'est aussi). Le plus remarquable est ce qui n'y figure pas, qu'on attendait parce que tel est l'état de la recherche à cette époque : une grammaire comparée de l'indo-européen. À la place, on trouve une analyse typologique et diachronique des langues slaves, très éloignée du format d'analyse élaboré par les Junggrammatiker.
        Quelques remarques sur l'établissement du texte. Il était normal de conserver les notes ajoutées par RJ mais celles-ci font preuve d'une grande complaisance. De même, les caviardages ont été respectés (sur Vaillant, p. 341, sur Pfitzner, p. 356, sur Stanislav, p. 369). Nous ne sommes pas qualifié pour juger de la traduction, qui est parfaitement lisible, même si parfois les problèmes de terminologie ressurgissent, les définitions n'étant pas encore stabilisées à cette époque : «l'accent phonologique musical» (p. 153) serait aujourd'hui un ton, «archiphonème» est utilisé par NT dans une acception beaucoup plus large qu'aujourd'hui, «un film parlant à rayons X» est une radiocinématographie de la parole (p. 395). Signalons aussi quelques erreurs dans le report des dates : les lettres 129, 131 et 132 sont de 1934 et non de 1933.
        À la suite des courriers envoyés à RJ figurent plusieurs lettres :
        - cinq écrites à Dumovo entre 1925 et 1928 (date à laquelle Dumovo rentre en URSS), essentiellement sur des questions de périodisation de la frag­mentation de Faire de diffusion des langues slaves,
        - une lettre d'avant 1918 envoyée à Bogoraz pour des renseignements sur les langues koriako-tchouktches,
        - une lettre de 1920 à Šišmanov pour solliciter un poste en Bulgarie,
        - quatre lettres à Meillet (datées de 1922) pour des publications dans la Revue des Etudes Slaves et les MSL, et une à Madame Meillet (lettre de condoléances, 1936),
        - trois lettres à Mikkola (1924, 1932, 1933) sur l'ossète et sur l'élection de NT à la Société Finno-ougrienne,
        - une lettre particulièrement importante à Forchhammer, rédigée en 1932, dans laquelle NT détermine les parts respectives de la phonologie, de la psychologie et de la phonétique ; il y expose cinq lois phonologiques uni­verselles, qui toutes les cinq concernent les voyelles,
        - une lettre à van Wijk (1934) sur le protoslave,
        - une lettre à Fischer-Jörgensen pour une inscription en thèse.
        Ont été joints en appendice deux articles, l'un « Sur le racisme » paru dans les Cahiers eurasistes en 1935 et l'autre sur « L'évolution littéraire de Léon Tolstoï » (p. 523-534), puis des notes inédites écrites en 1930 et 1931
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par Dumovo sur les rapports corrélatifs en phonologie (p. 534-540). On trouve aussi la «proposition faite par W. J. Porzezinski à la Faculté d'Histoire et de Philologie de l'Université de Moscou en vue de promouvoir N. S. Trubeckoy au poste d'assistant-doctorant en vue de la préparation au professorat», c'est-à-dire un CV et une lettre de motivation de NT, et la liste des cours et séminaires faits par NT à l'Université de Vienne de 1923 à 1938 (p. 540-544).
        Au fur et à mesure qu'on progresse dans la lecture, l'œuvre se dessine dans un développement que la lecture des Principes de phonologie, en dépit de leur inachèvement relatif, ne laisse pas deviner. Du slave commun à la comparaison des systèmes vocaliques se déploie le passage de la diachronie à la typologie et d'une théorie du changement à une conception diffusion-niste. Le modèle est progressivement adapté au consonantisme (L65, 1930, p. 202) et l'ensemble des recherches est orienté vers une compatibilité avec la description morphologique (à quoi RJ n'a pas accordé une attention équivalente dans les développements qu'il a donnés à la phonologie). Il reste enfin la question, à quoi P. Sériot a consacré le meilleur de ses analyses, du lien entre une théorie eurasiste et une conception structurale qui reste au centre des interrogations, même quand il s'agit seulement d'en choisir l'adjectif en français :

Nous, les étrangers, ne pouvons pas inventer de nouveaux mots, car cela choque toujours les Français. C'est pourquoi j'aurais préféré le terme de structurale, qui existe déjà bel et bien (alors que celui de structuraliste n'existe pas, me semble-t-il).(L162, 1936, p. 417)

 



[1] NT, L'Europe et l'humanité. Écrits linguistiques et paralinguistiques, présentation et traduction de P. Sériot, Liège, Mardaga, 1996.