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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Mortéza MAHMOUDIAN* : «Genèse et développement de la phonologie vus à travers la correspondance de N. S. Troubetzkoy», La Linguistique, vol. 44, fasc. 2, 2008, p. 117-126.

 

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        La parution de la correspondance de Troubetzkoy[1] est, pour le public francophone, l’occasion d’accéder à une phase importante de l’histoire de la phonologie. Il s’agit de plus de 200 documents dont la grande majorité - 197 précisément[2] — consiste en lettres adressées à Roman Jakobson entre 1920 et 1938. Ces documents - enterrés sous le nazisme, récupérés à la fin de la guerre, édités en 1985 par Roman Jakobson dans les langues d’origine (essentiellement russe mais aussi français, allemand) renseignent sur les années d’effervescence qui ont vu la genèse et le développement de la phonologie[3]. Et ils sont les seuls rescapés d’une importante masse irrémédiablement disparue : textes plus ou moins élaborés de Troubetzkoy ou de ses correspondants perdus dans la tourmente de ces années : révolution, nazisme, guerre. L’anecdote révélatrice du sort de l’auteur et des circonstances dans lesquelles il les a écrits : un chercheur exilé, isolé, mais convaincu de l’intérêt de l’objectif qu’il vise et de la voie qu’il suit.
        Le contenu de cette correspondance n’a guère rien de personnel au sens restreint du mot ; ou s’il en a, c’est dans la mesure où y sont exposées les positions, parfois sociopolitiques, mais généralement scientifiques des partenaires. Il est personnel encore du fait que les impressions y sont enregistrées sur le vif, les jugements sans merci : « Forchhammer s’est encore fendu d’une longue lettre. [...] Si je lui réponds, je dois lui faire comprendre que même s’il n’est pas dépourvu de certaines capacités, il n’en est pas moins bête [...] » (lettre 98). On est loin du ton policé de ses écrits publics ou de sa correspondance mondaine. Ainsi, dans la lettre écrite à l’occasion du décès d’Antoine Meillet à son épouse, N. T. exprime sa « plus grande estime et [sa] plus sincère admiration » pour les qualités du défunt et son « attitude toujours bienveillante » (appendice II). Alors qu’il trouve
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par ailleurs l’attitude de Meillet « pénible » ou qu’il se méfie de lui : « Meillet est en train de développer une réaction antirusse, dirait-on. » Quand celui-ci critique Jakovlev de « mettre l’ossète — qui est iranien — sur le même plan que les langues caucasiques [...] » (lettre 44).
        Dans cette correspondance, Troubetzkoy parle de ses travaux en cours ou achevés, de ses projets de recherches, des problèmes qu’il rencontre, des doutes que suscite telle orientation ou de l’intérêt que pourrait avoir telle autre direction de recherche. On y trouve également des commentaires sur ses lectures, sur les travaux qui lui sont remis ou les propositions et les projets de ses correspondants. Ces lettres pourraient être considérées comme des instantanés de la phonologie naissante, mais des images fragmentées, ou comme un dialogue qu’on serait tenté de qualifier de « monophonique » : on entend la voix de Troubetzkoy, mais non celle de ses partenaires ; on a les propos de Troubetzkoy sans savoir à quelles questions ils répondent ou à quelles idées ils s’opposent. Cependant, elles présentent un intérêt majeur du fait qu’elles contiennent des pages entières où sont formulés des problèmes de linguistique (slave ou générale), proposées des solutions avec leurs avantages et inconvénients. Ces discussions détaillées permettent dans une large mesure de reconstituer la voix manquante. Et cela en vaut la peine.
        Troubetzkoy se sent exilé surtout du fait des différences culturelles entre la Russie et l’Occident. Différences qui lui semblent affecter les conditions du travail scientifique, la communication et l’échange avec les chercheurs occidentaux. On a l’impression que, en réaction à l’atmosphère d’incompréhension, Troubetzkoy cherche à s’en sortir par la correspondance. Avec un Slave. Qui en plus, partage avec lui nombre de principes et méthodes scientifiques, et est engagé dans la même direction de recherche. Le dialogue a une importance capitale pour leur travail scientifique : ils parlent de leurs travaux en cours, échangent leurs idées. On a l’impression que pour ne pas s’enfermer dans la voie épistolaire, ils cherchent à se rapprocher géographiquement : N. T. postule pour un poste de professeur à Prague, mais se rend compte qu’il n’a que peu de publications à son actif : «Jusqu’à maintenant, j’ai travaillé trop “en grand seigneur”, j’écrivais surtout pour moi-même [...] » (lettre 2). Roman Jakobson se demande s’il ne pourrait s’installer en Bulgarie ; mais les conditions ne sont plus favorables : « [...] quand le premier groupe de scientifiques russes [...] est arrivé ici, on les a accueillis à bras ouverts. Mais très vite, ce fut la déception » (lettre 2).
        Cet échange est d’autant plus appréciable que dans la communauté des linguistes où ils évoluent, la théorie phonologique est mal reçue : elle est traitée avec mépris ou comme une curiosité : « Tout le monde s’amuse énormément que dans une langue quelconque, deux sons aussi dissemblables soient perçus comme un seul et même phonème » (lettre 130). Les réactions positives surprennent : « Van Wijk m’a envoyé son article. Je n’attendais pas un tel degré de sympathie vis-à-vis de la phonologie. Je suis plus étonné par des réactions comme celle de Van Wijk que par les injures de Mazon » (lettre 70, n. 7).
        On y trouve retracé le parcours de Troubetzkoy : il commence sa carrière à Moscou. Après la révolution, il quitte Moscou pour Rostov-sur-Don. Réfugié en Turquie, il trouve un poste de privat docent à Sofia avant d’être nommé professeur à Vienne.
        Parcours dans un autre sens aussi : ses premiers travaux scientifiques portent sur le folklore quand il est encore lycéen, et puis étudiant. Vient ensuite la philo-
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logie slave : langue et littérature. Dès ses débuts, il ne se laisse pas empêtrer dans les ornières ; et remet en cause les méthodes qui ont cours à l’École de Moscou. Non les principes proposés par Fortunatov, mais leur interprétation et application par Šaxmatov, son disciple et successeur. Il rédige alors un texte programmatique[4], Esquisse de la préhistoire des langues slaves, où il aborde le protoslave, les méthodes de reconstruction et le système du slave — ou plutôt les systèmes des langues slaves — dans différentes phases de son évolution (lettre 1). C’est en 1916, et Troubetzkoy n’a que 26 ans. Le protoslave est le sujet qui l’intéresse, et sur lequel il fait d’importants travaux, comme on en trouve quelques spécimens dans la Correspondance. C’est l’œuvre qu’il aurait voulu achever : « Pour la préhistoire, j’y pense, mais il y a toujours quelque chose qui détourne mon attention [...] » (lettre 30). Il le regrette, et jusqu’à la fin de ses jours, il s’y montre attaché. Ce détail, anecdotique en soi, a son importance : car, pour étudier l’évolution d’un système, il faut d’abord en définir les éléments et leurs relations. L’élaboration d’un modèle phonologique offrant des procédures opératoires pour la description du matériel phonique des langues constitue une étape décisive dans cette aventure.
        Dès 1930, le modèle a la faveur de certains contemporains. Ainsi Karl Bühler : « [...] le prince Troubetzkoy a avancé une idée [qui] pourrait être, vu son envergure et sa limpidité, à la hauteur de l’idée de système de son compatriote, le chimiste Mendeleïev » (lettre 60, n. 4). La phonologie est en marche ; son audience s’élargit au rythme des colloques et congrès et au fil des publications. Le désespoir de Troubetzkoy (« À Londres, tout s’est passé pour le mieux. Des linguistes au sens strict du terme, je n’en ai pas vu. Il semble qu’il n’y en ait pas », lettre 130, mai 1934) cède la place à l’optimisme : « Le sentiment de solitude qui me pèse tant à Vienne et freine mon travail se dissipe peu à peu à présent. [...] nous avons des jeunes [...] capables de travailler de manière autonome» (lettre 167, octobre 1936).
        Si Troubetzkoy s’investit dans l’élaboration d’une théorie phonologique, c’est avant tout parce qu’elle est indispensable à l’étude rigoureuse d’une famille de langues, de son évolution, et à la fois à la reconstruction de son état ancien. Sous cet aspect, il est significatif que les Polabische Studien soient - comme le dit Jakobson (lettre 60, n. 7) - la première « vraie phonologie synchronique d’une langue, d’autant plus qu’il s’agit d’une langue dont la reconstitution exige les procédés les plus subtils ». Les contours du modèle phonologique sont ainsi esquissés avec beaucoup de précision.
        Troubetzkoy ne s’intéresse pas uniquement aux langues. Nommé pour enseigner la philologie russe, la littérature fait partie de son cahier des charges. Il s’y adonne « avec enthousiasme », suit les travaux récents comme ceux des formalistes russes dont il apprécie la contribution (lettre 23). Il tient à faire des cours intéressants dont certains reçoivent une publication posthume (comme Vorlesungen über die altrussische Literatur).
        Les domaines d’intérêt de Troubetzkoy sont vastes : l’histoire, d’abord. C’est la préhistoire du slave qui l’oriente vers la phonologie. À tel point que Jakobson le considère comme historien avant tout. Mais aussi, l’ethnographie, le folklore,
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la métrique, les chants populaires, et j’en passe. Dans tous ces domaines, il avance des idées originales dont certaines sont pour le moins discutables. Les lecteurs de La linguistique connaissent ses vues sur l’Eurasie, exposées dans P. Sériot, N. S. Troubetzkoy. L’Europe et l’humanité dont Anne Szulmajster-Celnikier a rendu compte dans le n° 35/2. En phonologie aussi, N. T. formule des thèses originales certes, mais dont les fondements et l’adéquation soulèvent plus d’une question. J’y reviendrai.
        À travers la Correspondance, on voit apparaître Troubetzkoy sous deux aspects distincts : chercheur et chef de file.[5] C’est qu’il ne se contente pas d’élaborer la phonologie dans ses principes et de les appliquer aux langues diverses. Il se sent responsable de la propagation de ces idées novatrices ; il établit des contacts avec des sociétés savantes, revues scientifiques, congrès et autres réunions. Il collabore activement avec le Cercle linguistique de Prague, met sur pied l’Internationale phonologische Arbeitsgemeinschaft, et songe à la constitution d’une association internationale de phonologie. Dès qu’il y a une rencontre importante, il met tout en œuvre pour que lui-même ou un de ses proches, acquis à la cause phonologique, y participe ; se démène pour en assurer le financement. Et ce n’est pas toujours facile. On voit par où a dû passer Troubetzkoy sur ces terrains mouvants pour faire admettre à la communauté des linguistes la place qui revenait de droit à la phonologie.
        Troubetzkoy s’implique pleinement dans cette entreprise, ne néglige rien : ni l’élaboration théorique : types de variantes, conditions et effets de neutralisation, place des corrélations dans le système. Ni les choix tactiques : que publier ? dans quelle langue ? quel exposé pour telle rencontre ? qui y envoyer ? Ni ce qu’on appellerait aujourd’hui les relations publiques : quel traitement réserver à telles personnalités influentes ? comment éviter des bâtons dans les roues ?
        Il décide ce qui est prioritaire. Ainsi, Troubetzkoy apprend par une lettre de Jakobson les critiques exprimées à l’endroit de la phonologie pragoise : vous allez « trop loin dans [votre] structuralisme en châtrant la linguistique, et en la transformant en formules abstraites et irréelles [et vous] négligez l’homme » (lettre 57, n. 3). Et Troubetzkoy de réagir : « Ce que vous écrivez est tout à fait révélateur [...] En lisant les derniers fascicules d’Archiv [für slavische Philologie] et de Zeitschrift [für slavische Philologie], on voit de plus en plus nettement à quel point nous sommes isolés et parlons un langage tout à fait différent de tous les autres slavistes. Cela est fort troublant. Le seul moyen de surmonter cet obstacle est d’entreprendre des descriptions monographiques des langues slaves à partir du nouveau point de vue. Si vous les Pragois réussissiez à accomplir une description de “obecná čeština” [tchèque courant], cela servirait de première pierre et vous devriez donc diriger tous vos efforts sur ce travail » (lettre 57).
        C’est lui aussi qui choisit la langue dans laquelle doit paraître tel texte. Quand en 1935, André Martinet lui remet la traduction qu’il vient de faire de l’Anleitung zur phonologischen Beschreibung, Troubetzkoy est embarrassé : «Je suis très ennuyé. Publier une version française avant d’avoir largement diffusé la version allemande serait inapproprié. Cependant, Martinet a beaucoup travaillé et j’ai le sentiment d’avoir une responsabilité dans cette affaire, puisque mes propos lui avaient fait comprendre qu’il fallait le faire sans tarder. [...] Conseillez-moi sur
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ce que je dois faire» (lettre 152). Soit dit en passant, la version française de l’Anleitung n’est jamais publiée, et on n’en trouve pas de trace.
        C’est sans doute un des aspects constants de l’évolution des sciences : il ne suffit pas de proposer une théorie novatrice et adéquate pour qu’elle soit adoptée et mise en pratique. Il faut en outre que les tenants de la théorie s’investissent avec ténacité pour la propager et la défendre. Les débats contradictoires parfois passionnés semblent être partie intégrante de toute révolution scientifique (pour employer le terme de Thomas Kuhn[6]). Et le message des phonologues est révolutionnaire : on fait fausse route, disent-ils en substance, tant que, pour circonscrire les éléments phoniques de la langue, on se contente de les considérer sous leurs seuls aspects physiques (acoustiques ou physiologiques), statistiques, etc. Les sons doivent être examinés dans leurs fonctions, compte tenu de la façon dont ils sont connus et utilisés par les sujets parlants.
        En se chargeant de la gestion du mouvement phonologique, N. T. a pris du même coup la responsabilité de juger ce qui est prioritaire dans la linguistique de ces années-là : la phonologie ou la syntaxe ? la morphologie ou le lexique ?, etc. il a pris son parti, et on peut estimer aujourd’hui qu’il avait raison : l’élaboration théorique de la phonologie, la partie la plus structurée de la langue, a eu un impact formidable sur les études linguistiques, et a servi de point de départ pour aborder - avec plus ou moins de bonheur - d’autres parties de la langue, et aussi de nombreux autres phénomènes sociaux.
        À côté des principes fondateurs de la phonologie, Troubetzkoy avance des thèses dont les tenants et aboutissants n’apparaissent pas à l’évidence ; et qui étonnent par le ton sans réplique sur lequel elles sont énoncées sans qu’une argumentation ne vienne les étayer. Ainsi Troubetzkoy juge invalide une reconstruction du parler de Cyril et Méthode qui aboutit pour le système vocalique « à un schéma difforme et asymétrique [...]. Cela est impossible» (lettre 46; cf. aussi lettre 44). De même est postulée une interdépendance stricte entre le nombre de consonnes et l’accent. Il y a aussi le postulat de la loi de « portée ethniquement limitée [...] sur l’incompatibilité de l’accent libre avec une opposition entre les consonnes emphatiques et non emphatiques » (lettre 57). Ce, au nom du principe que « la langue est un système » où tout est lié. On trouve dans la même lettre d’autres affirmations - moins explicites, donc plus difficiles à commenter - concernant l’interdépendance des sous-systèmes d’une langue. Exemple : « Une structure grammaticale donnée rend possible un nombre restreint de structures phonologiques. » Sont également difficiles à suivre d’autres postulats concernant les « lois phonologiques structurales véritablement universelles » ou l’interdépendance entre le lexique et le système phonologique ou encore « l’incompatibilité entre la mouillure et l’accent musical », la dernière étant une thèse avancée par Jakobson et approuvée par Troubetzkoy.

Principes fondateurs

        Il me semble intéressant qu’on jette un regard critique sur certaines positions théoriques qu’il prend.
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        Pour éviter tout malentendu, je crois devoir préciser deux points : primo, Troubetzkoy ne néglige pas en bloc les autres parties du système linguistique, car pour fonder la phonologie, il commence par expliciter sa conception de la langue comme système, les fonctions de la langue et enfin les fonctions des éléments phoniques. Voilà un modèle de description fondé sur des critères définis et intégré à une conception globale du système de la langue. Secundo, cette discussion ne vise pas un exposé ou débat sur les principes de la phonologie, qui sont trop connus des lecteurs de cette revue, et qu’on ne voit qu’en filigrane dans la Correspondance. Je me bornerai à esquisser la procédure descriptive de la phonologie qui a rendu possible la mise en évidence du matériel phonique d’une langue, et d’en faire apparaître l’ensemble comme «un système où tout se tient». La définition des phonèmes comme unités oppositives n’y suffit pas ; cette idée est déjà présente dans l’œuvre de Ferdinand de Saussure[7]. L’originalité de la phonologie pragoise consiste d’une part à analyser les phonèmes en traits pertinents, et de l’autre à les grouper dans des corrélations[8]. Dès lors chaque phonème est lié aux autres positivement (par les traits qu’ils partagent) ou négativement (par les traits qui les en distinguent). On peut ainsi concevoir le système phonologique comme un espace où chaque élément est tenu par ses rapports d’identité ou d’opposition aux autres. La solidarité entre les éléments constitutifs d’un système peut être circonscrite de façon précise : le phonème change d’identité pour peu qu’un de ses traits phoniques perde sa pertinence. De même l’apparition ou la disparition d’un élément — trait pertinent ou phonème - entraîne l’altération du système.
        Sur nombre de points, cependant, Troubetzkoy opte pour des positions discutables. J’en relèverai trois.

         Saussure

        Troubetzkoy porte un jugement sévère sur Saussure et l’école de Saussure. Dans cette critique, je crois devoir distinguer deux problèmes distincts : appréciation de l’enseignement de Saussure et évaluation de l’apport de ses disciples. Le premier a trait à la théorie du langage : quels sont les fonctions de la langue, sa structure, ses éléments constitutifs ? Sous le second aspect, le problème est tout autre : ayant admis une théorie de la langue, il s’agit de la mettre en application. Comment élaborer des modèles permettant de décrire les sous-systèmes linguistiques ? Par où commencer : phonologie, syntaxe, stylistique... ? Les disciples de Saussure ont-ils su exploiter l’enseignement de leur maître, en le dotant d’applications convaincantes ? Non, selon Troubetzkoy ; ceux-ci se seraient contentés de répéter les principes énoncés par Saussure, sans les appliquer sur des matériaux concrets. Il est vrai que, faute d’applications, les principes théoriques - si adéquats soient-ils - se figent en dogmes, et on risque de ne pas voir en quoi ils permettent une meilleure description et explication des phénomènes linguistiques.
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        En admettant que cette critique soit justifiée[9], il ne s’ensuit pas que l’enseignement de Saussure est nul et non avenu. Tout au plus, ce serait là une défaillance des « saussuriens » de Genève.
        Prenons l’autre versant de ces critiques. Au niveau théorique, l’enseignement de Saussure est-il « un tas de vieillerie » trop abstrait, peu concret[10] ? Sans vouloir défendre une orthodoxie, on peut s’interroger sur les positions de Saussure et de Troubetzkoy : y a-t-il des traits communs entre l’enseignement de Saussure et les principes fondateurs de la phonologie de Troubetzkoy ? En se bornant au cadre théorique, on peut constater que nombre de principes de base sont partagés : la langue est conçue comme un système où tout se tient ; la langue est distincte de la parole ; les unités constitutives d’une langue sont oppositives ; les langues assurent la fonction de communication ; fonction qui peut servir de pierre de touche pour distinguer entre faits physiques et faits linguistiques. Il n’est pas de mon intention de disserter ici sur ces thèmes, maintes fois débattus. Qu’on consulte les classiques comme Cours de linguistique générale de Saussure, les thèses[11] du Cercle linguistique de Prague ou les Principes de phonologie de Troubetzkoy. On n’y trouve rien montrant que les positions prises par Saussure et Troubetzkoy sont incompatibles. Certes, le Cours de Saussure, œuvre inachevée, ne peut être comparé aux Principes de Troubetzkoy qui livre un modèle opératoire de description phonologique[12].
        Même peu développée, la théorie linguistique de Saussure n’est pas triviale. Du moins pour l’époque. L’un de ses mérites est de partir d’une définition claire du signe linguistique. La prise en compte du signifiant et à la fois du signifié a permis d’éviter les errements de linguistes américains qui ne sont pas parvenus à se débarrasser du mythe de non recours au sens, comme en témoignent le distributionnalisme de Harris[13] surtout, mais aussi le behaviorisme de Bloomfield[14] et le transformationalisme de Chomsky[15].
        Qu’on ne se méprenne pas sur mes intentions : dire que les positions de Saussure et de Troubetzkoy ne sont pas opposées n’implique pas que l’un se soit inspiré de l’autre. Il est des moments dans l’évolution d’une science où les progrès accomplis conduisent plus d’un chercheur à poser les mêmes problèmes et à y proposer des solutions analogues. La phonologie pragoise et la « phonémique » américaine
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— que Troubetzkoy connaît et apprécie (lettre 95) — ont vu le jour à la même époque, et l’on ne peut dire que l’une soit dérivée de l’autre ou inspirée par elle.
        Saussure n’a pas élaboré de modèle de description pour la phonologie (ni pour aucun autre chapitre de la linguistique), mais ne se désintéressait pas des problèmes phonologiques. Une approche moins négative de l’œuvre de Saussure aurait mis en évidence — et Rulon Wells[16] l’a bien montré - sa conception du phonème et de la phonologie.
        Bien que sur nombre de points, les principes énoncés par FdS corroborent ceux énoncés et appliqués par Troubetzkoy, une différence notable distingue les deux esprits : FdS s’attache aux finesses de l’élaboration théorique au point de s’y perdre quelque peu, alors que Troubetzkoy passe par-dessus ces «détails», et produit avec bonheur une méthode descriptive et des applications.

         Causes des changements linguistiques

        L’une des critiques qu’adresse Troubetzkoy à ses prédécesseurs et contemporains est que, dans l’étude des changements linguistiques, ils s’intéressent au comment et non au pourquoi. Et quand ils considèrent les causes de l’évolution des langues, ils les cherchent en dehors de la langue. Troubetzkoy se propose d’examiner la « logique de cette évolution » (lettre 30) en partant des lois universelles évoquées plus haut. Ces lois sont censées rectifier le système quand celui-ci est en contravention. Mais comment se fait-il qu’à certains moments ces lois soient enfreintes ? Peut-on encore les considérer comme universelles ? Cette universalité est d’autant plus problématique que Troubetzkoy lui-même l’assortit d’une différence de degrés (lettre 57)[17].
        Noter que la démarche de N. T. est, en l’occurrence, inductive : en observant les langues qu’il connaît - et il en connaît quelques-unes - il trouve certaines ressemblances qu’il érige en «loi». Ainsi pendant des vacances à la campagne, il dresse de mémoire le système vocalique des 34 langues qu’il connaît[18] ; et il constate que les voyelles présentent une structure symétrique («je n’ai rencontré jusqu’ici aucune langue ayant un système vocalique asymétrique» ; cf. lettre 41). D’où le postulat de la symétrie dont la rupture serait à la base de certains changements.
        Pareille généralisation soulève des questions. J’en retiendrai deux : symétrie et évolution.

         Symétrie

        Quand on fonde la recherche sur l’observation des langues, est-on en droit de négliger, d’ignorer ou de remettre en cause certains faits observés ? Même si ces faits vont à l’encontre de la tendance majoritaire ? Si oui, alors toute thèse,
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une fois émise, demeure indépendante des observations postérieures. Autant dire que, dans la recherche linguistique - tant pour décrire la structure que pour expliquer les changements structuraux -, l’autorité du chercheur prime le verdict des faits.
        Dans le développement des recherches phonologiques, une autre méthode s’est révélée plus concluante : celle qui consiste à considérer les facteurs en jeu dans le fonctionnement des systèmes linguistiques. Force est alors de constater que, loin d’être un ensemble harmonieux, toute structure linguistique est composée d’éléments antinomiques. Et que «la logique de l’évolution de la langue» se laisse mieux saisir quand on prend en compte — comme le fait André Martinet[19] dès les années 1950 et bien d’autres depuis - ces tendances conflictuelles. La structure apparaît dès lors comme un équilibre entre ces facteurs en conflit. Les germes de l’évolution sont donc dans la structure même et dans l’usage qui en est fait. Ainsi l’économie du système tend à pousser celui-ci vers une forme symétrique : par exemple - pour rester dans le domaine qui préoccupe Troubetzkoy - autant de voyelles antérieures que postérieures. Mais la substance phonique a aussi son mot à dire ; c’est que les voyelles d’avant et d’arrière ne sont pas d’une qualité égale du point de vue de l’émission ni de la perception. Ce qui pourrait conduire à la rupture de la symétrie. Mon propos n’est pas une étude circonstanciée des changements linguistiques ; mais de ramener l’aspect formel de la structure linguistique à sa juste proportion ; de dire qu’il ne serait pas judicieux d’ériger la symétrie en critère d’appréciation, et de jeter aux poubelles les descriptions faisant montre d’une asymétrie dans la structure.

         Évolution

        Ma deuxième question touche aux conditions d’observation. La phonologie a eu certes le mérite d’introduire le facteur humain dans l’étude du matériel phonique des langues. Au commencement, elle s’est bornée à observer ce matériel au travers d’un seul et même sujet de la langue. Ce choix est justifié et en même temps comporte une certaine dose d’approximation. Justifiée parce que les problèmes que doit résoudre la phonologie naissante sont tels qu’on ne peut les aborder tous à la fois. L’approximation provient du fait que sont ignorées les variations interindividuelles (les membres d’une communauté linguistique n’ont pas exactement les mêmes pratiques phonologiques, et ne partagent pas le jugement intuitif qu’ils portent sur les éléments phoniques) et intra-individuelles (un seul et même individu a des pratiques différentes selon les circonstances, et des jugements qui varient aussi). La grande généralité qu’attribue Troubetzkoy à la symétrie des systèmes phonologiques ne serait-elle pas - du moins en partie — due à ce qu’on fait abstraction des variations ? Il y a des raisons de penser que si. Dont les moindres ne sont pas les résultats d’enquêtes phonologiques, classiques ou moins classiques.
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        La Correspondance a ses spécificités : à côté du bavardage à bâton rompu avec tout ce qu’il peut contenir de subjectivité, d’oubli, d’improvisation ou de malentendu, on trouve des problèmes linguistiques soigneusement construits, parfois dans la même lettre. Il n’est pas toujours facile de faire le tri. Ainsi, certains jugements à l’emporte-pièce ne reflètent-ils pas plutôt l’humeur d’un chercheur impatient de voir sa théorie adoptée et ses projets réalisés ? On remarque d’ailleurs que Troubetzkoy porte parfois un jugement sévère sur ses propres travaux.
        La Correspondance de Troubetzkoy comporte des éléments susceptibles d’apporter un éclairage nouveau sur la genèse de la phonologie. Ce matériau est certes inestimable pour répondre à la question « comment l’idée du système phonologique prend corps ?». Encore faut-il le confronter aux écrits des «Pragois» de la même époque, et avoir des connaissances approfondies en matière slavistique. Voilà une intéressante recherche en perspective.
        On peut savoir gré à Patrick Sériot et son équipe de cette publication, qui n’est pas un ouvrage isolé, mais s’insère dans un ensemble[20] dont le but déclaré (cf. p. 6) est « d’œuvrer à la construction intellectuelle de l’Europe » en clarifiant la place qu’y tient la Russie.



* Université de Lausanne

[1] N. S. Troubetzkoy, 2006, Correspondance avec Roman Jakobson et autres écrits, édition établie par Patrick Sériot, Lausanne, Ed. Payot, 573 p.

[2] Relative précision, car c’est le chiffre que donne R. J. dans son avant-propos (p. 16) alors que la dernière lettre à Jakobson publiée dans le volume (p. 458-459) porte le n° 196.

[3] Je me borne ici à ce seul aspect. On peut certes y puiser bien d’autres informations. Dont la situation sociale des chercheurs, les conditions d’accès à une carrière scientifique, les pressions politiques exercées sur les chercheurs....

[4]  Il en écrira bien d’autres, tous perdus ou détruits dans les circonstances qu’on sait.

[5] Je regrette que parfois les deux rôles se trouvent mêlés.

[6] Cf. Thomas Kuhn, 1972, Structure de la révolution scientifique, Paris, Flammarion.

[7] Cf. Cours de linguistique générale, 1972, Paris, Éd. Payot (1ère éd., 1916), p. 164.

[8]       Le terme de « corrélation » est employé dans une acception générale, et englobe des catégories qui seront appelées plus tard ordres ou séries.

[9] Si l’œuvre d’un Bally ou d’un Sechehaye n’a pas connu la fortune des Principes de phonologie, cela peut être dû entre autres au choix du domaine d’application. Soit que des recherches en stylistique ou grammaire historique intéressaient peu leurs contemporains. Soit qu’il y avait d’autres domaines, prioritaires et dont l’étude auraient permis une avancée considérable à la linguistique structurale. Et que de ce fait, les problèmes de stylistique ou grammaire historique gagneraient en clarté s’ils étaient posés à la suite de recherches en d’autres domaines (syntaxe, par ex.). Soit enfin que les disciples ont mal compris ou interprété dans leurs applications l’enseignement du maître.

[10] Il est évident que l’abstraction de la théorie n’est pas un vice, mais une nécessité, puisqu’on exige qu’elle soit générale. Ce que critique Troubetzkoy est me semble-t-il l’absence de perspective d’application dans l’œuvre de Saussure.

[11] Thèses présentées au premier congrès des philologues slaves, TCLP, 1, p. 7-29.

[12] C’est là - me semble-t-il la différence essentielle entre les deux linguistes. Même en cherchant bien, je ne trouve pas « le fossé qui sépare [...] nos [Troubetzkoy et Jakobson] conceptions et notre approche de celles de (...] Ferdinand de Saussure» (cf. avant-propos, p. 23).

[13] Zelig S. Harris, 1951, Structural Linguistics, Chicago, Chicago University Press.

[14] Leonard Bloomfield, 1970, Le langage, Paris, Payot (original : 1933).

[15] Noam Chomsky, 1969, Structures syntaxiques, Paris, Ee Seuil (original : 1957).

[16] Rulon Wells, «De Saussure’s System of linguistics », Word, 3, 1947, p. 1-31 (repris in Martin Joos, 1957, Readings in Linguistics, Chicago, University of Chicago Press, p. 1-18).

[17] En introduisant des lois « ayant une portée ethniquement limitée ».

[18] De retour à Vienne, il continue ce travail pour arriver à 46 langues.

[19] Cf. Économie des changements phonétiques, Berne, Francke, 1955.

[20] Ces travaux sont trop nombreux pour être répertoriés ici. Le lecteur intéressé pourra se reporter au site www2.unil.ch/slav/ling/.