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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Sergueï Tchougounnikov (Université de Bourgogne) : Troubetzkoy, N. S., Correspondance avec Roman Jakobson et autres écrits,
édition établie par Patrick Sériot, traduit du russe par P. Sériot & M. Schönenberger, Lausanne, Editions Payot, 2006, coll.: Linguistique, 576 p., ISBN 2-601-03330-4, in Histoire - Epistémologie - Langage, t. XXIX, fasc. 1, 2007, p. 167-270.

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Toute leur vie durant Nikolaj Troubetzkoy et Roman Jakobson ont été obsédés par la symétrie. En effet, pour l'un comme pour l'autre toute relation symétrique, tout parallélisme est interprété comme un indice de la pertinence des phénomènes porteurs de symétrie. Ironie de l'histoire : la Correspondance de Troubetzkoy avec Jakobson se présente comme un ensemble essentiellement asymétrique puisque nous ne disposons que de la partie écrite par Troubetzkoy. En effet, lorsque Jakobson fuit la Tchécoslovaquie en 1939, la liasse des papiers de Troubetzkoy reste à Prague enterrée dans un jardin privé. C'est seulement à la fin de la guerre que ces lettres sont envoyées à Jakobson à New York par la valise diplomatique. Les lettres de Jakobson, quant à elles ont disparu au printemps 1938 lors des premières perquisitions de la Gestapo dans l'appartement viennois de Troubetzkoy et n'ont jamais été retrouvées. Ainsi, cet échange épistolaire, conçu à l'origine comme un dialogue, reste à présent monologique.

La Correspondance de Troubetzkoy avec Jakobson a été éditée pour la première fois par Jakobson en 1975 dans sa langue originale : la plupart des lettres sont en russe, certaines en français ou en allemand[1]. En 2006, Patrick Sériot, professeur de slavistique à l'Université de Lausanne, a fait paraître la traduction française de la totalité des lettres de Troubetzkoy à Jakobson, accompagnée d'autres articles et essais de Troubetzkoy. L'essentiel du recueil consiste en 197 courriers (lettres et cartes postales) et quelques textes accessoires dans les domaines politique et culturel.

Il s'agit d'un texte inclassable. Est-ce un document d'histoire de la linguistique à considérer comme un supplément aux Fondements de phonologie, œuvre posthume de Troubetzkoy parue en 1939 ? S'agit-il d'éléments pour l'analyse de l'«idéologie» des linguistes, étant entendu, que «idéologie a le sens de "système conscient d'idées", et non celui de fausse conscience qu'il a en français depuis l'époque d'Althusser » (p. 31). En effet, le recueil fournit de riches reflexions, aussi bien quant à l'« invention du phonème » que sur les circonstances philosophiques et idéologiques de cet avènement de la linguistique moderne[2].

Par delà les lectures visant à y voir le « matériau brut » ou « la toile de fond de l'œuvre du linguiste » ou encore « l'aspect anecdotique de la vie personnelle d'un savant », P. Sériot propose « au contraire d'éclairer ce texte par le principe que professait Troubetzkoy lui-même : que la vie et l'œuvre forment un « tout », qu'elles ne doivent pas être séparées, en insistant en outre sur l'importance du contexte culturel d'une
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théorie scientifique » (p. 6). Fondé sur « une triple certitude[3] », le projet de lecture proposé par P. Sériot se situe donc dans la continuité de ses recherches précédentes portant sur l'histoire et l'épistémologie du discours sur la langue en Russie et en Union soviétique, ce qui justifie le recours à ses repères précédents.[4]

Dirigé contre les idées reçues et contre une certaine vulgate ayant cours dans l'histoire de la linguistique, ce projet cherche, entre autres choses, à recontextualiser la pensée des «pères-fondateurs» russes du structuralisme[5] en la mettant en rapport avec l'« air du temps » de leur époque en vue d'une analyse épistémologique de leurs apport au savoir de leur temps. En effet, selon P. Sériot, la lecture de ces textes « marginaux » présente aujourd'hui un « un triple intérêt » : « d'abord ils nous font saisir un aspect inédit de l'histoire tourmentée du structuralisme européen. Ensuite on va pouvoir entrer dans la représentation de la culture russe que se fait un de ses plus grands intellectuels. Enfin (...) on va pouvoir se poser des questions inédites sur les rapports entre science et culture dans le domaine des sciences humaines » (Ibid., p. 6).

Définissable comme « épistémologie comparée »[6], cette perspective vise à « engager un dialogue critique avec la culture russe », à s'interroger pour savoir « de quelle manière ces textes participent (...) au mouvement de la connaissance? » (Ibid., p. 7.). C'est que, selon l'auteur, ces textes « sont en fait fondamentaux pour comprendre la genèse d'un structuralisme qui est bien souvent présenté comme trop lisse dans les histoires de la linguistique, alors qu'elle présente de bien nombreuses aspérités » (Ibid., p. 8.). Il s'agit « de les replacer dans leur contexte, celui de l'émigration russe et de l'entre-deux-guerres, ce moment-clé pour l'histoire de la linguistique et des sciences humaines en général » (Ibid., p. 8). •

Enfin, l'index des langues, des matières et de la terminologie linguistique (p. 563-573) établi par P. Sériot permet d'extraire plusieurs topoï fondamentaux dans l'articulation de ces lettres et de les mettre ainsi en relation avec d'autres textes de Troubetzkoy. Il donne ainsi « quelques clés de lecture » (p. 6) pour cette œuvre :

— La symétrie comme clé de l'ordre caché La symétrie et le parallélisme acquièrent chez Troubetzkoy le statut de preuve scientifique. Profondément positif, ce principe fonde la réalité même des phénomènes linguistiques et, par conséquent, la scientificité des sciences du langage. Car ce qui est asymétrique semble à priori intellectuellement inacceptable; l'asymétrie est un contre-argument dans une discussion linguistique. On lit ainsi dans la lettre 41 : «j'ai établi les systèmes phonologiques du vocalisme de toutes les langues dont je me souviens par cœur (34 en tout) et j'ai essayé de les comparer. Ici, à Vienne, j'ai poursuivi ce travail et je suis arrivé à présent à 46. (...) Je n'ai rencontré jusqu'ici aucune langue ayant un système vocalique asymétrique. Tous les système^ correspondent à un petit nombre de types et peuvent toujours être représentés par des schémas symétriques (sous forme d'un triangle, de séries parallèles, etc.). On dégage sans peine quelques lois de "formation des
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systèmes" » (p. 150)[7].

— La téléologie ou une explication « finaliste » en linguistique.

Les régularités, la symétrie, les parallélismes étant perçus comme manifestation et preuve d'un ordre secret préalable, la linguistique de Troubetzkoy se veut ouvertement téléo-logique. Son programme consiste à trouver le sens ou le but à l'œuvre dans les processus linguistiques. On lit ainsi dans la lettre 31 :

« Une explication "finaliste" (téléologique) de l'apparition des changements phonétiques peut, bien sûr, et doit amener à de nombreuses découvertes nouvelles et importantes. Mais je ne pense pas, pour autant, que cette explication doive définitivement évincer et supprimer l'explication "génétique". Dans la vie d'une langue, deux facteurs agissent de concert : d'une part, il y a une aspiration inconsciente vers une "réorganisation idéale" du système ; d'autre part, des mouvements erratiques qui mettent le désordre dans le système et sont engendrés par des "causes mécaniques" » (p. 135)[8].

— Le type ou la typologie comme un principe de « lien interne ».

Dans son travail de linguiste Troubetzkoy reste à la recherche de ce « maillon manquant » qui permettrait de relier en un tout harmonieux l'hétérogénéité des familles de langues. On voit s'esquisser dans son analyse comparée un nouveau critère typologique qu'il utilise au détriment du critère génétique perçu négativement[9]. Le terme de type et de typologie est employé par Troubetzkoy pour désigner la parenté « non-généalogique » entre les langues et s'oppose ainsi au terme de parenté généalogique ou génétique (Ibid., p. 61). Il s'agit de parenté secrète ou profonde, ou encore cachée : Troubetzkoy qualifie ce phénomène d'« interne ». La fréquence de ce qualificatif conceptuel dans les textes de Troubetzkoy est impressionnante : les « causes internes » (Ibid., p. 93), « F articulation interne d'une famille de langues » (Ibid., p. 47) ; « la logique interne de révolution de la langue »• (Ibid., p. 144, 411, 431-432); «la différentiation interne de la langue » (Ibid., p. 194) ; « la contradiction interne des tendances de développement des langues » (Ibid., p. 159) ; « la forme interne des couplets populaires russes » (Ibid., p. 388).

Cette recherche typologique culmine dans l'article de 1939 : « Réflexion sur le problème indo-européen»[10] où il pose l'idée de la famille de langues indo-européennes en tant que résultat de révolution convergente de diverses langues génétiquement autonomes sans origine commune. P. Sériot fait remonter ce concept de « type » à la paléontologie de G. Cuvier, où il sert à définir les lois de corrélation des formes avec leurs principes d'implication ou d'exclusion de certains caractères (p. 13)[11].

— Le vocabulaire des totalités organiques. Le terme de « vivant », « zivoj », très fréquent chez Troubetzkoy, est fort présent dans l'air du temps. Il renvoie d'un côté à l'idée des néo-grammairiens qui mettent l'accent sur l'importance des « langues vivantes » opposées aux « vielles langues de culture ». D'autre part, il rappelle étrangement l'actualité de la linguistique soviétique : l'édification linguistique des années 20, c'est-à-dire la création d'alphabets pour les langues sans écriture ainsi que l'opposition marriste entre les langues « vivantes » d'origine «japhétique» ou caucasienne et les langues « prométhéennes » ou indo-européennes. Ainsi, on trouve chez Troubetzkoy les termes « forme vivante »[12]; « la parole vivante » (Ibid., p. 11, 147); «des phénomènes morpho-phonologiques vivants » (Ibid., p. 86, 124) ; « la prononciation vivante » (Ibid., p. 196) ; « un usage vivant » (Ibid., p. 336) ;
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« une alternance vivante » (Ibid., p. 86) ;; «-an suffixe vivant » (Ibid., p. 221) etc. Comme il fallait s'y attendre, le terme « vivant » s'oppose chez Troubetzkoy au terme de « mort ». Ainsi, la « forme morte » désigne les « formations non-productives » (Ibid., p. 219, 222) ; « l'alternance morte » désigne une « alternance non-productive » (Ibid., p. 121). Cette distinction entre les formes organiques et les formes non-organiques (dites encore « mécaniques », voire « atomistes »[13]) vient de la tradition morphologique allemande dont Troubetzkoy est un héritier spirituel.

— Le recours à l'ethnographie relativiste ou « non évolutionniste ».

Participant des séances de la Section ethnographique de la « Société des amateurs des sciences naturelles, d'anthropologie et d'ethnographie auprès de l'Université de Moscou », élu membre de la société finno-ougrienne, Troubetzkoy lui-même range ses études des années 20 portant sur les langues finno-ougriennes (ainsi que caucasiennes, turques, sibériennes) sous la rubrique d'« ethnopsychologie » (Ibid., p. 495). Cette dernière, transposition du terme allemand Völkerpsychologie, est très présente dans l'air du temps. Son influence explique l'intérêt de Troubetzkoy pour ta mythologie, le folklore, l'ethnographie, ces topoï traditionnels de la linguistique romantique allemande. Cette discipline dont l'objet se définit comme « l'esprit du peuple » pose le cadre d'analyse de ses études finno-ougriennes et mordve et explicite les liens de Troubetzkoy avec la dialectologie russe de l'époque. Théori­quement le premier Troubetzkoy se situe entre l'influence des néo-grammairiens dont il a suivi les cours à Leipzig, et de celle de leurs disciples russes (l'école de P. Fortunatov). Cette influence croisée est à l'origine de son programme d'étude des « langues vivantes » du Caucase du point de vue historico-génétique. Par sa formation Troubetzkoy est « philologue » au sens classique du terme, à savoir au sens de J. Grimm et des savants de sa génération qui se dénommaient « Philologues ». Ce projet d'une ethnographie « relativiste » qui se veut opposée à tout « ethnocentrisme » relève de l'idée romantique formulée comme « psychologie des peuples », à savoir comme l'étude des mentalités dans leur devenir historique, fondée sur l'idée du Zeitgeist et Volksgeist[14].

— Un structuralisme psychologique ? L'index des termes de cet ouvrage met en évidence parmi d'autres « phénomènes inattendus », le mot « conscience » [15]qui «revient bien plus souvent que ne le laissent entendre les manuels d'histoire de la linguistique qui parlent du soi-disant « anti-psychologisme » des structuralistes de l'École de Prague. On voit alors que Troubetzkoy explique avec des arguments psychologistes[16] le comportement différent des phonèmes en relation d'opposition (Relevanzstellung) et en relation de neutralisation (Aufhebungs-stellung), comme abaissement du seuil de l'attention » (p. 12)[17]. Et Sériot d'ajouter : « On ne dira jamais assez combien Troubetzkoy, au beau milieu de la "coupure épistémologique" qu'à représentée le structuralisme pragois, est un homme qui n'a jamais renié les grands principes scientifiques du 20e siècle » (p. 12).

Dans le champ de l'« épistémologie comparée » étroitement dépendant des traductions disponibles, l'apparition de ces nouveaux textes constitue à coup sûr un apport très significatif.



[1] N.S. Trubetzkoy's Letters und Notes, prepared for publication by Roman Jakobson, Berlin - New York - Amsterdam, Mouton, 506 p.

[2] Cf. à ce sujet l'analyse détaillée de la conception de l'«union de langues» ou de «l'alliance linguistique», jazykovoj sojuz, dit aussi Sprachbund dans : Patrick Sériot, Structure et totalité. Les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale, PUF, Vendôme, 1999, p. 86-107.

[3] A savoir, que « le "décentrement" à la fois temporel (l'entre-deux-guerres) et spatial (la science russe) est utile, l'histoire des sciences doit être plurielle et l'épistémologie doit être comparative » (p. 6).

[4] Cf. tels que : Patrick Sériot, Structure et totalité, op. cit. et P. Sériot, « Troubetzkoy, linguiste ou historiosophe des totalités organiques ? », dans : N. S. Troubetzkoy, L'Europe et l'humanité. Ecrits linguistiques et paralinguistiques, Liège, Mardaga, 1996.

[5] Cf. « il faut faire apparaître le lien entre l'activité du linguiste et celle de l'historiosophe-culturologue, qui revendiquait une vision du monde unique, synthétique, "formant un tout". Les Grundziige et toute la phonologie prennent un sens différent si on les replace dans le contexte global [...] Notre vision du structuralisme devrait en sortir quelque peu transformée » (Ibid., p. 7).

[6] « si tant est que cette notion ait un sens » (Ibid., p. 7)

[7] Cf. lettres 33,44, 98, 111.

[8] Cf. lettres 38, 79, 123.

[9] N. Tolstoj, Vjac. Vsev. Ivanov , T. Gamkrelidze, « Postface» dans : Nikolaj Troubetzkoy, Izbrannyje trudy po filologii (Œuvres philologiques choisies}, Moscou, Progrès, 1987, p. 494.

[10] Cf. N. S. Troubetzkoy, L'Europe et l'humanité, op. cit., p. 211-229.

[11] Cf aussi la lettre 115.

[12] N. Troubetzkoy, Izbrannyje trudy po filologii, op. cit., s. 219.

[13] Cf. lettres 31, 112, 142.

[14] Cf. lettres 2, 4, 30, 40,48.

[15] Cf. lettres 70, 115.

[16] Signalons, que Troubetzkoy emploie les termes « type psychique » et « type psychologique » « comme synonymes, et qu'ils se réfèrent aussi bien à la personne individuelle qu'à la personne collective » (P. Sériot, dans : N. S. Troubetzkoy, L'Europe et l'humanité, op. cit., p. 32).

[17] Cf. lettres 3, 95, 140, 152, 167,176.