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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Michel VIEL, c.-r. dans Etudes anglaises, octobre-décembre 2007, 60/4, p. 483-487

N. S. TROUBETZKOY. — Correspondance avec Roman Jakobson et autres écrits. Édition établie par Patrick Sériot. Traduit du russe par Patrick Sériot et Margarita Schönenberger. (Lausanne : Editions Payot, 2006, 573 pp. 30 ¤.)

 

N. S. Troubetzkoy connaissait mal l’anglais. Il cale devant Language de Bloomfield (lettre 142 du 17 mai 1935, p. 385) : « Il est quand même difficile de lire sans savoir la langue et en cherchant un mot sur trois dans le dictionnaire. » Quand il assiste au deuxième congrès international des sciences phonétiques, tenu à Londres du 22 au 26 juillet 1935, il avoue dans un compte rendu adressé à Jakobson (lettre 149  des 3-4 août 1935) : « L’écrasante majorité des exposés ont été faits en anglais, de sorte que je n’en ai pas compris la moitié. » Comme si Leonard Bloomfield qu’il a connu à Leipzig ne pouvait pas écrire en allemand ! Comme si les congressistes ne pouvaient s’exprimer en français comme c’était l’usage dans les salons de son pays avant la révolution !

De leur côté, les anglicistes connaissent mal Troubetzkoy.

Voici l’occasion de réparer un malentendu.

Le prince Nikolaï Sergeïevitch Troubetzkoy était le fils du prince Sergeï Nikolaïevitch, qui fut recteur de l’université de Moscou. Le titre nobiliaire est l’un des plus anciens de l’ancienne Russie. La famille Troubetzkoy compte de nombreux savants et intellectuels. Troubetzkoy a tout perdu dans la révolution. À trente ans le jeune prince, qui a commencé à publier des articles savants à 15 ans, trouve un premier poste académique à Rostov-sur-le-Don, puis un second à Sofia, en Bulgarie, quand il doit fuir à nouveau devant l’avancée de l’armée rouge. Finalement, il est élu à la chaire de philologie slave de l’université de Vienne, où il enseigne la linguistique et la littérature de 1923 à sa mort, à 48 ans, 15 ans plus tard.

Troubetzkoy reste à côté de Jakobson, qui lui, eut une seconde vie, américaine cette fois, le fondateur de la phonologie moderne.

L’ouvrage recensé est la traduction, par Patrick Sériot et Margarita Schönenberger, d’un livre qui ne ressemble à aucun autre. Publié en 1975 sous le titre N. S. Trubetzkoy’s Letters and Notes, sous la signature de Roman Jakobson, c’est une correspondance scientifique entre les deux hommes, qui paraît complète du côté de Troubetzkoy. Enterrée par prudence dans un jardin la veille de l’arrivée des Nazis à Prague, elle fut retrouvée et renvoyée à Jakobson à New York après la guerre. Les lettres de Jakobson, conservée par le destinataire dans son appartement viennois, furent volées par la Gestapo lors d’une perquisition. Malgré les recherches entreprises après la défaite du Reich, elles ne furent jamais retrouvées. Il subsiste cependant un brouillon et quelques copies carbone qui se trouvaient chez Jakobson dans le dossier Troubetzkoy. Quelques extraits, d’ailleurs souvent très forts, sont publiés en note. Ceux-ci nous permettent par moments d’approcher de ce qu’on appelle une correspondance croisée, mais déséquilibre pour déséquilibre, Jakobson n’affirme pas qu’il n’ait pas fait des choix dans les extraits de sa propre correspondance.

La lecture de ces lettres permet de suivre pas à pas, comme en temps réel, l’évolution d’un des grands esprits de la première moitié du XXe siècle. Au début, Troubetzkoy est essentiellement historien. Il s’est fixé comme objectif de reconstituer la préhistoire des langues slaves. Lors de son départ précipité de Rostov, une première version de ce travail a été confiée à la bibliothèque de l’université, et il ne peut plus y avoir accès (le manuscrit disparaîtra définitivement dans les bombardements de la guerre). Mais déjà Troubetzkoy est mu par une idée à laquelle il est resté fidèle toute sa vie, à savoir que la langue obéit à une logique interne, que tout se tient, que tout est lié. Les pages consacrées à la préhistoire (et à l’histoire) des langues slaves, et les nombreuses références aux langues du Caucase, sont d’un accès difficile pour les non spécialistes. Mais Troubetzkoy est plus qu’un philologue au sens étroit. C’est un théoricien qui intéresse tous les linguistes. Trois inventions au moins sont à mettre à son actif :

1. Les lois de structure des systèmes phonologiques. Il déclare par exemple n’avoir rencontré aucune langue ayant un système vocalique asymétrique, et ajoute que « tous les systèmes correspondent à un petit nombre de types et peuvent toujours être représentés par des schémas symétriques (sous forme d’un triangle, de séries parallèle, etc.) (lettre 41 du 19 septembre 1928, p. 150). On dégage sans peine quelques lois de « formation des systèmes » (comme celle qui dit que  « si un système donné a des voyelles antérieures labialisées d’avant, leur nombre ne peut jamais être supérieur à celui des voyelles antérieures non labialisées », etc.). Nous sommes loin du triangle de Hellwag ou du trapèze de Jones, dont la valeur est purement descriptive. Les « lois de formation des systèmes » sont de véritables lois, ayant par définition une valeur prédictive. On peut facilement comprendre que la connaissance de ces lois structurales est de nature à permettre une avancée majeure pour la reconstruction des langues préhistoriques ou la compréhension des langues dûment attestées.

2. Le concept de marque, qui veut que les deux termes d’une opposition phonologique comme p - b ne soient jamais sur le même plan, l’un des termes étant « marqué », l’autre « non marqué ». Jakobson a étendu ce principe à la morphologie et au lexique (« cheval » non marqué, « jument » marqué). Cela ne veut pas dire que ce type de relation soit passé inaperçu. Quand Shakespeare fait dire à Hamlet « Man delights me not. Nor woman neither », il joue sur le mot man, qu’on peut comprendre comme humain ou comme mâle. Il est facile de constater qu’on ne peut renverser la proposition : * « Woman delights me not, nor man neither » sans perdre le jeu de mot. Il y a bien d’autres exemples semblables dans la littérature, mais un jeu de mot isolé n’a pas pour effet ni pour fonction de faire avancer la science.

3. La notion d’opposition phonologique, qui est à la base de la définition du phonème, ainsi que la classification des oppositions phonologiques, dont une première version apparaît dans la lettre 152 du 26 novembre 1935, p. 404-405 , et dont on peut suivre les progrès dans l’article « Essai d’une théorie des oppositions phonologiques » (Journal de psychologie, 1936, XXXIII, p. 5-18) et dans les Grundzüge der Phonologie (1939).

Troubetzkoy s’est rendu deux fois en Angleterre dans sa vie. Il séjourne une première fois à Londres du 18 au 22/23 mars 1934, invité par l’université pour faire trois conférences sur les langues du Caucase (lettre 129 du 13 mars 1934 [et non 1933 comme il est écrit par erreur p. 347], p. 348, n. 1). Troubetzkoy en Angleterre, c’est un peu le Huron. Le pays lui semble marcher sur la tête. On dépose les recommandés dans les épiceries, et contrairement au Schilling autrichien le shilling anglais se divise en 12 sous-unités. Quant aux linguistes, ils sont bien sympathiques et s’amusent comme des enfants quand ils découvrent deux allophones qu’on interprète comme un seul phonème (l clair et l sombre en anglais pour donner un exemple). Il tranche : « Des linguistes au sens strict du terme, je n’en ai pas vu. Il semble qu’il n’y en ait pas » (lettre 130, mai 1934). Indulgent, il pense que les vrais linguistes se cachent dans d’autres sections, comme Firth et Alan Gardiner, liés aux anthropologues. Cette réaction n’est pas pour nous étonner. Jones a une définition « ensembliste » du phonème. Un phonème est une famille de sons, et inversement un son (élément) appartient à un phonème (ensemble). Pour Troubetzkoy, tous les sons d’Arabie ne feront jamais un phonème, les deux entités étant de nature différente.

Quelques mois plus tard Troubetzkoy retourne à Londres pour le deuxième congrès international des sciences phonétiques (22-26 juillet 1934)  que préside Daniel Jones. Dans la lettre 149 du 3-4 août 1935, p. 393-397, il exprime sa colère : « J’en ai par-dessus la tête, c’est toujours pareil, toujours les mêmes personnes qui disent les mêmes choses […] J’en viens à penser qu’il faut se réunir moins souvent. » Il conclut avec un humour qui ne lui est pas vraiment familier : « A la fin du banquet de clôture, il y a eu des “ divertissements”, c’est-à-dire que plusieurs participants ont présenté qui un discours humoristique, qui une chanson, etc. Il est à signaler que le mot “phonème” a provoqué à chaque fois de grands éclats de rire unanimes. Horn a récité un poème en moyen-anglais écrit par lui-même qui décrivait le congrès et finissait par les mots :

wat is phonemes, wat is sunds?

twelf men haf twelft difinitiuns.

Par la suite ces paroles ont été reprises par tout le monde, et étaient à chaque fois saluées par des applaudissements approbateurs. »

Cependant il n’y a pas que les Anglais qui sont bizarres. Leur langue l’est plus encore. « Il faut dire que vocalisme anglais est particulièrement saugrenu. » (Lettre 142 du 17 mai 1935, p. 384). C’est-à-dire qu’il ne respecte pas les règles d’incompatibilités et de symétrie dégagées par nos deux savants comme l’incompatibilité entre l’opposition de quantité et celle d’accent expiratoire. Provisoirement Troubetzkoy se range à l’avis de Jakobson : « Vos considérations sur les causes historiques de l’absurdité de la phonologie anglaise […] me semblent extrêmement vraisemblables. J’ai eu de nombreuses conversations avec l’élève de Jones mentionné plus haut [A. C. Lawrenson], et j’en suis venu à penser que l’anglais n’a pas un seul, mais plusieurs systèmes, différenciés en partie par le facteur géographique. En ce qui concerne la langue standard, il s’agit d’un compromis artificiel réglé par les autorités orthoépiques (et il faut savoir qu’en Amérique, les autorités ne sont pas les mêmes qu’en Europe). Il est clair que , dans ces conditions, l’aspect phonologique de la langue est peu significatif. » (lettre 137 du 25 janvier 1935, p. 367). Ainsi l’anglais, langue artificielle et dérogatoire, se voit disqualifier comme langue naturelle. Au prix de certaines contorsions et de l’élimination de la diphtongue de boy ramené à deux phonèmes, l’anglais réintègre plus tard le concert des nations (cf. Principes de phonologie, p. 127-129).

Il ne faudrait pas penser que Troubetzkoy soit hostile à l’Angleterre. Il est exigeant et sévère, mais pas plus vis-à-vis des disciples de Jones que des membres du Cercle linguistique de Prague. Au contraire, il se dit « satisfait de ce que font les Anglais ». Lettre du 30 mars1935, p. 383 : « Ces derniers temps, j’ai lu quelques descriptions anglaises des systèmes phonétiques de différentes langues exotiques et je ne peux que m’en réjouir. Certes ils n’ont pas la moindre théorie. Mais ils ont tout trouvé par la voie pratique, de sorte qu’il n’est pas difficile de “traduire en langue phonologique” ces descriptions. » Et il ajoute : « Tout cela s’explique par le fait que les Anglais (en tout cas les orientalistes et les “exotistes” ) n’ont pas connu de solide tradition néogrammairienne et historiciste. En fait, c’est dommage : si vous et moi vivions dans un pays anglo-saxon, la description phonologique du monde serait déjà faite… » La même confiance s’attache globalement aux linguistes américains dont il dépend pour la description des langues indiennes d’Amérique.

En 1936, il est élu membre de la Linguistic Society of America (lettre 173 du 16 janvier 1937, p. 439), à la suite de quoi est fondé un Group for Phonemics (Language, XIII, 1937, p. 257), qui se présente comme la branche américaine de l’Association internationale de phonologie dont Troubetzkoy est le secrétaire général. Les contacts se multiplient avec les jeunes (et moins jeunes) descriptivistes américains : W. F. Twaddell, auteur d’un ouvrage sur le phonème, R. G. Kent, Kemp Malone, M. Swadesh, élève de Sapir. Un sentiment de fraternité unit Troubetzkoy et Sapir. Ils ont publié chacun un article dans le numéro spécial du Journal de psychologie (1933, XXX), et s’apprécient grandement. Il semble que les échanges de courriers entre les deux hommes aient été abondants. Malheureusement Sapir a détruit ses archives à la fin de sa vie. Quant aux lettres de Sapir elles ont manifestement subi le même sort que celles de Jakobson.

Je me suis attaché dans ce compte rendu à traiter ce qui n’est finalement qu’un point de détail dans la biographie de Troubetzkoy, mais un point de détail qui fait partie de l’histoire de la linguistique de l’anglais et peut de ce fait intéresser davantage les lecteurs d’Etudes anglaises que les analyses du vieux-slave ecclésiastique.

L’intérêt principal de cette édition est de suivre comme en direct la pensée d’un chercheur, et non des moindres. Aujourd’hui traduit en français, ce livre étonnant est accessible à un plus large public. En Russie, il est d’usage de présenter le pays comme « la patrie de la phonologie » (rodina fonologija) mais le russe est de moins en moins connu à l’étranger. Patrick Sériot dit d’ailleurs que l’allemand et le français ne vont pas tarder à le rejoindre au nombre des langues scientifiques en voie de disparition.  Sombre perspective, et on ne peut que féliciter Patrick Sériot de défendre sa langue maternelle.

S’agissant d’une contribution de premier plan à l’histoire de la linguistique, et même à l’histoire de la pensée, on aurait souhaité une attention plus soutenue aux dates. L’édition anglo-russe est donné p. 3 comme 1985, c’est-à-dire postérieure à la mort de Jakobson alors que l’édition princeps est de 1975, et a été suivie de bout en bout par Jakobson. Les Grundzüge der Phonologie de Troubetzkoy, qu’il dictait sur son lit de mort, ont été publiés en 1939, et seulement rééditées en 1958 (p. 503, n. 1), et l’édition française de Jean Cantineau, si influente, est de 1949, non de 1986 (p. 14, et p. 503, n. 1). Il faut aussi savoir que l’avant-propos de Jakobson est traduit de l’anglais, non du russe. (Il faut lire entre les lignes pour le comprendre.) Ce point n’est pas sans importance parce que nous avons là un vieil homme qui se penche sur le passé, et qui prend soin de dater et de situer son avant-propos (Ossabaw Island — l’île se trouve dans l’Etat américain de Géorgie et pas au Caucase !). L’anglais est la langue du présent. Le russe celle du passé. Cette dichotomie est constitutive de la rhétorique générale de l’ouvrage, et c’est sans doute pour cela que la traduction anglaise se fait attendre.

Pour ce qui est de la traduction elle-même, Patrick Sériot s’excuse d’avoir essayé de « reproduire la rhétorique propre au style de Troubetzkoy, au risque d’alourdir le style en français » (p. 12). Troubetzkoy lui-même s’accuse d’avoir une « langue pesante » (lettre 2 du 1er février 1921, p. 37). En réalité, aucun des deux ne mérite pareille indignité. Il y a dans la langue de Troubetzkoy une sorte de progression inexorable qui sied bien à un propos qui se veut descriptif et démonstratif. Cette qualité est bien rendue par Patrick Sériot et Margarita Schönenberger.

Je recommande vivement au lecteur de lire d’abord l’avant-propos de Jakobson, puis l’excellente présentation de Patrick Sériot, pourquoi pas la lettre de Troubetzkoy à Forchhammer (5 mars 1932, pp. 514-519), qui est une note de synthèse sur la phonologie.

Le voyage au bout de la phonologie peut alors commencer.

Vous ne serez pas déçu. — Michel VIEL (Université de Paris-Sorbonne).