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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT (Université de Lausanne) : A quelle tradition appartient la tradition grammaticale russe?, Langages, n° 167, 2007, p. 53-69.

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        Introduction

1. Les frontières orientales de la tradition occidentale 

        Comme dans La lettre volée d'Edgar Poe, un objet est d'autant moins visible qu'il est offert au regard de tous.
        Ainsi en va-t-il de l'étonnante notion de «tradition grammaticale russe». En effet, vu «de l'Ouest», il semble évident que la «linguistique occidentale» (Western linguistics) trouve son origine dans la tradition gréco-latine, elle-même faisant un tout relativement homogène à partir d'une source grecque initiale. Seuls quelques rares travaux tentent de mettre en évidence une différence entre la Grèce et le monde romain dans le domaine des études grammaticales[1].
        Vu «de l'Est», en revanche, le tableau est fort différent. De nombreux linguistes russes affirment et enseignent que la «tradition russe», représentant une culture qui n'est ni en Europe ni en Occident, remonte à la tradition grecque, elle-même souvent présentée comme en opposition radicale avec la tradition latine. Ainsi, pour V. Kolesov (1991, p. 224), la tradition grammaticale latine est fondamentalement différente de la tradition grecque, elle suscite des relations «hostiles» en Russie, les deux traditions sont «en conflit» à cause, notamment de la querelle de l'uniatisme.
        Le paradoxe logique peut alors s'exprimer de la façon suivante :
        - pour les uns, la tradition occidentale prolonge la tradition gréco-latine;
        - or pour les autres, la tradition russe, différente de la tradition occidentale, remonte à la tradition grecque, elle-même en opposition radicale avec la tradition latine;
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        - donc la tradition grecque est revendiquée à la fois comme source du même (à l'Ouest) et preuve du différent (à l'Est).
        Comment le différent peut-il s'originer dans le même, revendiquer une origine identique, sans que le point de rupture puisse être clairement assigné? Si la Grèce est en Occident pour les Occidentaux mais en Orient pour les Russes, il doit bien y avoir quelque part un étonnant malentendu, touchant à l'interprétation du monde byzantin, à la fois en continuité et en rupture avec la Grèce antique.
        Les paradoxes logiques sont souvent des indices qu'une question est posée en des termes qui en bloquent toute solution. C'est pourquoi on propose ici une enquête sur la distinction entre le même et le différent, en commençant par déconstruire la notion trop souvent non questionnée de «tradition», qui peut fonctionner comme obstacle épistémologique à penser l'objet de recherche. Peut-être verrons-nous alors sous un jour différent la pensée grammaticale de ce «monde occidental», ce «savoir occidental» dont parle M. Foucault (1966, p. 262-263) sans jamais en donner de définition, construisant en creux, implicitement, un «monde oriental» non nommé, dont l'existence doit être présupposée en tant que point de contraste?
        L'«Occident» est le grand impensé des histoires de la linguistique «occidentale». Il en va de même de la notion d'Europe. 

2. La notion de tradition est-elle utilisable en histoire des idées linguistiques? 

        Décidons de ne pas prendre la notion de «tradition» comme un point de départ, donné à l'avance, mais comme une notion à «faire travailler», point d'aboutissement d'une enquête, sans accorder trop de confiance au pouvoir exhorbitant des expressions définies («la tradition X ou Y»).
        Après que le travail de M. Foucault l'eut systématiquement mis en question (Foucault, 1969, p. 31-32), on peut s'étonner que ce terme de tradition ait encore droit de cité en histoire de la linguistique, du moins dans une acception non théorisée, faisant appel à l'évidence. Or, lorsque Foucault pourfendait les objets incertains de «l'histoire des idées», il ne songeait sans doute même pas qu'on pût manier sans précaution la notion de tradition pour désigner des ensembles culturels séparés les uns des autres, des façons culturellement déterminées de travailler l'objet de la linguistique. Ainsi G. Mounin (1972, p. 149) fait appel, sans en donner de définition, à une «tradition profonde de la pensée russe», tout comme J.-C. Milner oppose «notre tradition» à celle des linguistes russes (1982, p. 334).
        Semblable interprétation culturaliste des modes de faire en linguistique n'aurait, après tout, rien de si choquant si ce n'était cette absence totale de définition des objets qu'on manipule, cet appel feutré à l'évidence, à l'intuition. S'il existe une «tradition occidentale» en linguistique, une «pensée occidentale», comme le dit, par exemple, l'Encyclopédie philosophique universelle (P.U.F., 1989), alors se pose une question qui est rarement posée en ces termes, «ici», en Occident : la «pensée russe» en fait-elle partie, comme le pensent les Occidentalistes russes? ou bien représente-t-elle un «monde à part» dans le mouvement des sciences en Europe, comme l'affirment les Slavophiles?
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        S'agit-il alors d'une pensée aux marges de l'Europe, ou bien d'une autre Europe? Y a-t-il eu «sécession orientale de la civilisation européenne» (Breton, 1991, p. 107), ou bien deux civilisations différentes? En fait, c'est peut-être au sixième siècle de notre ère qu'il faudrait remonter, à ces premiers frémissements de ce qui deviendra après 1054 l'opposition irréductible de deux lectures de la chrétienté, «occidentale» et «orientale», deux variantes d'une même culture, deux «rédactions» d'une même tradition : byzantine et latine. Deux «mondes» dont on peut, au gré de ses désirs ou de la thèse qu'on va défendre, mettre en avant les ressemblances profondes ou bien au contraire souligner les insurmontables divergences. Deux mondes religieux, mais aussi philosophiques, artistiques, scientifiques, unis par une relation d'attirance et de répulsion.
        L'histoire des idées grammaticales peut apporter des éléments de réponse à cette interrogation. 

3. La «question de la langue» en Europe orientale

        Ni rupture ni continuité, catégories antithétiques mais trop simples, ne permettent de rendre compte des problèmes que pose la notion de «tradition grammaticale russe». Y a-t-il des passages d'une tradition à une autre, ou bien les limites en sont-elles hermétiquement closes? Grands sont les risques d'aporie. C'est pourquoi il paraît raisonnable de parler de «pensée grammaticale en Russie» plutôt que de «tradition russe».
        Remarquons d'abord le peu de place qu'occupe la réflexion grammaticale byzantine dans l'historiographie européenne de la linguistique médiévale[2]. Y aurait-il eu à Byzance un «défaut d'Europe»[3]?
        Ce qu'on appelle en français «le Grand schisme d'Orient» et en russe «la séparation des Eglises» (1054) est la date officielle d'une rupture spatiale. Cette déchirure dans l'espace, pourtant, ne faisait que masquer un événement beaucoup plus important, la cassure temporelle qu'a représentée la fermeture de l'Ecole d'Athènes en 529 par l'Empereur Justinien. C'est dans ce contexte idéologique profondément bouleversé par le christianisme que naît en Europe orientale la «question de la langue» dont on va exposer maintenant les traits principaux, et qui forme le cadre de l'analyse grammaticale dans les pays slaves orthodoxes.
        Le monde intellectuel byzantin semble avoir une approche double de l'héritage grec classique. D'un côté une attitude conservatrice : les descriptions et analyses des grammairiens étaient essentiellement des commentaires de textes
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classiques à préserver et à imiter (cf. Robins, 1976, p. 46). De l'autre, on l'a vu, une rupture s'est faite avec le rejet de la sagesse païenne par la pensée chrétienne.
        La situation est différente en pays slaves. En entrant dans le monde chrétien, les Slaves héritaient d'une querelle qui n'était pas la leur, mais ils y prirent une part fort active. Il est impossible de comprendre l'évolution des idées grammaticales dans le monde slave orthodoxe si l'on ne tient pas compte de ces données de départ. On va donc explorer l'hypothèse qu'il y a un lien intrinsèque entre «tradition grammaticale» et tradition religieuse dans l'Europe médiévale.
        Si, dans les grandes lignes, pour les théoriciens du Moyen-Âge en pays catholiques, la grammaire a pour fin (au sens de finalité) la construction de l'oratio perfecta (phrase complète, cf. Stefanini, 1994, p. 36), l'activité grammaticale dans le monde slave orthodoxe tend avant tout à justifier la dignité de la langue slave aux yeux des Grecs. C'est que le rôle de la langue sacrée dans la «Slavia orthodoxa» était fort différent de celui du latin dans la «Slavia romana». 

I. Emprunt, adaptation, rejet, imitation

1.1. Cyrille et Méthode : une quatrième langue sacrée en Europe ou une autre troisième? 

        Rappelons brièvement qu'en 863 deux frères, Cyrille et Méthode, membres de l'aristocratie intellectuelle grecque de Salonique, sont appelés par l'Empereur de Byzance Michel III à mener une mission d'évangélisation chez les Slaves d'Europe centrale, à la demande du prince Rostislav de Grande-Moravie[4], inquiet de l'avance des Germains vers l'Est. Pour ce faire, ils créent une langue livresque, sur la base du dialecte bulgaro-macédonien de la région de Salonique, qu'ils connaissaient bien, pour traduire du grec en slave les textes de base de la théologie chrétienne. Ils créent un alphabet, d'abord le «glagolitique», puis le «cyrillique», adapté à la phonétique du dialecte servant de base à la langue livresque. Cette langue, appelée en français «vieux-slave», a ceci de particulier d'être dès le début une langue sacrée, réservée à un usage religieux, à la différence du grec et du latin, qui étaient langues de culture avant de devenir langues de la religion chrétienne. Or c'est précisément cette particularité fonctionnelle qui est mise en avant dans les polémiques dirigées contre les Grecs, mais aussi les lettrés latinophones, qui ont tendance à mettre en doute la dignitas, c'est-à-dire la capacité de cette langue à rendre toutes les subtilités de la théologie byzantine. Mais c'est cette langue qui va servir de ralliement aux Slaves orthodoxes, alors que les Slaves catholiques, vivant dans le monde culturel latin, ont suivi un modèle de grammatisation des vernaculaires tout différent.
        A la différence du latin, le vieux-slave était pendant le haut Moyen-Âge encore suffisamment proche des parlers vernaculaires pour être sinon parfaitement compris, du moins ressenti comme une forme prestigieuse et élevée de la
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langue et non comme une langue étrangère. En Russie il fallut attendre le XVIIIème siècle pour qu'on s'aperçût que la langue livresque de l'Eglise n'était pas la forme pure dont le russe courant se serait éloigné, mais un idiome à base dialectale slave méridionale, c'est-à-dire du vieux bulgaro-macédonien.
        Mais cette proximité avec les vernaculaires rendait la langue livresque facilement perméable à ces derniers, de façon plus ou moins inconsciente pour les lettrés qui écrivaient. Une langue morte utilisée par des hommes vivants ne pouvait que se détériorer avec le temps. On vit donc apparaître des variantes locales de la langue livresque : les différents slavons (slavon russe, slavon bulgare, slavon serbe, etc.). Cet abâtardissement, qui aurait pu mener à la création de langues slaves nationales en pays orthodoxes dès le XIVème siècle, a provoqué au contraire des réactions d'abord dans les Balkans puis, avec l'afflux de réfugiés consécutif à la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, en Russie moscovite et ruthène. La détérioration était arrêtée, l'orthographe et la morphologie restaurées, alors que le lexique était considérablement enrichi par dérivation. L'histoire de la langue livresque en pays slaves orthodoxes et de la réflection métalinguistique qui l'accompagne est ainsi faite de périodes successives d'évolution locale divergente et de réaction puriste centralisatrice, dont les fondements sont d'ordre religieux plutôt que proprement linguistique. 

1.2. Konstantin Kostenečski : fidéisme et hésychasme

        Le christianisme, religion du livre, privilégie le texte écrit comme moyen d'accès au contenu (au dogme). Mais très vite se font jour des attitudes divergentes envers l'écrit. Très vite il devient difficile de parler d'une «tradition» slave en matière de langue ou de grammaire.
        Ainsi au début du Xème siècle en Bulgarie, dans la génération de lettrés qui ont accueilli les survivants de la mission de Cyrille et Méthode, chassés de Moravie, se distinguent déjà deux centres, deux écoles, deux «traditions» embryonnaires. Avec les réflexions de Ioan l'Exarque sur la traduction, l'Ecole d'Ohrid donne la priorité au sens sur l'expression : l'absence d'équivalence stylistique et grammaticale entre les langues (la non-correspondance des genres grammaticaux, par exemple) nécessite une traduction libre, par le sens. En cela, Ioan l'Exarque ne se différenciait guère de Saint Jérôme (342-420), auteur de la traduction latine de la Bible (la Vulgate), qui consacre une de ses lettres à l'examen de la théorie de la traduction, soutenant qu'il faut traduire l'esprit plutôt que la lettre («sens pour sens plutôt que mot à mot» : Jérôme, Lettres, 57, cité par Robins, 1976, p. 74).
        Mais bientôt, dans la même Bulgarie, l'Ecole de Preslav puis celle de Trnovo prônent en revanche l'exigence de suivre littéralement le texte original au nom de la fidélité au dogme canonique (Kolesov, 1991, p. 208; Susov, 1999, p. 74). C'est là que va se former par la suite une attitude qu'on peut appeler fidéiste[5] envers le
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texte écrit, prolongée par le Bulgare Konstantin Kostenečski, réfugié en Serbie au XVème siècle, au moment où le territoire bulgare est déjà occupé par les Turcs. A cette époque, les parlers vernaculaires slaves s'étaient déjà éloignés de façon notable des textes originels, et les manuscrits présentaient des variations linguistiques de plus en plus importantes.
        Pour Kostenečski, la notion de réforme conservatrice n'est pas un oxymore : il prône la restauration d'une norme linguistique pure et unifiée, par l'adoption d'un formalisme religieux très strict, qui éloigne de plus en plus la langue écrite du vernaculaire et en sacralisant l'écrit en tant que tel. Cette pratique de restauration philologique des textes, dont l'importance va être considérable dans la discussion sur la notion de «tradition grammaticale russe», ne peut être comprise que sur le fond doctrinaire de l'hésychasme.
        Le lien étroit que fait Kostenečski dans son Traité des lettres (Kniga o pismenax (1423-1426) entre l'orthographe slave (pravo-pisanie) et l'Orthodoxie (pravo-slavie) s'explique par les principes de la doctrine hésychaste, définie au début du XIVème siècle par Saint Grégoire Palamas, pour qui la lumière qu'avaient contemplée, effrayés, les Apôtres au Mont Thabor lors de la Transfiguration du Christ, n'était pas un symbole, mais bien l'énergie réelle émanant de Dieu.
        De la même façon, pour Kostenečski, postulant pour le vieux-slave une pureté originelle, malgré la contingence de son origine, les lettres slaves sont «divines», car elles ne sont pas des symboles intermédiaires, mais une manifestation directe de la présence de Dieu. Cette attitude envers le signe en général impliquait que les signes graphiques inspirés par Dieu, représentation visible de la parole divine, devaient être soigneusement distingués des signes imparfaits forgés par les hommes. Le slavon d'Eglise était une icône de la Vérité, icône essentiellement visuelle, car seule la forme écrite de la langue pouvait jouer ce rôle d'icône (cf. Goldblatt, 1987, p. 348). Et comme la notion de langue était entièrement assimilée à la «langue des textes», pur monde de signes, toute réflexion sur la langue allant au-delà de l'orthographe, par exemple en s'occupant de paradigmes morphologiques, était inacceptable : dans la pensée hésychaste, la totalité du dicible est réduite à l'ensemble du déjà-écrit. Nulle mise en grammaire n'est nécessaire à la reproduction graphique fidèle des textes canoniques. Quant à la langue slavonne elle-même, elle se définit par son contenu, religieux et non laïque[6].
        L'attitude fidéiste de Kostenečski envers l'écrit est cohérente : il établit un lien nécessaire entre faute d'orthographe et hérésie, entre barbarisme et blasphème. L'orthographe est ce qui permet de faire une différenciation formelle, par les signes graphiques, entre le temporel et le sacré.
        Sa doctrine orthographique repose sur un idéal de transparence et d'univocité du signe. Ainsi en va-t-il de l'usage de l'ἀντίστοιχον, ou couple de graphèmes permettant de différencier des homonymes (par exemple en conservant dans l'écriture slave le upsilon et le iota du grec, homophones dans les deux
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langues à cette époque). Le but de cette pratique est de démasquer l'hérésie au moyen d'une orthographe désambiguïsante. L'homophonie vient souvent de la perte d'une ancienne opposition phonologique, par exemple entre i et y (voyelle postérieure) en bulgare et en serbe, marquée par l'emploi aléatoire des deux lettres dans les écrits fautifs que dénonce Kostenečski. Le maintien de la distinction orthographique va permettre en revanche de tenir à distance tout risque de déviation dogmatique : si la suite edinorodnyi syn («le Fils unique engendré par le Père») est orthographiée avec edinorodnii (ancienne forme de nominatif pluriel), on voit immédiatement, matériellement, apparaître l'hérésie nestorienne, qui affirme qu'il existe deux personnes dans le Christ (et non pas une personne unique en deux «natures», humaine et divine).
        Il s'agit du moment le plus intense de la foi en la lettre : après Kostenečski, personne n'a écrit de façon aussi passionnée, n'a tant menacé d'anathème les «fauteurs», ou «pécheurs de l'écrit» (pogrešajuščie) ni prophétisé aux apostats qu'ils rôtiraient dans les flammes de l'Enfer.
        A la même époque en Occident, la grammaire, en s'occupant du sermo congruus, commençait à se séparer de la logique, qui visait le sermo verus. Kostenečski ne se situe pas dans cette alternative : pour lui comme pour tous les penseurs hésychastes, le respect de la lettre est le garant de la fidélité au dogme. Le vrai ne se déduit pas d'un jugement bien construit, ni la grammaticalité de la conformité aux règles, c'est l'apparence matérielle de l'écrit qui garantit l'appartenance d'un énoncé au canon du dogme. En un sens, il s'agit d'une prolongation du tout début de la grammaire en Grèce : son objet est bien l'écrit, en tant que séquence de lettres. Mais l'analyse des constituants de la proposition et même celle des parties du discours est reléguée derrière le respect de la lettre elle-même. Dans cette idéologie linguistico-théologique, ce qui avait été à l'époque de Cyrille et Méthode la revendication pentecôtiste de l'usage du vernaculaire comme langue sacrée devient maintenant affirmation que seule une langue écrite totalement figée et immobile peut mener sur la voie du Salut. La langue sacrée est en train de devenir une langue explicitement morte.
        Les idées de Kostenečski parviennent en Russie et se maintiennent en toile de fond des controverses théologiques ayant la grammaire et la langue pour objets, au point qu'en 1748 encore, en Russie, un auteur comme V. Trediakovskij éprouvait la nécessité de rappeler que l'orthographe n'était qu'un aspect secondaire de la grammaire et n'engageait pas la théologie.

1.3. Traduction de grammaires et tradition grammaticale. 

        La pensée sur la langue en Europe orientale ne se résume pas à l'ardent attachement hésychaste à une sémiotique du signe visuel immuable, car là aussi une intense activité grammaticale s'est déployée.
        Le fait que pour Aristote il n'est de science que du général détermine le statut de la grammaire au Moyen-Âge en Europe catholique aux XIIe-XIIIe siècles : on distingue la science des noms (soumise, en vertu de l'arbitraire du signe, à la fantaisie et à l'irrationnel) et la science des règles, qui est partout à peu près la même
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(paene idem apud omnes : cf. Stefanini, 1994, p. 37). La traduction de grammaires, qui à nos yeux post-structuralistes peut paraître un pur non-sens, était au Moyen-Âge une entreprise parfaitement naturelle. Ainsi Roger Bacon pouvait-il déclarer que la grammaire n'est qu'une seule et même chose pour toutes les langues, et que les différences de surface entre celles-ci ne sont que des variations purement accidentelles : «Grammatica una et eadem est secundum substantiam in omnibus linguis, licet accidentaliter varietur» (cité par Robins, 1976, p. 81). C'est pourquoi les premières grammaires des vernaculaires en Europe catholique sont des adaptations des modèles latins (Donat, Priscien), eux-mêmes calqués sur les modèles grecs (Denys de Thrace). Il suffisait de changer d'exemples en changeant de langue. Il en va de même chez les Slaves orthodoxes, avec le même phénomène de transfert culturel, à ceci près que a) les modèles à imiter étaient au début exclusivement grecs; b) la langue à décrire et à mettre en règles n'était pas le vernaculaire, mais une langue livresque déjà presque morte : le slavon.
        Les premières grammaires slavonnes, manuscrites puis imprimées, ont été abondamment décrites en anglais (Worth, 1983), en allemand (Jelitte, 1972; Tomelleri, 1999), en français (Archaimbault, 1998; 1999). On insistera ici uniquement sur certaines particularités de la mise en grammaire du slavon chez les Slaves orientaux. 
        Ainsi, on se mit à traduire des grammaires dans les pays slaves orthodoxes. mais une question se pose : de quelle langue traduisait-on ces grammaires, et de quelle langue ces nouveaux produits étaient-ils la grammaire?
        Mais on eut bien vite, dans ces traductions-adaptations de grammaires classiques, des difficultés à distinguer les catégories propres à la langue à décrire. Ainsi, combien y avait-il de cas en slavon? En fait, tout dépend du modèle suivi : 6 si l'on suit le modèle latin (si l'on traduit une grammaire latine, c'est-à-dire en inventant de toute pièce un ablatif à partir d'un syntagme prépositionnel confondu avec une forme casuelle), 5 si on suit le modèle grec. Il fallut attendre la grammaire de Smotrickij (Vilna, 1619) pour que les 7 cas du slavon soient repérés, avec, cette fois, l'instrumental et le prépositionnel mais sans ablatif. Quant au nombre des temps verbaux au passé, il va, selon les auteurs du simple au double et les formes elles-mêmes présentent des incohérences curieuses à l'intérieur du paradigme de l'aoriste, pour des raisons de lutte contre l'hérésie. 

— tradition grecque ou tradition latine?

        On peut dire que, jusqu'au début du XVIe siècle, dans tous les traités de grammaire écrits puis édités en Russie (moscovite ou ruthène), se manifeste l'influence exclusive des théories grecques. Mais à partir de 1522, avec la traduction de l'Ars minor de Donat, les modèles latins arrivent en Russie. Or, si l'on part du principe que  les modèles latins imitaient les modèles grecs, on doit se demander, du choc entre les «deux traditions», grecque et latine, ce qu'il reste de tangible.
        Il faut bien reconnaître que les deux courants ne présentent pas de différence irréconciliable. L'ordre des huits parties du discours est différent, mais il y en a toujours huit, chiffre qui symbolise la complétude (il y a sept âges de la vie, mais la mort représente la huitième étape, qui vient parachever le cycle). Comme on peut
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s'y attendre, les grammaires slavonnes qui suivent le modèle grec ont un article (različie), celles qui suivent le modèle latin ont en revanche l'interjection (meždometie). Dans tous les cas on cherche à faire entrer de force les faits du slavon dans un cadre pré-établi, ce qui a pour résultat des formes curieuses, qui sont parfois sans rapport ni avec le vieux-slave initial ni avec son évolution dans l'espace et le temps. Ainsi, si l'on traduit une grammaire latine, il y a aura quatre conjugaisons régulières pour le présent et deux irrégulières (ce sont les lexèmes latins eux-mêmes qui donnent les exemples des paradigmes : 1ère conjugaison : ljubiti = amare, 2e : učiti = docere, etc., cf. Worth, 1983, p. 96; Archaimbault, 1999, p. 62), mais si l'on traduit une grammaire grecque, on en trouvera facilement treize (Worth, 1983, p. 19).
        Le problème qu'on aimerait soulever ici est de savoir, à partir de cette double source commune, grecque et latine, comment il a pu y avoir en Russie des affirmations si catégoriques sur la coupure entre le monde latin et le monde grec. 

2. Le rapport à la langue est déterminé par une idéologie sous-jacente

2.1. Moscovie et Ruthénie : ce qui vient après est ce qui vient d'ailleurs 

        Au moment d'avancer plus loin, un grave problème de nomination se pose à propos du ou des territoires dont il est question quand il s'agit de «tradition russe». En effet, il convient de souligner que les premières grammaires slavonnes chez les Slaves orientaux n'ont pas été publiées en Russie moscovite, mais dans un Etat mal connu : le Grand-Duché polono-lithuanien, ou Rzeczpospolita (cf. Durovic, 1995, Uspenskij, 1994a), dont l'élite dirigeante était catholique, mais qui comprenait une importante minorité slave orientale orthodoxe. Or cet Etat, fort différent de la Russie moscovite, de nombreux chercheurs russes persistent encore à l'heure actuelle à l'appeler «la Russie du Sud-Ouest». La situation se complique encore lorsque l'on voit que les grammaires slavonnes en question sont appelées «grammaires de la langue vieux-biélorussienne» par des chercheurs biélorusses (Jaskevicˇ, 2001) et «grammaires de la langue vieil-ukrainienne» par des chercheurs ukrainiens (Nimčuk, 1985). Quant à I. Susov (1999, p. 79), il parle à leur sujet des «premières grammaires russes imprimées». Bien que tout ce processus de nomination soit sujet à controverse, on décidera d'appeler «Ruthènes» ces Slaves orientaux (cf. Unbegaun, 1953), dont les descendants sont devenus plus tard les Biélorussiens et les Ukrainiens[7].
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        L'Etat polono-lithuanien, fondé en 1569, et qui dura jusqu'aux partages de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle, fut marqué par d'incessantes querelles religieuses culminant avec une Contre-Réforme ambitieuse, dont une des conséquences originales fut la création de l'Eglise uniate lors de l'Union de Brest (1596) : de nombreux orthodoxes reconnaissaient l'autorité du pape tout en gardant la totalité de leur rite, y compris la liturgie slavonne. Cette zone de contacts entre Slaves de l'Ouest (Polonais) et Slaves de l'Est (Ruthènes), entre catholiques, orthodoxes, uniates et protestants (sans compter les juifs et quelques Tatars musulmans), zone que les Polonais appelaient «territoires de l'Est» et les Russes «territoires de l'Ouest» fut le vivier de discussions théologiques passionnées dont l'enjeu était précisément la langue et la grammaire. La «tradition grammaticale russe» resterait peu compréhensible en dehors de la «question de la langue ruthène», qui a marqué les querelles religieuses à l'époque de la Contre-Réforme dans l'Etat fédéré polono-lithuanien. La «langue ruthène» (idioma ruthenica), qu'il s'agisse de la variante écrite du vernaculaire slave-oriental, ancêtre de l'ukrainien et du biélorussien actuels ou du slavon ruthène, était en effet attaquée sur plusieurs fronts, pour des raisons différentes.
        Du côté lithuanien, d'abord, les lettrés, insistant sur les similitudes du latin et du lithuanien, tentent de mettre en place une politique de latinisation (cf. Dini, 1999, p. 23), destinée à combattre l'influence du «ruski», c'est-à-dire du ruthène écrit (cf. Martel, 1937, p. 51-54). Cette langue était considérée comme «barbare» car elle était 1) la langue de l'ennemi héréditaire, à savoir les «Moscovites»[8], 2) «privée de normes grammaticales», ce qui empêche, par exemple, une interprétation univoque des textes de loi (texte de 1615, cité par Dini, 1999, p. 27).
        Du côté polonais, c'est plus la dignitas religieuse du ruthène ou du slavon ruthène qui est en cause. Un moment important de la controverse est le traité polémique du jésuite polonais Pierre Skarga De l'unité de l'Eglise de Dieu sous un seul pasteur et de l'apostasie grecque de cette unité (Vilna, 1577), dirigé explicitement contre le slavon en tant que langue du culte. Si cette langue est inapte à véhiculer la parole divine, c'est, là aussi, parce qu'elle est privée de normes grammaticales et lexicales stables et définitives. Seuls le latin (et, théoriquement, le grec) sont aptes à cette tâche, à cause, précisément, de leur mise en grammaire, qui empêche toute variation, donc toute déviance dogmatique. Le ruthène, comme le polonais, en revanche, doivent être réservés à l'usage apostolique, c'est-à-dire la langue du prêche, destinée aux fidèles. C'est pour cette raison que P. Skarga était très hostile à l'idée de traduire la Bible aussi bien en langue vulgaire qu'en slavon, tout «ecclésiastique» qu'il fût.
        L'accusation de Skarga sur le manque de dignitas du slavon par défaut de normes grammaticales et rhétoriques suscita deux types différents de réponse de la part des Ruthènes orthodoxes.
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        1) Pour Ivan Vyšens'kyj (~1550-~1620), moine ruthène du Mont Athos, le slavon est «plus en honneur devant Dieu que le grec et le latin», précisément parce qu'il ne possède pas les «duperies païennes» que sont la grammaire et la rhétorique. Pour lui, c'est l'origine sacrée du slavon qui en établit la dignitas.

«Si le diable mène une telle lutte contre la langue slave, c'est parce qu'elle […] mène à Dieu par la lecture simple et studieuse, sans fourberies et manuels païens, sans toutes ces grammaires, rhétoriques, dialectiques et autres vaines perfidies proprement démoniaques : elle suscite la simplicité et l'humilité» (Višenskij, 1955, p. 23-24, cité par Frick, 1985, p. 31-32).

Pourtant la position de Vyšens'kyj n'est pas dénuée de contradictions, puisque parfois il essaie d'établir la dignitas du slavon précisément en en comparant les qualités avec celles du grec et du latin. Dans un autre passage, en effet, il prône l'enseignement de la grammaire et de la rhétorique comme programme d'étude orthodoxe (ib., p. 175-176).

          2) Un autre type de réponse à Skarga est constitué par les tentatives de défendre la dignitas du slavon et d'en fonder la norme grammaticale : des lettrés ruthènes, ayant souvent effectué leur formation dans des établissements catholiques, se lancent dans la mise en grammaire du slavon ruthène controversé. Ces grammaires sont imprimées par les soins des confréries orthodoxes, organisations culturelles laïques ayant reçu du Patriarche de Constantinople le droit de remontrance sur la hiérarchie religieuse. Un des paradoxes caractéristiques de l'époque et du lieu est qu'elles étaient fondées sur le modèle des confréries religieuses catholiques. C'est donc par la réception et l'imitation des structures «occidentales» qu'elles entendaient opposer une résistance efficace à l'influence idéologique et religieuse dont ces structures étaient précisément les vecteurs. Il faut souligner de plus qu'en Russie moscovite l'institution des confréries était totalement inconnue (cf. Bardach, 1982).
        C'est pourquoi le problème de savoir si les trois grandes grammaires du slavon publiées en Pologne-Lithuanie à la fin du XVIe et au début du XVIIe (l'Adelphotes, Lvov, 1591; la grammaire de Zizanij, Vilna, 1596 et celle de M. Smotrickij, Vilna, 1619) sont inspirées de la tradition grecque (Denys de Thrace) ou de la tradition latine (Donat) ne paraît pas si fondamental. C'est que les grammaires grecques que traduisent Zizanij ou Smotrickij ne sortent pas des bibliothèques byzantines (c'est-à-dire de l'Empire ottoman…), mais bien de cet Occident latin abhorré : il s'agit essentiellement de la grammaire grecque de Lascaris (Milan, 1476) et de celle du luthérien allemand Philippe Melanchton[9] (1497-1560), publiée à Lyon en 1554.
        On peut dire que jusqu'au début du XVIe siècle, si les traités sur la langue en Russie moscovite ou ruthène imitent ou traduisent des textes grecs, c'est moins la «tradition grammaticale grecque» (celle de Denys de Thrace) qui est source d'inspiration, que l'attitude très réservée de l'Eglise orthodoxe envers la réflexion grammaticale elle-même.
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C'est la situation spatiale de contact (avec l'Occident latin) et la situation temporelle de controverse avec les tenants de la Contre-Réforme qui contribua le plus à faire des pays ruthènes le foyer de la pensée grammaticale russe au XVIIe siècle, reposant entièrement sur des modèles gréco-latins d'importation occidentale.
        La Grammaire de Smotrickij de 1619 est une réponse directe et explicite aux accusations de Skarga. L'auteur tente de fournir pour le slavon le même type de normes grammaticales que celles que possèdent les langues classiques :

«Tout bénéfice que les grammaires du grec et du latin apportent normalement, la grammaire slavonne est sans conteste capable de l'apporter à sa langue slavonne» (Smotrickij, 1619 [2000, p. 133]).

        Toute la préface repose sur l'argumentation que le grec, le latin et le slavon possèdent une norme grammaticale stable, à la différence du ruthène et du polonais, qui sont des langues à utiliser pour l'interprétation et l'explication de l'Ecriture à l'usage des non-lettrés. Le but de Smotrickij est de donner un corps de règles permettant de «lire en slavon et de comprendre ce qu'on lit». Or, à la différence, par exemple, du Donat françois (1531) il ne s'agit pas d'une grammaire de vernaculaire, mais d'une langue livresque, sacrée, déjà difficile à comprendre, et avec un certain degré d'hybridation avec l'usage parlé. Cette grammaire n'est donc comparable ni à une grammaire du latin en Occident ni à une grammaire de langue vulgaire. 

2.2. Hérésies et langue : quel objet de connaissance pour la grammaire? 

        Dans les trois grandes «religions du livre», l'écrit s'oppose à la parole orale, qui est «fluide», «variable», «instable». Pourtant, bien des controverses religieuses de la Renaissance ont à voir avec un rapport nouveau envers l'oralité d'une part, la grammaire d'autre part.
        Les intenses tensions idéologiques autour des luttes religieuses culminent en Russie moscovite à la fin du XVe - début du XVIe siècle. Dans la région de Pskov-Novgorod, proche de la frontière du Grand Duché de Lituanie, des «hérétiques» s'opposaient à la religion officielle. Conservant des vestiges déformés de représentations païennes, leurs écrits présentent un syncrétisme de différentes sectes religieuses russes du XIVe siècle, des Réformateurs d'Europe occidentale et des «judaïsants». Leurs idées hérétiques les font s'intéresser aux questions scientifiques, parmi lesquelles les questions de grammaire et de langue occupent une place non négligeable. Le texte fondamental de cette mouvance est l'Epître de Laodycée, du prêtre Fedor Kuricyn, hérétique moscovite. Le texte contient des tableaux grammaticaux, avec des indications lexicales, graphiques, et surtout phonétiques.
        La plupart des Réformateurs des XVe-XVIe s. en Europe ont été en même temps des auteurs de traités grammaticaux, il était pour eux fondamental de traduire l'Ecriture dans les langues vernaculaires contemporaines. On trouve la même perspective en Russie chez Fedor Kuricyn, qui appelait à «écrire les livres divins de façon fluide et sans fioritures» (prjamo i gladko) (cité par
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Kolesov, 1991, p. 216). Un des thèmes de revendication les plus courants des réformateurs-hérétiques russes de cette époque était l'élimination du slavon, vieilli, devenu obstacle à la connaissance de Dieu et non plus seule langue digne. Il s'agit d'un renversement radical du rapport à la langue par rapport à l'hésychasme palamite. Un autre était la valorisation de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, indispensable au salut :

«Savoir lire et écrire est nécessaire à l'instruction et au salut de l'homme» (ib.).

        L'implacable répression contre les hérétiques à partir de 1503 a mis fin à cette «tradition» d'étude de la langue vivante, orale, à partir de laquelle aurait pu se former une langue nationale russe à base vernaculaire, comme dans de nombreux pays d'Europe. Dans la littérature polémique contre les hérétiques touts les notations phonétiques sont remplacées par des considérations graphématiques. C'est de nouveau la langue écrite sacralisée qui permet seule l'accès à la connaissance des choses divines, et non la «langue du cœur». 

2.3. Luttes idéologiques : le refus de la grammaire

        Les premières grammaires imprimées du slavon russe sont contemporaines de la lutte idéologique autour de l'Union des Eglises en Pologne-Lituanie (XVIe s.), qui précède la guerre russo-polonaise du «Temps des troubles» au début du XVIIe s.
        C'est en effet à cette époque que la rivalité entre monde catholico-protestant d'une part et orthodoxe de l'autre se manifeste avec le plus de vivacité chez les Slaves de l'Est. D'abord chez les Ruthènes de Pologne-Lithuanie, puis finalement en Russie moscovite elle-même. La «tradition de pensée gréco-orientale» (Florovski, 1937, p. 172) était en voie d'épuisement, et était lentement remplacée par quelque chose d'autre, d'inspiration «gréco-latine» (ib.), que nous préférons appeler «courant de pensée», ou, d'un terme malheureusement trop galvaudé, «idéologie», au sens d'ensemble de représentations non explicites déterminant une production écrite, scientifique ou non, et des types de comportement.
        Le conflit idéologique fondamental repose sur l'opposition entre deux conceptions de la connaissance, qui ont à voir avec la question du rapport à la langue dans la théologie, et suscite une réaction du milieu intellectuel slave oriental, dont certains cercles voyaient dans l'enseignement scolastique occidental une menace pour la pureté de la conception byzantine du rapport de l'homme à son Salut.
        C'est dans ce cadre conflictuel que se fait jour une réinterprétation surprenante de l'héritage culturel grec classique, qui devient vite le symbole de la «tradition latine», car l'édifice de l'enseignemenmt scolastique occidental reposait essentiellement sur Aristote, alors que l'enseignement slave oriental reposait sur l'autorité des Pères de l'Eglise (orientale) et des vies de saints.
        C'est dans cette perspective que prennent leur sens les attaques contre l'enseignement de la grammaire. Pour de nombreux érudits slaves orientaux l'enjeu des discussions se pose sous la forme d'une question rhétorique : «vaut-il mieux étudier la grammaire et la rhétorique ou, sans apprendre tous ces arti
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fices, vivre une vie simple qui plaise à Dieu?»[10] Dans ce système de valeurs, il est bien évident que la grammaire, tout comme la rhétorique, était assimilée à un «artifice de l'esprit», car inutile au Salut de l'homme.
        Mais, encore une fois, ce conflit théologique dont la grammaire est l'enjeu est-il une situation spécifique à la Russie?
        Robins (1976, p. 72) note que «dans les institutions dominées par les clercs chrétiens, la littérature classique de l'Antiquité, qui avait le tort d'être païenne, est tenue pour suspecte et certains se montrent ouvertement hostiles à ces auteurs et à la langue dans laquelle ils ont écrit, parce qu'elle s'oppose au latin récent, plus familier, de la Vulgate et du rituel de l'Eglise. Le pape Grégoire le Grand (590-610) fit part de son mépris pour les règles de Donat, appliquées à la langue d'inspiration divine».
        L'enjeu est bien idéologique : la grammaire agit en tant que matrice, ou modèle : comme tout modèle, elle permet d'engendrer des textes emplis d'un sens nouveau, y compris des textes erronés par leur contenu théologique. C'est sur cette base qu'au Moyen-Âge en Occident aussi on avait pu associer la grammaire latine au Démon, parce qu'elle enseigne la possibilité de décliner le mot Deus au pluriel. Pierre Damian (1007-1072) commente dans De sancta simplicitate scientiae inflanti anteponenda le passage de la Genèse (III) où le Serpent dit à Adam et Eve : «Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des Dieux, connaissant le Bien et le Mal». Damian en tire une conclusion sur les conséquences négatives de l'enseignement de la grammaire :

«Ecce, frater, vis grammaticam discere? disce Deum pluraliter declinare. Artifex enim doctor, dum artem obœdientiæ noviter condit, ad colendos etiam plurimos deos inauditam mundo declinationis regulam introducit» (J.P. Migne : Patrologiae cursus completus. Series latina, Paris, 1844-64, PL. CXLV, col. 695, cité par Uspenskij, 1994a, p. 16, n. 41). [Ainsi, frère, veux-tu apprendre la grammaire? Apprends alors à décliner Dieu au pluriel. L'habile enseignant, en effet, en fondant en termes nouveaux son art de l'obéissance, introduit une règle de déclinaison dont le monde n'avait jamais entendu parler, qui fait honorer des dieux nombreux].

Conclusion

        Comme dans tous les pays européens, l'activité de grammatisation est intense en Russie (d'abord ruthène puis moscovite). Pourtant, cela n'autorise pas à parler de tradition grammaticale russe séparée. L'affirmation locale de l'existence de cette tradition, par l'intensité même de son caractère incantatoire, ne suffit pas à apporter la preuve de son existence. Les débats à propos de l'opposition entre Foi et Raison, qui prennent la grammaire comme enjeu, sont
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certes importants, et il fallait montrer comment la grammaire se trouve au cœur de controverses théologiques acérées au Moyen Âge et à la Renaissance en Europe orientale. Mais l'essentiel de notre conclusion n'est sans doute pas là. C'est que la notion de tradition grammaticale n'est utile qu'ad hoc, au moment où on en a besoin.
        Dès qu'on s'écarte du noyau canonique de textes constituant un corpus fermé d'un ensemble «gréco-latin» de l'âge classique puis médiéval, tout le reste, et principalement la notion de «tradition occidentale» devient informe, car les frontières orientales en sont inassignables. Les traditions grammaticales ne sont pas des objets dénombrables, distincts, mais des transformations perpétuelles de textes, d'idées, de représentations, de buts, d'enjeux différents.
        Pas plus qu'identité et différence, rupture et continuité ne sont des grandeurs discrètes, mais les éléments d'une même complexité. On se trouve devant un mouvement de balancier entre ouverture et fermeture aux idées venant de l'Ouest (considéré comme l'Autre absolu, celui dont on veut s'écarter tout en étant constamment fasciné par lui), entre orientation novatrice et conservatrice.
        Ce qui se présente souvent comme une différence spatiale Est/Ouest (orthodoxie / catholicisme) est en réalité une rupture idéologique. La différence n'est pas entre tradition grecque et tradition latine, mais entre une attitude envers la langue fondée sur la raison et une autre fondée sur la foi, entre la grammaire comme stabilisation du TEXTE (à répéter, par la récitation et l'apprentissage par cœur) et la grammaire comme MODELE d'engendrement du nouveau (cf. Uspenskij, 1994, p. 16).
        En fait, le temps commun compte plus que l'espace séparé, même s'il présente des décalages. La grammaire est un champ particulièrement riche, quoi qu'encore peu exploré, de ces conflits d'idées qui se suivent, se transforment, se déchirent et se réinterprètent constamment. Les couples d'opposition monde antique / monde chrétien, monde romain / monde grec; rationalisme / fidéisme; langue sacrée / langue vulgaire ne se recoupent pas, mais ils ont en commun de surdéterminer l'écriture des traités grammaticaux.
        Un grand travail reste à faire pour donner un cadre d'analyse permettant de faire apparaître l'implicite idéologique des grammaires aux Moyen-Âge dans les pays slaves. Le métadiscours grammatical a été ici un révélateur. 

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[1] «En passant de la Grèce à Rome, nous entrons dans un monde très différent. On parle à juste titre de l'époque gréco-romaine comme d'une période de civilisation unifiée, mais les rôles respectifs de la Grèce et de Rome ont été divergents et complémentaires» (Robins, 1976, p. 48).

[2] Cf., néanmoins, Robins, 1993.

[3] «Vue de l'Ouest», la culture byzantine suscite parfois des commentaires peu amènes : «Si l'Europe est bien fille de la Grèce antique, la Russie serait plutôt celle de Byzance, c'est-à-dire d'une Grèce contaminée par les pratiques perses du despotisme oriental, et mère du césaro-papisme» (Breton, 1991, p. 104). Le même auteur rappelle que la culture byzantine était considérée comme «orientale» par les Occidentaux (ib., p. 15). «Vu de Byzance», au contraire, le passage des Croisés occidentaux pillant Constantinople en 1204 a laissé l'impression générale de hordes barbares à l'assaut du dernier bastion de la civilisation…

[4] Ce territoire recouvrait à peu près les actuelles Hongrie et Slovaquie.

[5] Le fidéisme repose sur une défiance envers la raison : la Foi ne doit être fondée que sur la Foi. La Raison ne nous apprend rien sur la vraie nature des choses, la vérité absolue ne pouvant être fondée que sur la révélation et la Foi.

[6] D'où sa fréquente appellation de «slave ecclésiastique» ou «slavon d'Eglise» (Church Slavonic, Kirschenslavisch).

[7] Aucun de ces deux termes n'existait au XVIIe siècle. Les Slaves orientaux orthodoxes de Pologne-Lithuanie se dénommaient eux-mêmes soit «Rus'kye» soit «Rusiny». Ils étaient considérés comme des «Russkie» par les Russes de Moscovie. Ils étaient appelés «Ruthenen» en allemand et «Rutheni» en latin, alors que les Russes de Moscovie étaient des «Moscovitae». La communauté des populations des deux côtés de la frontière était renforcée du fait que le Patriarche de Moscou avait juridiction sur les Orthodoxes de Pologne-Lithuanie : l'Eglise orthodoxe autocéphale russe était transétatique.

[8] Les polémistes lithuaniens font souvent l'amalgame entre idioma Ruthenum et literae Moscoviticae.

[9] Son nom Schwarzerd fut hellénisé en Melanchton.

[10] Texte de la fin du 17e siècle, cité par Florovskij, 1937, p. 174.