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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT : «Que fait le vent lorsqu'il ne souffle pas? (La discussionsur les phrases impersonnelles comme révélateur d'une philosophie de l'histoire en Europe orientale), in P. Sériot (éd.) : Contributions suisses au XIVe congrès mondial des slavistes à Ohrid, septembre 2008, Bern : Peter Lang, p. 229-237.

Abstract

What does the wind do when it does not blow? (The discussion on impersonal sentences as a clue to a philosophy of history in East European thought)

It sounds obvious that Japanese or Chinese thought are totally alien to «Western thought». But the case with Russia is a peculiar one : it is neither totaly different nor exactly the same. A way of figuring out the strong intermingleness of scientific and philosophical ideas in both parts of Europe can be found in the linguistic discussions on the so-called impersonal sentences in Slavic languages. In spite of constant assertions about the absolute singularity of everything Slavic, most of the arguments which have been put forward can be reduced to the fact that the impersonal sentences imply a mystic or overt subject. It is the precise definition of the ‘theological» state of thought in A. Comte's positivist theory.

 

 

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Introduction

 

Si la pensée chinoise ou japonaise représente une altérité absolue pour l'Europe occidentale, il n'en va pas de même pour la pensée russe, ou, plus généralement, de «l'autre Europe», qu'on peut définir, en première approximation, comme «orientale». On y retrouve de nombreux thèmes communs, issus d'une même histoire. Pourtant, de même qu'il y a deux hypostases du christianisme, «oriental» et «occidental», entre lesquels se tisse un inextricable réseau de ressemblances et de différences, de même dans l'histoire des sciences humaines et sociales les affirmations de «singularité absolue» maintes fois réitérées par des penseurs de sensibilité slavophile ou simplement nationaliste ne suffisent pas à étayer la thèse de l'«abîme» qui séparerait les deux univers culturels.

L'histoire des idées linguistiques est un domaine peu étudié, mais s'avère un terrain extrêmement fertile pour effectuer une comparaison des thèmes, des modes d'argumentation et des fondements épistémologiques d'une anthropologie linguistique dans les deux parties de l'Europe. A partir du problème bien connu des «constructions impersonnelles» dans les langues slaves, on va tenter ici d'explorer le problème du rapport controversé au positivisme en linguistique et en philosophie du langage en URSS et en Europe orientale.

l) Si les phrases impersonnelles sont un phénomène propre à toutes les langues indo-européennes à un moment ou à un autre de leur histoire, dans les langues slaves actuelles ce phénomène est particulièrement bien représenté.

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Ex:

russe : menja znobit (j'ai des frissons, litt : ‘Ø me [Acc] frissonne [vb tr]’) ;
bulg. : trese me (id.)
pol. : spalo mi sie˛ dobrze (j'ai bien dormi, litt. ‘Ø a dormi [vb pronominal] à moi bien’)
tchèque : zebe meˇ (j'ai froid, litt. ‘Ø me (Acc.] fait froid [vb tr]’);

(modèles équivalents au latin Me paenitet erroris mei ).

Il n'y a dans ces constructions aucune possibilité de réinsérer un sujet au nominatif. Ces constructions posent des problèmes importants pour toute théorie de la relation prédicative et pour la syntaxe en général. Ainsi, dans les termes de Tesnière, pourrait-on dire qu'il s'agit de verbes monovalents, avec un second actant mais sans prime actant? ou avec un prime actant à un cas oblique ?

2) Les pays où l'on parle une langue slave ont tous connu, à un moment de leur histoire, un régime politique fondé sur une philosophie marxiste, dans lequel l'idéologie d'Etat avait, envers les théories scientifiques, des demandes précises. En particulier certaines théories linguistiques ont été, au détriment d'autres théories, mises en avant par le pouvoir politique.

Dès le début des années trente en URSS et (avec plus ou moins de succès) dès les années cinquante dans les pays d'Europe centrale et orientale, se met en place une théorie officielle « matérialiste » : s'opposant à toute idée d'autonomie de la langue (position « idéaliste »), elle affirme le lien indissoluble de la langue et de la pensée, celle-ci étant déterminée en dernière instance par la réalité objective. Cette position repose essentiellement sur un passage de L'idéologie allemande de Marx & Engels (1845), disant que «le langage [ou la langue?] est la réalité immédiate de la pensée ».

Le lien indissoluble de la pensée et de la langue implique le même lien entre la logique et la linguistique, et par conséquent entre le «jugement » et la «proposition».

Que faire alors des construction impersonnelles, si fréquentes dans les langues slaves, comment intégrer des jugements «mono-élémentaires» dans la théorie du perfectionnement historique de la pensée ?

En termes plus modernes on pourrait dire : «comment expliquer l'incomplétude?»

3) Les phrases impersonnelles : pensée primitive ou progrès de la pensée ?

La linguistique soviétique des années trente a connu d'innombrables débats et des luttes féroces. Mais un postulat est largement partagé par les protagonistes : a) la pensée humaine se perfectionne au cours de l'histoire
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(référence courante : L. Lévy-Bruhl), b) ce perfectionnement se manifeste dans la langue.

Peškovskij (1928, dans un livre constamment réédité en URSS depuis la fin des années 20) définit les «verbes impersonnels» du russe comme des formes prédicatives (ils possèdent un temps et un mode) mais sans cet accord avec un sujet (personne, nombre et genre) qui rapporterait l'action à un agent. Il s'agit d'une action sans agent, ou action séparée de son agent. Ici l'absence de sujet grammatical n'est pas un fait fortuit, mais intrinsèque. Le centre des constructions impersonnelles est un «verbe (plus ses expansions éventuelles) accordé avec rien».

Pour Peškovskij, cependant, les termes «verbes impersonnels » et «phrases impersonnelles» sont inexacts. Il ne peut pas y avoir de véritable impersonnalité dans le prédicat. La «personne» est une catégorie indispensable de la pensée (linguistique et non seulement linguistique) : sans «personne», il n'y a pas de langue, la personne parlante implique la personne écoutante, et ces deux personnes impliquent un monde environnant, qui constitue pour elles une «3e personne».

Même d'un point de vue extra-linguistique, deux personnes sont nécessaires : «moi» / «non-moi». L'impersonnel au sens propre est la même chose que le «non-personnel» ; une notion «métaphysique» (comme le non-temps ou le non-espace).

Dans une expression comme svetaet [(il fait) clair] l'agent a beau être écarté, il n'en reste pas moins qu'il n'est ni en moi ni en mon interlocuteur, mais en dehors de nous deux : svetaet on ne sait pas qui, mais de toute façon ce n'est ni moi ni toi.

Pour Peškovskij «II est clair que, puisque la personne doit être pensée dans le verbe, elle est pensée ici comme une 3e personne. Mais elle est pensée avec le minimum de clarté».

On voit que dans ce type de théorie, le «sujet» absent renvoie au flou, au mal connu, à l'indicible, mais de toute façon à quelque chose d'ontologiquement présent.

Peškovskij propose d'appeler les phrases impersonnelles «phrases à sujet éliminé» (s ustranënnym sub"ektom) : synchroniquement, le sujet est senti comme éliminé [ou manquant?]. Mais le raisonnement est vrai aussi historiquement : les phrases impersonnelles sont venues des phrases personnelles, et non l'inverse. La pensée prélinguistique, reposant sur l'association de deux notions, est toujours à deux composants. Il serait tout à fait étrange que dans la langue il y ait eu pour cela dès le départ des formes à un seul composant. Par conséquent les phrases impersonnelles sont d'apparition plus récente que les phrases personnelles. Ainsi dans

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ego gromom ubilo [‘il a été tué par la foudre’, litt : ‘le (Acc.) par la foudre (Instr.) a tué (verbe tr.)’],

le sujet est éliminé comme cause inconnue de l'événement exprimé par le verbe. Dans certains cas la cause immédiate est connue (grom : ‘la foudre’), mais «la langue ne la représente que comme l'instrument d'une autre cause, plus lointaine (gromom ubilo = ‘au moyen de la foudre’). Par opposition à une phrase personnelle de type grom ego ubil [‘la foudre l'a tué’] on indique que la véritable cause de l'événement est inconnue».

Ainsi, pour Peškovskij la recherche de la véritable cause d'un événement et la reconnaissance du fait qu'elle est inconnue sont à la base de toutes les phrases impersonnelles, qui marquent ainsi la première manifestation de la pensée critique, la première tentative de comprendre de façon critique le monde environnant.

A côté des phrases impersonnelles, qui présentent le connu comme inconnu, il existe des tournures où, au contraire, l'inconnu est présenté comme connu. Il s'agit de constructions tautologiques comme

svet svetit, grom gremit, [‘la lumière luit’, ‘le tonnerre tonne’].

Ce sont, d'après Peškovskij des phrases de la période ancienne, car elles indiquent une cause première, mythique, de l'événement, un agent mythique. C'est l'elimination de ces sujets grammaticaux redondants qui a pu favoriser l'apparition des phrases impersonnelles.

Ex : večer večereet > večereet : [litt : ‘le soir fait soir’ > ‘(c'est le) soir’]

Les phrases impersonnelles ne sont donc pas, pour Peškovskij, le vestige d'un phénomène en voie de disparition, mais au contraire quelque chose en pleine expansion. L'histoire des langue modernes est l'histoire de l'elimination des phrases personnelles au profit des phrases impersonnelles, phénomène en rapport avec l'elimination générale du nom par le verbe.

 

4) La linguiste polonaise H. Koneczna (1958) analyse les constructions verbales à un élément en les caractérisant comme «ergatives» : leur «sujet réel» (exécutant d'une action, personne concernée par un état, porteur d'une qualité donnée) apparaît à un autre cas que le nominatif, en fonction grammaticale de complément. Pour elle, l'«ergatif slave» caractérise la parole d'un homme qui fonde ses connaissances du monde sur ses propres perceptions sensorielles, sans les analyser plus avant. Ces perceptions reçoivent une expression dans des énoncés sans indication de source ou de cause. Et quand la source ou la cause est indiquée, elle l'est dans un membre de phrase
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sémantiquement et grammaticalement dépendant de celui qui indique le phénomène ou l'état.

Les constructions slaves «ergatives» sont pour H. Koneczna les produits d'une langue «perceptuelle» (język postrzeżeniowy, par opposition à «conceptuelle »), de nos jours propre à un style imagé, et qui fut autrefois vraisemblablement «le seul moyen possible d'exprimer ses impressions». Les constructions à deux éléments, elles, sont des formes historiquement postérieures, caractéristiques d'une époque où l'homme cherche les causes ou l'auteur d'un phénomène et les marque dans la phrase par un nom jouant un rôle d'égale importance avec les mots désignant l'action ou l'état. Les phrases ainsi construites appartiennent à une langue «conceptuelle», rationnelle, logique.

Une phase intermédiaire (particulièrement bien représentée dans les langues slaves) serait la phrase à deux éléments avec expression ergative du sujet réel : targał nim niepokój (‘l'angoisse le [Inst.] tourmentait’) ; alors qu'une langue conceptuelle dirait plutôt : on przezywał niepokój (‘il ressentait de l'angoisse’) ou on był targany niepokojem (‘il était tourmenté par l'angoisse’).

L'existence de ces deux types de langues constituerait, pour H. Koneczna, une véritable diglossie : on dit dans la langue quotidienne szumi mi w uszach (litt. ‘[ça] me bourdonne dans les oreilles’), qu'on retraduit à la consultation du docteur en mam szum w uszach (‘J'ai des bourdonnements d'oreille’). Mais cette diglossie est en évolution ; la langue conceptuelle tend à se répandre, en parallèle avec le développement du savoir sur le monde et «une plus grande maîtrise de l'homme contemporain sur la vie» : on dit maintenant, selon Koneczna, plus facilement sądzę (‘je juge que’) que zdaję mi się (‘il me paraît’).

C'est chez Galkina-Fedoruk (Moscou, 1958) qu'on trouve l'étude la plus précise sur les implications philosophiques de la théorie de la proposition et sur les liens entre langue et pensée. Elle distingue une théorie matérialiste, pour laquelle «il n'y a pas de langue sans pensée et pas de pensée sans langue» (et où, par conséquent, «la langue fixe et enregistre les progrès de la pensée»), et une position idéaliste, pour laquelle il y a soit «assimilation totale soit séparation totale entre les deux». Elle rappelle la position de Lénine, pour qui «la connaissance est le reflet du monde objectif dans la conscience», la sensation et la pensée étant des degrés différents d'un même processus de connaissance. Pour Lénine «L'homme se trouve devant un réseau de phénomènes naturels. L'homme instinctuel, le sauvage, ne se détache pas de la nature, l'homme conscient s'en détache... » (Cahiers philosophiques). C'est sur cette base que Galkina-Fedoruk peut affirmer que la «proposition primitive» était une simple nomination (de chose ou de processus), et qu'il y
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eut passage progressif de la simple perception à la forme logique de la pensée. Cette forme logique de la pensée est, selon Galkina-Fedoruk, nécessairement bi-élémentaire : il n'y a pas toujours un sujet matériellement exprimé dans une proposition, mais il y a toujours nécessairement un «objet» du jugement : ce dont on juge. Pour elle, même les «propositions primitives», à l'aube de l'humanité, devaient être bi-éléméntaires, mais l'objet du jugement pouvait n'être pas exprimé verbalement, pouvait rester implicite dans la situation, d'où des propositions primitives ayant une forme de simple dénomination : «(èto) reka» [(c'est) (la /une) rivière]. Quand l'objet du jugement reçoit une expression verbale, on a un sujet logique au sens formel.

Galkina-Fedoruk insiste sur le fait qu'une position «matérialiste» en linguistique implique que la langue se perfectionne au cours de son évolution (perspective téléologique). D'après elle, si la linguistique occidentale n'a pas réussi à résoudre le problème de la nature des phrases impersonnelles et celui de la date de leur apparition (avant ou après les phrases personnelles), c'est qu'elle repose sur des bases idéalistes (p. 54).

 

5) L'écart semble large qui sépare l'impersonnel vu comme pensée primitive, prélogique, signe de méconnaissance (c'est aussi la position de Lossky ou de Marr) et l'impersonnel vu comme progrès, pensée critique, reconnaissance de non-savoir (position également de Miklosˇicˇ ou de Potebnja). Et pourtant une même problématique est à l'œuvre: une philosophie de l'histoire bien proche de celle du XIXe siècle, une téléologie où la pensée a une histoire, l'histoire de son perfectionnement, déterminée par l'évolution historique des formations sociales. Le perfectionnement de la pensée peut, selon les périodes politiques, être vu comme discontinu (l'évolution par «stades» chez Marr) ou continu («l'accumulation progressive des formes nouvelles» chez Staline), mais une chose reste sûre ; la langue, reflet de la pensée, ne peut pas ne pas se perfectionner également. Cette position qui se veut «matérialiste» nous semble surtout refuser une conception non substantialiste de la matérialité de la langue (la valeur chez Saussure), la dimension propre de la langue. Mais il y a plus grave : en refusant l'existence de constructions radicalement sans sujet, en affirmant le caractère nécessairement bi-élémentaire du «jugement», ce type de réflexion fait tomber dans l'ontologie, dans le domaine de l'être, donc du non conflictuel, du hors discussion, ce qui pourrait bien n'être qu'un objet du discours, ce qui a déjà été dit, avant ou ailleurs, dans l'extériorité d'un discours particulier (cf. Pêcheux, Althusser ou Lacan: «ça parle toujours ailleurs et avant »). Le «matérialisme» mis en avant est ici un réalisme de la substance. Tel est le prix à payer pour cette fascination de la complétude, qui, dans la linguistique marxiste de type soviétique, a empêché radicalement
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dans les pays de langue slave aussi bien toute possibilité d'analyse de discours que toute réflexion sur l'idéologique dans le langagier.

Pourtant, la discussion sur les constructions impersonnelles dans les langues slaves en Pologne et en URSS fait apparaître un domaine encore plus fascinant, celui des rapports entre le marxisme et le positivisme. Pendant presque la totalité de l'existence de l'Union Soviétique, le mot «positivisme» a été employé dans les sciences humaines en général et en linguistique en particulier, de façon extrêmement péjorative. Il en a été de même au cours de la longue carrière de R. Jakobson[1].

Les reproches fondamentaux adressés au positivisme sont de deux sortes. D'une part, un agnosticisme consistant en le «refus de la connaissance de l'essence des phénomènes» (Bol’šaja sov. ènciklopedija, 1ère éd., t. 45, 1940, art. «pozitivizm»); d'autre part un atomisme et une factographie, «réduction de la connaissance scientifique à un simple enregistrement de faits» (ib.).

Il me semble qu'ici apparaît un étonnant malentendu. Le positivisme dont il est question chez les philosophes et linguistes soviétiques des années 1930-50 (sous le nom de «science bourgeoise» ou chez Jakobson (sous celui de «science occidentale») s'apparente plus à un scientisme de la fin du XIXème siècle qu'aux textes fondateurs d'Auguste Comte. En effet chez ce dernier on a l'impression de retrouver l'exacte antithèse de la litanie de reproches faits au positivisme en URSS des années de l'entre-deux-guerres. Ainsi, loin de se contenter d'une collecte de faits séparés, la doctrine d'Auguste Comte insiste sur la nécessité d'hypothèses liant les faits entre eux. C’est dans une note de la Sommaire appréciation de l’ensemble du passé moderne , en 1820, que Comte définit ainsi la science positive :

S’il est vrai qu’une science ne devient positive qu’en se fondant exclusivement sur des faits observés et dont l’exactitude est généralement reconnue, il est également incontestable (d’après l’histoire de l’esprit humain dans toutes les directions
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positives) qu’une branche quelconque de nos connaissances ne devient science qu’à l’époque où, au moyen d’une hypothèse, on a lié tous les faits qui lui servent de base. (Cité d'après l'article «positivisme» de l'Encyclopedia universalis.)

Mais il y plus troublant encore. Le positivisme d'Auguste Comte est essentiellement une anthropologie évolutionniste. La «loi des trois états» établit ainsi une succession obligatoire dans trois étapes de la pensée humaine : l'état théologique, puis métaphysique, puis positif. Cette triade nécessaire se retrouve,dans une terminologie différente, chez N. Marr : stade cosmique → stade totémique → stade technologique. C'est là que la correspondance est la plus marquée. En effet, la premier stade, chez Comte, ou état théologique, se définit du fait que la pensée humaine attribue la cause premières des événements à des agents surnaturels :

Dans l'état théologique, l'esprit humain, dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l'action directe et continue d'agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l'intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l'univers. (Comte, 1936, p. 21)

Toutes les interprétations données plus haut d'exemples du type lodku tečeniem uneslo reposent sur une explication de type comtien, à savoir qu'un agent extérieur, non explicité, non désigné, est l'origine véritable d'une action. Que cette non-explicitation de l'Agent soit considérée comme un progrès de la pensée (par reconnaissance de l'impossibilité d'assigner une cause véritable à un événement) ou bien au contraire comme un vestige d'une pensée archaïque (invention d'un Agent mythique), que le sujet soit écarté, présupposé ou inventé, le schéma directeur de l'interprétation est le même : les constructions impersonnelles se pensent par rapport à un schéma canonique binaire, dont un des termes est forcément un sujet agissant.

Il reste à déterminer pourquoi ce substrat positiviste comtien a rencontré une si forte et constante dénégation dans les textes des linguistes d'URSS et d'Europe orientale au XXème siècle. Sans doute que cette présence était si forte qu'on ne pouvait pas la voir…

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

— Bol’šaja sovetskaja ènciklopedija, Moskva, 1ère éd, t. 45, 1940.
— Comte Auguste, 1936 : Cours de philosophie positive, 1re et 2e leçon, Paris : Librairie Larousse.
— Galkina-Fedoruk Evdokija (1958) : Bezličnye predloženija v sovremennom russkom jazyke, Moscou. [Les phrases impersonnelles en russe contemporain]
— Jakobson Roman, 1929 : «Über die heutigen Vorausetzungen der russischen Slavistik», Slawische Rundschau, 1, S. 629-646, reprint in Elmar Holenstein (Hrsg.) : Roman Jakobson. Semiotik. Ausgewählte Texte 1919-1982, Frankfurt a/M : Suhrkamp, 1988, S. 50-69.
— Koneczna H. (1ère parution : 1958) : « Funkcje zdań jednoczłonych i dwuczłonych w języku polskim », dans Problemy składni polskiej, 1971, p. 60-92.
— Losskij Nikolaj (1922) : Logika, t. 1. Peterburg.
— Marr Nikolaj (1936) : «Verba impersonalia, defectiva, substantiva, auxiliaria», dans Izbrannye raboty, t. II. Moscou - Leningrad.
— Miklošič Franz (1883) : Subjektlose Sätze, Wien.
— Peškovskij Aleksandr (1928) : Russkij sintaksis v naučnom osveščenii, Moscou -Leningrad. [La syntaxe du russe sous un éclairage scientifique]
— Potebnja Aleksandr (1899) : Iz zapisok po russkoj grammatike, t. III, Xar'kov. [Notes de grammaire russe]

 

 



[1] Une remarque de Jakobson parmi tant d'autres : «Das russische Milieu dürfte wohl als ein dem Positivismus feindliches bezeichnet weden; es genügt der Hinweis, daß die Blüte des Positivismus in Rußland eine qualitativ durchaus mittelmäßige war, während die gleichzeitigen oppositionellen Nebenlinien der Entwicklung, namentlich aud dem Gebiete der Russischen Philosophie, großartige Früchte trugen (Danilevskij, Dostoevskij, Fedorov, Leont’ev, Solovev). Die Abneigung gegen den Positivismus ist für sämtliche Lebensäußerungen des russischen Gendankens — im gleichen Maße für Dostoevskij wie für den russischen Marxismus — charakteristisch. Für die russische geistige Anschauung ist das Übergewicht des ‘Wozu’ über das ‘Warum’ typisch.» (Jakobson, 1929 [1988, S. 54-55]).