Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens

Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Patrick Sériot : «Verbocentrisme et nominocentrisme», in Connexions et perspectives en philologie contemporaine / Conexiuni s¸i perspective în filologia contemporanӑ. Actes du Colloque scientifique international organisé à l’occasion du 70-ième anniversaire de Victor Banaru. Chis¸inӑu, le 28 octobre 2011. Tome 3. Chis¸inӑu, CEP USM, 2012. pp. 16-28.

[16]              
        En hommage à notre regretté collègue Victor Banaru je voudrais aborder ici un problème qui a déjà fait couler beaucoup d’encre dans les discussions sur la prédicativité, à savoir celui des structures dites impersonnelles.
        L’affaire pourrait se résumer à une question qui, malgré son air de plaisanterie, touche au plus profond du rapport entre syntaxe et logique : «que fait le vent lorsqu’il ne souffle pas ?», qu’on peut reformuler en «qui est ce ‘il’ qui pleut ?».

         1. Le français, une langue à «servitude subjectale» ?

        Pour répondre à cette question, un détour par le français est nécessaire. Cl. Hagège, dans son Que Sais-je ? sur La structure des langues (1982), insiste sur un fait qui semble couler de source : le français est une langue à «servitude subjectale». Autrement dit, on ne peut en français employer un verbe sans son pronom sujet. Si en russe il est possible de dire aussi bien
                ja ne znaju
que
                ne znaju,
en français, seule la forme
        je ne sais pas
est grammaticale, alors que
                *ne sais pas
est impossible.

        Tout cela est bien sûr parfaitement exact en termes de grammaticalité, mais ne résoud pas le problème du statut du morphème «je» : est-ce un pronom ? est-ce un sujet ?
        Confrontons le français et l’italien. En italien on conjugue
                parl-o
                parl-i
        parl-a
qui sont des expressions complètes : rien n’y manque…

                   Il est évident que -o, -i et -a sont des indices de personne et de temps, et il ne viendrait à l’idée de personne de les considérer comme des «sujets». En effet, à la question
17               Chi parla ?
la réponse sera
                Io (parlo).
        L’italien peut donc conjuguer un verbe soit sans sujet : parlo, soit avec sujet : io parlo.
        Or en français, la réponse à la question
                Qui parle ?
sera
                Moi (je parle),
et non pas
                * Je.
        Par conséquent, le statut de je en français ne peut être celui de sujet, dont la fonction (facultative) est remplie par moi.
        Il reste à savoir si je est un pronom. Pour ce faire, il faut passer au français oral, langue qui offre des prossibilités extrêmement intéressantes de comparaison typologique.
        Le français oral conjugue ainsi (en transcription des slavistes pour simplifier) :
                š-paRl
                ty-paRl
                i-parRl
        Il est clair que la série de morphèmes š-/ ty- / i- joue ici exactement le même rôle que -o / -i/ -a en italien, à ceci prêt que ces morphèmes sont antéposés et non postposés, et qu’ils dénotent la personne seule et non le temps. Ainsi, je, prononcé soit [š] soit [ž] est un indice de personne, morphème inséparable du radical verbal, et non un pronom : il ne remplace aucun nom. On a donc ici l’explication du fait qu’en français on peut dire Moi, je parle [mwašpaRl], alors qu’en allemand *Ich, ich spreche ou en russe * Ja, ja govorju sont impossibles.
        Le fait que le français soit une langue sans servitude subjectale va maintenant nous donner la possibilité d’avancer dans notre réflexions sur les structures impersonnelles.

         2. Langue et logique

        Sylvain Auroux (1996, p. 25-27) a beaucoup écrit sur ce qu’il nomme le «théorème de Platon». Il s’agit du célèbre passage du dialogue le Sophiste, qui proclame 

         «Des noms tout seuls énoncés bout à bout ne font donc jamais un discours, pas plus que des verbes énoncés sans l'accompagnement d'aucun nom» (Le Sophiste, 262a).

        Notons d’abord qu’il est difficile d’appeler cet énoncé un «théorème». Un théorème, en effet, doit être démontrable. Le théorème de Thales, énonçant que dans un triangle équilatéral le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés construits sur les autres côtés a été démontré par tous les écoliers du
[18]    
monde en classe de géométrie. Mais comment démontrer que des verbes «sans l’accompagnement d’aucun nom» ne constituent pas un discours ?
        Un détour par l’histoire des théories linguistiques est nécessaire pour faire avancer notre réflexion. Que voulait dire Platon en énonçant ce lien de nécessité entre verbe et nom ?
        Il faut se souvenir en premier lieu que Platon n’était pas un grammairien, encore moins un linguiste, mais un philosophe. A l’époque de la démocratie athénienne, l’éloquence était un art redoutable, qui permettait de remporter une décision dans une assemblée. Platon avait un adversaires : les sophistes. On sait malheureusement peu de choses à leur sujet, sinon par les caricatures méchantes qu’en donne Platon lui-même, les présentant comme des sortes de mercenaires de l’art oratoire, se vendant au plus offrant.
        Platon, au contraire, prétendait pouvoir parvenir à la vérité grâce à une théorie du jugement juste : ὀρθός λόγος. Pour lui, la justesse du jugement n’avait rien à voir avec une correction grammaticale, mais avec un rapport au réel. Et si son «jugement» devait avoir nécessairement deux éléments : ὀνομα et ῥήμα, c’est que l’objectif était, à proprement parler, philosophique, et nullement grammatical.
        Rappelons en effet qu’à son époque la grammaire était enseignée par des γραμματικης, esclaves attachés une famille patricienne, et que leur travail consistait essentiellement à enseigner aux fils de cette famille (les filles ne comptaient guère) à lire et à écrire les «lettres» (γράμματα) et à interpréter les poèmes homériques, qui posaient déjà à cette époque des problèmes de compréhension. Mais de linguistique, point.
        Platon professait une métaphysique, dont l’essentiel consistait à affirmer que nous, les humbles mortels, ne pouvons pas connaître les choses dans leur essence ou substance, que seuls les dieux de l’Olympe peuvent contempler, mais seulement leurs accidents, c’est-à-dire les considérer sous un aspect visible, empirique, superficiel, incomplet.
        Ainsi, dire «le cheval» ne nous apprend rien sur l’essence de la «chevalité», pas plus que «court» ne nous dit quoi que ce soit sur ce qu’est une course, mais dès qu’on met ensemble ces deux éléments séparés, on obtient un jugement complet, qui peut être soumis au test de vérité : si, effectivement, le cheval court, alors le jugement le cheval court est vrai, et faux dans le cas contraire. Notons encore que le statut de ce jugement est très instable lorsqu’il est repris par les grammairiens. Ainsi le mot grec λόγος, qui à lui tout seul a suscité une montagne de commentaires est traduit en russe soit par reč, soit par slovo, ce qui entraîne à son tour des divergences d’interprétation considérables.
        L’opposition entre ὀνομα et ῥήμα, souvent traduite par la terminologie grammaticale de «nom» et «verbe», est ainsi, en réalité, une oppostion logicienne entre sujet et prédicat : le sujet est ce dont on parle et le prédicat ce qu’on en dit. Pour dire, ou énoncer, il faut nécessairement énoncer de quelque chose, à propos de quelque chose. Cette doctrine platonicienne, qui remporte facilement l’assentiment
[19]    
du bon sens, repose bien sur une métaphysique : c’est parce qu’il y a des substances, connaissables par leurs seuls accidents, qu’il y a des sujets et des prédicats. Le mot substantif s’explique aisément à partir de la substance platonicienne.
        Mais c’est cette doctrine platonicienne qui depuis plus de deux millénaires est à la base de la grammaire dite scolaire. Lorsque nos étudiants commencent l’université, ils ont appris dans l’enseignement secondaire à opposer un «groupe sujet» et un «groupe verbal». Ces deux termes sont une application simplifiée de la grammaire générative de N. Chomsky, qui, dans sa plus ancienne variante (Syntactic Structures, 1957), réécrivait toute phrase grammaticale en :

                            Σ → SN + SV

         (pour «syntagme nominal» et «syntagme verbal»).

        Les auteurs des programmes scolaires, qui introduisent cette terminologie moderne dans l’enseignement de la grammaire française semblent tout ignorer de l’origine profondément métaphysique de leur théorie grammaticale.
        Or, il n’y a pas de lien nécessaire entre langue et logique. La complétude d’un jugement n’implique pas la grammaticalité d’une proposition, et inversement. Si un prédicat sans sujet est proprement impensable et absurde en logique, il n’en va pas de même en grammaire, où le phénomène des structures dites impersonnelles a été, depuis le Moyen-Âge, la crux logicorum.

         3. Les structures dites impersonnelles.

        Comme souvent, la terminologie est pleine de chausses-trappes. Dans cet élément qui manque dans les structures en question, il y a un passage bien flou entre «personne» et «sujet» : «phrase impersonnelle» se dit «bezličnoe predloženie» en russe mais «Subjektlose Satz» en allemand.
        Les grammairiens du Moyen-Âge occidental, qui travaillaient sur la seule langue qui à l’époque pouvait être digne d’étude, à savoir le latin, avaient bien sûr remarqué que bon nombre d’expressions ne rentraient pas dans le cadre logiciste platonicien. Il s’agit d’exemples classiques tels que Me paenitet erroribus meis [Je me repens de mes erreurs], où me est à l’accusatif et erroribus à l’ablatif. Deux solutions étaient à la disposition des grammairiens médiévaux : soit faire de me un sujet (mais alors, où est le nominatif ?), soit en faire un objet (mais alors, où est le sujet ?). Dans les deux cas, le réel de la langue ne se coulait pas dans la cadre imposé de la logique.
        Les langues slaves abondent en tournures impersonnelles : russe Mne žal’ ego [J’ai pitié de lui], Menja znobit [J’ai des frissons, littéralement : me (accusatif) frissonne], bulg. Trese me [même sens] ; pol. Spało mi się dobrze [J’ai bien dormi], tchèque Je mi zima [J’ai froid]. Dans tous ces exemples on trouve un «experiencer» à un cas oblique, c’est-à-dire, dans la terminologie de la grammaire de cas de Fillmore, un actant qui participe à l’action, qui en «fait l’expérience», ou parfois la subit, sans en être jamais l’acteur.
        Le problème soulevé depuis le Moyen-Âge par les grammairiens est le suivant : comment un sujet à un cas oblique est-il possible ? En d’autres termes,
[20]    
comment expliquer et justifier l’incomplétude ? Cette question n’en est une que si l’on suit la théorie antique qui présente la déclinaison comme une suite de chutes à partir d’un «cas direct», les «cas obliques» s’écartant l’un après l’autre un peu plus de cette rectitude. D’où la métaphore de la chute dans πτόσις, casus (cadere) ou padež (padat’).
        Il me semble que les phrases «impersonnelles ne sont incomplètes que tant qu’on confond les niveaux sémantique et syntaxique. Si au contraire on sépare nettement ces deux niveaux, on peut montrer que les phrase impersonnelles sont tout aussi «complètes» que les phrases personnelles.

         4. Pensée primitive ou progrès de la pensée?

        La linguistique soviétique des années trente a connu d'innombrables débats et des luttes féroces. Mais un postulat est largement partagé par les protagonistes : a) la pensée humaine se perfectionne au cours de l'histoire (référence courante : L. Lévy-Bruhl), b) ce perfectionnement se manifeste dans la langue.
        Peškovskij (1928, dans un livre constamment réédité en URSS depuis la fin des années 20) définit les « verbes impersonnels » du russe comme des formes prédicatives (ils possèdent un temps et un mode) mais sans cet accord avec un sujet (personne, nombre et genre) qui rapporterait l'action à un agent. Il s'agit d'une action sans agent, ou action séparée de son agent. Ici l'absence de sujet grammatical n'est pas un fait fortuit, mais intrinsèque. Le centre des constructions impersonnelles est un «verbe (plus ses expansions éventuelles) accordé avec rien».
        Pour Peškovskij, cependant, les termes «verbes impersonnels» et «phrases impersonnelles» sont inexacts. Il ne peut pas y avoir de véritable impersonnalité dans le prédicat. La «personne» est une catégorie indispensable de la pensée (linguistique et non seulement linguistique) : sans «personne»,
il n'y a pas de langue, la personne parlante implique la personne écoutante, et ces deux personnes impliquent un monde environnant, qui constitue pour elles une «3e personne».
        Même d'un point de vue extra-linguistique, deux personnes sont nécessaires : «moi» / «non-moi». L'impersonnel au sens propre est la même chose que le «non-personnel» ; une notion métaphysique (comme le non-temps ou le non-espace).
        Dans une expression comme svetaet [(il fait) clair] l'agent a beau être écarté, il n'en reste pas moins qu'il n'est ni en moi ni en mon interlocuteur, mais en dehors de nous deux : svetaet on ne sait pas qui, mais de toute façon ce n'est ni moi ni toi.
        Pour Peškovskij «II est clair que, puisque la personne doit être pensée dans le verbe, elle est pensée ici comme une 3e personne. Mais elle est pensée avec le minimum de clarté».
        On voit que dans ce type de théorie, le «sujet» absent renvoie au flou, au mal connu, à l'indicible, mais de toute façon à quelque chose d'ontologiquement présent.
        Peškovskij propose d'appeler les phrases impersonnelles «phrases à
[21]    
sujet éliminé» : synchroniquement, le sujet est senti comme éliminé [ou manquant?]. Mais le raisonnement est vrai aussi historiquement : les phrases impersonnelles sont venues des phrases personnelles, et non l'inverse. La pensée prélinguistique, reposant sur l'association de deux notions, est toujours à deux composants. Il serait tout à fait étrange que dans la langue il y ait eu pour cela dès le départ des formes à un seul composant. Par conséquent les phrases impersonnelles sont d'apparition plus récente que les phrases personnelles. Ainsi dans
                ego gromom ubilo [il a été tué par la foudre, litt : «le (Acc.) par la foudre (Instr.) a tué (verbe tr.) »],
le sujet est éliminé comme cause inconnue de l'événement exprimé par le verbe. Dans certains cas la cause immédiate est connue (grom : la foudre), mais «la langue ne la représente que comme l'instrument d'une autre cause, plus lointaine (gromom ubilo = au moyen de la foudre). Par opposition à une phrase personnelle de type grom ego ubil [la foudre l'a tué] on indique que la véritable cause de l'événement est inconnue».
        Pour Peškovskij la recherche de la véritable cause d'un événement et la reconnaissance du fait qu'elle est inconnue sont à la base de toutes les phrases impersonnelles, qui marquent ainsi la première manifestation de la pensée critique, la première tentative de comprendre de façon critique le monde environnant.
        A côté des phrases impersonnelles, qui présentent le connu comme inconnu, il existe des tournures où, au contraire, l'inconnu est présenté comme connu. Il s'agit de constructions tautologiques comme
                svet svetit, grom gremit, [la lumière luit, le tonnerre tonne].
Ce sont, d'après Peškovskij des phrases de la période ancienne, car elles indiquent une cause première, mythique, de l'événement, un agent mythique. C'est l'élimination de ces sujets grammaticaux redondants qui a pu favoriser l'apparition des phrases impersonnelles.
                Ex : večer večereet > večereet : [litt : le soir fait soir > (c'est le) soir].
Les phrases impersonnelles ne sont donc pas, pour Peškovskij, le vestige d'un phénomène en voie de disparition, mais au contraire un domaine en pleine expansion. L'histoire des langue modernes est l'histoire de l'elimination des phrases personnelles au profit des phrases impersonnelles, phénomène en rapport avec l'élimination générale du nom par le verbe.

        La linguiste polonaise H. Koneczna (1958) analyse les constructions verbales à un élément en les caractérisant comme «ergatives» : leur «sujet réel» (exécutant d'une action, personne concernée par un état, porteur d'une qualité donnée) apparaît à un autre cas que le nominatif, en fonction grammaticale de complément. Pour elle, l'«ergatif slave» caractérise la parole d'un homme qui fonde ses connaissances du monde sur ses propres perceptions sensorielles, sans les analyser plus avant. Ces perceptions reçoivent une expression dans des énoncés sans indication de source ou de cause. Et quand la source ou la cause est indiquée, elle l'est dans un membre de phrase sémantiquement et grammaticalement dépendant de celui qui indique le phénomène ou l'état.
Les constructions slaves «ergatives» sont pour H. Koneczna les produits d'une langue «perceptuelle» (par opposition à «conceptuelle »), de nos jours propre à un style imagé, et qui
[22]    
fut autrefois vraisemblablement «le seul moyen possible d'exprimer ses impressions». Les constructions à deux éléments, elles, sont des formes historiquement postérieures, caractéristiques d'une époque où l'homme cherche les causes ou l'auteur d'un
phénomène et les marque dans la phrase par un nom jouant un rôle d'égale importance avec les mots désignant l'action ou l'état. Les phrases ainsi construites appartiennent à une langue «conceptuelle», rationnelle, logique.
        Une phase intermédiaire (particulièrement bien représentée dans les langues slaves) serait la phrase à deux éléments avec expression ergative du sujet réel : targał nim niepokój (l'angoisse le [Inst.] tourmentait) ; alors qu'une langue conceptuelle dirait plutôt : on przezywał niepokój (il ressentait de l'angoisse) ou on był targany niepokojem (il était tourmenté par l'angoisse).
        L'existence de ces deux types de langues constituerait, pour H. Koneczna, une véritable diglossie : on dit dans la langue quotidienne szumi mi w uszach (litt. ‘[ça] me bourdonne dans les oreilles’), qu'on retraduit à la consultation du docteur en mam szum w uszach (‘J'ai des bourdonnements d'oreille’). Mais cette diglossie est en évolution ; la langue conceptuelle tend à se répandre, en parallèle avec le développement du savoir sur le monde et «une plus grande maîtrise de l'homme contemporain sur la vie» : on dit maintenant, selon Koneczna, plus facilement sadzę (‘je juge que’) que zdaje mi się (‘il me paraît’).

        C'est chez Galkina-Fedoruk (Moscou, 1958) qu'on trouve l'étude la plus précise sur les implications philosophiques de la théorie de la proposition et sur les liens entre langue et pensée. Elle distingue une théorie matérialiste, pour laquelle «il n'y a pas de langue sans pensée et pas de pensée sans langue» (et où, par conséquent, «la langue fixe et enregistre les progrès de la pensée»), et une position idéaliste, pour laquelle il y a soit «assimilation totale soit séparation totale entre les deux». Elle rappelle la position de Lénine, pour qui «la connaissance est le reflet du monde objectif dans la conscience», la sensation et la pensée étant des degrés différents d'un même processus de connaissance. Pour Lénine «L'homme se trouve devant un réseau de phénomènes naturels. L'homme instinctuel, le sauvage, ne se détache pas de la nature, l'homme conscient s'en détache... » (Cahiers philosophiques). C'est sur cette base que Galkina-Fedoruk peut affirmer que la «proposition primitive» était une simple nomination (de chose ou de processus), et qu'il y eut passage progressif de la simple perception à la forme logique de la pensée. Cette forme logique de la pensée est, selon Galkina-Fedoruk, nécessairement bi-élémentaire : il n'y a pas toujours un sujet matériellement exprimé dans une proposition,
mais il y a toujours nécessairement un «objet» du jugement : ce dont on juge. Pour elle, même les «propositions primitives», à l'aube de l'humanité, devaient être bi-éléméntaires, mais l'objet du jugement pouvait n'être pas exprimé verbalement, pouvait rester implicite dans la situation, d'où des propositions primitives ayant une forme de simple dénomination : «(èto) reka» [(c'est) (la /une) rivière]. Quand l'objet du jugement reçoit une expression verbale, on a un sujet logique au sens formel.
[23]                       
        Galkina-Fedoruk insiste sur le fait qu'une position «matérialiste» en linguistique implique que la langue se perfectionne au cours de son évolution (perspective téléologique). D'après elle, si la linguistique occidentale n'a pas réussi à résoudre le problème de la nature des phrases impersonnelles et celui de la date de leur apparition (avant ou après les phrases personnelles), c'est qu'elle repose sur des bases idéalistes (p. 54).
        L'écart semble large qui sépare l'impersonnel vu comme pensée primitive, prélogique, signe de méconnaissance (c'est aussi la position de Lossky ou de Marr) et l'impersonnel vu comme progrès, pensée critique, reconnaissance de non-savoir (position également de Miklosˇicˇ ou de Potebnja). Et pourtant une même problématique est à l'œuvre: une philosophie de l'histoire bien proche de celle du XIXe siècle, une téléologie où la pensée a une histoire, l'histoire de son perfectionnement, déterminée par l'évolution historique des formations sociales. Le perfectionnement de la pensée peut, selon les périodes politiques, être vu comme discontinu (l'évolution par «stades» chez Marr) ou continu («l'accumulation progressive des formes nouvelles» chez Staline), mais une chose reste sûre ; la langue, reflet de la pensée, ne peut pas ne pas se perfectionner également. Cette position qui se veut «matérialiste» me semble surtout refuser une conception non substantialiste de la matérialité de la langue (la valeur chez Saussure), la dimension propre de la langue. Mais il y a plus grave : en refusant l'existence de constructions radicalement sans sujet, en affirmant le caractère nécessairement bi-élémentaire du «jugement», ce type de réflexion fait tomber dans l'ontologie, dans le domaine de l'être, donc du non conflictuel, du hors discussion, ce qui pourrait bien n'être qu'un objet du discours, ce qui a déjà été dit, avant ou ailleurs, dans l'extériorité d'un discours particulier (cf. Pêcheux, Althusser ou Lacan: «ça parle toujours ailleurs et avant »). Le «matérialisme» mis en avant est ici un réalisme de la substance. Tel est le prix à payer pour cette fascination de la complétude, qui, dans la linguistique marxiste de type soviétique, a empêché radicalement dans les pays de langue slave aussi bien toute possibilité d'analyse de discours que toute réflexion sur l'idéologique dans le langagier.

         5. Les phrases impersonnelles sont-elles incomplètes ?

        Il reste maintenant à répondre à la question fondamentale posée ici : les structures «impersonnelles» sont-elles «incomplètes», c’est-à-dire sont-elles différentes des autres, ou bien est-ce le schéma logiciste platonicien qui est inadéquat ?
        Lénine disait : «On se gratte toujours là où ça démange». Qu'on pardonne cette citation, elle ne sert qu'à introduire l'idée qu'une discussion n'est pas fortuite, surtout si des discussions sans lien apparent se font simultanément en des lieux différents en pure ignorance réciproque. Partons d'une coïncidence temporelle troublante. Au moment même où en Russie des grammairiens et pédagogues proches de l'idéologie slavophile déclarent vouloir se débarrasser du carcan que
[24]    
la logique imposait à la langue naturelle, des logiciens en Allemagne poursuivent un objectif inverse, mais non contraire, de libérer la logique des contraintes des langues naturelles. A des milliers de kilomètres de distance des gens qui s'ignorent pratiquent un rejet mutuel en proclamant leur «affranchissement» des contraintes imposées par la discipline de l'autre. Or l'important pour notre propos ici est que, dans les deux cas, l'argumentation, à partir de prémisses inversées, est identique… Dans les deux cas c'est bien la structure Sujet / Prédicat qui est ressentie comme un obstacle, dans les deux cas la solution proposée consiste en un renversement de perspective : déloger le sujet de sa position privilégiée, en faire un argument comme les autres dans un rapport au prédicat désormais considéré comme le centre d'un réseau de relations.

L'idéographie de Frege libère la logique de l'emprise du langage. Un exemple particulièrement fâcheux de cette subordination de la logique à la grammaire nous est fourni par l'habitude de décomposer toute proposition en un sujet et un prédicat. (Blanché, 1970, p. 312)

Il faudra attendre en Europe occidentale les années 1950 pour que Tesnière et les grammaires de dépendance proposent une libération similaire et inverse :

Si du point de vue logique on peut admettre que tout prédicat présuppose une «base», du point de vue linguistique par contre cette présupposition n'a pas forcément à être grammaticalisée par l'émergence d'une fonction syntaxique «sujet». (Creissels, 1979, p. 65).

Or la même année qu’en Russie Dmitrievskij proposait de considérer le sujet comme un complément parmi d'autres, G. Frege écrivait sa Begriffschrift : 1879. Puis viendra Fonction et concept en 1891, et enfin Sinn und Bedeutung en 1892. Dans la logique frégéenne la fonction relationnelle de
la proposition s'est substituée à la fonction compréhensive du concept. Le fait d'opposer sens et référence permet de ne pas donner un statut ontologique particulier à un des arguments. Si dans la logique classique on analysait toute prédication (assertive) en un sujet, qui représente «ce dont on parle» et un prédicat, qui représente «ce qu'on dit du sujet», Frege au contraire propose d'analyser la proposition comme le produit de l'instanciation de places (vides) par des opérandes adéquats (ou arguments). Il est le premier à reconnaitre que les prédicats sont des fonctions logiques, dont la valeur est une proposition pour une valeur déterminée de la variable. Le renversement de perspective s'écrira donc ainsi :


                  S / P -> f(x,y)

        Toute une recherche est à entreprendre, qui nous permettrait de comprendre pourquoi c'est en cette fin du XIXème siècle et en ces endroits séparés que s'opère ce renversement. On peut songer également à Vienne et Prague, où A. Marty (1918), après Brentano, explore l'idée que les phrases (les jugements) n'ont pas nécessairement toutes la structure sujet-prédicat : certaines phrases, en particulier les phrases existentielles expriment des jugements thétiques, c'est-à-dire des jugements simples dans lesquels on ne «reconnaît» pas l'existence d'un sujet pour lui attribuer ensuite une propriété.


        La division binaire de la proposition en termes de Sujet / Prédicat est à la
[25]    
base de toutes les variantes de grammaire de constituants. Il s'agit, malgré les apparences, d'une description très superficielle de la proposition, reposant sur un fait purement morphologique : l'accord du verbe, régi par le sujet grammatical. Mais cette règle d'accord n'existe que pour certaines phrases de certaines langues.
Les grammaires de constituants posent des problèmes classiques : il y a des N, ou constituants nominaux, à l'intérieur même d'une construction qui sera définie comme «SV» chez Chomsky. Ainsi, des termes nominauxautres que le sujet sont dominés par un nœud «SV». Mais l'essentiel ici est que ces types de grammaire sont fondamentalement des grammaires du nom. L'ancrage morphologique de ces syntaxes (dont l'argument de base est la prise en compte de l'accord du verbe avec le sujet) repose paradoxalement sur une vision logique traditionnelle de la proposition-jugement. D'autre part, il ne permet pas de rendre compte aussi bien de la «construction ergative» que des «propositions impersonnelles».

Il n'est pas indifférent de réutiliser un type d'opposition qui a déjà été évoqué à propos des discussions des grammairiens slavophiles. Le modèle concurrent des grammaires de constituants est celui des grammaires de dépendance, ou grammaires du verbe.
Ici, nul privilège n'est accordé à un nom particulier, nul point de départ à base ontologique : tous les arguments sont dans une relation d'égale dépendance par rapport au foyer central de la relation, la fonction prédicative :


                  

        C'est, semble-t-il, Lucien Tesnière qui, le premier, a proposé en linguistique ce modèle, qui abolit toute différence de statut entre le sujet et les autres constituants nominaux de l'énoncé à prédicat verbal. Le prédicat n'est plus une partie du discours (verbe) ou un ensemble de parties du discours (copule + adjectif attribut ou nom attribut), mais une fonction, un noeud dominant une relation. A partir de là, il n'y a plus aucune raison de privilégier un des termes de la relation au point de le mettre au même niveau de la hiérarchie que la relation elle-même. Mais il y a plus : le caractère obligatoire ou non de certains arguments pour certaines fonctions est totalement contingent à chaque langue naturelle, on évacue ainsi toute idée de complétude. La discussion doit alors se déplacer et tourner autour de la notion même de dépendance, qu'il ne faut plus confondre avec l'accord morphologique : le fait que le verbe s'accorde avec le «sujet» ne prouve pas que le verbe soit «dépendant» du sujet du point de vue «fonctionnel». Faire «dépendre» le sujet du verbe ou le verbe du sujet est une décision qui engage toute une vision du monde. Le grave inconvénient de l'argumentation de Tesnière est connu : il s'agit d'une sémantique référentialiste très intuitive, qui manie des notions incontrôlables, autour de la métaphore théâtrale du «petit
[26]    
drame», des «actants»-acteurs et des «circonstants»-décors. Or, si on prend comme point de départ la relation pure, sans faire entrer en ligne de compte la référence, on obtient un instrument de description des relations syntaxiques d'une redoutable efficacité. En séparant la relation prédicative de l'assertion, on entre dans un type de pensée qui, à partir de Frege, aboutit à A. Culioli et à la notion de lexis. Ce terme, emprunté aux stoïciens, permet de penser autrement les propositions dites «impersonnelles», en ce qu'il sépare la dépendance de l'accord, la prédicativité de la vérité, la grammaticalité de la complétude. On ne pensera plus alors les propositions impersonnelles sur le mode du manque, de l’incomplétude, on ne se posera plus des questions de filiation (telles que l'antériorité temporelle des propositions impersonnelles sur les propositions personnelles, etc.), on abandonnera tout présupposé métaphysique sur le statut ontologique d'un nom défini par sa place prééminente dans la structure de la proposition.


        A condition de s'affanchir du code écrit, on doit considérer que le verbe français, muni d'une désinence antéposée, se passe fort bien d'un sujet entraînant l'accord : Il tombe = [itob]

Le sujet serait ici [lÿi] dans [lÿi itob]
Par conséquent, la phrase Il tombe des cordes va recevoir une description du type
 


                               



       où le verbe, tout en ayant sa désinence antéposée, n'est pas accordé. Cette analyse n'a alors rien de différent de celle qu'on peut faire de Menja znobit : 



        Si l’on admet qu’il existe (dans la terminologie de Tesnière) des verbes monovalents dont l’actant unique n’est pas un prime actant, alors Menja znobit et Il tombe des cordes sont des constructions parfaitement normales, parfaitement complètes : rien n’y manque. Il ne s'agit pas d'un tour de passe-passe terminologique, mais de l'affirmation de la non-prééminence et de la non-nécessité de la position du prime actant (qu'il est préférable d'appeler C0 ). On voit alors que l'enjeu véritable de la discussion n'est pas d'opposer la grammaire et la logique, mais bien deux types de logiques : la logique de l'élément et celle de la relation, qui séparèrent il y a deux mille cinq cents ans Aristote et les stoïciens. C'est de cette opposition interne à la logique que découlèrent plus tard des types de
[27]    
description grammaticale qu'on a pu définir comme grammaire du nom / grammaire du verbe, fonction de nomination / fonction de prédication. Partir de la morphologie pour aboutir à la syntaxe, du plein pour aboutir au vide représente un obstacle épistémologique, au sens de Bachelard. Si l'on fait sauter ce verrou, si l'on inverse la démarche, les problèmes de description ne sont pas résolus pour autant, mais l'obstacle, ce qui empêchait de voir, a disparu.



         CONCLUSION

        Le verbo-centrisme hérité du romantisme a fait découvrir à des grammairiens slavophiles en Russie au XIXème siècle (A. Dmitrievskij), de façon sans doute imprévue, que la syntaxe n'est pas une simple transposition de la morphologie, que les «termes» sont subordonnés à leur relation. Au même moment, et en toute ignorance réciproque, des logiciens en Allemagne affirment que les termes n'existent pas avant et sans les «relations» qui les font tenir ensemble (théorie de la fonction, issue des mathématiques).
On assiste ainsi à un déplacement de la problématique : à voir la lutte des logiciens contre les contraintes de la grammaire des langues naturelles, on s'aperçoit à quel point la lutte des grammairiens contre la «logique» est en réalité la redécouverte d'un autre type de logique, concurrent de la logique aristotélicienne, celle des stoïciens, annonciateur des grands bouleversements dans les théories syntaxiques du XXème siècle.
L'important est que l'opposition apparente entre logique et grammaire recouvre en fait deux épistémés : la logique des termes contre celle des relations, transposées dans une discussion qui semble n'avoir rien à voir. Le problème n'est pas de dire «les grammairiens slavophiles avaient déjà tout découvert avant les autres», mais de montrer comment un ancien thème de controverse se transforme, se masque, perdure, est réutilisé (parfois en toute connaissance, parfois en toute ignorance), comment il est retourné, biaisé, et néanmoins présent, même quand les sources premières semblent perdues. Il est nécessaire de retrouver le fil, pour savoir ce qu'on fait.
Le vrai clivage ne passe pas entre «la logique» et «la grammaire», il ne passe ni entre matérialisme et idéalisme ni entre des écoles nationales en linguistique, mais entre ceux qui partent des choses (ou plutôt de la connaissance qu’ils en ont) et ceux qui partent des mots, entre ceux pour qui les termes sont plus importants que les relations et ceux qui pensent que les relations sont premières par rapport aux termes mis en relation, autrement dit, entre ceux qui partent du plein et ceux qui partent du vide.
L’«impersonnel» est alors un faux problème parce que l’impersonnel n’existe pas, du moins en tant qu'expression d'un manque. Il s’agit d’un faux problème, provoqué par une terminologie qui renvoie à une vision du monde reposant sur une métaphysique de l’ontologie, métaphysique qui mérite certes notre plus grand respect, mais qui, comme dirait Tesnière, «n’a rien à voir en linguistique». L'«impersonnel» ne prend son sens que sur le fond des enjeux philosophiques dont il est la manifestation et qui en sont la condition de possibilité.


[28]    
BIBLIOGRAPHIE

— AUROUX Sylvain (1996) : La philosophie du langage, Paris : P.U.F.
— BLANCHÉ R. (1970) : La logique et son histoire, Paris : A. Colin.
— CHOMSLY Noam (1957) : Syntactic Structures, La Haye : Mouton.
— CREISSELS D. (1979) : Unités et catégories grammaticales, Univ. Grenoble-III.
— DMITRIEVSKIJ A.A. (1877) : «Praktičeskie zametki o russkom sintaksise» [Remarques pratiques sur la syntaxe du russe], Filologičeskie zapiski, 3, p. 1-15.
— GALKINA-FEDORUK E.M. (1958) : Bezličnye predloženija v sovremennom russkom jazyke [Les phrases impersonnelles en russe contemporain], Moscou.
— HAGEGE Claude (1982) : La structure des langues, Paris : P.U.F. (Que Sais-je ?).
— KONECZNA H. (1ère parution : 1958) : « Funkcje zdań jednoczłonych i dwuczłonych w języku polskim » [La fonction des phrases monoélémentaires et biélémentaires en polonais], dans Problemy skladni polskiej, 1971, p. 60-92.
— LOSSKIJ N.O. (1922) : Logika [Logique], t. 1. Peterburg.
— MARR N. Ja. (1936) : «Verba impersonalia, defectiva, substanliva, auxiliaria», dans Izbrannye raboty, t. II. Moscou - Leningrad.
— MARTY A. (1918) : «Über Subjektlose Sätze une das Verhältnis der Grammatik zu Logik und Psychologie», Gesammelte Schriften, II-1, Halle.
— MIKLOŠIČ Franz (1883) : Subjektlose Sätze, Wien.
— PEŠKOVSKIJ A.M. (1928) : Russkij sintaksis v naučnom osveščenii [La syntaxe du russe sous un éclairage scientifique], Moscou -Leningrad.
— POTEBNJA AA. (1899) : Iz zapisok po russkoj grammatike [Notes de grammaire russe], t. III, Xar'kov.
— TESNIERE Lucien (1959) : Eléments de syntaxe structurale, Paris : Klincksieck.