c-r HEL

Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens

Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Patrick Sériot (dir.) :Le nom des langues en Europe centrale, orientale et balkanique, Limoges : Lambert-Lucas, 2019, 312 p. , ISBN 978-2-35935-251-1
Compte-rendu par Emilie Aussant, Histoire Epistémologie Langage 42/1 (2020), p. 183-186.


Sériot, Patrick, dir. 2019. Le nom des langues en Europe centrale, orientale et balkanique. Limoges : Lambert-Lucas. 304 p. ISBN 978-2-35935-251-1.

Ce recueil fait suite à une série d’ouvrages inaugurée en 1997 par Andrée Tabouret-Keller aux éditions Peeters, intitulée Le nom des langues (je renvoie le lecteur aux trois comptes rendus que j’ai rédigés dans les numéros 31.2 et 32.2 d’HEL). On peut également signaler les volumes dirigés par Akin (1999), Aussant (2009) et Koren (2016), qui abordent la question de la nomination des langues selon d’autres perspectives. Les études que le présent recueil réunit, sous la direction de Patrick Sériot, couvrent la partie orientale de l’Europe, cette « autre Europe », « au-delà du Danube ». Outre une préface rédigée par Andrée Tabouret-Keller (p. 7-12), qui rappelle l’esprit du projet initié il y a plus de 20 ans, et la présentation du recueil (Sériot, p. 13-16), ce volume se compose de quatre parties : 1) « Deux modèles » (p. 19-36, une contribution), 2) « Europe centrale » (p. 39-77, deux contributions), 3) « Europe orientale » (p. 81-200, cinq contributions), 4) « Europe balkanique » (p. 203-302, quatre contributions).

C’est l’article de Lia Formigari, « Langue, nation, nationalité. Du jacobinisme à l’Internationale », qui ouvre le recueil. L’auteure retrace, de la Révolution à la Deuxième Internationale, en passant par la Völkerpsychologie, l’évolution des notions de « langue », « nation », « nationalité » ainsi que celle de leurs rapports. Cet article dense – on y croise Bernhardi, Fichte, Hamann, Herder, F. Schlegel, Schelling, Humboldt, Steinthal, Lazarus, Engels, Renan, Bauer et Kautsky – nous invite à revenir sur quelques-unes des étapes-clés de l’histoire du conflit qui oppose deux conceptions du nom des langues (le modèle jacobin et le modèle romantique).

Ondřej Bláha, dans son article « Moravian Czech », vise avant tout à présenter les traits caractéristiques (principalement morphologiques et phonologiques) de la variété linguistique désignée sous le nom de « (tchèque) morave ». La question du nom est brièvement évoquée dans l’introduction ; l’étude proprement dite se concentre davantage sur ce qu’est le tchèque morave. On retiendra que, comme dans de nombreux autres cas, c’est essentiellement lorsqu’il s’agit de faire exister l’« ethnie morave » – notamment face aux Allemands (protestants) au XVIIIe siècle ou, plus tard, aux Tchèques de Prague – que la question de la langue (morave) surgit.

Dans son étude intitulée « La langue tchécoslovaque », L΄jubomir Ďurovič se livre à une analyse fouillée du contenu juridique et politique du nom de langue tchécoslovaque, qui connut une existence particulièrement brève (1920-1938). L’auteur retrace d’abord son histoire, du IXe siècle à 1918-1920, puis se concentre sur son adoption, en 1920, par l’Assemblée nationale, pour désigner, sous un terme commun, les deux expressions (slovaque et tchèque) d’une seule et même langue. Ce nom de langue tchécoslovaque, au contenu purement juridique, permet, d’une part, d’instituer la nation tchécoslovaque et, d’autre part, de distinguer ladite nation des minorités nationales et linguistiques (allemande, hongroise, polonaise). Mais, pour diverses raisons, essentiellement liées aux organisations gouvernementales, aux questions d’identité nationale ou ethnique, ainsi qu’aux obédiences religieuses, Slovaques et (surtout) Tchèques ne se l’approprieront finalement pas.

Natalia Bichurina, dans son article « Noms d’ailleurs : l’“albanais” et le “gréco-tatar” d’Ukraine », revient sur les enjeux de la nomination de deux idiomes parlés en Ukraine orientale, l’albanais (qui mêle des traits albanais archaïques à des interférences slaves et turques) et le gréco-tatar (idiome turc avec des traits oghouzes et kiptchaks). Si l’URSS s’intéresse tant à la nomination (donc à l’identification) des langues parlées sur son territoire, c’est avant tout pour renforcer l’ancrage du pouvoir soviétique dans les zones « marginales » où vivent les peuples non russophones. Institutionnaliser les langues, c’est aussi institutionnaliser les nations soviétiques « titulaires » qui leur correspondent. Lorsque la langue russe, langue de la révolution, s’impose comme langue d’État par-delà les nations, les langues nationales deviennent de véritables outils identitaires. Ces outils survivront à la dissolution de l’URSS, événement qui rend possibles les contacts avec les « compatriotes d’ailleurs » (Albanais d’Albanie, Bulgares, Grecs…). Mais ces contacts mènent aussi, inexorablement, à la comparaison entre les langues (albanais d’Ukraine vs albanais d’Albanie, grec d’Ukraine vs grec de Grèce…) et donc à des hiérarchies.

Pietro U. Dini et Giedrus Subačius présentent et discutent, dans leur article « Lituanie et Samogitie : sources, onomastique, étymologie », les différentes hypothèses avancées au sujet du nom de la Lituanie et de la Samogitie. Concernant le nom Lituanie, ils retiennent les « principaux paradigmes modernes d’interprétation qui caractérisent le panorama des études depuis leur début », à savoir : 1) le « paradigme classique » (la dérivation du nom Lituanie à partir de la racine *lei(t)), 2) le paradigme hydronymique (Lietáuka nom d’un torrent → Lietuva ‘Lituanie’ → Lietuvai‘Lituaniens’), 3) le paradigme « innovateur » (Litva comme nom de groupe). Concernant le nom Samogitie, ils mentionnent : 1) l’étymon traditionnel (Samogitie serait dérivé de l’adjectif žemas ʻbasʼ »), 2) les étymologies « populaires » (MassagèteSamaritain), 3) l’hypothèse contemporaine (dérivation de žẽmė ʻterreʼ). Ils terminent leur étude sur un aperçu de l’histoire – complexe – des trois glottonymes žemaičiailituanien et aukštaičiai.

Dans son article « La langue universelle slave de Juraj Križanić. Le cas de la terminologie militaire dans les Discours sur le gouvernement », Valérie Geronimi revient sur l’entreprise du penseur croate Juraj Križanić (1618-1683), théoricien et praticien d’une langue slave écrite qu’il désignait sous le nom de russe. L’auteure, qui cherche à mettre au jour les raisons de l’insuccès de Križanić, montre que celui-ci est davantage lié au caractère xénophobe du projet linguistique du croate qu’à l’artificialité de la langue qu’il crée.

L’étude menée par Michael Moser et Serhij Wakoulenko, intitulée « Un dédale glottonymique : quelques noms de la langue ukrainienne », raconte de façon détaillée les aléas de l’histoire – longue et complexe – de la nomination et du statut de la langue que l’on connaît aujourd’hui sous le nom d’« ukrainien » et qui désigne l’unique langue d’État en Ukraine. Celle-ci s’est vu imposer toute une série de glottonymes artificiels (ruthène, cosaque, ukrainien, petit-russe/petit-russien, r(o)u(s)sn(i)aque), dont aucun n’embrassait la totalité de l’aire où cette langue était parlée. Sans surprise, le nom ukrainien – qui finit par s’imposer – fut choisi par la communauté linguistique elle-même.

Dans son article « De quoi la langue moldave est-elle le nom ? », Patrick Sériot étudie la façon dont les linguistes ont pris part à la querelle de la nomination de la langue moldave, dont l’enjeu est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Quel(s) discours ces professionnels ont-ils tenu(s) ? Dans quelle mesure s’articulent-ils aux « représentations sur la langue » et, finalement, que nous disent-ils de l’objet <langue> ? L’auteur rappelle à quel point toute réflexion sur la question de la langue impose une délimitation nette de ce que le terme même de « langue » recouvre (langue maternelle ? langue ethnique ? langue officielle ? langue littéraire ? langue d’État ? langue parlée ?...). La langue moldave constitue un cas exemplaire d’« entité à géométrie variable », ouvrant la voie à des argumentations variées et contradictoires, et qui pose de façon aiguë la question de la frontière entre les langues.

Paul Garde consacre son étude intitulée « Serbo-croateserbe et/ou croate : petite histoire de cinquante-neuf noms de langue(s) » aux noms attribués aux langues slaves, des origines à nos jours, de quatre États qui furent tous, entre 1945 et 1991 des républiques yougoslaves : Bosnie-Herzégovine, Croatie, Monténégro, Serbie. Cet ensemble linguistique, à la fois un et multiple, aura connu pas moins de 59 noms. Se fondant sur de nombreuses sources, l’auteur revient sur la vie et la mort de ces appellations variées (slavon, serbe, slavo-serbe, serboulien [srbuljski], langue croate [hrvatski], slovine [slovenski], stribiligo illyricascythica lingua, dalmate, dubrovački, slovino-bosnien [slovinsko-bosanski], servianailirski/ilirički, bosniaque (bošnjački), langue yougoslave (jugoslavenski), serbo-croate (srpskohrvatski), croato-serbe, bosnien-croate-monténégrin-serbe… pour n’en citer que quelques-uns). Mais cette profusion de noms ne saurait masquer l’omniprésence, tout au long de l’histoire, de serbe et croate – termes autochtones et ethnonymes.

Dans leur article « Les noms du grec moderne », Irini Tsamadou-Jacoberger et Maria Zerva reviennent sur la nomination du grec moderne entre le XVIIIe et la première moitié du XXe siècles, ainsi que sur les problématiques qui y affèrent : la question de la langue de l’État à créer (seconde moitié du XVIIIe siècle) et, de fait, celle de l’identité grecque à construire et à légitimer, la relation du grec moderne au grec ancien, notamment. Les auteures passent également en revue les différents noms du grec moderne (katharévoussa, démotique, graikiki, roméique, hellénique, néohellénique…), ainsi que l’évolution de leurs référents, en faisant la part belle aux « donneurs de noms », i. e. aux acteurs impliqués dans le processus de dénomination (le philosophe Damodos, les écrivains Rhoïdis et Psichari, les linguistes Triandafyllidis et Kriaras, entre autres).

Patrick Sériot, dans son étude intitulée « Faut-il que les langues aient un nom ? Le cas du macédonien », montre à quel point la nomination d’une langue – le macédonien en l’occurrence – cristallise des enjeux qui dépassent de (très) loin les problématiques de la linguistique. Occupée par les Turcs ottomans de 1318 à 1912, la Macédoine devient, à partir de la 1re guerre balkanique, l’objet de tensions sans fin entre la Serbie, la Grèce et la Bulgarie. D’un point de vue strictement linguistique, on n’est ni plus ni moins en présence d’un continuum. Mais pour les Bulgares, les Macédoniens parlent bulgare ; pour les Serbes, ils parlent le serbe ou un dialecte indifférencié ; pour les Grecs, le macédonien n’est rien d’autre que du grec. De 1912 à 1918, la langue officielle de la Macédoine fut le bulgare, puis le serbo-croate de 1918 à 1941, et à nouveau le bulgare, de 1941 à 1944. Or les dialectes locaux n’étaient ni l’un ni l’autre. L’existence officielle de la nation macédonienne est proclamée en août 1944 et le macédonien, langue normée de Macédoine, dérivé d’un dialecte slave parlé dans la région de Skopje, devient finalement la langue de cette nouvelle république. Ce qui ne signifie pas que tous les problèmes soient résolus... tout au moins pas sur tous les fronts.

Dans son article « Arvanitika, Vlachika and Slavika: Languages of Greece? », Peter Trudgill aborde la situation linguistique de la Grèce au travers des concepts de Ausbau (« langue par élaboration ») et d’Abstand (« langue par distance »), qui permettent de distinguer les langues sur la base de critères linguistiques et socio-culturels. Le grec moderne a le statut de langue Abstand : il n’est pas typologiquement proche d’autres langues d’Europe et il ne fait pas partie d’un continuum dialectal comme l’allemand et le néerlandais. Cette « distance linguistique » suffit à en faire une langue « à part entière ». Ce statut n’est pas sans conséquence sur le plan identitaire : les Grecs seraient, in fine, ceux qui parlent grec. Or tout le monde ne parle pas (que) grec en Grèce. C’est notamment le cas des communautés albanaise, valaque et slave. L’auteur nous montre comment ces minorités composent avec l’idéologie monolingue de la Grèce.

Dans la lignée des volumes précédents, l’ouvrage dirigé par Sériot montre que la querelle des noms de langue dans cette « autre Europe » est avant tout liée à des débats de nature religieuse, culturelle et politique, non linguistique (ou alors de manière – très – marginale). Si l’enjeu était seulement linguistique, il n’y aurait pas querelle, a priori. Le nom d’une langue appelle celui d’un territoire et celui d’un peuple. Les enjeux de la nomination des langues vont donc bien au-delà des questions qui intéressent les linguistes. Il n’y a là rien de surprenant. Mais si « le nom des langues n’est pas un problème de linguistes », comme l’affirme Sériot (p. 285), il reste un des domaines où l’imaginaire épilinguistique se cristallise avec une acuité toute singulière. Ne sommes-nous pas là, aussi, au cœur de la langue ?

Émilie Aussant
CNRS, HTL