c-r Slavica Occitania

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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Patrick Sériot (dir.) :Le nom des langues en Europe centrale, orientale et balkanique, Limoges : Lambert-Lucas, 2019, 312 p. , ISBN 978-2-35935-251-1
Compte-rendu par Cécile Gauthier, Slavica Occitania, Toulouse, 49, 2019, p. 415-418.


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        Patrick Sériot, professeur honoraire titulaire de la chaire de linguistique slave à l’Université de Lausanne, qui a consacré de nombreux travaux à l’histoire et l’épistémologie du discours sur la langue, vient de publier aux Éditions Lambert Lucas un volume collectif intitulé Le nom des langues en Europe centrale, orientale et balkanique. Le lecteur ouvrant cet ouvrage stimulant et érudit ne sait pas encore à quel vertige il s’expose, car les nominations enchevêtrées constituent un écheveau qui, pour être quelque peu démêlé, nécessite patience et circonspection. La question est pourtant cruciale, car éminemment politique et inscrite au cœur de querelles identitaires pouvant aller jusqu’aux conflits les plus sanglants. Les auteurs de l’ouvrage nous invitent donc à une traversée de ces langues et territoires si entremêlés dans « l’autre Europe », examinant, entre autres, la pertinence du terme tchécoslovaque, les particularités du tchèque morave, l’étymologie des noms Lituanie et Samogitie, les controverses autour du moldave, les divers noms de la langue ukrainienne ainsi que les idiomes « albanais » et « gréco-tatar » d’Ukraine, et la tentative finalement avortée du Croate Križanić de créer, au XVIIe siècle, une langue slave universelle. La dernière section est consacrée à l’Europe balkanique et s’ouvre par une « petite histoire de cinquante-neuf noms de langue(s) » dans les quatre États anciennement républiques yougoslaves, avant de se poursuivre par plusieurs articles sur les cas macédonien et grec.
        Après une préface signée par Andrée Tabouret-Keller (qui avait lancé en 1997 le premier volume de la collection Le nom des langues aux éditions Peeters dans la Bibliothèque des Cahiers de Linguistique de Louvain), Patrick Sériot nous rappelle en introduction que nous ne devons pas nous laisser prendre au piège du nom : « la
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collusion étonnante de l’idéologie romantique et du positivisme fait penser que toute nation se définit par sa langue et que toute langue informe une nation » (le mot jazykъ dans les anciennes chroniques slaves ayant d’ailleurs pu désigner aussi bien la langue que le peuple/la nation). Mais c’est le nom qui crée la chose, « qui fait (l’illusion de) la chose » (p. 16) et de ce fait la question est bien plus politique que linguistique.
        L’enjeu politique ne réside en effet pas tant dans le fait de parler telle ou telle langue que de lui donner un nom. Souvent on constate que les locuteurs eux-mêmes ne nomment pas leur propre langue, l’appelant simplement « patois », ou encore « notre langue (naš jezik en Yougoslavie, zallahit si neve [‘(il) parle comme nous' pour se référer à l’idiome parlé dans la communauté dite albanaise d’Ukraine). C’est la nomination des langues qui les érige en objets clos, introduisant du discontinu dans le continuum dialectal. La délimitation des langues conduit à les différencier et à les hiérarchiser, tel idiome accédant au statut de langue « normée » (par le biais de la « grammatisation », pour reprendre le terme de Sylvain Auroux), tel autre se trouvant ravalé au rang de variante dialectale du précédent. Il ne faut pas confondre ce qui est appelé en Europe occidentale la langue standard, fruit d’une lente maturation, et le processus au cours duquel, dans l’Europe centrale et balkanique du XIXe siècle, ont été forgées des langues normées, ou normatives (spisovní jazyk en tchèque, knižoven ezik en bulgare, literaturen jazik en macédonien, parfois improprement traduit par langues littéraires). Ces langues normées sont donc des objets construits, que Patrick Sériot ne qualifie cependant pas d’«artificiels», mais d’«artefactuels» dans la mesure où ils reposent sur le choix d’un dialecte désigné comme base de la langue normée.
        Pour autant, cette opération peut s’accompagner d’une intervention, plus ou moins vigoureuse, sur la langue. Il en va ainsi lors des tentatives récurrentes pour « purifier » la langue, la rapprocher de sa forme originelle prestigieuse, par exemple dans la Grèce de la fin du XIXe siècle pour la katharévoussa, qui est censée renvoyer au grec ancien alors que le grec démotique (définitivement instauré en 1976) est objet par certains de mépris pour son caractère parlé et populaire. La purification peut aussi s’apparenter à une protection de la langue contre des influences extérieures jugées néfastes : ainsi, écrit Paul Garde, le nouveau pouvoir en Croatie, après la chute de la Yougoslavie, s’efforce-t-il de « promouvoir le remplacement de certains mots supposés “serbes” par d’autres, traditionnels ou in-
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ventés, réputés “croates” », certains auteurs allant jusqu’à parler de « néo-croate » (p. 225).
        La nomination peut donc conduire à créer de la distance entre des idiomes qui étaient perçus comme voisins, peut-être quasi semblables, par leurs locuteurs, tels le moldave et le roumain. Elle permet à l’inverse également de rapprocher des variantes plus ou moins proches, en assimilant l’une à l’autre, ainsi du macédonien, considéré tantôt comme un dialecte serbe, tantôt comme un dialecte bulgare, quand il ne se voit pas même rapporté au grec alors qu’il s’agit pourtant d’une langue slave... Il est vrai que le phénomène de Sprachbund (union de langues), par lequel des langues de familles distinctes empruntent par contact des traits les unes aux autres, est patent dans les Balkans et peut donc être instrumentalisé au profit de causes opposées, pour peu que tel critère (phonétique, syntaxique, etc.) soit retenu plutôt que tel autre — les frontières de l’identité pouvant ainsi bouger de plusieurs centaines de kilomètres, rendant les cartes de recensions dialectales sujettes à caution.
        Ces oscillations ne sont bien sûr pas innocentes, dans la mesure où au geste de nomination se greffent souvent des revendications territoriales, ou des désirs d’annexion (comme dans le cas de la Macédoine), fondées sur l’idée qu’à un peuple, supposé être identifié par sa langue, devrait correspondre un État. L’exemple moldave l’illustre bien : selon que les Moldaves de Moldavie voulaient, ou veulent, l’indépendance ou l’union avec la Roumanie, ils nomm(ai)ent leur idiome moldave ou roumain. C’est à l’époque soviétique, dans la République autonome soviétique socialiste moldave, créée en 1924, qu’a été mise en œuvre la constitution d’une langue moldave distincte du roumain, et conçue comme langue du « peuple », dans son double sens ethnique et social (contre l’ennemi roumain « bourgeois »). Il s’agissait à la fois, surmontant la contradiction de la coexistence d’un discours naturaliste et d’un discours volontariste, de constater l’existence de cette langue (et de cette nation) et de la créer. Une autre contradiction de la politique soviétique en matière de langues résidait dans l’exhortation faite aux peuples de construire par là leur identité nationale (en l’occurrence ici contre la Roumanie) tout en observant le principe de l’internationalisme prolétarien. L’intérêt actif pris par Staline à ces questions ressort du fait qu’il a lui-même écrit en juin 1950 dans la Pravda un long article consacré à l’évolution des langues, dans lequel il cherche à démontrer que le russe « est toujours demeuré victorieux » lorsqu’il a croisé les langues d’autres peuples.
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        Est-il alors impossible de parler des langues sans tomber dans le piège tendu par la nomination ? Tout nom est-il trompeur ? Chargé de sous-entendus identitaires, de prétentions territoriales, s’exerçant souvent aux dépens d’un autre que ce nom met a distance ? Le présent volume est au contraire là pour nous inciter à nous pencher sur ces enjeux avec un regard critique, précisément parce que la nomination joue un rôle si crucial dans les constructions nationales, encore aujourd’hui. Retracer l’histoire d’un nom comme le font plusieurs contributeurs du volume, permet si mettre en évidence la complexité et la variabilité de l’enjeu de nomination, comme pour l’ukrainien, glottonyme qui ne fut tintement retenu que dans les années 1880, concurrencé auparavant par de nombreux autres (ruthène, cosaque, petit-russe, roussn(i)aque etc.) qui ne correspondaient pas toujours à l’aire géographique ukrainophone. Recourir à l’histoire est donc nécessaire, non pis pour fonder une légitimité généalogique, comme tendent à le faire les nationalistes, mais au contraire pour prendre conscience de l’évolution des phénomènes. Ainsi peut-on considérer le nom de la langue pour ce qu’il est, une convention, actée, pour des raisons que l’on peut étudier, à un moment donné de l’histoire, et qui es: susceptible de changer encore. Loin de tout essentialisme, la langue gagne à être saisie, selon la proposition de Lia Formigari, net « comme cercle qui nous enferme, mais plutôt comme construction dont on s’évade continuellement pour se référer au non- linguistique, pour négocier le sens des énoncés, qu’ils soient nôtres ou d’autrui. Non pas quelque chose où l’on demeure, mais quelque chose que l’on fait et dont on se sert » (p. 35).

Cécile Gauthier Centre de Recherche Interdisciplinaire sur les Modèles Esthétiques et Littéraires (CRIMEL, EA 3311 Université de Reims Champagne-Ardenne