Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens

Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Patrick Sériot : «Linguistique et idéologie, quelques remarques à propos du dictionnaire d'Ožegov», L’enseignement du russe, n° 23, 1977, p. 69-79.

[69]              
        L'utilisateur étranger du dictionnaire d'Ožegov ne peut pas manquer d'être frappé par certaines coocurrences d'énoncés, et peut être tenté de ne pas voir là le simple effet du hasard.
        Ainsi, pour les trois entrées suivantes :
        -  graždanin
        - dolg
        - svjaščennyj
        un même énoncé est donné en exemple :
        • Zaščita otečestva est’ svjaščennyj dolg každogo graždanina SSSR.[1] Les nombreuses autres cooccurrences d'énoncés pour des entrées différentes nous font penser que les exemples du dictionnaire ďOžegov ont un double statut: ils ne sont pas une simple illustration pédagogique d'une unité lexicale, mais ils «disent» quelque chose de plus, en bref ils sont des éléments de signification d'un texte global constitué par l'ensemble des énoncés-exemples.
        Cependant l'approche thématique, intuitive, ne peut aboutir qu'à un artefact: on trouverait en fin de compte à l'arrivée les postulats présents au départ. Il importe donc de dépasser le niveau intuitif, en appliquant des méthodes formelles d'analyse, permettant de rendre compte avec rigueur de cette «deuxième dimension» du dictionnaire d'Ozˇegov que nous cherchons à mettre en évidence.
        Nous nous attacherons donc à appliquer à cet ensemble d'énoncés certaines méthodes qui, partant d'hypothèses sensiblement différentes, voire très éloignées, ne se rejoignent pas moins de façon éclairante lorsqu'elles fonctionnent sur le même objet: la méthode de Harris en analyse du discours, et la théorie de Y. M. Lotman sur le «systèmes modélisants secondaires».

        I/ Le statut linguistique des énoncés d'Ožegov.

        Il nous faudra au préalable définir l'ensemble des énoncés d’Ožegov[2] en tant qu'objet d'investigation linguistique.
        Nous poserons que l'ensemble des énoncés d’Ožegov constitue un
[70]       
discours. Cette formulation est paradoxale si l'on s'en tient à la définition généralement admise du terme «discours»: suite de phrases organisée, précédée et suivie d'une pause. Le discours doit également, selon O. Ducrot (Dire et ne pas dire, p. 87), satisfaire aux conditions de
        - progrès (dans leur enchaînement, les énoncés doivent chacun apporter une information nouvelle), et de
        - cohérence (les énoncés doivent se situer dans un cadre intellectuel relativement constant).
        Qu'en est-il des énoncés d'Ožegov ?
        Il est certain qu'ils ne constituent pas un discours suivi: l'ordre de succession des énoncés n'est pas pertinent, puisqu'ils apparaissent dans l'arbitraire de l'ordre alphabétique. Un énoncé n'apporte donc aucune information nouvelle par rapport à l'énoncé qui l'a immédiatement précédé.
        Il est certain également que les énoncés n'entretiennent entre eux aucune relation sémantique directe permettant de les placer dans le même «cadre intellectuel»; ils sont au contraire l'exemple du parfait coq-à l'âne.
        Cependant ces énoncés forment un tout homogène par le procès de leur énonciation : un même producteur, un même destinataire virtuel (que nous définirons plus loin), et une même situation d'utilisation.
        Convenons alors pour l'instant d'appeler texte cette suite illogique d'énoncés. Nous nous trouvons placés devant un problème tout à fait particulier: un texte où l'ordre logique ou même purement spatial des énoncés est neutralisé. (On pourrait imaginer une répartition des énoncés dans un espace à trois dimensions sans que RIEN ne soit changé, chose impossible pour un texte ordinaire.) Dans l'économie générale du système, on peut donc parler de délinéarisation de fait du texte.
        Mais il y a plus. Ce texte «sans suite» se présente en fait comme une structure au sens strict: puisque toutes les unités lexicales du dictionnaire s'expliquent les unes par les autres (rôle métalinguistique du dictionnaire), chaque énoncé-exemple fait référence à l'ensemble des autres. Mais cette référence se fait à un degré égal pour tous, sans privilégier le contexte immédiat. Dans cette structure parfaite, les éléments se renvoient les uns aux autres sans ordre hiérarchique, sans relai privilégié.
        Ainsi, s'il y a une organisation dans l'ensemble des énoncés d'Ozˇegov, ce n'est pas dans l'enchafnement de ces énoncés, mais dans la cohérence d'un système clos, dans lequel chaque énoncé ne prend son sens («tout» son sens) que par rapport aux autres, qui forment ainsi le contexte global de référence. La cohérence dont parle Ducrot n'est pas ici sémantique ou référentielle, mais relationnelle.
        C'est pour ces raisons que nous proposerons de parler à propos d'Ozˇegov de discours, mais de discours à structure non spatiale.
[71]

         II/ L'analyse du discours.        

        1) Devant la grande variété des énoncés d’Ožegov, nous allons être amené à les classer, à les organiser pour les rendre opératoires. C'est Z. Harris qui a le premier abordé ce problème dans un article de 1952, publié en français dans le n° 13 de la revue Langages (1969). Il y applique la méthode distributionnelle à un texte entier, pour mettre en évidence les relations spécifiques entre les mots et entre les énoncés du discours donné. Le but de sa méthode est de mettre à jour des combinaisons récurrentes de mots ou de syntagmes et de répertorier ainsi des classes distributionnelles définies par leurs relations de coexistence, incompatibilité, opposition, etc.
        Dans l'ensemble des énoncés d’Ožegov nous déciderons donc d'enregistrer un certain nombre d'unités lexicales (les critères de relevé en seront définis plus loin), qui seront les invariants des énoncés relevés. Nous obtiendrons ainsi une liste de phrases contenant un invariant. Sur ce texte restreint seront appliquées certaines «transformations» grammaticales permettant d'homogénéiser les énoncés, qui seront ensuite répartis en types de propositions (par exemple : assertion à propos de l'invariant).
        Le but de la méthode n'est pas de tenir un discours plus vrai sur un texte, mais de l'organiser de façon à rendre plus rigoureux le travail d'interprétation qui vient ensuite.
        Après avoir étudié la structure discursive de l'ensemble des énoncés, il nous faut aborder le problème de la structure grammaticale de chacun d'entre eux.
        La difficulté principale, lorsqu'on veut appliquer la méthode de Harris aux énoncés d’Ožegov, consiste en ce que ces énoncés ne sont pas toujours des propositions au sens grammatical ou logique. En effet certains énoncés sont de la forme : Sujet - Prédicat ex.: • Sovetskaja strana obil'na talantami.
        Mais certains autres se présentent sous la forme d'un simple syntagme nominal :
        ex. : • Peredovaja sovetskaja nauka.
        Cependant c'est encore sur O. Ducrot que nous nous appuierons, car il présente comme acceptables les transformations du type:
        «l'inévitable déclin du parti Y» en:       
        «le déclin du parti Y est inévitable». (Dire et ne pas dire, p. 96)
        (Il faut bien sur accepter le postulat explicite que les transformations par paraphrase ne modifient pas le sens de l'énoncé).
        Il nous faudra également accepter comme concept opératoire, au même titre que la paraphrase, la synonymie, celle-ci étant vérifiable dans un corpus assez long, ce qui est le cas ici.

        2) Nous déciderons d’étudier les mots désignant les rapports que la
[72]    
société soviétique entretient avec elle-même dans les exemples d’Ožegov. Nous allons donc, à titre d'essai, nous occuper des cooccurrences des mots:
        - otečestvo
        - rodina
        - otčizna
        Voici la liste des énoncés relevés (le critère de constitution du corpus est la seule présence formelle de ces trois mots, qui constituent notre invariant de départ) :

         • Zaščita otecˇestva est' svjaščennyj dolg každogo graždanina SSSR (3 occurrences)
        • Žit' mysl'ju o rodine.
        • Sražat’sja za rodinu.
        • Zaščita socialističeskogo otečestva.
        • Svjataja ljubov' k Rodine.
        • Ljubit’ svoju Rodinu.
        • Neustanno trudit’sja na blago Rodiny.
        • Umeret’, zaščiščaja Rodinu.
        • Zorko oxranjat’ rubeži našej Rodiny.
        • Sovetskij sojuz - rodina socialističeskoj revoljucii.
        • Podvig vo slavu Rodiny (2 occurrences)
        • Trudom svoim slavim otečestvo.
        • Da zdravstvuet naša slavnaja Rodina !
        • Socialističeskoe otečestvo.
        • Ljubov’ k otečestvu.
        • Zaščiščat’ svoe otečestvo.
        • Ljubov' k rodine
        • Vospitat' v detjax ljubov’ k rodine
        • Otdat' žizn' za svobodu i nezavisimost’ Rodiny.
        • Sila Sovetskoj Armii ziždetsja na idee zaščity svobody i nezavisimosti svoej Rodiny.
        • Pamjat’ o podvigax zaščitnikov rodiny večno živet v narode.
        • Ljubov' k otčizne.
        • Bezzavetnaja predannost’ otčizne.
        • Sovetskie ljudi gotovy na vsjakie žertvy radi ljubimoj Rodiny.
        • O Rodina–mat’ !
        • Trudit’sja na blago socialističeskoj Rodiny
        • Otvažnye syny Rodiny.
        • Bezzavetnaja predannost’ sovetskix ljudej svoej Rodine.
        • Otečestvo v opasnosti.
        • Naša Rodina.
        • Prinesti svoju žizn' na altar' otečestva.
        • Zasluga pered rodinoj
        • Slavnye zaščitniki Rodiny.
[73]    
        • Bezgranično Ijubit’ rodinu
        • Izmenit' rodine.     
        (Il se peut que cette liste soit incomplète, mais elle est suffisante pour notre propos).
        Nous admettrons que les mots rodina, otečestvo et otčizna sont des variantes stylistiques ayant le même sème: «pays d'appartenance d'un individu» (les connotations, officielles pour otečestvo et sentimentales pour rodina, ne semblent pas affecter ce sème commun).
        Une vérification peut être effectuée à l'intérieur du système par les définitions d'Ožegov, qui renvoient les unes aux autres:       
        • otčizna: «otečestvo, rodina»
        • rodina: «otečestvo, rodnaja strana»
        • otečestvo: «strana, gde rodilsja dannyj čelovek, i k graždanam kotoroj on prinadležit»
        De même, il est intéressant de remarquer qu'ils apparaissent dans des contextes rigoureusement identiques, bien que cela ne prouve pas leur synonymie :
        • Ljubov' k rodine.
        • Ljubov' k otečestvu.
        • Ljubov' k otčizne.
        L'examen de ces énoncés nous amène aux constatations suivantes. On ne trouve aucun énoncé de la forme :
        rodina + être + attribut,
        qui serait la forme assertive de la définition.
        (L'énoncé • Otečestvo v opasnosti est une assertion, mais n'apporte pas d'information sur la nature de otečestvo: c’est un énoncé synthétique, et non analytique).
        Au contraire, la majorité des énoncés donnent rodina comme complément, donc procèdent comme si rodina était l'élément connu, qui n'a pas besoin de définition, ex. : • Bezgranično ljubit’ rodinu.
        De plus, la majorité des énoncés sont de la forme:
        (adv.) + V. inf. + SN (rodina)
        D'après les critères que nous avons acceptés plus haut, il nous est possible de ramener un grand nombre d'autres énoncés à une phrase de base de cette forme, grâce à la transformation :
        • Ljubov' k rodine → ljubit’ rodinu.
        On obtient ainsi une série de verbes à l'infinitif régissant l'élément rodina:

ljubit’

rodinu

zaščiščat’

oxranjat’

slavit’

[74]       

umeret’

dlja rodiny„

rodine

otdat’ žizn’

(prinesti) žertvy

byt’ predannym

        Or cet infinitif est ambigu. En effet il peut être considéré comme l'infinitif «de présentation lexicologique», forme archipersonnelle et architemporelle la plus neutre possible, utilisée dans les dictionnaires. Mais rien ne s'oppose à ce qu'on y décèle la modalité injonctive et la modalité du devoir, propres à l'infinitif en russe. On peut ainsi transformer
        • Neustanno trudit’sja na blago Rodiny
en:    
        • nado neustanno trudit’sja na blago Rodiny.
        Quant à la modalité injonctive, on la retrouve, encore plus nettement marquée, dans les phrases à l'impératif :
        • Trudom svoim slavim otečestvo.
        Ces modalités injonctive et du devoir, inattendues dans un dictionnaire, nous font voir l'ensemble des énoncés contenant les mots rodina, otečestvo et otčizna comme un code moral, comme une série de règles précisant la conduite à tenir en ce qui concerne le lieu géographico-sentimental auquel appartient l'individu.
        Un seul contre-exemple dans cette longue liste:
        • Izmenit' rodine.
        Le fait qu'il soit unique pourrait à lui seul en faire une exception négligeable. Mais l'exemple donné pour le mot de même famille «izmennik» le renvoie à ce même code moral :
        • Smert' izmennikam !
        (N.B. Enfin, il serait intéressant d'étudier si l'emploi de la majuscule à R/rodina est signifiant ou indifférent dans les exemples cités.)

        3) Quelques mots enfin sur la typologie des discours.
        Le sous-ensemble d'énoncés que nous avons constitué nous fournit certaines indications permettant de le caractériser comme discours à la fois laudatif et polémique, ces deux catégories tendant d'ailleurs à se re joindre. En effet un énoncé fortement laudatif, tel que :
        • Sovetskij sojuz — rodina socialističeskoj revoljucii
        appartient bien au discours polémique, fondé sur la réfutation d'une thèse attribuée à l'adversaire (cette thèse serait ici la négation de l'énoncé que nous venons de citer).
        Nous pouvons alors anticiper sur une éventuelle étude de la présupposition dans les énoncés d'Ožegov, en affirmant qu'un énoncé tel que :
        • Sovetskie ljudi gotovy na vsjakie žertvy radi ljubimoj Rodiny
implique l'existence d'un système de pensée adverse où cette assertion est niée. Cet énoncé n'est donc compréhensible qu'en tant que réponse à un énoncé sous-entendu, attribué à l'adversaire.
        De même l'énoncé:
[Zone de texte: 7575]    
        • Sila Sovetskoj Armii ziždetsja na idee zaščity svobody i nezavisimosti svoej Rodiny,
comporte un contenu présupposé :
        Sovetskaja Armija sil'naja.
        Nous proposerons un dernier exemple, tiré d'une autre série d'énoncés :
        • V annalax istorii zapečatleny podvigi russkix voinov.
        Le contenu posé est une information sur ce qui se trouve «v annalax istorii». Mais le contenu présupposé est plus important : russkie voiny soversˇili podvigi.
        Un immense travail reste à faire, qui aurait pour but d'appliquer systématiquement à Ožegov l'étude de la présupposition.
        Nous avons essayé de montrer quelles étaient les particularités qui faisaient des énoncés d’Ožegov un discours, qu'on peut organiser en sous- ensembles d'invariants, et nous avons caractérisé l'un d'entre eux comme polémique. Il nous faut maintenant aller plus loin et envisager les méthodes qui se donnent pour but d'accéder au sens du texte donné.

        III/ Le texte comme signifiant d'un «modèle du monde» selon Yu.M. Lotman.
        Depuis une dizaine d'années des recherches sont en cours en France et aux Etats-Unis, qui envisagent l'étude des marques linguistiques du discours idéologique. Qu'elles se placent dans la perspective de la socio-linguistique (l'étude des conduites linguistiques collectives caractérisant les groupes sociaux), de la théorie de l'énonciation (R. Jakobson E. Benveniste), ou de la grammaire transformationnelle (J. Dubois), ces recherches ont en commun le souci d'analyse d'un texte par des procédures formelles pour aboutir à la détermination de la «vision du monde» d'un auteur, d'un groupe social ou d'une idéologie, dominante ou non.
        Or, parallèlement, on assiste en URSS à un foisonnement de travaux des sémioticiens de Tartu (Estonie). Ceux-ci travaillent surtout sur des textes littéraires ou sur des systèmes de signes limités, mais leur technique d'analyse textuelle peut être utilisée de façon féconde pour le sujet qui nous intéresse.
        Quelles sont leurs bases de travail?
        Après la dernière guerre, la cybernétique de N. Wiener était interdite en URSS comme science bourgeoise (ou «lzˇenauka»). Cependant elle fut rapidement utilisée par l'armée, avant d'être réhabilitée et de passer dans le domaine public.
        Une de ses notions fondamentales, utilisée par les chercheurs de Tartu, est celle de modèle. Un modèle est une construction artificielle effectuée au cours du processus de connaissance d'un objet ou d'un phénomène naturel. Le modèle est donc non pas ce qu'on imite, mais ce qui reproduit, de façon simplifiée et partielle, ce qu'on désire connaître. Le modèle contient les traits connus de l'objet modélisé, et c'est sur lui qu'on
[76]    
effectue les expériences et les opérations qu'on ne peut faire sur cet objet.
        Ainsi pour Lotman, la langue naturelle est un modèle abstrait du monde, ou système modélisant primaire. A partir de (ou se construisant sur) la langue naturelle sont les différents systèmes sémiotiques particuliers, comme la littérature, le mythe ou la religion, qui constituent des systèmes modélisants secondaires (secondaires par rapport à la langue naturelle), qui modélisent, de façon plus parcellaire mais plus détaillée, l'univers.
        On voit l'importance de la coupure épistémologique qui consiste à passer de la notion de «vision du monde» à celle, plus rigoureuse et beaucoup plus féconde, de «modèle du monde».
        C'est, ici encore, un exemple tout à fait limité et incomplet d'application que nous tenterons d'opérer sur les énoncés d’Ožegov (rappelons que les sémiologues de Tartu ne se placent pas dans la perspective de la sociolinguistique, mais dans celle de l'étude des systèmes culturels, c'est-à-dire de l'ensemble de représentations, de notions et d'images constituant la vision globale qu'une communauté linguistique à une époque donnée du monde). Nous nous appuierons pour ce faire sur un article de Lotman : «O modelirujuščem značenii ponjatij konca i načala v xudožestvennyx tekstax»[3]  et nous tenterons de mettre en évidence le modèle de représentations spatio-temporelles de la société soviétique tel qu'il apparaft dans le dictionnaire d'Ožegov.
        Nous prendrons ici comme critère de constitution du corpus les énoncés qui présentent le rapport de la société soviétique aux autres sociétés, aux autres époques, ou le rapport de l'individu à cette société. Nous nous attacherons plus particulièrement à dégager les paramètres du temps et de l'espace.
        La société soviétique apparaît soit sous les termes «sovetskij sojuz», «sovetskaja strana», soit, le plus souvent, sous les termes «my», «u nas», ou «nasˇa strana».
        ex. :
        • My osuščestvili kul'turnuju revoljuciju v našej strane.
        • Ne perevelis' u nas bogatyri.
        Ceci est important pour le schéma de la communication, car ce pronom de première personne du pluriel va être utilisé avec son ambiguité: il sera soit un «nous» inclusif, soit un «nous» exclusif. Ainsi Ožegov s'adresse à la fois aux individus du groupe qu'il représente (élément du discours didactique) et aux autres groupes (discours polémique). La société soviétique se parle à elle-même (autocommunication) en même temps qu'elle parle d'elle aux autres[4].
[77]              
        Ce «my» (et sous sa forme localisée «u nas») implique donc une première opposition binaire, l'opposition spatiale:
        «nous» / «les autres»
        Il est à noter que cette opposition est beaucoup plus spatiale qu’idéologique. Ceci est attesté par le grand nombre d'énoncés où figurent les mots «granica» ou «rubezˇ».
        ex. : • Zorko oxranjat’ rubeži nasˇej Rodiny.
De l'autre côté de cette limite se trouvent «les autres»:
        • Kapitalističeskoe okruženie.
Et ici encore on prescrit une conduite à tenir:
        • Nam ne k licu nizkopoklonstvo pered inostranščinoj.
Ou bien on réprouve une façon d'agir:
        • Kosmopolitičeskoe nizkopoklonstvo pered buržuaznoj kul'turoj Zapada.
(Nous n'avons pu trouver jusqu'à présent qu’un seul contre-exemple :
        • Torgovlja s zagranicej.)
        Parmi les énoncés que nous avons rangés dans la catégorie de «I’autre», ceux qui contiennent l'invariant «vrag» sont si nombreux qu’il convient de s'y arrêter un instant.
        Nous proposons un classement qui, s'il est simpliste, n'en est pas moins révélateur de l'importance de la relation à «l'autre» dans sa variété «vrag». Que fait-il?
        • Vragi popirajut narodnye svjatyni.
Quelle attitude prendre envers lui ?
        • Budit' nenavist' k vragu.
        • Zažeč'sja nenavist’ju k vragu.
        • Vystojat’ protiv vraga.
        • Pobedit' vraga.
(on retrouve ici le code des règles de conduite que nous avons déjà noté pour les énoncés à l'infinitif)
        Quel sort lui est réservé ?
        •Vrag budet razbit, pobeda budet za nami.
Cette opposition principale «nous»/ «les autres» est sous-tendue par d'autres oppositions binaires:
        «nous» = force
        «les autres» = faiblesse
ex. : «nous» :
        • Mogučij flot Sovetskoj strany.
        • Moguščestvo Sovetskoj derzˇavy.   
        • Moguščestvennoe Sovetskoe gosudarstvo.
        • Pobedy Sovetskoj Armii svidetel'stvujut o mošči Sovetskoj strany.
ex. : «les autres» :
        • Ministerskaja čexarda v burzˇuaznyx stranax.
        • Slovobludie buržuaznyx parlamentariev.
[78]              
        • Razdutye voennye bjudžety v kapitalističeskix stranax.
        Mais cette opposition spatiale fonctionne en parallèle avec une opposition temporelle fondamentale, qui repose sur le caractère marqué ou non-marqué de la fin et du début pour une société.

        a) «nous»
        La société soviétique a un début, une origine, explicitement désignés: 1917.
        • Sovetskij sojuz — rodina socialističeskoj revoljucii.
        Une conséquence de cette marque est que c'est la primauté dans le temps qui confère aux événements leur valeur, ex. : le mot «vpervye» dans :
        • Mertvaja petlja (figura vyščego pilotaža, vpervye soveršennaja russkim letčikom P. N. Nesterovym).
        Or non seulement aucune fin n'est envisagée pour cette société, mais encore le temps, l'évolution, l'histoire, sont niés par l’éternité du présent de cette société.
cf. le passé accompli des verbes perfectifs:
        • Mečty naroda stali jav'ju v Sovetskoj strane
        • My osuščestvili kul'turnuju revoljuciju v našej strane
ou bien le présent :
        • V Sovetskom sojuze vsja polnota vlasti prinadležit narodu.
        • Sovetskaja strana cvetet.
ou le syntagme seul : (transformable en «socializm pobedil»)
        • Polnaja pobeda socializma v našej strane,
ainsi que les énoncés centrés sur la notion d’éternité :
        • Pamjat’ o podvigax zaščitnikov rodiny večno živet v narode.
        • Večnaja slava gerojam.
        • Socialističeskoe obščestvo navsegda uničtožilo èkspluataciju čeloveka čelovekom.

        b) «les autres»
        Il est caractéristique que l'autre membre de l'opposition spatiale rentre rigoureusement dans cette opposition temporelle ! En effet, «les autres» n'ont pas une origine marquée, mais leur fin est explicitement annoncée: ils vivent dans un temps eschatologique.
        Un énoncé contient à lui tout seul cette double opposition:
        • Gibel' kapitalisma i pobeda kommunizma neizbežny.
On peut résumer ce schéma par un tableau à double entrée :

fin

début

«nous»

+

«les autres»

+

        + - marqué, - = non marqué)

[79]              
        Ce travail voudrait mettre eu évidence le caractère systématique de la co-variance des structures linguistiques et idéologiques. La co-variance ne signifie nullement dépendance, mais variation parallèle). Il appartient alors à l’historien de mettre en rapport ces données avec l'idéologie stalinienne de 1949 (date de première publication du dictionnaire d’Ozˇegov): la psychose de l'encerclement, la théorie du socialisme dans un seul pays.

         Bibliographie sommaire

Introduction
        - J. B. Marcellesi, Sociolinguistique (introduction à la linguistique sociale), Paris, Larousse - Université, 1975.
        - R. Robin, Histoire et linguistique, Paris, A. Colin, 1971.

Ière partie
        - O. Ducrot, Dire et ne pas dire.

Ilème partie
        - revue Langages n° 13 (Analyse du discours), n° 23 (Le discours politique).

Illème partie
        - Y. M. Lotman, Structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973.
        - Ju.M. Lotman, «O modelirujuščem značenii ponjatij konca i načala v xudožestvennyx tekstax», Tezisy dokladov vo vtoroj letnej škole po vtoričnym modelirujuščim sistemam. Tartu, 1966.



[1] Les mots en italique indiquent l'entrée sous laquelle apparaît l'énoncé.

[2] Il s'agit, sauf indication contraire, des exemples et non des définitions.

[3] in Tezisy dokladov vo vtoroj letnej škole po vtoričnym modelirujuščim sistemam, Tartu, 1966, p. 69-95.

[4] Notons dans l’édition de 1953 un exemple caractéristique : • Našix storonnikov — legion. Le rédacteur de l’édition de 1972 précise : • Našix storonnikov v mire — legion, et ajoute un nouvel exemple dont le style biblique ne peut qu’enrichir le précédent : • Imja im — legion.