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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

Patrick SERIOT : "La socio-linguistique soviétique est-elle néo-marriste? (contribution à une histoire des idéologies linguistiques en URSS)", in Archives et documents de la SHESL, n° 2, Paris, 1982, p. 63-84.



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"La" (*1) sociolinguistique est soumise en France à une critique serrée de la part de linguistes se réclamant du marxisme (*2). L'ensemble de la discussion porte sur la notion de covariance entre deux séries de faits indépendants (sociaux et linguistiques), sur l'empirisme de la méthode, et sur les catégories sociologiques mises en œuvre.(*3)
Ces critiques, portant sur différents travaux de sociolinguistique en France et aux Etats-Unis, visent essentiellement les termes de la "sociologie bourgeoise classique" telle qu'elle est pratiquée aux USA, confirmant par là le présupposé de départ selon lequel une société bourgeoise ne pourrait engendrer que des théories bourgeoises. Une telle problématique participe, à notre avis, d'un rejet-fascination de la linguistique nord-américaine par les chercheurs français.
On peut se demander pourquoi les linguistes français travaillant dans une perspective marxiste connaissent si bien l'anglais et si mal le russe. Ce culturo-centrisme, fondé sur le champ «géo-idéologique» constitué par l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord, nous semble paradoxal. C'est pourquoi nous tenterons d'étudier dans quelle mesure la pratique de "la" sociolinguistique en URSS, pays du "socialisme avancé", peut faire ou non l'objet de la même critique.

La sociolinguistique soviétique (désormais ici SLS) est connue en France par les études de R. L'Hermitte (*4), et de C. Robert (*5), dans une optique plus directement pédagogique.
Du côté des linguistes français non-slavisants, le débat sur le marrisme est réouvert depuis 1974 (*6), mais on accorde peu d'attention aux récents développements de la SLS.
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La remarque suivante de L.J. Calvet nous paraît significative de cette méconnaissance:

"... il semble aujourd'hui, alors que commencent de paraître des ouvrages de "sociolinguistique" ou de "linguistique sociale" ( ... ) que le pays dans lequel le marxisme, ou du moins une certaine forme de marxisme, est quasiment une philosophie officielle, l'URSS, soit celui qui participe le moins à cette production théorique." (Calvet, 1977, p. 13)

Toutefois deux articles de F. Gadet font exception : "Théorie linguistique ou réalité langagière?", dans Langages n° 46 (1977), et "La sociolinguistique n'existe pas: je l'ai rencontrée", dans Dialectiques n° 20 (1977). C'est sur ces travaux que nous prendrons appui. Nous voudrions apporter quelques éléments de réponse rassemblés à partir de textes soviétiques récents, en discutant une affirmation qui, à notre avis, peut prêter à confusion, à savoir que la situation de la linguistique en URSS a été "reprise en mains" par les "néomarristes" après la mort de Vinogradov en 1968 (Gadet, 1977a, p. 63).

1. Le domaine de la SLS.

1.1 La configuration épistémique de la SLS.

1.1.1. Il n'est pas indifférent de s'interroger sur la façon dont une discipline envisage sa propre histoire.

"La linguistique sociale en URSS relève d'une tradition ancienne, écrivent Krysin et Shmelëv (1976, p. 3). (...) L'intensification des recherches de sociolinguistique, qui s'est amorcée dans le monde entier il y a 15 ou 20 ans, n'était pour la linguistique soviétique que le prolongement et le développement des traditions scientifiques qui ont été instaurées dès les années vingt."

C'est donc à la fois une anticipation (la linguistique soviétique est sociale avant les autres) et une position continuiste, qui rattache en fait les recherches actuelles à un passé russe encore plus lointain, par des références à Baudouin de Courtenay (Krysin et Šmelëv, 1976, p.3) ou au "génie de Pouchkine" (Filin, 1967, cité par Gorbačevič, 1971, p.10).
Ce continuisme ne semble pourtant pas aller de pair avec une vision historique, car les linguistes de diverses époques se retrouvent cités de façon éclectique: Gorbačevič, 1971 cite pêle-mêle Polivanov, 1931 ou Vinogradov, 1941, comme des voix à l'unisson dans le grand concert des sociolinguistes, sans
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se demander si en 1941 on pouvait avoir oublié que Polivanov était mort dans un camp trois ans plus tôt.

1.1.2. Il faut noter d'autre part que la SLS ne se situe guère de façon polémique, par rapport à autre chose et contre autre chose, à l'intérieur de la linguistique soviétique actuelle, à la différence de la sociolinguistique en France, par exemple, qui doit s'affirmer contre les positions qui furent longtemps dominantes du structuralisme et de la grammaire générative. C'est que la SLS occupe elle-même une position dominante, qui nécessite moins d'être défendue. Aussi son "extérieur spécifique" soviétique n'est-il que rarement désigné : les attaques contre le "formalisme" semblent se tarir depuis le "départ" de Šaumjan et de Mel'čuk.
L'extérieur spécifique de la SLS est en fait spatio-temporel :
- "à droite" on critique Hjemslev et Martinet parce que ceux-ci envisagent un système qui n'est fait que de "relations internes" (Krysin, 1974, p. 9);
- "à gauche" on prend ses distances, sans le nommer, vis-à-vis du marrisme, qualifié de "sociologisme vulgaire" :

"La théorie des langues de classe, conséquence d'une approche sociologiste vulgaire pseudo-scientifique, a été depuis longtemps éliminée de la linguistique soviétique" (Krysin,1974, p.23).

1.1.3. Il n'en est que plus étonnant de trouver de fort nombreuses références positives à la sociolinguistique anglo-américaine. Les travaux de ses principaux représentants (Labov, Bernstein, Hymes; etc. ) sont cités par les éditeurs du recueil Etudes de sociolinguistique (Krysin et Šmelëv, 1976) non seulement hors de toute polémique, mais au contraire pour se situer dans une même communauté d'intérêt. Krysin (1974, p.11) n'a qu'un reproche à adresser aux Américains, c'est de ne pas tenir compte des idées du Cercle linguistique de Prague sur la codification de la langue standard et la différenciation stylistico-fonctionnelle des moyens d'expression, et par conséquent d'étudier les variantes linguistiques à la fois dans la langue normative et dans les formes non-codifiées de la langue (dialectes, argots).
En effet Krysin (ib., pp. 9-10) pose un lien de filiation étroit entre le Cercle de Prague (Mathesius, Havránek, et ses continuateurs tels que Jedlička) et la SLS contemporaine, par la problématique du fonctionnalisme : la "variabilité" de la norme est un moyen de différenciation stylistique (en fonction d'un but : la communication). (*7)

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1.2. Méthodologie de la SLS

1.2.1. la covariance.

On constate une covariance (la notion n'existe pas en tant que telle dans nos textes) entre faits de langue et faits sociaux, dont on étudie ensuite les relations de cause à effet (toujours dans le sens société > langue, cf. Krysin, 1974, p.15). Ce qui tient lieu de covariance est plutôt ici une vision de la langue comme miroir, ou étiquetage, de la réalité.
Ainsi pour Mučnik (1969, p. 108), analysant les conséquences de la Révolution d'octobre sur la langue russe :

"Un nombre illimité de nouveaux phénomènes apparus dans tous les domaines de la vie sans exception — dans l'organisation socio-politique, l'économie, la technique, la science, l'idéologie, la vie quotidienne — exigeaient d'urgence une dénomination."

Des choses nouvelles apparaissaient dans la "vie", n'attendant que de recevoir un nom...
Un des exemples les plus répandus, dans cette perspective, est l'extension des suffixes féminins désignant des métiers et des occupations. Après la Révolution d'octobre les femmes, jouissant d'une complète égalité avec les hommes, "ont été intégrées dans toutes les sphères d'activité". Les "besoins de la communication" "dictaient la nécessité d'employer des formes distinctes" (Muchnik, 1969, p. 173).
D'où l'opposition nouvelle : traktorist / traktoristka (conducteur / conductrice de tracteur).
(C'est le même exemple qui revient à plusieurs reprises, cf. Gorbačevič, 1971, p. 35, ou Budagov, article "Langue et société" dans EDR (*8). Les différents auteurs se font écho les uns aux autres en répétant les mêmes généralisations à partir du même fait unique).

"Dans ce cas, dit également Mučnik (ib. p. 171), les changements de la vie sociale se réflétèrent directement "en miroir" dans les corrélations de genre grammatical, de la même manière que dans les dénominations du dictionnaire."

Les rapports entre base et superstructure, version mécaniste de la "théorie du reflet", ne sont pas sans rappeler ici les analyses qu'en faisait Staline dans son intervention sur "Le marxisme et la linguistique" en juillet 1950. Et la relation dialectique, qui inclut "'l'effet en retour" de la superstructure sur la base, est ici totalement absente.
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1.2.2. L'empirisme

Suivant un "postulat de perception immédiate" (Gadet, 1977a, p. 79), la SLS progresse par accumulation de descriptions aussi variées et précises que possibles, sur le mode du concret, du réel, du "vivant", comme s'il suffisait de bonne volonté pour appréhender la réalité. La garantie de scientificité et d'authenticité sera l'observation (Krysin, 1974, p.19, cite J. Piaget : "Dans les sciences nouvelles et les problèmes neufs le rôle principal est joué par l'observation"). La SLS accorde donc une grande importance à la qualité des questionnaires proposés aux personnes interrogées et à celle des enregistrements recueillis (*9).
Ainsi les sociolinguistes soviétiques ne se posent pas le problème de la nature scientifique d'un objet comme "le russe". La "langue" n'est pas un concept opératoire, mais un ensemble de faits directement observables, qui attendent d'être relevés par les linguistes, la langue est quelque chose qui existe, qu'il faut décrire et enseigner.

2. Le rapport langue / société dans la SLS.

2.1. Présentation générale.


Rappelons que la sociolinguistique aux Etats-Unis a pour principe fondateur la critique de deux concepts fordamentaux de la grammaire générative : la compétence et la grammaticalité, définies en référence à un locuteur- auditeur idéal d'une communauté linguistique homogène.
Pour rendre compte des variations de situation de parole et de situation sociale, les sociolinguistes américains ont cherché à dépasser le modèle de compétence chomskyen par des notions telles que "compétence hétérogène" (Labov) ou "compétence situationnelle" (Hymes).
C'est par contraste avec la sociolinguistique américaine, dont elle est pourtant inspirée, que nous allons essayer de faire apparaître la spécificité de la SLS.
En effet, nous pensons que la SLS, paradoxalement, intègre parfaitement ces deux problématiques opposées :
- l'objet d'étude n'est plus la langue, mais le bon usage;
- la compétence chomskyenne devient la norme;
- la compétence communicationnelle (Hymes) devient la stylistique fonctionnelle;
- le locuteur idéal devient le représentant de la langue normative.

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2.2. L'objet de la sociolinguistique n'est plus ce qu'il était.

2.2.1. Il importe de souligner que le but qui sous-tend les travaux soviétiques que nous analysons n'est pas la description pure et simple de pratiques langagières distinctes, mais une perspective pédagogique : "quel est le bon russe qu'il faut connaître et enseigner?"
L'objet d'étude de la SLS est le "literaturnyj jazyk", qu'on peut traduire par "langue correcte", "langue normative", "langue codifiée", "bonne langue", "langue académique", "langue cultivée", "bon usage" (et non "langue littéraire"). Par convention nous désignerons désormais cet objet par "langue normative".
Voici en quels termes la présente Filin (article "le russe", EDR) :

"Les norme de la langue, établies pour une période donnée de l'histoire par la société, sont objectives et existent indépendamment des circonstances particulières. Elles sont le phare sur lequel doivent s'orienter tous les gens cultivés dans la mer infinie du langage."

Le jugement de grammaticalité est remplacé par l'approbation de la société. Gorbačevič (p.14) citant Lomtev, 1961, indique :

"Le principe éthique permet de séparer ce qui est approuvé et conservé par la société de ce qui est réprouvé et contre quoi lutte la société."

Le critère sera donc "l'opinion de la société sur l'admissible et le non-admissible" (Lomtev, ib.).
Cette notion de norme, notons-le, est circulaire: la norme est établie par la société, mais la société doit s'y conformer. Comment la "société" établit-elle ces normes?

"La norme est constituée par les règles de prononciation, les formes grammaticales et autres forme linguistiques, les règles d'emploi des mots admis dans la pratique sociale du langage par les personnes cultivées. La norme de la langue normative dans la conscience des locuteurs possède les qualités de correction et de caractère obligatoire pour tous, elle est mise en pratique dans les émissions de radio et de télévision, elle est l'objet et le but de l'enseignement de la langue maternelle à l'école." (Skvorcov, article "norme", EDR)

Et Skvorcov donne un exemple de norme: quand on s'apprête à prendre sa place dans une queue, pour savoir qui est la dernière personne avant soi, il ne faut pas dire "kto krajnij?" (mot-à mot: "qui est à l'extrémité?", mais "kto poslednij?" ("qui est le dernier?"). Seulement, sur quels critères se fonde-t-il pour déterminer que "krajnij" ne correspond pas à la norme "établie par la société" elle-même, cela nous ne le saurons pas, d'autant que s'il explique qu'"il ne faut pas dire" "krajnij", c'est justement parce que cela se dit...
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Aussi faut-il préciser qu'un glissement s'établit rapidement entre "la société" et "la partie cultivée de la société". Gorbačevič (p. 14) définit ainsi les "facteurs sociaux" qui jouent un rôle dans le rejet ou l'approbation d'un fait de langue :

"la tradition culturelle, l'autorité de la partie cultivée de la population et même d'individus."

La "langue normative" est donc "la variété la plus représentative de la langue nationale" (Bel'čikov, article "langue normative", EDR), qui s'oppose au "prostorečie", langue des gens non-cultivés, ou "langue populaire" (cette traduction est de Scherba, Dictionnaire russe-français, Moscou, 1962).
La "langue populaire", contrastant avec la langue normative (ou "bonne langue") va se définir à la fois comme
- "des moyens d'expression du peuple tout entier (i.e. non dialectaux), qui restent en dehors de la langue normative"
- et la langue des gens peu instruits :

"la langue populaire non normative (vneliteraturnoe prostorečie) depuis la fin du 18e - début du 19e s. était une caractéristique de la population urbaine ne possédant pas la langue normative, mais tendant à s'en approcher (ouvriers, artisans, petits bourgeois, une partie des marchands, etc.), ainsi que des basses couches de I'intelligentsia des campagnes. (... ) A l'époque soviétique, ayant perdu son caractère de classe, la langue populaire non normative se maintient chez des personnes insuffisamment instruites, tout en se rapprochant du parler des dialectophones ayant reçu de l'instruction , mais qui n'ont pas entièrement assimilé la langue normative." (FILIN, article "langue populaire". EDR)

Or on glisse fréquemment de l'une à l'autre des deux oppositions :
- langue normative / langue non normative
- langue des gens instruits / langue des gens peu instruits.
La "norme" est pourtant définie très précisément (Krysin, 1974, p.12; Gorbačevič, p. 15) dans la tradition de Coseriu comme étant "ce qui se dit" dans une "communauté linguistique", par opposition au système, qui est l'ensemble des potentialités de la langue.

2.2.2. Définition sociale de la norme.

Cependant, à notre avis, on s'éloigne assez vite de Coseriu. En effet, "ce qui se dit" n'est pas dit par tout le monde.

- Une définition étroite : les grande hommes.

On fait appel à un argument d'autorité. Pour Budagov (article "langue et société", EDR) :

"Dans l'évolution des langues normatives les grande écrivains jouent un rôle particulièrement important. (...) On peut parler de l'action de la société, et en tout premier lieu de ses plus éminents représentants, sur la langue."

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Et il ajoute:

"tout cela ne contredit pas la thèse marxiste de l'existence objective du langage."
(*10)

Quant à Filin (article "le russe", EDR), il désigne nommément Lénine comme faisant partie de ces "individus" faisant autorité:

"La langue des œuvres de Lénine a exercé et exerce une influence énorme sur la langue normative."

Enfin Gorbačevič (p.30) indique que

"Les normes de la langue normative sont habituellement déterminées au moyen d'observations sur les sources faisant autorité."

Mais il ne précise pas comment on peut savoir si une source "fait autorité", pas plus que Budagov n'explique ce qu'est un "grand écrivain".

- Une définition large : les "représentants de la langue normative".

Cependant la "partie de la société" qui "fait autorité" peut être définie plus largement, et la norme sera alors pensée comme la manière de parler des "représentants de la langue normative" (nositeli literaturnogo jazyka). (*11)
Ces "représentants" sont désignée de façon "objective" :
c'est un "ensemble de gens"
- "dont le russe est la langue maternelle"
- "qui sont passés par l'enseignement supérieur ou au moins secondaire" (*12)
- "qui vivent à la ville" (Krysin, 1974, p. 17)

Parmi cet "ensemble" on définit des sous-groupes selon
- l'âge
- le degré d'instruction
- la situation sociale
- l'écoute plus ou moins régulière des émissions de radio et télévision.
C'est évidemment la "situation sociale" de ces "représentants" qui retiendra ici notre attention.
Krysin (1974, pp. 24-25) distingue les intellectuels (intelligencija), les employés, et les ouvriers ayant terminé l'enseignement secondaire. Les intellectuels et les employés, qui ont en commun le fait de ne pas participer directement à la production de biens matériels, se différencient par leur niveau d'instruction et, "en partie comme conséquence de cette différence, par la nature de leur travail: d'un côté on aura le travail du savant, du professeur d'université, de l'architecte, du traducteur, etc., de l'autre celui de l'employé de bureau, du secrétaire, de la dactylo."
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Krysin (ib. p. 25) expose également les différences auxquelles on peut s'attendre entre la façon de parler des intellectuels et celle des ouvriers (il s'agit des hypothèses de l'introduction à son ouvrage, hypothèses d'ailleurs confirmées par les enquêtes) :

"L'autorité langagière en tant qu'incarnation de la langue normative, correcte, ne s'applique vraisemblablement pas de façon aussi univoque dans le milieu ouvrier que dans le milieu intellectuel. Ceci est dû, d'une part, au fait que les ouvriers en général sont moins souvent confrontés à la nécessité de choisir la forme optimale d'expression entre plusieurs variantes ( ...), et, d'autre part, au fait que la langue des ouvriers, dans une plus large mesure que la langue des autres couches sociales, est soumise à l'influence des sphères non normatives de la langue populaire, dialectes, argots professionnels."

Parmi les "intellectuels" il oppose (ib. p. 26) les "littéraires" et les "non littéraires" (filologi / nefilologi), les premiers étant "en contact plus étroit avec le mot, avec son emploi professionnel". Et il met à part un dernier groupe : les étudiants, caractérisés par l'emploi contradictoire de formes livresques (dû au contact permanent avec les livres) et argotiques.
Une fois ces groupes définis, on les soumet à une enquête linguistique.

2.3. Un théâtre où on joue des rôles.

2.3.1. La SLS étudie deux séries de variations:

- le système admet des variantes de forme pour exprimer "la même chose" (Filin, cité par Gorbačevič p.19).
Par exemple
rodílsja / rodilsjá (il est né)
et
čaška čaja / čaška čaju (une tasse de thé)
sont des variantes de la langue normative, et la SLS tentera de déterminer quels sous-groupes, parmi l'ensemble des "représentants de la langue normative" emploieront telle ou telle forme en concurrence.
- les variantes poursuivent des "buts de communication" différents. Il s'agit alors soit de déterminer dans quelle situation on doit utiliser telle ou telle forme, soit de prescrire quelle forme on doit utiliser dans une situation donnée.
Ainsi, pour dire "au revoir", on pourra employer l'une des deux forme suivantes, selon la "relation sociale" qui unit les deux protagonistes de "l'acte de communication" :
poka (salut)
pozvol'te s vami poproščat'sja (permettez-moi de prendre congé)
(Formanovskaja, article "Règles d'étiquette dans la parole", EDR)

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Le "représentant de la langue normative", selon la situation de communication, est donc amené à choisir, librement, comme des outils, les "formes d'expression linguistique" qui conviennent le mieux au but de la communication. Ce choix est l'objet de la "stylistique fonctionnelle".
Ce sujet libre entre néanmoins dans un réseau complexe de déterminations "sociales" qui lui feront tenir un ensemble de "rôles sociaux".
Dans un article consacré aux rôles sociaux, Krysin (1976) énonce en introduction (p. 42) que "les sociologues et les psychosociologues appellent rôles les diverses formes de conduite sociale de l'homme". Il y aurait donc un tout indifférencié : "les" sociologues, auquel il suffirait de se reporter. De fait, ce sont des Anglais et des Américains qui sont cités au cours de l'article (Bernstein, Brown-Gilman, Ervin-Tripp) comme menant des recherches d'avant-garde en sociolinguistique, de même Parsons pour la psychologie sociale. Ces mêmes Anglais et Américains qui sont la cible des linguistes marxistes français...
Krysin s'interroge alors sur l'aspect linguistique des rôles sociaux :

"Une composante fondamentale du rôle social est l'attente (expectation, ožidanie), i.e. ce que les autres attendent de la conduite d'un individu dans une situation sociale concrète: ils sont en droit d'attendre quelque chose de lui, il doit répondre à cette attente."

Ainsi (ib., p. 43)

"En arrivant chez des gens qui vous ont invité, vous devez les saluer en premier, et vous avez le droit d'attendre des marques d'attention de la part de vos hôtes."
"Un maître d'école, de par son rôle professionnel, doit transmettre ses connaissances à ses élèves et est en droit d'exiger d'eux attention et application. (C'est leur devoir)."


Chaque rôle social ressemble donc à un contrat définissant entre deux individus librement consentants un ensemble de droits et de devoirs. Mais l'un des partenaires du rôle peut être la "société" toute entière:

"D'un écolier on attend l'obéissance, d'un père de famille l'initiative; à un supérieur ou à quelqu'un de plus âgé on s'adresse pour demander un conseil, parce qu'on cherche une réponse dans son expérience." (ib. p. 43)

De la même façon (ib. p. 43)

"d'un dirigeant on attend une opinion non pas tant logiquement argumentée que faisant autorité, mais si la même opinion est avancée par quelqu'un d'autre, l'attente change: l'opinion doit avant tout être fondée."

On distingue les rôles constants (situation sociale, profession, âge, sexe, position dans la famille) des rôles en situation (acheteur, patient, passager, etc.). Un rôle en situation sera "joué" différemment selon qu'il s'agira, par exemple, "d'un menuisier ou d'un professeur de mathématiques, d'un étudiant ou d'une ménagère." (ib. p.44)
[73]
Le locuteur passe d'un mode d'expression à un autre (phénomène de diglossie) selon le rôle qu'il joue. Par exemple une même personne peut passer consciemment de l'argot professionnel à la "langue comprise par tous" (obščeponjatnaja reč'), en fonction de son interlocuteur. Mais parfois ce passage n'est pas réussi, pas total, et on assiste à des conflits de partenaires du rôle : la conduite de l'un ne correspond pas à l'attente de l'autre (ex : "un adolescent parlant à sa mère comme à des camarades de son âge", ib. p.46).
Enfin il faut noter qu'il n'y a pas correspondance terme à terme entre rôle social et style fonctionnel : "Dans la relation subordonné / supérieur on a deux rôles, mais un seul style fonctionnel : le style officiel d'affaires" (ib. p.51).

Nous retiendrons de cet article l'idée d'un sujet libre, qui utilise consciemment les moyens que lui offre la langue normative en fonction des situations qu'il peut rencontrer, selon des rôles qu'il a appris à jouer. Chacun trouve sa place, et s'y conforme, dans cette société faite de mères, d'enfants, de professeurs, de clients, de subordonnée et de supérieurs. Quand des conflits éclatent, c'est entre des individus dont l'un, par manque de tact, ne parle pas conformément à son rôle. Tout n'est que pure question de forme, car on ne ne demande jamais, en fait, ce que peuvent bien se dire ces gens. Il ne semble guère envisageable, par exemple, qu'un "subordonné" puisse s'élever contre son supérieur. Dans cette problématique du consensus, le postulat jamais remis en cause est que la communication s'établit : ces deux personnages utilisent le même style fonctionnel (on passe pourtant sur le fait qu'en URSS un subordonné vouvoie son supérieur et que celui-ci le tutoie!).
C'est que situer les différences dans les variations de langue possède l'avantage de ne pas poser la problème des antagonismes de discours (comme énoncés émis dans des conditions de production données).

2.3.2. Sociologie ou anthropologie

Nous avons pu voir chez Krysin (74; 76) l'immédiateté de l'analyse des catégories impliquées dans la sociologie: le chercheur voit des "groupes", des "ensembles", des "couches sociales", définies par des caractéristiques fonctionnant à l'évidence. Les sources de cette sociologie spontanée ne sont guère citées, mais il est clair qu'on peut penser à la sociologie américaine (Labov) : la société est découpée en catégories socio-professionnelles selon la profession et le degré d'instruction (celui-ci déterminant celle-là). Une seule différence : on ne parle pas du salaire (un des problèmes tabous de l'économie soviétique).
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Notons cependant un point particulier à la SLS : la "société" ne concerne que les "représentants de la langue normative". Nous n'aurons pas la moindre idée ne serait-ce que des "rôles" que peuvent jouer ces exclus que sont les "gens peu instruits", les paysans, les allogènes parlant russe, ni de ce qui se passe quand ils entrent en "communication" avec les "représentants de la langue normative".
La SLS est donc plutôt une anthropologie sociale : les groupes sociaux sont définis antérieurement à leur relation. Ce point est pour nous essentiel, comme étant révélateur de l'oubli de Marx par le système soviétique dès lors qu'il s'analyse lui-même. On pourrait alors, en renversant la formule de Marx, caractériser la SLS par le primat des contraires sur la contradiction, si on oubliait que les sociolinquistes soviétiques ne parlent ni de contraires ni de contradiction...

2.3.3. Un peuple, une langue, une âme

La sociolinguistique, en France comme aux Etats-Unis, s'oppose à la vision saussurienne de la société comme une totalité homogène. On chercherait bien vainement une telle position dans la SLS, car le postulat d'homogénéité est le même que chez Saussure !
C'est là qu'on voit apparaître une remarquable continuité avec la conception stalinienne de la société :

"La nation en tant que communauté historique de personnes se caractérise par une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de traits psychiques, qui se manifestent dans une communauté de culture." (V.V. Ivanov, article "Langue nationale", EDR)

C'est mot pour mot la définition qu'en donnait Staline dès 1913 dans son opuscule Le marxisme et la question nationale (Staline, 1978, p.11 à15)
On se souvient que pour Staline

"la langue a été créée pour subvenir aux besoins non pas d'une classe quelconque, mais de toute la société." (Staline, 1969, p. 6, ou 79, p. 200)

Les sociolinguistes soviétiques vont paraphraser cette citation avec ensemble:

"la langue normative sert tous les aspects de la vie sociale" (Filin, article "le russe", EDR)
"la destination fonctionnelle de la langue normative est de servir les sphères fondamentales de toute la communauté sociale formée historiquement, constituée de gens parlant la même langue." (Belchikov, article "langue normative", EDR)
"De nos jours le bon usage sert les besoins vitaux de la société." (Skvorcov; art. "Le bon usage" (kul'tura rechi), EDR)


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Si la société soviétique est faite de groupes non antagonistes, dogme jamais remis en cause depuis la constitution de 1936, toutes les marques de différenciation sociale de la langue ne peuvent que disparaître au profit des différences fonctionnelles :

"A l'époque du socialisme les patois meurent". (Filin, art. "Le russe", EDR)
"A l'époque soviétique on assiste à une disparition rapide des langues secrètes". (Arapov, art. "Les langues secrètes", EDR)


" Les jargons étaient engendrés par la division de la société en couches. (...) Ils disparaissent rapidement, et ne présentent plus de l'intérêt que pour les linguistes." (Filin, art. "Le russe", EDR)

Ces objet de curiosité pour linguistes que sont les jargons, est-il donc sûr qu'ils ne présentent pas d'intérêt pour les sociologues? Mais que dire alors de la langue de la pègre, de la langue des camps? On a l'impression en fait, que la SLS s'impatiente devant le fait qu'après 60 ans de socialisme il y ait encore des différences sociales dans la langue. La perspective, cependant, est claire :

"Vraisemblablement, en fin de compte, la langue normative deviendra le moyen unique de communication de toute la population". (FILIN, art. "Le russe", EDR)

En attendant que cet idéal soit atteint, les sociolinguistes soviétiques ne peuvent que constater qu' il y a - encore - des gens avec un faible niveau d'instruction, sans s'interroger sur les causes de cette situation, ni sur les rapporte sociaux qu'entretiennent ces "gens" avec les "représentants de la langue normative". On est très loin de la problématique des handicaps socio-culturels (*13).

L'"oubli de Marx" se révèle dans la terminologie elle-même : on étudie la "société" et non une "formation sociale", définie par un mode de production et des rapports de production. On sait seulement que la société soviétique se trouve "dans la période de construction du socialisme et du communisme".
C'est donc là que se pose notre question centrale : comment se fait-il que les thèses de la SLS coïncident si bien avec celles de la sociolinguistique dite "bourgeoise" par les linguistes marxistes français?
Nous adhérons pleinement à la position de F. Gadet (77b, p. 115) , selon laquelle la sociolinguistique occidentale, "en reproduisant la division entre travail manuel et travail intellectuel, permet la reproduction des rapports de production«, ce qui a pour conséquence "l'exclusion interne de la classe ouvrière". Mais F. Gadet ajoute que cette division
[76]
est caractéristique du "mode de production capitaliste". Qu'en est-il alors de l'URSS? On sait que pour Staline (1950) la société soviétique est entrée dans le "mode de production socialiste", et que d'autre part selon Althusser "il n'y a pas de mode de production socialiste" (Lock, 1976, p. 12). Nous affirmons qu'on ne peut contourner ce problème, qui est au coeur du débat sur la SLS : quel est le mode de production dominant en URSS? Ou : de quel mode de production est caractéristique "la reproduction de la division entre travail manuel et travail intellectuel"?

2.4.1. A quoi servent les linguistes?

Rappelons que pour la SLS la langue, tout en restant unie et unique (la "langue du peuple tout entier"), évolue dans le temps, sous l'influence de facteurs tant externes qu'internes.
Pour résoudre les problèmes posés par cette évolution diachronique, les linguistes de la société socialiste vont jouer un rôle original: si, sous l'ancien régime, les linguistes russes (en particulier Šaxmatov) s'occupaient essentiellement de description,

"après la Révolution d'octobre 1917 les problèmes de normalisation du russe ont été mis au premier plan de la science linguistique." (Skvorcov, art. "Le bon usage", EDR)

Ce n'est donc plus de description qu'il s'agit, mais de prescription, c'est à dire un passage inverse à celui qui fonde la linguistique par rapport à la grammaire.
Le problème est posé : à quoi servent les linguistes? Gorbačevič rapporte cette déclaration de Grigoriev (63, p.13):

"Si les linguistes ne veulent pas rester éternellement dans le rôle d'enregistreurs passifs de la matière de la langue, ils doivent apprendre à faire des pronostics fondés, à donner des recommandations ayant un but bien défini."

C'est ainsi qu'une nouvelle "science" apparaît à l'horizon : l'orthologie qui est la "science du langage correct" (nauka o pravil'noj reči) (Gorbačevič, p. 21). (*14) A la différence du purisme grammatical l'orthologie serait une science, puisqu'elle se conformerait à "l'évolution propre, naturelle de la langue".
On a donc opéré un nouveau glissement : les sociolinguistes, qui étudient la manière de parler des "représentants de la LN", effectuent un tri dans la parole de ces derniers. En effet il n'est pas question, par exemple, de faire des statistiques permettant de définir ces "tendances naturelles de l'évolution de la langue" (Gorbačevič, p.15). Ainsi un fait de parole, "même très répandu" (ib. p.23) sera rejeté comme étant une "faute" (sic) s'il ne correspond pas au système. Partant du fait qu'il existe en "russe normatif" des nominatifs pluriels en pour des noms masculins à accent radical au nominatif singulier (domá), Gorbačevič (p.17)

[77]

juge que des formes nouvelles comme "instruktorá" (au lieu de "instrúktory), bien que "déplacées stylistiquement", répondent aux potentialités du système. En revanche la même forme de nominatif pluriel en pour un substantif dont la nominatif singulier a l'accent final (akterà) est une "incorrection" qui doit être "interdite dans les manuels". (Rappelons que ces formes "incorrectes" se rencontrent dans l'usage des "représentants de la langue normative", puisque ce sont les seules personnes à avoir été interrogées).
Mais cette "évolution interne", ces "règles vivantes" (Mučnik, p. 175) ne sont nulle part définies. On ne saura pas pourquoi et on quoi la règle selon laquelle le schéma de formation du nominatif pluriel

-' - -> á = "correct"
- -' -> á = "incorrect"

est conforme au système de la langue. On sait seulement que cette évolution est positive : la langue s'améliore, se perfectionne, s'enrichit, dans une vision grandiose du progrès incessant des choses humaines :

"Depuis le début du 19e a. le russe normatif développe une structure déjà constituée, en enrichissant son stock lexical et en perfectionnant son système grammatical (V.V. Ivanov, art. "Langue nationale", EDR)

Pour Filin le point de départ de cette amélioration est plus rapproché :

"La Révolution d'octobre 1917 et la construction du socialisme dans notre pays ont eu une action notable sur la langue russe : son stock lexical s'est singulièrement enrichi et accru, (...) ses moyens stylistiques s'enrichissent." (FILIN, art. "le russe", EDR)

Comment, là encore, ne pas reconnaître le mot à mot de l'intervention de Staline, ce "linguiste d'un type nouveau"?

"Le vocabulaire du russe s'est notablement enrichi" (Staline, 1979, p. 201)
"La langue, qui reflète directement ces besoins, enrichit son vocabulaire de mots nouveaux et perfectionne son système grammatical." (ib. p. 203)


L'ensemble des textes que nous présentons est donc, à notre avis, nettement en régression par rapport à l'article de Vinogradov (1969), qui reprochait à Staline la confusion langue / parole (p. 75), l'absence de référence au "contenu idéologique des faits de langage" (p. 72), et la vision d'une langue servant les besoins de communication d'un peuple tout entier.

2.4.2. La "politique" linguistique.

F. Gadet (1977, p. 105) oppose le logicisme et le sociologisme comme deux tendances antithétiques des idéologies linguistiques. Il nous semble que la SLS se trouve, de ce point de vue, dans une situation paradoxale de fusion de ces deux tendances. En effet, si elle reconnaît et analyse des oppositions de faits de parole, c'est pour les annihiler aussitôt par un discours moral sur les écarts de la norme "objective" du système :

[78]

"L'emploi du lexique argotique souille et avilit (zasorjaet i ogrubljaet) la langue parlée." (Skvorcov, art. "Jargon", EDR)
"Le bon usage est entravé par l'influence des dialectes, de la langue populaire, des jargons, ainsi que par l'avilissement de la langue écrite et parlée par les emprunts inutiles, les clichés, etc.. " (Skvorcov, art. "le bon usage", EDR)


Le discours que va tenir la SLS est alors essentiellement pédagogique, ou pédagogiste : le but déclaré est d'aider les gens à ne plus "hésiter", ne plus "douter" (ne somnevat'sja). Mais rien ne nous dit de quoi est fait le filtre qui sépare la "bonne langue" de la mauvaise. On ne peut qu'être frappé, par exemple, du tabou absolu observé par la SLS sur le "mat" (nom d'ensemble du vocabulaire grossier à connotations sexuelles). Peut-on vraiment dire que l'emploi du "mat" n'est pas conforme au "cours naturel" de l'évolution du russe, quand on sait l'usage abondant qui en est fait en russe, y compris par les "gens cultivés"? La "politique linguistique" consiste pour les linguistes à intervenir directement dans l'évolution de la langue, pour hâter l'avènement du temps où, selon Filin (cf. supra p.13) la "population" parlera une langue unique, dont toutes les variations non fonctionnelles (i.e. sociales) auront été éliminées:

"Le développement de la science ayant pour objet le bon usage repose sur la reconnaissance de la possibilité de principe de diriger l'activité sociale d'échange langagier." (Skvorcov, art. "le bon usage", EDR)

2.4.3. Un modèle idéologique.

L'intervention des linguistes, qui, comme on sait, ne sont pas "passifs", s'inscrit dans une entreprise fondamentale: povyšenie kul'tury, ou "l'élévation de la culture".
Mais pourquoi, au juste, faut-il "élever la culture du peuple"? Pour Gorbačevič (p.6) la réponse va de soi :

"Maintenant on trouverait difficilement quelqu'un pour mettre en doute l'importance de l'observation des norme de la langue normative. Des habitudes correctes de langue, c'est l'un des aspects absolument essentiels de la culture (kul'tura) de l'homme. La connaissance des normes contemporaines de la langue acquiert une signification de plus en plus grande dans la vie de la société."

Nous n'en saurons pas plus en lisant les textes de la SLS. Il y a une évidence implicite: "il faut" "élever la culture". On peut simplement remarquer que la "kul'tura", en tant que connaissance des normes, est un critère d'accès à certains postes, ce qui n'est pas transparent du point de vue politique, même si on justifie par l'évidence qu'il faut savoir "bien parler" pour occuper tel emploi de direction, d'enseignement ou de recherche. (*15)
[79]
En réalité il nous semble que la "kul'tura" n'est pas tant un savoir qu'un savoir-faire, un modèle de comportement orienté vers un conformisme linguistique et social. L'apprentissage de ces normes de comportement (en russe: "élévation de la culture") se fait par l'enseignement de la langue à l'école. Mais là encore c'est sur la forme qu'on insiste, sur le savoir-faire, le savoir-parler, le savoir-dire. L'enseignement de la bonne langue est une fin en soi, le problème du contenu de l'enseignement n'est jamais abordé. (*16)
Le modèle à suivre se trouve chez les "intellectuels".
Gorbačevič (p. 40), s'interrogeant sur leur origine, les présente ainsi :

"Une limite (chronologique) conventionnelle du russe normatif moderne pourrait être l'emploi des mots (slovoupotreblenie) de la fin des années 30 - début des années 40. C'est à la fin des années 30 que s'achève une étape importante de la révolution culturelle. Vers cette époque se forme une intelligentsia nouvelle par sa composition sociale. (...) Après le 1er congrès des écrivains s'intensifie la lutte pour la pureté de la langue russe, commence une (re)mise en ordre (uporjadočenie) de la pratique sociale du langage, une stabilisation des normes de la langue. (... ) Dans les plus récents travaux sur la langue de l'époque soviétique c'est précisément cette période, les années 30-40, qui est caractérisée comme le moment de consolidation des normes linguistiques, de création d'?uvres littéraires se distinguant, en autres mérites, par une langue exemplaire (obrazcovyj jazyk)."

Ce passage est pour nous capital. Il nous servira à étayer une hypothèse encore fragile : les "normes de la langue normative", objet de la SLS, ne seraient pas autre chose qua le modèle idéalisé de la bureaucratie stalinienne.
Jetons un coup d'oeil en arrière sur la période «fin des années 30 - début des années 40".
1936-37-38. les purges. Les déportations massives. Les principales victimes sont les intellectuels membres du parti, la génération des "compagnons de Lénine", les cadres formés avant 1933.
Des centaines de milliers de postes d'encadrement dans l'armée, de direction dans l'administration ou les entreprises sont vacants. La place est libre. 1936-37-38, ce sont aussi des années de très rapide promotion sociale de nouveaux cadres : les "vydvižency", dont la carrière dépendait en grande partie de Staline, et qui étaient entièrement dévoués à la personne de celui-ci (cf. R. Medvedev p. 363). Ce sont eux qui assurent la relève.

[80]

Alors, savoir parler comme les "représentants de la langue normative", ou les "gens cultivés", n'est-ce pas aussi, et plutôt, savoir dire ce que disent les nouveaux cadres, ceux qui ont assimilé parfaitement "l'idéologie d'Etat"? (cf. D. Lecourt, 1976)

Nous serions ici au cœur du recouvrement de la politique par la pédagogie, par l'intermédiaire de la SLS.
A quoi servent les linguistes, intellectuels "littéraires" amenés à définir les normes, si ce n'est à répondre à une commande politique (cf. Sériot, 1981) d'occultation de la politique?
Remplaçons alors "la société" par "l'idéologie dominante" et le mot "servir" prend tout son sens lorsqu'il est appliqué à la langue normative... Il s'agirait non plus de normes de langue, mais de normes de discours à tenir pour être conforme au modèle. Et la SLS, loin de poser le problème d'une quelconque amélioration de la société, serait au contraire au service d'un état de fait, au service d'un pouvoir. On pourrait alors considérer les "manuels" de la SLS comme des appareils visant à imposer une certaine conception des rapports sociaux, figés dans l'éternité de l'évidence (cf. Sériot, 1977).

Il restera à se demander qui a intérêt à éterniser ces rapports sociaux...

CONCLUSION

Nous avons relevé une série de paradoxes :

- l'ignorance du "terrain" soviétique par la plupart des linguistes français défendant des positions marxistes;
- l'alignement de la SLS sur les théories sociales américaines;
- les tendances normatives de la SLS comme indice d'un rôle politique.
Mais, si la sociolinguistique américaine, dans son projet réformiste, met en cause des "injustices" à réparer, la SLS, elle, cherche à aider les gens à ne plus "douter".
En ce sens elle nest pas néo-marriste. Elle serait même à proprement parler, parfaitement néo-stalinienne.
Mais la concordance frappante avec les cibles de la critique marxiste de la sociolinguistique occidentale ne peut-elle pas nous amener à la définir, en dernière analyse, comme "néo-bourgeoise"?

NOTES

*1) La sociolinguistique, en dépit de ses réalisations et positions théoriques diverses, est considérée comme une seule et même discipline par F.Gadet (1977b, p.103), qui trouve dans cette diversité toujours les "mêmes présupposés idéologiques". (retour texte)
*2) cf. Gadet (1977b) ; Gadet (1977a, pp.74-86); Guilhaumou et Maldidier (1979, pp.13-16); Baggioni (1975); Boutet et Fiala 1976); Robin 1973, pp.45-49, p.82); Henry et Dachet (1975). (retour texte)
*3) cf. Gadet (1977b, pp. 110-111). (retour texte)
*4) cf. L'hermitte (1969, 1974) et les comptes-rendus des revues Voprosy Jazykoznanija et Izvestija Akademii Nauk dans le Bulletin de la société de linguistique de Paris. (retour texte)
*5) cf. Robert (1977) et les comptes-rendus de récentes publications de la SLS dans la revue L'enseignement du russe depuis 1975. La question qui y est le plus souvent posée est: "quel russe doit-on enseigner?" (retour texte)
*6) cf. Marcellesi et Gardin (74, pp.34-84), Gadet, Gayman, Roudinesco, Mignot (1979), et l'ensemble du n° 46 de la revue Langages (1977). cf. également Calvet (1977). (retour texte)
*7) Notons au passage que dans les textes étudiés nous n'avons pas trouvé la moindre référence aux travaux français sur l'analyse de discours. Les sociolinguistes français cités sont: Marcellesi et Gardin (1974) (par Budagov, art. "Langue et société", EDR), Sumpf (1968) (par Krysin, 1974, p. 8). (retour texte)
*8) EDR: Encyclopédie du russe, éditée sous la direction de Filin, Moscou, 1979. Il s'agit d'un dictionnaire comportant en entrée les principaux problèmes de description du russe et de linguistique slave en général. (retour texte)
*9) La valeur, l'intérêt et le sérieux de ces travaux ne sont ici nullement mis en cause. C'est la détermination de l'objet de ces travaux qui est examinée. (retour texte)
*10) Le mot russe jazyk peut désigner à la fois "langue" et "langage". L'enchaînement de la pensée de Budagov peut s'expliquer par cette particularité du russe. (retour texte)
*11) Autre paradoxe soviétique : sur un point au moins il n'y a pas une opposition radicale entre le "formalisme linguistique" et la SLS, ni l'un ni l'autre ne mettent en doute l'homogénéité sociale de l'URSS...(retour texte)
*12) On précise souvent : "enseignement secondaire complet". Il s'agit des élèves qui terminent l'école en 10e classe (à 17 ans), par opposition à ceux qui la quittent à l'issue de la 8e (à 15 ans) pour suivre des filières techniques ou entrer dans la vie active. En 1970, 38% des élèves du secondaire avaient reçu cette formation complète (cf. Kerblay, p. 156). (retour texte)
*13) il est intéressant de noter qu'en Hongrie, au contraire, des études de sociolinguistique se placent dans "l'hypothèse Bernstein" du code restreint / code élaboré : on pose le problème de l'inégalité de la réussite scolaire, ne serait-ce qu'à titre d'hypothèse, dans la problématique des handicaps socio-culturels (cf. Pap, Pleh, cités par Papp, 1976). En URSS on parle plutôt de "dons" (talanty), d'élèves "surdoués". Qu'on pense plutôt à la différence de niveau entre les "écoles spéciales" (specshkoly) et les autres, et aux efforts que déploient les parents "intellectuels" pour y faire entrer leurs enfants... (retour texte)
*14) Comment ne pas évoquer, par contraste, l'"hétérologie" de Bakhtine dont le souci était de mettre en valeur la diversité, la pluralité (cf. la "polyphonie")? (retour texte)
*15) Comme c'est une autre évidence que le russe, bien que "choisi librement" par les peuples allogènes de l'URSS comme langue véhiculaire, aide ces peuples à rattraper leur "retard" (otstalost', cf Desˇeriev, p. 72). Ce "choix" aurait été conditionné par une série de "facteurs objectifs", parmi lesquels "le rôle du prolétariat russe dans la préparation et l'accomplissement de la Grande Révolution socialiste d'octobre" (Šermuxamedov, p. 8). (retour texte)
*16) cf. à ce sujet, pour la France, Henry et Dachet (1975). (retour texte)

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Appendice

Les linguistes soviétiques cités ne sont pas des "marginaux". Ils représentent un courant très fort actuellement en URSS, voire le seul courant.
FILIN, né en 1903, est membre du Parti depuis 1939, membre-correspondant de l'Académie des sciences depuis 1962. Il a pris la direct ion de l'Institut de langue russe en 1968 et il est rédacteur en chef de la revue Voprosy jazykoznanija depuis 1971. Il a reçu le prix Lénine en 1970.
Ses travaux portent sur la lexicographie du russe, l'ethnogénèse des Slaves, la lexicographie du russe, la dialectologie et la socio-linquistique. Il a présenté sa thèse de doctorat (portant sur des problèmes de dialectologie) en 1947, à l'époque du plein épanouissement du marrisme. C'est dans ce sens qu'on pourrait le qualifier de "paléo-marriste" plutôt que de "néo-marriste". Il est certainement la personnalité qui marque le plus la linguistique soviétique actuellement.
KRYSIN a travaillé en socio-linguistique à l'institut de langue russe. Il semble s'être (ou avoir été?) tourné actuellement vers la traduction automatique.
ŠMELEV dirige un des secteurs de l'Institut de langue russe.
BUDAGOV est spécialiste de langues romanes, de tendance nettement conservatrice, "humaniste".
GORBAČEVIČ est spécialiste des problèmes de normes.



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