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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

Patrick SERIOT : «Pourquoi la langue russe est-elle grande? (matériaux pour une recherche)», in Essais sur le discours soviétique, n. 4 (Univ. de Grenoble-III), 1984, p. 57-92.



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Dans une première partie de ce travail (1) nous avions montré le caractère irrationnel d'une attitude puriste et émotionnelle envers la «Grande langue russe» (désormais en abrégé GLR) en URSS, dans ce que nous avons appelé le «Discours soviétique sur la langue» (DSL) (2).
Nous continuons ces notes de lecture pour présenter l'argumentation cette fois-ci rationalisante du DSL, visant à justifier la situation hégémonique d'une langue dominante: la GLR, et nous essaierons de dégager certaines déterminations historiques, idéologiques et philosophiques du DSL.
Ce travail sur les textes du DSL se construit autour d'une question: qu'est-ce que le russe est censé avoir de si différent des autres langues? Cependant, le but ici n'est pas de confronter «un discours» avec «des faits», mais de s'interroqer sur la nature épistémologique des arguments employés. Non que le DSL, d'ailleurs, soit nécessairement homogène et monolithique. Il a néanmoins, dans sa diversité, une certaine cohérence dont nous voudrions rendre compte.
Ce faisant, nous pensons qu'il est intéressant de chercher un moyen de connaissance de l'URSS dans cette partie mal connue de la linguistique soviétique contemporaine: le DSL.

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I/ Facteurs objectifs et critères intrinsèques.

«Si la langue russe a pu assumer la mission de langue internationale, c'est parce qu'elle y était prête, à la fois par ses fonctions socio-linguistiques et ses qualités proprement linguistiques.» (3) (Kostomarov, 1975, p. 133)

1.1. La meilleure des langues

1.1.1. La puissance et la richesse

Un des termes-clés utilisés dans le DSL pour qualifier le russe est «riche»:

«Ce n'est pas un hasard si la langue russe frappe par la richesse de son vocabulaire» (Shermuxamedov, 1980, p. 18) (4) .

De même, la «richesse» du russe peut être présentée comme la motivation d'un manuel de grammaire (il est intéressant de lire les introductions des manuels de grammaire, c'est souvent là que se manifeste de la façon la plus explicite la «philosophie spontanée» des linguistes):

«S'agissant de choisir les différents types possibles de combinaisons de mots, notre objectif a été de favoriser un apprentissage pratique du russe, d'enseigner a utiliser les richissimes possibilités syntaxiques de la langue russe.» (Prokopovich, 1981, p.8)

D'où vient cette expression, assimilable à un «maître-mot»? Sur quels critères de mesure repose l'affirmation que la langue russe est «riche»? Quelle conception de la langue s'y trouve à l'œuvre? Il semble que la source essentielle (et en tout cas une source inépuisable d'inspiration pour le DSL) soit l'ouvrage de Vinogradov publié en 1945 : Velikij russkij jazyk («La grande langue russe»). 1945 serait ainsi la date déterminante où la langue grand-russe (velikorusskij jazyk) est devenue la Grande langue russe (Velikij russkij jazyk).
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Le livre de Vinogradov, qui n'a pratiquement aucun rapport avec la philosophie marriste bien qu'il soit paru alors que cette doctrine était dominante, est à mettre en rapport avec le début du discours sur la puissance en URSS, consécutif à la victoire militaire. Mais ce que nous voulons souligner ici est que la supériorité du russe par sa «puissance» est présentée comme fondée sur des critères intrinsèques:

«La langue russe contemporaine est un phénomène original, on peut dire unique, dans l'histoire de la culture mondiale. Les processus qui s'y font jour présentent un profond intérêt historique. En eux se reflète encore plus intensénent la puissance créatrice de la langue russe.» (Vinogradov, 1945, p. 166, cité par Shermuxamedov, 1980, p. 49)

Or Vinogradov n'a fait, semble-t-il, que développer une idée qui se trouvait déjà «dans l'air» avant cette date. C'est ainsi qu'un auteur comme Gorki est souvent cité dans le DSL, avec des jugements tels que:

«La langue russe est inépuisablement riche et continue à s'enrichir à une vitesse surprenante.» (O.C., t. 24, p.491, cité par Shermuxamedov, 1980, p. 51, sans indication de date).

Il faut noter qu'une caution de la «puissance» du russe se trouve chez Lénine qui, dans sa polémique avec les «libéraux» qui voulaient imposer le russe comme langue d'Etat obligatoire, répliquait:

«Nous savons mieux que vous que la langue de Tourguéniev, de Tolstoï, de Dobrolioubov et de Tchernychevski est grande et puissante. (...) La seule chose que nous ne voulons pas est l'élément de contrainte.» (O.C., t. 24, p.2 94, cité par Gamzatov, 1980, p. 126 et par Shermuxamedov, 1980, p. 56, sans indication de date).

En s'éloignant ainsi dans le temps, comme dans l'espace, on trouve dans le DSL deux sortes de source garantissant la «richesse» et la «puissance» du russe:

— les «classiques du marxisme» (il s'agit essentiellement de F. Engels):

«Tous ceux qui ont appris le russe, qui ont assimilé ses richesses, ont parlé de ces qualités de la langue russe. Rappelons les paroles de F. Engels qui, comme on le sait, connaissait plus de vingt langues. Dans son article «La littérature émigrée» il écrivait; «Connaître le russe, langue qui mérite absolument d'être étudiée, à la fois pour elle-même, comme l'une des plus fortes et des plus riches des langues vivantes, et pour la littérature qu'elle permet de
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60] découvrir, maintenant n'est plus si rare.» (O.C., t. 18, p. 526, cité par Shermuxamedov, 1980, p. , même citation dans Gamzatov, 1983, p. 246)

— les étrangers:

«Dans la préface à son anthologie, D. Bowring (5) présentait le russe comme «une langue harmonieuse, pleine de rythme, diverse dans ses sonorités et possédant toutes les qualités poétiques nécessaires.» L'auteur du livre appelait le russe «l'une des plus riches, sinon la plus riche langue d'Europe.» (Budagov, 1977a, p. 8)

On peut remarquer dès à présent que ce genre de citation, y compris chez un linguiste tel que Budagov, est pris essentiellement chez des auteurs du XIXe siècle (voir infra).
Le critère premier est que ces «qualités» soient reconnues de tous : dans le DSL, idéologie du consensus, le témoignage vaut comme preuve :

«Tous ceux qui apprennent le russe, à mesure qu'ils avancent dans la connaissance de cette langue, se pénètrent d'amour pour elle, prenant conscience de la beauté, de 1'expressivité, du caractère mélodieux et imagé qui lui sont propres.» (Shermuxamedov, 1980, p. 208)

Le procédé d'accumulation, du reste, se manifeste non seulement dans le nombre des citations, mais également dans leur organisation même:

«La langue russe est exceptionnellement souple et abondante en couleurs vives, c'est une langue d'un diapason artistique universel. On y trouve, organiquement mêlés et comme interpénétrés la force puissante et la tendresse, l'expressivité et la justesse, la dureté et l'harmonie, un caractère vif et imagé, ferme et mélodieux, souple et doux, coloré et savoureux, élégant et simple, concis et prolixe, une beauté envoûtante du mot et son caractère accessible et populaire.» (S.R. Rashidov, 1977, p. 11-12) (6)

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On trouvera enfin quelques essais de justification «technique» de cette richesse chez les linguistes professionnels, mais aucun critère de mesure n'est proposé, qui permettrait d'effectuer un calcul comparatif entre deux langues. C'est ainsi que Filin parle de

«... la richesse stylistique du russe, fondée sur l'existence de diverses variantes pour désigner les mêmes unités signifiantes (avec ou sans valeur stylistique supplémentaire), et les moyens d'expression de sens particuliers, réservés à des situations verbales déterminées.» (article «Langue russe» dans EDR ) (7)

La «richesse» stylistique du russe semblerait donc se réaliser dans le fait qu'il y ait plusieurs formes pour un même sens; d'où il découle que le «sens» préexiste à son expression, la différence entre les diverses réalisations n'étant que stylistique.
Mais en règle générale la richesse de la langue russe est censée se manifester de la façon la plus éclatante au niveau lexical: dans le DSL, la langue est une nomenclature, un stock de mots nommant les choses (cf. par exemple Budagov, 1983, p. 202 et suivantes, où est exposée une conception substantialiste de la langue proche de celle de Staline, 1950).
De ces considérations sur la richesse (lexicale et stylistique) du russe, il s'ensuit qu'on doit considérer qu'il existe des «langues riches» et des «langues pauvres». On reconnaît là une problématique issue de la linguistique romantique, celle de la première moitié du XIXe siècle en Europe, celle précisément que connaissaient Marx et Engels dans les années 1850. Nous établirons donc comme hypothèse provisoire de travail, dans cette étude sur les fondements épistémologiques du DSL, que le DSL pourrait bien être le prolongement direct de la linguistique romantique puis comparative, figée dans l'état que pouvaient en connaître Marx et Engels.

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1.1.2. Les mots pour le dire.

La richesse du russe en moyens d'expression a pour conséquence de plus grandes possibilités d'adéquation aux besoins de communication sur le réel :

«Savoir exprimer sa pensée de façon claire et précise est l'une des qualités essentielles de celui qui parle une langue, y compris le russe. Remarquons tout particulièrement à ce propos que l'immense richesse lexicale du russe, ses moyens expressifs permettent de le faire toujours, dans toutes les occasions.» (Shermuxamedov, 1980, p. 210)

On a vu en 1-1-1, bien que cela ne soit pas formulé en ces termes, qu'en russe à un signifié peuvent correspondre plusieurs signifiants, plus ou moins marqués stylistiquement. L'élément nouveau ici est que la langue parfaite est bien celle qui permet de tout dire, de tout nommer: en russe, il y a un mot pour chaque chose.
Ex:

«Parmi les nombreuses propriétés du russe littéraire moderne, il faut avant tout dégager les suivantes:
1) la capacité d'exprimer toutes les connaissances accumulées par l'humanité dans tous les domaines de son activité,
- une grande généralité sémantique, d'où il découle que le russe littéraire trouve son utilisation dans toutes les sphères de la communication.
2)...» (F.P.Filin, art. «Langue russe», EDR)

La GLR se distingue donc des autres langues et s'élève au-dessus d'elles par son universalisme, ce qui n'est pas sans rappeler l'idéologie slavophile du siècle dernier, qui affirmait que la Russie, par sa langue et sa littérature, disposait de «concepts universels» (obschechelovecheskie ponjatija).
Pourquoi alors la GLR est-elle la meilleure des langues? Parce qu'elle concentre en elle-même le meilleur de chaque langue étrangère (c'est à dire européenne) :

«Comme aucune autre des 'langues mondiales' de l'époque contemporaine, la langue russe, conservant son originalité au cours d'une très longue période, a assimilé les particularités des aires linguistiques de l'Occident et de l'Orient, en faisant sien l'héritage gréco-byzantin, latin, oriental et vieux-slave de l'antiquité. Tout au long du Moyen-Age, de l'histoire moderne et contemporaine, elle s'est approprié ce qu'il y avait de meilleur dans les langues romanes et germaniques de l'Europe. Néanmoins, le moteur principal de perfectionnement, de mise en forme et de polissage du russe a été l'intense activité créa-
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trice des générations de Russes puis des grands hommes s'exprimant dans le domaine de la science, de la politique, de la technique, de la culture, de la littérature, non seulement russes, mais encore de tout l'Empire russe puis de l'Union Soviétique toute entière. Le russe est devenu une langue hautement développée, riche, éprouvée et ouverte dans ses potentialités, normée et ordonnée, stylistiquement;différenciée, historiquement équilibrée,capable de servir les besoins internes d'une nationalité et d'un Etat, mais aussi les besoins internationaux. Le russe s'est avéré être intrinsèquement prêt à devenir une 'langue mondiale' quand des facteurs sociaux l'y ont amené; bien plus, les qualités linguistiques du russe ont accéléré et approfondi l'action de ces facteurs sociaux.» (V.G. Kostomarov: art. «La langue russe dans la communication internationale», EDR)

Très anciens sont les termes de cette problématique: influencés par l'idéalisme et le messianisme allemands, les membres de la société philosophico-littéraire des Ljubomudry («amants de la sagesse», «philosophes» au sens littéral) dans les années 1820 cherchaient déjà à faire la synthèse russe de ce qui était dispersé en Europe. Mais ce qu'il est important pour nous de noter ici est la vision de la langue comme accumulation du savoir des générations (cf. le terme de preemstvennost', «succession», employé dans les sciences de la nature et de la société en URSS), où est à l'œuvre une conception linéaire et non-contradictoire de h'Histoire, envisagée comme simple chronologie. Cette idéologie du progrès linéaire permet alors de justifier la notion de continuité de la GLR, qui fait ainsi le lien entre la Russie d'avant 1917 et celle de la période soviétique:

«La valeur indiscutable de la littérature prérévolutionnaire réside en ce que, à partir de Pouchkine, nos classiques ont su tirer du chaos verbal les mots les plus précis, les plus marquants, ceux qui ont le plus de portée, et ont créé cette 'grande et belle langue' au développement futur de laquelle Tourgueniev suppliait Léon Tolstoï de veiller.» (M. Gorki, O.C., t.27, p. 169, cité par Shermuxamedov. 1980, p. 204, sans indication de date)

Ainsi, dans l'imaginaire du DSL, la GLR ressemble bien à ce qu'était le français dans le «discours sur la langue française» aux XVIII-XIXe siècles. Rappelons que la langue française était supposée être la meilleure car la plus logique, la plus «claire», donc la plus naturelle (par opposition, par exemple, à l'allemand,
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à l'ordre des mots «inversé».(8)
Ce qu'on trouvera de plus dans le DSL est que la langue russe exprime non seulement la pensée rationnelle, mais encore la totalité du réel, aussi bien que les «sentiments» du sujet parlant.

Ex:
«La langue russe est riche, souple, imagée et précise. Il n'est pas jusqu'à la pensée la plus complexe et la condition humaine la plus complexe qu'on ne puisse rendre en russe avec une totale clarté.» (K.G. Paustovski, art. dans la Pionerskaja Pravda du 23 fév. 1953, cité par Shermuxamedov, 1980. p. 52)

Ce qui peut aller jusqu'au plus grand lyrisme sous la plume des fonctionnaires idéologues non-russes:

«Les remarquables propriétés de la langue russe permettent d'exprimer de façon précise et absolument exhaustive toute pensée, simple, quotidienne, aussi bien que les concepts scientifiques les plus complexes, les nuances les plus fines de sens et d'intonation, les sentiments profonds et l'inspiration poétique, les aspects les plus divers des relations humaines, de construire une argumentation avec une logique de fer, de rendre la parole vive, imagée, convaincante,là où il le faut de la faire touchante et cendre, sévère et sérieuse, passionnée et tranchante, alerte et vivante, de lui donner la chaleur et la sincérité, de trouver le chemin du cœur de l'homme, de donner du courage et de l'enthousiasme à un ami, de frapper avec justesse un ennemi.» (Rashidov, 1977, p. 11)

C'est donc une conception instrumentaliste de la langue qui sous-tend cette problématique de l'adéquation des mots aux choses. Mais, si cet instrument est parfait, c'est qu'à la différence des autres langues, en russe on peut tout dire.

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1.1.3. De l'inégalité des langues.

«C'est l'histoire elle-même qui, pour toujours
L'a donnée au Monde comme conseillère;
II y a des langues comme des rivières,
Mais le russe, c'est comme un océan.» (Rajkan Sukurbekov, cité dans Shermuxamedov, 1980 p. 104)

A) Hiérarchisation des langues.

Dans un système d'idées où les langues sont mises en rivalité en termes de richesse et d'adéquation, le russe est intrinsèquement supérieur parce qu'intrinsèquement (vnutrenne) riche. Cette richesse n'est ni mesurée ni démontrée, mais utilisée comme argument de comparaison entre le»s langues. Notons que cette comparaison s'effectue essentiellement avec les langues de l'Europe occidentale, ce qui rappelle également les débats du siècle dernier sur la vraie nature de la Russie face à l'Europe, et sur la supériorité de la Russie.
Supérieure, la langue russe l'est depuis longtemps. Ainsi, dans ce passage de M.V.Lomonosov (1711-1765):

«Souveraine de nombreuses langues, la langue de la Russie, non seulement par l'immensité des lieux où elle règne, mais encore par sa propre étendue et son opulence, est grande devant toutes les langues d'Europe. (...) Charles Quint, Empereur romain, avait coutume de dire qu'il convient de parler à Dieu en espagnol, à ses amis en français, à ses ennemis en allemand, aux femmes en italien. Mais, le russe lui eût-il été familier, il eût, sans nul doute, ajouté à cela qu'en russe on a le pouvoir de parler avec eux tous, car il y eût trouvé la magnifiscence de l'espagnol, la vivacité du français, la gravité de l'allemand, la douceur de l'italien, et, par-dessus tout cela, la forte concision expressive du grec et du latin.»

L'important pour nous est que ce passage soit publié en URSS en 1980 (cité par Shermuxamedov, p.47), assorti de cet étonnant commentaire:

«C'est au milieu du XVIIIe siècle qu'ont retenti ces célèbres paroles de M.V. Lomonossov sur la langue russe, remplies de fierté nationale et de force, dévoilant ses particularités, son originalité, ses traits caractéristiques.»

Il est vrai qu'on peut trouver dans la littérature russe émigrée des textes qui reprennent actuellenent à leur compte cette
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vision de la langue qu'avait Lomonosov dans les années 1750. C'esi, ainsi qu' E. Etkind reproduit cette même citation dans son introduction à Poésie russe (Maspero, 1983, p.15) à l'appui de sa thèse sur la supériorité du russe sur une langue comme le français («le français, ... langue rationnelle, uniforme et lisse», p.15) lorsqu'il s'agit d'écrire de la poésie (poésie russe qui, elle aussi, est censée surpasser les poésies européennes, car elle a su prendre le meilleur, elle qui est «la plus hospitalière du monde», p.14).
Dans le DSL c'est essentiellement, encore une fois, dans le XIXe siècle que ces comparaisons sont puisées, soit dans les «classiques du marxisme»:

«…En tant que polyglotte, Engels, comparant différentes langues, plaçait très haut le russe. Dans une lettre à la révolutionnaire russe V. Zasoulitch (...) il écrivait : « (...) Que la langue russe est belle! Tous les avantages de l'allemand sans son horrible grossièreté.» (Correspondance de Marx et Engels avec des personnalités politiques russes, Moscou, 1947, p.248, cité dans Kostomarov, 1975, p. 105)

soit chez les écrivains, russes «classiques»:

«La parole du Britannique porte en elle la connaissance du cœur humain et une sage expérience de la vie; la parole éphémère du Français brille et s'évanouit comme un dandy estival; l'Allemand forge de façon alambiquée sa parole savante et décharnée, qui n'est guère accessible à tous; mais il n'est pas de parole qui soit aussi hardie, vive, qui vienne autant du cœur, qui soit aussi bouillonnante et pleine d'ardeur, qu'une parole russe dite avec justesse.» (N.V. Gogol, O.C., Moscou-Leningrad, 1947-1952, t.6, p. 109, cité dans Shermuxamedov, 1980, p. 51)

ou encore :

«Au cours du XVIIIe siècle, la nouvelle littérature russe a su élaborer cette langue riche et sonore que nous possédons désormais : une langue souple et puissante, capable d'exprimer les idées les plus abstraites de la métaphysique allemande aussi bien que le jeu léger et brillant de l'esprit français.» (A.I. Herzen, O.C., Moscou, 1956, t. 7, p. 331. cité dans ib.)

Mais ces clichés rebattus sur la psychologie des peuples, hérités du mouvement des nationalités a l'époque romantique, ne sont pas l'apanage des seuls auteurs du XIXe siècle, puisque des grammairiens soviétiques eux-mêmes se placent délibérément dans ce comparativisme nationaliste:

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«Si les langues de l'Europe de l'Ouest ont reçu le richissime héritage linguistico-culturel par l'intermédiaire du latin, le russe, au contraire, tout en participant au même processus, s'est caractérisé aussi par son contact direct ancien avec la culture de Byzance. A la différence des langues de l'Europe de l'Ouest, le russe a été en interaction permanente avec les langues orientales. Rien qu'à partir de ces faits externes, qui avaient déjà attiré l'attention des linguistes il y a plus d'un siècle, on peut conclure aux conditions particulièrement favorables dans lesquelles a vécu et s'est développée la langue russe.» (Kostomarov, 1975, p.166)

Le débat est, dans ce dernier passage, encore plus ancien, puisque l'on y retrouve des échos de l'antique rivalité entre Byzance et Rome, entre l'Orient et l'Occident européen: encore une fois, c'est la nature de la Russie qui est en question.

B) Rationalisation linguistico-philosophique de l'inégalité des langues.

Richesse et adéquation aux besoins de communication sont deux traits caractéristiques d'une linguistique du mot, et surtout du nom: il y a, en russe, adéquation de la nomination au monde à nommer. Il est alors possible de comparer les langues d'après leur capacité à «refléter» le inonde. Cette pratique des jugements de valeur, établissant une hiérarchie entre les langues, révèle une conception discriminatoire de la pluralité des langues, qui est un thème général de la grammaire comparée, au moins jusqu'à Schleicher.(9)
II nous semble que l'ensemble du DSL est extrêmement cohérent si on le replace dans la continuité de l'«épistémè» (10) linguistique du milieu du XIXe siècle.
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Le DSL développe une conception organiciste de la langue :

«II y a chez nous près de 130 langues. (...) Parmi elles on trouve des langues qui se tiennent au rang des plus développées au monde, et des langues fortement en retard dans leur croissance.» (Kostomarov, 1975, p. 53)

II suffira alors à la politique linguistique soviétique de donner à ces langues retardées des conditions favorables d'épanouissement pour qu'elles rattrappent leur retard. Nous verrons plus loin qu'un des procédés de ce jardinage linguistique est la greffe, ou l'ensemencement par le russe (cf. 2.1.2).
On reconnaît là la notion darwinienne de milieu: selon le milieu où un organisme se développe, les formes qu'il prendra seront différentes. Cette conception du milieu favorable, qui sous-tendait autrefois l'européocentrisme, sert ici de fondement théorique à l'affirmation de la supériorité du russe. Certes, il n'est jamais question dans le DSL de «déclin» des langues (au contraire, le développement d'une langue ne peut être qu'un perfectionnement, cf. Budagov, 1977b). Mais l'organicisme est lié au vitalisme (cf. Schelling et la Naturphilosophie), qui fonde la problématique du développement séparé des organismes.
Or la caution fondamentale de cette conception selon nous organiciste se trouve sous le nom de «linguistique marxiste» dans le DSL, revendiquée comme l'idéal à atteindre par toute linguistique historique digne de ce nom, selon Budagov par exemple:

«Tous ces jugements anti-historiques ont été et restent à l'heure actuelle non seulement erronés, mais encore dangereux: ils s'accompagnent habituellement d'affirmations démagogiques sur l'égalité totale de toutes les langues et chez tous les peuples. L'égalité génétique des langues est un fait indiscutable. Mais, cela va sans dire, ce fait n'exclut en aucune manière le degré divers de développement des différentes langues, car chaque langue est liée à toute la culture de son peuple, culture dont le niveau est toujours conditionné historiquement.» (Budagov, 1983, p. 66)

Et il ajoute un peu plus loin (p. 99) à ce propos:

«Cette thèse est la base de la linguistique historique marxiste.»(11)

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Il nous semble, d'autre part, que l'inégalité des langues se soutient également de la théorie du «reflet», comprise dans sa version la plus mécaniste: la langue comme nomination du rnonde.
On peut alors établir le syllogisme suivant:
- la langue nomme la réalité
- or la réalité que nomme le russe est riche
- donc le russe est une langue riche. (La justification de la richesse du russe se fait ici au moyen de critères externes).
Riche reflet d'une réalité riche, le russe a donc quelque chose que les autres langues n'ont pas:

«Le lexique du russe est en expansion rapide. Les mots, les concepts, la phraséologie de la science marxiste-léniniste de la société commencent à circuler largement. La reconstruction de l'Etat, une nouvelle psychologie sociale s'expriment dans l'apparition impétueuse et la diffusion rapide des néologismes soviétiques. (...) Tous ces nouveaux mots et ces significations nouvelles d'anciens mots enrichissent le système sémantique de la langue russe parlée par nous.» (Vinogradov, 1945, p. 166 sqq., cité dans Shermuxamedov, 1980, p. 49)

On peut alors établir une spécialisation des langues d'après la façon dont elles reflètent le monde:

«Très tôt s'est dessinée la spécificité du russe par rapport aux autres langues mondiales, ainsi que son appréhension subjective particulière. Ainsi, dès le XIXe siècle, il devint clair que le russe, tout en étant comparable avec le français, l'allemand et l'anglais par son rôle dans la science, le commerce et la culture mondiale, les surpasse dans le reflet du progrès de la pensée révolutionnaire internationale.» (Kostomarov, 1975, p. 110)

D'autre part certaines langues, de façon intrinsèque, reflétant mieux que d'autres. Elles ont, en effet, des «fonctions sociales» plus diversifiées. C'est la thèse principale du livre publié sous la direction de Ju.D. Desheriev: La langue dans la société socialiste avancée (Moscou, 1982), qui oppose le russe aux autres langues de l'URSS quant à leur «culture esthétique» :

«Toutes les langues n'ont pas les capacités objectives socialement conditionnées pour refléter pleinement toutes les sphères d'activité humaines dans lesquelles se manifeste la culture esthétique. Par conséquent, pour des raisons objectives, toutes les langues ne peuvent pas élargir notablement leurs sphères d'appréhension esthétique, de transforma-
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tion et de perfectionnement de la réalité dans la communication de masse.» (p.30)
«Toutes les langues des peuples de l'URSS n'ont pas développé et ne peuvent développer, pour des raisons sociales objectives, leurs fonctions sociales au point de pouvoir refléter totalement toutes les sphères de l'activité humaine dans lesquelles se manifeste la culture esthétique.» (p.31)

1.2. La Grande langue russe est la langue du grand peuple russe.

A) Le riche reflet d'un peuple riche.

La formule selon laquelle la GLR est la langue du grand peuple russe est extrêmement répandue dans le DSL (cf. Gamzatov, 1983, p. 249). Son origine est certainement à rechercher dans le livre de Vinogradov (1945):

«La puissance et la grandeur de la langue russe sont un témoignage irréfutable des grandes forces vitales du peuple russe, de sa haute culture originale et de son grand destin historique. La langue russe est unanimement reconnue comme la grande langue d'un grand peuple.» (cité dans Kostomarov, 1975, p. 81, sans indication de page)

II s'ensuit un certain nombre de conséquences.

— Connaître la langue russe est un moyen d'accès à la connaissance du peuple russe; inversement, connaître les œuvres des Russes suscite le désir de connaître la langue:

«II pourrait sembler que les bonnes traductions actuelles devraient faire diminuer l'intérêt pour le russe en tant que tel ('Je peux lire Tolstoï et Gorki, Plékhanov et Lénine traduits dans ma langue maternelle'). En réalité, c'est souvent l'inverse qu'on observe: ayant appris à connaître Tolstoï et Gorki en traduction, les lecteurs commencent à comprendre combien il est important de connaître la langue du peuple dont les représentants ont créé de telles œuvres .» (Budagov, 1977a, p. 6)

— Si le russe a été «volontairement choisi» par les autres peuples de l'Union Soviétique comme «langue de communication transnationale» (12) , c'est que, «objectivement», le peuple russe avait quelque chose de plus que les autres. Voici
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un exemple de liste des «facteurs objectifs» permettant de mettre en avant la supériorité de la langue du peuple russe:

«Cette promotion de la langue russe, égale entre les égales, n'est pas fortuite, mais déterminée par une série de facteurs objectifs. Nous n'en indiquerons ici que quelques uns:
1) le rôle dirigeant du prolétariat russe dans la préparation et la réalisation de la Grande Révolution socialiste d'Octobre;
2) la prépondérance numérique de la population russe sur les autres peuples;
3) la dissémination du peuple russe dans le pays entier;
4) l'aide importante et multiforme du peuple russe à toutes les nations et nationalités de notre pays dans le développement de leur économie, de leur science, de leur technique et de leur culture dès les premiers jours de l'existence du nouvel Etat.
Ainsi c'est la vie elle-même qui suggère combien il est important pour tous les citoyens de l'URSS de savoir le russe.» (Shermuxamedov, 1980, p. 8)

— Si la langue russe est riche, cela est dû à la richesse du peuple russe lui-même:

«La langue russe est la langue du grand Lénine, la langue d'un peuple-titan, possédant les plus riches traditions démocratiques et révolutionnaires. C'est la langue des bâtisseurs d'une société nouvelle, de cette société dont rêvaient les meilleurs esprits de l'humanité." S.R. Rashidov: exposé «La langue de notre unité et de notre fraternité». Conférence de Tachkent, 22-24 mai 1979, cité par Shermuxamedov, 1980, p. 146)

C'est donc une relation causale qui unit la «vie» du peuple à celle de sa langue:

«Plus un peuple se développe intensivement, plue grande est sa culture, plus sa production est diversifiée, plus sa technique, son art sont élevés, et plus riche est sa langue, plus étendu est son fonds lexical, plus expressifs sont ses moyens linguistiques. Ce n'est pas un hasard si la langue russe frappe par la richesse de son vocabulaire, dans lequel, comme dans un miroir, se reflète toute la vie du peuple, l'histoire de son développement.» (Shermuxamedov 1980, p. 18)

(Cette idée est proche de la notion hégélienne de la langue comme «dépôt de la pensée», qui revient fréquemment dans le DSL.)

— Le «choix volontaire (13) du russe par les
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autres peuples serait ainsi dû à des «facteurs objectifs» tels que le génie propre du peuple russe: «l'Histoire a fait que» le peuple russe a devancé les autres peuples dans la voie de la transformation révolutionnaire de la société. Par conséquent la GLR, qui reflète cette avance, est plus démocratique que les autres. Herzen l'avait bien vu, qui parlait déjà de «la profondeur démocratique de la langue russe» (cité par Budagov, art. «Langue et société», EDR).
La GLR actuelle, sous sa forme «littéraire» (c'est à dire normative, cf.Sériot, 1982) a ainsi un lien particulier avec le «peuple» russe, entité non définie, oscillant sans cesse entre l'idée de nation (comme Tout), et celle de masses populaires (comme partie du Tout). Ici encore on retrouve des échos de la linguistique romantique, et particulièrement de Herder (1744-1803), qui établissait un rapport étroit entre la langue et la nation, entre la langue et le caractère national.
C'est bien effectivement du caractère national russe qu'il s'agit lorsqu'on justifie la nécessité d'apprendre le russe par le lien langue russe/peuple russe:

«Le caractère russe, l'attitude russe de fraternité envers les opprimés, la capacité d'attention russe sont maintenant connus dans le monde entier.» (Shermuxamedov, 1980, p. 136)

De même, Shermuxamedov rapporte

«... un intéressant témoignage d'un ancien combattant de la Grande guerre nationale, Sarkis Grigorian, dans l'article 'Le caractère russe' (Pravda, 8 fév. 1979, n° 39):
' la découverte et la compréhension du caractère russe ne faisaient que s'enrichir pour moi de nouveaux exemples, qui confirmaient pas à pas ses particularités: endurance, fermeté, humanité, une amitié authentique et un désintéressement fraternel'» (ib., p.136)

— Enfin, et l'on rejoint là la thématique du reflet, la GLR est la Meilleure des langues car elle présente la meilleure adéquation au réel par le meilleur des peuples. Par la langue russe le peuple russe a, tel Adam, donné des noms aux choses:

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«En une admirable chamarrure le peuple russe a tressé les mailles invisibles de la langue russe. (...) Il a donné à toute chose un nom et a célébré son labeur. Et le monde ténébreux sur lequel il a jeté le filet enchanté de la parole s'est soumis à lui, comme un cheval dompté et est devenu son bien, est devenu la patrie de ses descendants.» (A.N. Tolstoï, 1882-1945, O.C., p. 161, cité dans Shermuxamedov, 1980, p.52)

Ainsi la boucle est bouclée, qui va de la langue-mémoire du peuple à la langue-reflet, en passant par la langue-stock de mots nommant le réel. Particulièrement révélateur à cet égard est le livre de V.G. Kostomarov La langue russe parmi les autres langues du monde (1975), qui fait une synthèse de ces différents éléments:

1) le peuple russe a eu la chance (c'est l'Histoire qui l'a voulu) d'avoir une langue parfaite:

«II s'est trouvé (poluchilos' tak) que c'est de la langue la plus riche et la plus parfaite qu'ont été dotés les peuples du pays qui a ouvert la voie vers un avenir meilleur et qui a pris la tête du progrès de l'humanité. Rare justice de l'Histoire, comme on le voit.» (p.110)

2) la langue russe a eu la chance d'être parlée par un grand peuple:

«La langue russe est apparue et s'est développée sous une heureuse étoile: elle s'est trouvée l'apanage de l'un des plus grands peuples du monde, grand aussi bien par sa taille, par la géographie et les dimensions du territoire qu'il occupe, que par ses réalisations historiques et son avancée culturelle.» (p. 106)

3) les mots de la langue sont le résultat de l'activité du peuple en même temps que son reflet:

«Les générations de Russes, en utilisant leur langue, en l'enrichissant et en la perfectionnant, ont introduit dans ses formes, ont reflété dans ses mots ses groupes de mots leur nature, leur histoire, leur poésie et leur philosophie.» (p.167)
«La langue est le trésor de la sagesse populaire. (...) La langue, héritée des générations passées, conserve toute l'expérience accumulée par elles, principalement sous la forme des potentialités et des lignes de conduite verbale des générations futures, héritières de ce trésor linguistique.» (p.168) (14)


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B) Et les aveugles verront...

«Nous nous souvenons de l'enseignement de nos anciens:
Si le Russe est ton compagnon de voyage,
Alors la route est sûre!»
(Maksud Shejxzade, poète ouzbek, cité dans Shermuxamedov, 1980, p.91)

On ne s'étonnera pas de rencontrer un concert de louanges adressées à la GLR et au grand peuple russe par des allophones exprimant (en russe) leur reconnaissance à la langue et au peuple qui les ont sortis de leur «retard» (otstalost') et de leur «acculturation». C'est un discours paternaliste qui donne le ton, rendu d'autant plus convaincant qu'il est tenu par des représentants de ces «peuples attardés» eux-mêmes:

«II faut apprendre le russe. Le peuple russe possède la raison et la richesse, une science développée et une haute culture. Etudier le russe, aller à l'école russe, apprendre la science russe, tout cela nous permettra d'emprunter les meilleures qualités de ce peuple, car il a avant les autres découvert les secrets de la nature. (...) Connaître le russe, cela signifie ouvrir les yeux sur le monde.» (Abaj Kunanbaev, 1845-1904, poète kazakh «progressiste», cité dans le recueil La langue russe dans les républiques nationales de l'Union Soviétique, publié par Desheriev, Moscou, 1980, p.7)

Ainsi la GLR serait la langue qui fait «voir» le monde, la langue du savoir qui dissipe les ténèbres, en apportant la lumière à ceux qui en étaient privés:

«Le penseur et poète azerbaïdjanais Seid Axim Sirvani s'adressait ainsi à son fils:
« Mon fils, apprends à connaître la science russe,
A maîtriser la langue russe.
Nous en avons besoin, sans elles le monde n'est pour nous que ténèbres;
Sans leur savoir nous n'avons pas accès à la lumière.»
(cité dans Shermuxamedov, 1980, p. 207)

De même :

«Le remarquable poète démocrate ouzbek de la deuxième moitié du XIXe siècle Zakirddzhan Furkat écrivait:
«O jeunes gens! Maintenant le siècle est tel
Que dans notre vie entre, comme dans un conte, l'enchantement.
La Russie a apporté au Monde ce siècle heureux
Désormais l'homme possède la science.
O jeunes gens! L'inestimable lumière de la sagesse russe
A éclipsé les légendes des temps passés.
Innombrables sont les découvertes de la science,
Et c'est la grande Russie qui nous les a apportées.»
Shermuxamedov, 1980, p.106)

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Délicate à assumer est alors la contradiction entre la thèse de «la Russie (tsariste) prison des peuples», menant une politique de russification forcée (cf. M.N. Pokrovskij, liquidé au début des années trente), et celle du «rôle profondément positif et progressiste pour le développement culturel des peuples attardés du rattachement (prisoedinenie) des provinces allogènes à l'Empire russe». En fait cette contradiction est résolue par la dissociation déculpabilisante peuple russe / régime tsariste:

«Bien que le régime tsariste ait tout fait pour que la culture russe et la langue russe servissent les buts de l'idéologie impérialiste de grande puissance, le peuple russe en la personne de ses représentants progressistes a toujours aidé au développement des autres peuples du pays. (Isaev, 1977, p.7)

Cette dissociation permet à son tour de montrer combien était grande, dans l'Empire tsariste, l'aspiration des allophones à étudier le russe, langue démocratique et progressiste, malgré l'oppression tsariste, et malgré les mouvements nationalistes anti-russes, assimilés à des forces conservatrices:

«(Chez les Tadjikes) le clergé musulman interdisait l'étude du russe, suscitant la méfiance envers tout ce qui était russe; cependant, de nombreux jeunes Tadjikes éprouvaient de l'amitié pour les Russes et étudiaient le russe avec intérêt même dans la citadelle de l'obscurantisme religieux: la medresè. S.Aïni dans ses Souvenirs raconte que lui et d'autres élèves étudiaient le russe en secret.» (Isaev-Xasimov, dans Deseriev1980, p. 33)
«L'aspiration des Kirghizes à parler le russe était progressiste: elle a entraîné la renaissance nationale, économique, politique et sociale de ce petit peuple nomade. Dans la requête de la population kirghize adressée le 11 mars 1905 à l'Inspecteur général des établissements d'enseignement du Turkestan il était dit: 'Les temps ont changé, désormais il ne suffit plus d'enseigner notre langue aux enfants; il est devenu nécessaire de leur inculquer les idées russes et le savoir russe.»
(A.E. Izmailov, «Une amitié éternelle (A l'occasion du centième anniversaire de l'entrée volontaire de la Kirghizie dans l'ensemble de la Russie)», dans la revue Russkij jazyk v kirgizskoj shkole, 1963, n° 4, p. 3.; cité dans Orusbaev, Desheriev, 1980, p. 19)

Enjeu d'une réécriture de l'histoire de la Russie prérévolutionnaire, la GLR, loin d'être présentée comme l'objectif d'une politique de russification de la part du gouvernement tsariste, est ainsi un facteur de progrès pour les peuples allogènes, dès leur «rattachement» à la Russie. Il reste à voir maintenant concrètement comment se réalise le contact entre la GLR et les autres langues d'URSS.

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2. Langues en contact dans l'imaginaire du discours sur la langue.

2.1. Aux bords de la langue: l'enrichissement, la souillure et «l''emprunt russe».

Dans le DSL les langues en contact en URSS sont marquées par l'interaction et l'enrichissement mutuels (vsaimodejstvie i vzaimoobogaschenie).
Ex:

«Une des particularités du développement de la langue russe est qu'elle ne s'est pas seulement développée en utilisant ses potentialités internes illimitées, mais aussi en absorbant des éléments lexicaux des langues des autres peuples. Tout en enrichissant généreusement les langues de tous les peuples de la Russie, la langue russe au cours de son développement historique s'est elle-même enrichie et continue à s'enrichir grâce à de nombreux emprunts à d'autres langues.» (Isaev, 1977, p. 10)

En fait, il semble que cet enrichissement soit fort unilatéral, et ceci à l'intérieur du DSL lui-même.

2.1.1. Les emprunts étrangers en russe.

A) Realia et folklore.

La langue russe a besoin de mots pour nommer des choses propres à la culture des autres peuples de l'URSS. Encore une fois on se trouve dans une problématique lexicale, et ce sont des listes de mots qui sont fournies.
Ex:

«plov (riz pilaf), 18e siècle; karavan (caravane), 18e siècle; bazar. 13e siècle.» (Shermuxamedov, 1980, p. 133)

Prenons l'exemple du turkmène :

«L'influence du turkmène sur le russe se manifeste essentiellement au niveau du lexique.» (Kazakov, dans Desheriev, 1980, p. 64)

Ces mots étrangers introduits en russe servent à transcrire les realia des textes traduits et des textes à thématique turkmène: faune (arvana, keklik), flore (gelinbarmak, akshekerek, pajandeki), instruments de musique (dutar, gidzhak). Mais une restriction importante est apportée :

«A la différence des emprunts russes, qui n'ont pas de limitation, locale ou autre, les mots turkmènes sont utilisés en russe principalement en liaison avec une thématique turkmène, avec la nécessité non seulement de nommer des objets et des phénomènes nouveaux pour le russe, mais également de
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créer un colori national. Un grand nombre de ces mots restent attachés à la région et, malgré leur fréquente utilisation, ne peuvent pas être considérés comme étant pleinement entrés dans la langue russe.» (Nazakov, ib., p. 65)

Ces mots exotiques restent au bord, à la périphérie de la langue. Et quand ils y entrent, un discours paternaliste cautionne leur intrusion:

«Chez nous, les minorités nationales introduisent peu à peu leurs petits mots (svoi slovechki) et nous les faisons nôtres parce qu'ils sont commodes par leur sonorité et leur pittoresque.» (Gorki, O literature, Moscou, 1953, p. 439, cité dans Shermuxamedov, 1980, p. 134)

II faut souligner ici la vision homogène du peuple («nous») conme entité douée de raisonnement linguistique, comme s'il s'agissait d'un processus conscient et volontaire de la part de l'ensemble des locuteurs, qui décideraient, unanimement, de prendre ou de laisser tel ou tel «petit mot» des minorités nationales .

B) Résistance du russe aux éléments étrangers.

Le problème est tout différent lorsqu'il s'agit des contacts du russe avec les langues non soviétiques (principalement celles de l'Europe occidentale): il y a une capacité particulière au russe de «digérer» de façon originale les emprunts étrangers, de les faire passer par les formes de son moule :

«Zhukovskij considérait qu'il savait donner un colori national et une note originale même aux mots et aux expressions empruntées aux langues européennes (sans parler des thèmes et des sujets).» (Budagov, 1977a, p. 11)

On arrive ainsi à un étrange «retournement» des emprunts:

«Les mots, groupes de mots, expressions idiomatiques, proverbes, etc., se mettent à vivre de façon autonome en russe et même, (habituellement avec un gens modifié) à exercer une influence sur les autres langues du monde.» (Budagov, ib., p. 11)

(Cette même idée se retrouve dans Budagov, 1971, qui développe la thèse du traitement russe spécifique des intemationalismes tels que civilizacija, gumannost', genij...).
On revient alors à la conception de la langue conme corps (cf. 1ère partie), qui produit spontanément des sortes d'anticorps pour résister aux agressions du corps étranger:
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V. Belov (1983), par exemple, estime extrêmement positif que les mots étrangers, quand ils entrent en russe, «perdent leur arrogance»: la langue russe «s'en moque» et les reproduit à sa façon. Par exemple le mot frank-mason («franc-maçon»), prononcé familièrement par les Russes farmason.
Le «propre de la langue» se place ainsi d'emblée dans la thématique de l'intégrité et de la résistance aux emprunts étrangers :

«Le russe, tout en adoptant un grand nombre d'emprunts, s'est en même temps libéré des scories linguistiques étrangères, qui n'enrichissent pas la langue, mais ne font que la souiller.» (Filin, 1975, p.43)

De l'enrichissement à la souillure, la limite est imprécise qui permettrait de départager les contraires dans la dialectique du rapport à la langue des autres. Le critère est ici moins linguistique que politico-étatique: tout au plus peut-on, semble-t-il, distinguer l'opposition : acceptation des realia des langues soviétiques / résistance aux langues non soviétiques.
Ainsi c'est un discours moral qui sous-tendra les appels à la résistance:

«Les possibilités de dérivation et de formation des mots en russe sont illimitées et peuvent être utilisées plus intensivement. (...) Dans la presse et la conversation courante pénètrent en masse des emprunts inutiles (principalement des américanismes), dont il convient de limiter l'introduction (ex: èskalacija pour narastanie, bojlernaja pour kotel'naja, barmen pour bufetchik)». (15) (Filin, art. «Langue russe» dans EDR)

Le DSL ne sort pas de la problématique de la nomination: la GLR s'enrichit grâce' aux autres langues d'URSS, car elle doit pouvoir tout nommer à l'intérieur des limites de l'Union. En revanche elle n'a pas besoin des emprunts-impuretés aux langues étrangères à l'URSS, car elle a déjà tout pour dire les concepts universels (obschecgelovecheskie ponjatija). Mais le DSL ne se pose guère le problème de la nomination des realia étrangères au territoire soviétique.

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2.1.2. Les emprunts russes dans les langues de l'URSS.

A) La fécondation.

On trouve dans le DSL une variante particulière du thème vitaliste : c'est l'image de la fécondation. Il peut s'agir de la métaphore de la greffe, sur un organisme sauvage, fruste et peu «développé», d'un élément sélectionné et élaboré:

«La langue russe insuffle son énergie aux autres langues.» (Shermuxamedov, 1980, p. 223)
«Un immense mérite de la langue russe, entre autres, réside dans le fait que la connaître rend plus fort et plus intense en nous le sens du verbe natal, la foi en 1'importance et le caractère inépuisable des possibilités créatrices des langues nationales.» (Gamzatov, 1983, p. 250)

Mais le thème de la fécondation peut aussi faire intervenir l'opposition du principe male et du principe femelle:

«La nécessité d'exprimer adéquatement dans toutes les langues de notre pays les termes de caractère socio-politique, économique et culturel qui apparaissent en russe met en mouvement les ressources propres de ces langues et les mécanismes potentiels de formation de mots et de groupes de mots qui leur sont propres.» (IL'jashenko, dans Desheriev 1980, p.74)

De même Desheriev (l980a), à propos du bilinguisme russo-ukrainien en Ukraine, parle de

«la stimulation (aktivizacija) des traits de développement communs aux langues en interaction;
- le développement des potentialités du mot et de la formation des mots dans les langues en interaction» (p. 138).

Ou Gamzatov (1983) à propos de la situation des langues du Daghestan parle de :

«la stimulation de leurs ressources et potentialités internes, le développement de leurs structures, le perfectionnement de leurs normes phonétiques, morphologiques et syntaxiques, le développement de leur système stylistique (sous l'influence du russe).» (p.246)

Pour lui la langue russe est

«une puissante impulsion visant à activer les potentialités internes du lexique de ces langues mêmes, un stimulateur inestimable du développement du lexique, de la stylistique et de la poétique des langues nationales.» (p. 247)
«un stimulateur vivifiant du développement et de l'épanouissement des langues nationales.» (p. 249)

[80]
B) De l'adaptation à l'importation des emprunts.

A l'inverse du rejet des emprunts étrangers en russe, les langues non russes de l'URSS adoptent désormais les mots russes dans leur forme originale (morphologique, phonétique et orthographique), ce qui est présenté comme un progrès par rapport à une période antérieure de mauvaise adaptation:

«Les mots russes empruntés dans les dernières décennies acquièrent dans la langue des Kirghizes une forme phonétique proche du russe, à la différence de la période précédente où, par suite d'une mauvaise connaissance du russe et de contacts insuffisants avec la population russe, les Kirghizes assimilaient les mots sous une forme altérée: cf. les formes anciennes buront (= front), baselke (= posylka), bylakada (= blokada). (16) (Orusbaev, dans Desheriev, 1980, p.29)

Cette nouvelle forme d'emprunt est justifiée par 1'action progressiste du russe sur les autres langues:

«Dans les langues du Daghestan les termes empruntés, pour l'essentiel, conservent la transcription et l'orthographe russe. Il est difficile de surestimer le sens progressiste de ces dispositions, visant à simplifier l'étude du russe, surtout dans le travail d'enseignement, et également à régulariser de façon optimale les processus d'interaction des langues dans les conditions de bilinguisme et de multilinguisme du Daghestan multinational.» (Gamzatov, 1983, p. 247)

Comme on le voit, c'est encore au lexique que se réduit la langue dans le DSL. Ce n'est qu'à titre exceptionnel qu'on trouve des considérations sur la «stylistique» (il s'agit de stylistique fonctionnelle: cf. les travaux de Rozental').
Ex:

«C'est au moyen du calque des mots et des expressions russes que s'enrichit le lexique du turkmène et que se perfectionne son système stylistique. Ainsi, par exemple l'expression brigada konmunisticheskogo truda se dit: kornmunistik zexmet brigadalary.» (Nazarov, dans Desheriev, 1980, p. 61)

Quant à la syntaxe, elle n'est que rarement envisagée, encore ne s'agit-il que de l'arrangement superficiel des mots:

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«Sous l'influence de la syntaxe russe, en turkmène se sont incommensurablement élargies les fonctions des phrases complexes, principalement des propositions subordonnées introduites par une locution conjonctive et des constructions participiales et gérondives.» (Nazarov, ib. , p. 62)

Une justification très explicite est donnée de l'unilatéralité de cette «interaction» entre le russe et les autres langues: c'est, ici encore, la richesse intrinsèque du russe:

(à propos de l'«enrichissement mutuel» russe / turkmène):
«le rôle dominant revient et, certainement, reviendra au russe comme étant la langue aux fonctions sociales les plus larges, au système de moyens expressifs le plus développé.» (Nazarov, ib., p. 64) (17)

II n'est guère difficile, dans tout cela, de retrouver l'esprit des écrits de Staline sur la linguistique («Discussion de 1950»):

(à propos des langues en contact)
«il se produit, ce faisant, un certain enrichissement du vocabulaire de la langue victorieuse aux dépens de la langue vaincue, mais cela, loin de l'affaiblir, la fortifie. Il en fut ainsi, par exemple, du russe avec lequel se sont croisées, au cours du développement historique, les langues d"autres peuples, et qui est toujours demeuré victorieux» (Staline , 1950, dans Gadet et al., 1979, p. 216)


[82]
2.2 Le filtre à double sens.

«Le russe est un facteur d'une importance exceptionnelle dans la vie économique, politique et culturelle du pays, dans le rapprochement de toutes les nations et nationalités, et dans leur mise en contact avec les richesses de la civilisation du monde entier.» (.Ju. Andropov, cité dans Gamzatov, 1980, p. 252)

Nous terminerons par le trait sans doute le plus caractéristique de la relation inégale entre le russe et les autres langues d'URSS:
— il n'y a pas ou peu de contacts entre les langues non russes hors du passage obligé par l'intermédiaire du russe;
— le russe est le seul intermédiaire entre les langues non russes et le monde extérieur.
Le russe, choisi (selon des facteurs «objectifs») au détriment des autres langues, fonctionne ainsi comme un filtre dans les rapports des peuples non russes entre eux et avec le monde extérieur.

A) Séparer pour réunir.

«Tout en étant égale entre les égales, la langue russe, de l'aveu de tous les peuples de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques est la langue à l'aide de laquelle se réalite l'échange des acquis dans toutes les sphères de la vie entre les peuples de notre pays.» (Shermuxamedov, 1980, p. 71)

Ainsi, l'utilisation de la langue de la communication transparente rend-elle les autres langues de l'URSS totalement opaques les unes aux autres (18). Cette opacité semble bien être voulue, et peut aller jusqu'à la pratique de division de langues parentes, cf. par exemple les conventions orthographiques inutilement différentes qui opposent le karatchaï et le balkar, deux langues rigoureusement identiques, dont la différenciation n'est que formellement graphique (cf. Creissels, 1977, p. 23).
[83]
Le passage d'une langue non russe à une autre ne pourra se réaliser alors que par le système de la double traduction : langue A -> russe -> langue B. Ceci est particulièrement frappant dans le bilan de l'édition en linguistique (cf. le n° 5 de la revue Voprosy jazykoznanija de 1977, consacré au 60e anniversaire de la linguistique soviétique): il y a désormais un dictionnaire russe-langue nationale et langue nationale -russe pour toutes les langues, mais on ne peut trouver de solution «transversale» comme, par exemple, un dictionnaire moldavo-ouzbek ou kirghizo-azerbaïdjanais. Il faut passer par l'intermédiaire du russe, mais en langue, un intermédiaire n'est pas neutre.
Ici encore, c'est sous leur forme russifiée que les mots d'une langue non russe passent dans une autre langue non russe:

«C'est par le russe que pénètrent en ukrainien la majorité des mots des langues des peuples de l'URSS.» (Desheriev, 1980a, p. 138)

C'est alors que se pose une question apparemment «technique»: celle des alphabets.
Un alphabet, comme tout système d'écriture, est souvent assimilé à la langue qu'il sert à écrire. La question des alphabets n'échappera donc pas à la problématique comparativiste du DSL.
Dans une problématique où l'on assimile écriture et identité nationale, les justifications de la supériorité du cyrillique apparaissent pratiquement dès son invention. Le Traité de Khrabr (écrit au IXe siècle par un moine bulgare) faisait déjà une comparaison entre le cyrillique et l'alphabet grec:

«Les lettres slaves sont plus honorables et plus saintes, car un homme saint les a créées, tandis que ce sont des Hellènes païens qui ont créé les lettres grecques.» (cité dans Kristeva, 1981, p. 136)

Dans le DSL on trouvera de nombreuses tentatives de démonstration de la supériorité du cyrillique en soi. Ainsi, dans Kostomarov, 1975 :

[84 ]
«…Même si l'écriture (pis'mo) russe a besoin d'être simplifiée, combien est-elle néanmoins plus simple et plus perfectionnée que l'écriture anglaise ou française, sans parler des hiéroglyphes chinois.» (p.169) (19)
«Parmi les alphabets (fonctionnant selon le système lettre/son) le cyrillique se distingue par de grands avantages, plus grands même que ceux d'un autre alphabet réussi et reconnu mondialement: l'alphabet latin.» (p. 171)
«On est pleinement fondé à dire que dans l'écriture russe il n'y a pas les défauts propres à l'écriture latine dans son utilisation pour de nombreuses langues: signes suscrits et souscrits, combinaisons de lettres pour rendre un son unique, etc.» (p.172)

Nous pensons qu'il est inutile d'insister sur le fait que cette façon de poser les problèmes est fort peu scientifique. Un alphabet ne peut être jugé qu'en fonction d'une langue, et non pas en soi. L'alphabet arabe, par exemple, convient parfaitement pour 1'arabe, mais est très inadapté pour la phonologie des langues turkes. Quant aux signes «suscrits et souscrits», un étrange oubli plane sur le «i bref» en russe et les diacritiques souscrits dans les langues turkes.
Dans le même passage sur la supériorité du cyrillique en soi, Kostomarov aborde le problème plus spécifique de l'orthographe russe:

«L'orthographe russe, également, s'avère extrêmement bien pensée et, peut- être, optimale. Se fondant avec bonheur sur le principe phonématique, elle reflète les principes phonétique, morphologique et historico-traditionnel de notation, alors que, par exemple, pour l'orthographe anglaise ou française les principes directeurs sont seulement les principes étymologique et historico-traditionnel, qui ne tiennent pas compte de la prononciation vivante , réelle». (p.172)
«L'écriture russe reflète de façon simple et appropriée la totalité des sons du russe, alors que l'écriture (pis'mo: «l'orthographe» ?) anglaise se rapproche d'une sorte de système de hiéroglyphes syllabiques.» (p. 169)

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Nous sommes ici une nouvelle fois dans une problématique de l'adéquation, non plus du signe linguistique à la chose, mais du signe graphique au son «vivant, réel», c'est ce thème de l'adéquation qui permet de mettre en concurrence le cyrillique et son principal adversaire: l'alphabet latin. Byzance et Rome, une fois de plus?
La supériorité du cyrillique, alliée à la nécessité d'apprendre le russe et à la perspective d'une future fusion des langues de l'URSS justifie a posteriori le passage de l'alphabet latin au cyrillique à la fin des années trente pour les langues nouvellement écrites. Ainsi, à propos de l'adoption de l'alphabet latin dans les années vingt Sermuxamedov écrit:

«Ce passage à un nouveau système d'écriture fut un progrès, car l'écriture en fut dans une certaine mesure simplifiée. Mais, à la fin des années trente — début des années quarante la réalité elle-même et les peuples eux-mêmes ont posé la question du passage à une graphie fondée sur l'écriture russe. Cette deuxième étape a eu lieu entre 1937 et 1940, quand les peuples d'Asie Centrale, de la Volga, du Caucase nord et de l'Azerbaïdjan sont passés a un nouvel alphabet qui prenait appui sur l'écriture russe, ce qui, à son tour, a énormément . facilité l'étude du russe.» (p. 71)

Deux remarques s'imposent à propos de ce passage. D'une part il n'y a pas d'agentif dans «les peuples sont-passés» : on ne saura pas qui exactement les a fait «passer» à un. nouvel alphabet, sinon sans doute une sorte de «procès sans sujet» poussé à la caricature. D'autre part ce «passage» est présenté comme une «deuxième étape», ce qui implique une continuité dans la politique linguistique, alors que que .la latinisation n'avait pas été elle-même conçue comme une première étape.
Le russe fonctionne ainsi comme un filtre. Nous verrons dans la IIIe partie que la GLR est aussi — et surtout —un contenu.

[87]
B) Ne filtrer que le meilleur.

La GLR est le seul intermédiaire possible entre les langues non russes et le monde extérieur.
Ainsi l'écrivain arménien Mikail Satirian peut-il écrire:

«Je suis fier des antiques traditions de ma littérature arménienne, mais je sais parfaitement que celle-ci ne peut se frayer un chemin vers les lecteurs du monde entier que par l'intermédiaire du russe. Seuls ceux de nos livres qui sont traduits en russe et appréciés par les lecteurs russes reçoivent un bon de voyage pour l'arène de la littérature mondiale.» (cité dans Shermuxamedov, 1980, p. 206)

De même, en sens inverse, c'est par le russe uniquement que les peuples allophones sont censés avoir connaissance de la littérature Mondiale. Il n'est cependant jamais dit de façon explicite pourquoi, par exemple, des Français parlant arménien ne pourraient pas traduire directement, de l'arménien en français, ou pourquoi la «littérature mondiale» ne pourrait pas être traduite directement en ouzbek ou en letton, sans passer par l'intermédiaire du russe. Il en va ainsi des textes marxistes eux-mêmes, qui ne sont pas traduits de l'allemand, mais du russe, c'est à dire à partir de leur version «marxiste-léniniste» officielle:

«La traduction des œuvres des classiques du marxisme-léninisme à partir du russe est une puissante source d'enrichissement pour la langue littéraire ukrainienne.» (Desheriev, 1980a, p. 138)

Cette idée de la neutralité de la (double) traduction sous-tend, nous semble-t-il, l'idée que la langue n'est que l'enveloppe de la pensée. Or ce filtre est loin d'être neutre. La «littérature mondiale» est souvent envisagée de façon restrictive: c'est la «culture progressiste», «les meilleures œuvres» qu'il s'agit de laisser passer dans les langues des allophones et inversement. Le filtrage est à double sens, et ne peut être maîtrisé que par des Russes, qui choisissent ce qui mérite d'être traduit:

«Les représentants des pays socialistes prennent connaissance des réalisations de tous les peuples de l'Union Soviétique dans le domaine de la culture, de la science, des techniques, de la littérature et de l'art non pas en apprenant les quelque 70 langues des peuples soviétiques (ce qui est en pratique impossible), mais par l'intermédiaire du russe, langue dans laquelle ont été et sont traduites toutes les meilleures œuvres des travailleurs de la culture, des savants, des écrivains qui
[
88] créent dans toutes les langues écrites de l'URSS.» (Desheriev, 1975, cité par Arxieva, 1976, p. 134)

Enfin, la technique du filtre, ou de la double traduction, est englobée dans la métaphore générale de la lumière et de la vue, tout en étant un facteur de promotion à l'échelle mondiale:

«Les Turkmènes lisent dans leur langue maternelle les œuvres des écrivains des peuples frères, ainsi que celles des représentants progressistes de la littérature étrangère classique et contemporaine. Dans leur absolue majorité ces traductions se font à partir du russe. (...) De nombreuses œuvres de la littérature turkmène sont traduites du russe dans les langues étrangères. Le russe est ainsi devenu une fenêtre sur le monde pour l'écrivain turkmène.» (Nazarov, dans Desheriev, 1980, p. 58)

Une fois que ces différents filtrages ont été effectués, il reste une image du DSL marquée par le culturocentrisme et même l'ethnocentrisme, fonctionnant sur le modèle hiérarchisé des structures administratives et politiques de l'Union Soviétique: le centralisme démocratique. Il n'y a pas de communication horizontale entre les échelons, tout doit passer par le centre. Mais la hiérarchie des langues comme celle des peuples est ici justifiée par les qualités intrinsèques de la GLR et du peuple qui la parle et dont elle est le reflet.

CONCLUSION

Au plan épistémologique nous noterons un fait essentiel: il ne semble pas y avoir, dans les textes que nous avons dépouillés, de mutation dans la conception du langage depuis le milieu du XIXe siècle, pas de coupure. La langue est toujours un stock lexical qui peut être jugé en fonction de son adéquation à l'ordre de» choses. Tout au plus peut-on ajouter que le matérialisme ici dérive le plus souvent vers un réalisme naïf.
Mais le plus étonnant est sans doute qu'on assiste, dans le DSL, a la construction d'une originale topologie spatio-temporelle. Il y a, actuellement, coexistence contradictoire de deux univers, qui sont autant d'espaces-temps ; les relations
[89]
entre langues en URSS sont actuellement ce que seront les relations entre langues dans la société communiste mondiale réalisée, car l'URSS est en chemin sur la construction du communisme, et donc en avance sur les autres pays. Les limites de l'URSS sur la planète préfigurent l'avènement d'un temps eschatologique en train d'arriver plue vite à l'intérieur qu'à l'extérieur des frontières de l'URSS (za granicej). Les frontières de l'URSS délimitent donc deux espaces-temps différents (du point de vue de la situation linguistique), avec une sorte de sas constitué par les pays de la «communauté socialiste».

Il nous restera à voir dans une IIIe partie comment est possible dans le DSL «l'intervention active des linguistes sur la langue».


NOTES
(1) cf. P.SERIOT : «La Grande langue russe, objet d'amour et/ou de connaissance?», dans Essais sur le discours soviétique, n° 3, 1983. (retour texte)
(2) II s'agit de la vulgarisation scientifique sur la langue: littérature para-linguistique, lectures complémentaires à l'usage des écoliers et des étudiants en URSS, préfaces à des livres de grammaire, etc. (retour texte)
(3) Dans toutes les citations de cet article les mots soulignés le sont par nous.(retour texte)
(4) Said Sermuxamedov est Ministre de l'Education de la R.S.S. d'Ouzbékistan. Son livre: La langue russe, grand et puissant moyen de communication du peuple soviétique, lecture complémentaire destinée aux élèves de terminale des écoles secondaires, est une illustration, ou plus exactement l'affirmation répétée de ce principe de base. (retour texte)
(5) D.BOWRING est l'auteur d'une anthologie de la poésie russe, publiée à Londres en 1821. (retour texte)
(6) Sh.. R. RASHIDOV était Premier secrétaire du P.C. de l'Ouzbékistan et membre suppléant du Politburo au temps de L.I. BREJNEV.(retour texte)
(7) EDR: Encyclopédie du russe, ouvrage édité sous la direction de Filin, Moscou 1979. Il s'agit d'un dictionnaire comportant en entrée les prlncipaux problèmes de description du russe et de linguistique slave en général.(retour texte)
(8) Cf. Maingueneau D., «La Droite et la Gauche face à la clarté de la langue française, un consensus illusoire sous la IIIe République», dans Archives et documents de la S.H.E.S.L., n° 2, 1982, p.16-32; Haroche C. et Maingueneau D.: «Du mythique au problématique: la 'clarté' de la langue française», dans La linguistique fantastique, J.Clims/ Denoël, 1985.(retour texte)
(9) On peut trouver déjà chez Hegel l'idée que certaines langues sont supérieures aux autres: la langue allemande en l'occurrence, parce que plus riche en «expressions logiques» (Hegel, Science de la logique, cité dans Kristeva, 1981, p. 204). Remarquons que la langue supérieure est toujours, et pour des raisons «objectives», la langue maternelle de l'auteur de la comparaison.
Cf. de même, en France, un exemple parmi tant d'autres: «Ce n'est pas que les langues de nos voisins n'aient aussi leurs beautés; mais elles ont aussi des défauts qui ne se trouvent point dans la nôtre. La langue allemande est énergique, mais elle est dure; 1'anglaise est abondante, mais elle n'est pas assez châtiée; l'espagnole est grave et pompeuse, mais elle est trop enflée... La langue française a tous les avantages de ces langages sans avoir presque aucun de leurs défauts.» (Abbé Goujet, Bibliothèque française, 1741, t. l, p. 4) (cité dans Haroche-Maingueneau, 1985, p. 348).(retour texte)
(10) Au sens de M. Foucault.(retour texte)
(11) II est intéressant que le matérialisme historique soit utilisé pour justifier la thèse du développement séparé. Notons toutefois que cette interprétation du marxisme est puisée essentiellement non pas dans Marx, mais dans Engels, et plus précisément dans la Dialectique de la nature, texte dont D. Lecourt (1976, p.139) a montré qu'il «constitue le réservoir principal des 'citations' que 1'interprétation ontologique du matérialisme dialectique fait valoir comme arguments depuis près d'un demi-siècle.» (retour texte)
(12) Nous traduisons ainsi mezhnacional'nyj jazyk, qui s'oppose à mezhdunarodnyj jazyk (langue internationale), c'est à dire qui ne concerne que les nationalités a l'intérieur de l'URSS.(retour texte)
(13) L'enseignement du russe dans les écoles non-russes a été rendu obligatoire en 1938: cf. Creissels, 1977, p. 24. (retour texte)
(14) V.G.KOSTOMAROV est le président de la MAPRJAL, association internationale des professeurs de russe, donc le siège est à Moscou.(retour texte)
(15) Notons que ce dernier mot n'est lui-même pas russe.(retour texte)
(16) II est intéressant de rappeler la politique totalement inverse d'élimination des gallicismes et d'arabisation de l'arabe dialectal en Algérie, par exemple: cf. al busta, remplacé par al barid («la poste»), ou at tumubil par as sayira («l'automobile»).(retour texte)
(17) II est difficile, dans ces conditions, de parler de «dérussification» des langues nationales, comme le fait H. Carrère d'Encausse (1978, p. 225). Rappelons que Polivanov dénonçait déjà les dangers dus à l'abondance des russismes dans les langues nationales, précisément pour des raisons d'ordre linguistique: ils détruisent les normes propres des langues nationales et ébranlent la cohérence phonologique de leur système (1927, dans Polivanov, 1968, p. 204).(retour texte)
(18) On peut citer quelques exceptions, à titre de survivances, de langues véhiculaires traditionnelles: géorgien en Abkhazie, ouzbek au Tadjikistan.(retour texte)
(19) On notera ici la confusion du système graphique avec la notation orthographique , rendue possible par l'ambiguïté de pis'mo.(retour texte)




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