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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Patrick SERIOT : «A propos de la prédicativité secondaire en russe», Revue des Etudes slaves, Paris, LX/l, 1988, p. 129-137.

 

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         Introduction.

        Pendant longtemps l'opposition nom/proposition ne fut l'objet d'aucun développement particulier, tant elle paraissait évidente à une pensée entièrement inspirée par la logique d'Aristote. Pourtant les développements de là logique à la fin du siècle dernier ont à tel point bouleversé les idées sur cette question qu'elles ont conduit à un véritable éclatement des conceptions concernant cette opposition.
        Sur quoi se fonde-t-on, dans une langue comme le russe, pour faire la différence entre un nom et une proposition? Cette question est moins innocente qu'elle ne peut le paraître à première vue. Rappelons qu'elle est considérée comme «fondamentale» par V. V. Vinogradov (1972 : 9 sqq).
       
Les clivages sont frappants entre les tenants des diverses théories en présence, selon qu'on admet, principalement, qu'une proposition peut ou non jouer le rôle d'un nom. Ainsi E. Benveniste affirme qu'« il n'y a pas de fonction propositionnelle qu'une proposition puisse remplir» (1966 : 128) : seule la proposition se situe au niveau catégorématique (prédicatif). D'autres au contraire, à la suite de G. Frege, admettent qu'une proposition puisse se trouver en place de nom, dans un énoncé qui fonctionnera alors comme une «fonction de fonctions » (ce qui a donné naissance à la «logique du deuxième ordre »), Cette théorie a permis de rendre explicite ce qui demeurait auparavant à l'état implicite: l'opposition entre phrases simples et phrases complexes.
        Dans la linguistique soviétique la critique que V. V. Vinogradov fait de A. M.Peškovskij nous semble révélatrice d'une opposition philosophique qui remonte au conflit entre la logique d'Aristote et celle des stoïciens: la logique du nom contre la logique des relations. Cette opposition se focalise sur l'interprétation qu'il faut donner du syntagme (slovosočetanie) : du côté du nom ou du côté de la proposition. Pour A. M. Peškovskij la proposition (predloženie) est une variante (la plus importante) du syntagme, alors que pour V. V. Vinogradov la proposition en est totalement différente: la proposition contient un message sur la réalité extralinguistique, c'est «l'acte vivant de la communication », alors que le syntagme n'est qu'un «matériau de construction». La proposition se définit ainsi par sa fonction de prédication, opposée à la fonction de nomination du nom et du syntagme (Vinogradov 1975 :441 sqq).
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C'est ce dernier point de vue que nous nous proposons de mettre en cause en nous demandant dans quelle mesure ce «matériau de construction» qu'est le syntagme ne pourrait pas, lui aussi, avoir quelque chose à voir avec la prédication, avec l'« acte vivant de la communication» : s'il était autre chose qu'une nomination, s'il gardait une trace de quelque chose de dit avant?
        Nous allons examiner certaines théories permettant, à des degrés divers, de répondre à ces questions, en les appliquant au russe, pour proposer ensuite de les réexaminer du point de vue de la théorie de l'énonciation. Notre corpus est fait de nominalisations du russe sous deux formes essentiellement: les substantifs déverbatifs et déadjectivaux, et les propositions subordonnées complétives, phénomènes qu'il est courant en russe de rassembler sous le nom de «prédicativité secondaire» (vtoričnaja predikativnost', cf. Bogdanov 1981).
        Le problème sera ici d'examiner les critères permettant de décider si un phénomène comme la nominalisation est à interpréter du côté du nom ou du côté de la proposition, le simple fait de poser la question montrant que nous la considérons comme non résolue a priori. Ou encore: comment savoir si une phrase simple n'est pas en réalité une phrase complexe? où est la limite (au lieu de se demander si une phrase complexe est «dérivée» d'une combinaison de phrases simples). 

         1. La prédicativité secondaire, résultat ou point de départ d'une dérivation?

        En dehors de la prédication primaire, repérable par la présence d'un verbe à un mode fini dans une proposition indépendante ou principale, certains chercheurs soviétiques reconnaissent l'existence d'une variante particulière de prédication : la « prédicativité secondaire». V. V. Bogdanov (1981 : 5) la définit comme dépendante de la prédicativité primaire et la décrit comme étant formée de «prédicats enchâssés» tels que les infïnitifs, les gérondifs, les noms d'actions et de qualité, les adjectifs qualificatifs épithètes et les adverbes. Il y ajoute les verbes à un mode fini se trouvant dans les propositions subordonnées. Toute sa théorie de la prédicativité secondaire nous semble fondée sur l'idée que celle-ci repose sur un prédicat enchâssé à un niveau profond : «En profondeur tout prédicat enchâssé correspond à une proposition enchâssée, alors qu'en surface un prédicat enchâssé peut être réalisé sous la forme d'une proposition subordonnée ou réduit à un groupe de mots, ou même à un seul mot» (Bogdanov 1974 : 20). L'intérêt de cette problématique est de montrer qu'une même forme de prédicativité peut présenter des modalités «logiques» différentes : soit présupposée soit neutralisée. Néanmoins il nous semble que deux niveaux y sont confondus : celui de la «génération de la proposition » et celui du discours. L'existence des relations prédicatives secondaires y est justifiée par un souci stylistique dans une perspective de grammaire de texte : elles servent d'«expansion» des relations prédicatives primaires, et les textes peuvent être comparés entre eux par le rapport qu'y entretiennent les deux types de relations prédicatives (Bogdanov 1981, p. 10 oppose ainsi un texte de A. S. Puškin et un texte de L.N. Tolstoj par la supériorité numérique d'une structure sur l'autre).

        Bien d'autres chercheurs ont étudié le problème de l'interprétation à donner à ces structures «secondaires »du point de vue de la «modalité ».
        Ainsi B. V. Padučeva (1974 : 194) a montré que dans le cas des nominalisations un substantif verbal représentait un emploi non prédicatif d'un verbe en surface, alors qu'en structure profonde il fallait y voir un emploi prédicatif du même verbe. Elle oppose ainsi les «noms de sttuation », qui sont des nominalisations, aux
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« noms d'objet», qui n'ont pas de prédicativité en structure profonde. Elle utilise pour cela le contexte syntaxique immédiat, qui est toujours désambiguïsant. Ex. :

         Ego želanie dlja menja zakon (où želanie est un nom d'objet)

         et

         Ego želanie vernut 'sja označaet, čto on raskajalsja (où želanie est un nom d'action, ou de «fait »).

        De même P. Adamec (1973) propose pour un même syntagme nominalisé plusieurs interprétations différentes selon le contexte enchâssant. Il distingue ainsi

         — la modalité « factographique ) :

         • Ego razbudil stuk v okno.

         Ici la nominalisation présuppose un énoncé de la forme: postučali v okno (p. 44) ;

         — et la modalité « idéographique» :

         • Ego mog by razbudit' kakoj-nibud' stuk v okno.

        Il s'agit ici d'une potentialité de fait, et non d'une présupposition de fait passé. Mais là encore une seule interprétation est donnée, en fonction du contexte de surface: la structure syntaxique enchâssante.
        Or le contexte enchâssant n'est pas toujours suffisant pour décider de l'interprétation à donner à la «modalité» de la relation prédicative enchâssée. Ainsi N. D. Arutjunova a montré (1976 : 66) qu'à un même énoncé de surface, Penie Džonom Marsel'ezy porazilo menja, peuvent correspondre deux «lectures» différentes:

         (1) Tot fakt, čto Džon pel Marselezu porazil menja.

         et

         (2) To, kak Džon pel Marselezu porazilo menja.

        Néanmoins, dans tous ces cas, la structure nominalisée, décrite à partir d'une transformation qui est un enchâssement syntaxique, est toujours une sorte de forme dégénérée d'une structure plus parfaite, fondamentale et canonique: la relation prédicative primaire. L'intérêt de cette problématique est de faire apparaître qu'il peut y avoir prédication sans marques formelles de prédication (telles que la présence d'un verbe à un mode fini par exemple).
        Il nous semble qu'on peut avancer dans la caractérisation des structures nominalisées si on opère un renversement de perspective, consistant à ne pas prendre une structure prédicative de surface comme base de dérivation d'une «relation prédicative secondaire ». Envisageons ce qui se passe si l'on pose que les relations prédicatives «primaires» et «secondaires» ont toutes deux une même origine abstraite à un niveau profond. Une telle théorie repose sur la séparation nette de deux niveaux différents: la prédication et l'assertion. 

         II. Renversement de perspective et séparation des niveaux.

         A) Problématique énonciative.

        Si l'on ne peut que suivre V. V. Vinogradov dans l'opposition radicale qu'il fait entre la proposition et le syntagme (ou groupe de mots : slovosočetanie), il nous semble néanmoins qu'on a tout avantage à envisager ce que tous les deux ont en commun. Or, entre les deux expressions suivantes: proizvodstvo rastet et rost proizvodstva nous pensons qu'il faut voir une même relation
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entre des notions (proizvodstvo / rasti), et que cette relation est prédicative dans les deux cas. Qu'est-ce qui alors les différencie? Ce n'est pas la présence ou l'absence de prédication, mais la présence ou l'absence d'assertion, ou prise en charge de la relation prédicative par le sujet de l'énonciation, acte qui engage le locuteur. On fera ainsi une distinction fondamentale entre le contenu conceptuel de la relation (dictum, ou lexis) et l'acte du jugement, que Frege distinguait dans I'écriture par sa notation: |—. Or l'objet d'un jugement peut être non seulement une «chose », mais un autre jugement. La logique du 2e ordre n'est pas autre chose que le fait de pouvoir prendre comme objet de référence non des choses mais des dires, en les présentant éventuellement comme des choses. Ces dires réutilisés sont alors bien des relations prédicatives, mais qui ont perdu leur assertion.
        La division traditionnelle en phrases simples et phrases complexes présuppose que les parties de la phrase complexe existent indépendamment, telles quelles, sous leur forme définitive avant leur combinaison. Si ce point de vue ne pose pas trop de problèmes pour la coordination, en revanche il nous semble qu'il ne résiste pas à l'analyse pour ce qui est de la subordination, car il repose sur la vision Iogiciste de la composition de propositions à l'aide de connecteurs et d'opérateurs. Or ce qui correspond à l'enchâssement en logique est la hiérarchisation des parenthèses. Dans ce cas la valeur de vérité de l'énoncé terminal est fonction de la valeur de vérité de chaque proposition prise en soi. En langue, en revanche, on observe un décalage des niveaux d'énonciation dans la subordination. Ainsi, dans une proposition apparemment simple, on peut trouver des traces d'autres assertions (antérieures, extérieures, et en tout cas décalées par rapport à l'acte actuel d'énonciation). Prenons l'exemple suivant:

         • Istorija vydvinula nas vpered kak stroitelej novoj kul'tury.

                   (M. Gor'kij, I-j s"ezd pisatelej)

        Sous une structure syntaxique unique on se trouve face à un problème de choix d'interprétation du niveau auquel a été proférée la relation my / stroiteli novoj kul'tury :

        a) potomu, čto my stroiteli novoj kul'tury ;
       
b) my že stroiteli novoj kul 'tury (il s'agit d'un rappel : il y a dans cette phrase deux assertions) ;
        c) une interprétation en «attribut» : istorija prevratila nas v stroitelej novoj kul'tury (une seule assertion) ;
        d) seule interprétation pratiquement impossible: la comparaison (qui impliquerait que stroiteli novoj kul'tury ne soit pas co-référentiel à my). Mais l'important est que, formellement, il y ait une seule structure en surface, et qui puisse correspondre à un ou plusieurs actes d'assertion. 

         B) Langue et discours.

        V. V. Vinogradov, dans l'opposition qu'il fait entre proposition et syntagme, se situe toujours au niveau assertorique de relation d'adéquation d'un jugement à une réalité extérieure objective. Or si l'on prend en compte l'existence des relations prédicatives secondaires, cette opposition, tout en restant bien réelle, prend une autre dimension : celle de la mémoire des textes.
        Si l'on tient que les syntagmes nominaux ne sont pas des expansions du nom mais des traces potentielles de relations predicatives antérieures, extérieures ou présentées comme telles, alors il faut se placer dans l'optique d'une grammaire du récepteur et non du producteur, dans laquelle on aura à décider, non en fonction
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du système de la langue mais d'hypothèses sur la spécificité du discours en question, du caractère inasserté ou préasserté de la relation prédicative «secondaire», c'est-à-dire située à un autre niveau énonciatif que la proposition enchâssante.
        Le problème n'est pas uniquement syntaxique, en ce qu'il engage le rapport du sujet de l'énonciation à toutes les relations prédicatives non primaires qui se trouvent ou peuvent se trouver dans son énoncé. 

         C) Le continuum entre l'asserté et l'inassertë.

        Le dernier exemple que nous aborderons est celui-ci: comment décider s'il y a «présupposition » ou «neutralisation» de la relation prédicative enchâssée dans une proposition subordonnée complétive (terminologie de E. V. Padučeva), autrement dit: le verbe introducteur d'une complétive est-il un verbe d'attitude propositionnelle ou un verbe factif?
        Les énoncés à complétive ont été intensément étudiés en logique modale et dans la philosophie du langage, en ce qu'ils posent un problème délicat quant à l'évaluabilité de la proposition complétive: sa «valeur de vérité» est-elle dépendante ou non de la principale, a-t-elle une dénotation «en soi» de la même façon qu'un énoncé indépendant, tous les types d'énoncés à complétive sont-ils un contexte modal à complément propositionnel (cf. les «verbes d'attitude propositionnelle») ou bien un mode particulier de «rappel» d'information? D'autre part ils posent le problème de pouvoir assigner une source à l'évaluation de la proposition complétive.
        Je définirai une proposition complétive en russe en termes d'enchâssement et non d'expansion.
       
On gardera donc, dans la phrase enchâssante, un symbole N pour marquer une place vide en position de nom. Un énoncé à complétive sera alors le résultat de l'enchâssement d'une phrase complète dans une phrase incomplète comportant une place vide. Tout le problème est que cette place vide en position de nom est remplie par quelque chose de différent d'un «nom» proprement dit : une «proposition». Cette petite différence va être la source de grandes difficultés en ce qui concerne le statut énonciatif de l'énoncé enchâssé. La principale et la subordonnée présentent en effet un phénomène intéressant de décalage de statut assertif: il y a un dénivelé entre l'énoncé enchâssant, asserté hic et nunc par un sujet d'énonciation, et l'énoncé enchâssé. Or cet énoncé peut être de deux sortes: il est toujours dénivelé par apport à l'énoncé enchâssant, mais sur deux modes potentiellement différents.

         1) Prenons les énoncés :

         X znaet, čto p
       
X pomnit, čto p.

        Ici le sujet de l'énonciation, en insérant p dans la phrase, rappelle l'existence d'un autre niveau de texte que celui qu'il est en train d'énoncer: p a été «construit» ailleurs. Le sujet de l'énonciation, par delà le sujet de l'énoncé enchâssant (ici: X) est en rapport direct avec p : il peut évaluer p, qui est alors un énoncé «en usage».
        Le test de la réfutation permet de s'en assurer; on ne peut pas dire :

         *X znaet, čto p, no èto ne pravda.

         2) En revanche dans :

         X dumaet, čto p

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p
est un simple «contenu propositionnel» (propozicija) : le sujet de l'énonciation ne fait aucune évaluation de p, qui est alors un énoncé «en mention».
        Test de la réfutation ; il est licite de dire :

         X dumaet, čto p, no èto ne pravda.

        Dans le premier cas, le sujet de l'énonciation est témoin: il ne fait que rapporter une «attitude» du sujet de l'énoncé envers p, qui n'est alors que mentionné, et non plus rappelé.
       
Dans de nombreux cas, en revanche, et principalement pour les verbes de «dire», les deux interprétations sont possibles:

         X govorit, čto p
       
X utverždaet, čto p.

        Dans cette série d'exemples, p peut être considéré soit comme «en usage», soit comme «en mention». Il y a ainsi une ambiguïté propre aux complétives, qui porte sur le degré de décalage de l'assertion contenue dans l'énoncé enchâssé par rapport à l'énoncé complet.
        L'opposition entre «phrase» et « proposition» permet de rendre compte de cette dualité d'interprétation de l'énoncé enchâssé: la proposition serait une relation abstraite a-temporelle entre un prédicat et des places d'arguments, qui reçoit ou non le statut de phrase, c'est-à-dire de proposition munie de sa modalité assertive, selon le contexte enchâssant. Dans cette problématique de l'enchâssement, la question est de savoir ce qui, au juste, est enchâssé: une phrase complète, avec sa modalité, son caractère pré-asserté, c'est-à-dire qui peut avoir été dit ailleurs, avant, etc., ou une simple proposition, ou «contenu propositionnel».
       Le problème, pensons-nous, vient de ce qu'il y a identité de place entre un nom complément et un énoncé complément. En effet, de même qu'il y a ambiguïté d'interprétation pour une nominalisation entre un simple nom d'action et une trace d'enchâssement d'un énoncé dans un autre, de même on se heurte à une dualité d'interprétation d'un énoncé enchâssé sous forme de complétive en vraie «phrase» ou simple «proposition ». Dans les deux cas il y a division d'un énoncé en différents espaces énonciatifs, hiérarchisés et inégaux, il y a hétérogénéité de la surface textuelle. Mais le rapport de décalage peut être de deux sortes. Il importe de savoir si on peut trouver des critères pour différencier ces deux interprétations de l'énoncé enchâssé, et si ces critères sont uniquement de l'ordre de la langue.
        On connaît l'importance de la théorie de la factivité de C. et P. Kiparsky (Kiparsky 1970): les verbes factifs sont caractérisés par le fait que le locuteur qui les emploie présuppose comme vrai le contenu de (ou l'«état de choses» contenu dans) l'énoncé enchâssé. Ils sont marqués syntaxiquement par la possibilité d'insérer the tact (ou en russe tot fakt) avant la complétive. Les verbes non factifs, qui ne peuvent pas, sous peine d'agrammaticalité, avoir the tact (tot fakt) avant la complétive, sont dépourvus de cet effet de présupposition.
        Il me semble que les formes propres du russe mettent en défaut ce strict parallélisme logico-syntaxique. En effet le partage des verbes transitifs pouvant être suivis d'une complétive en factifs et non-factifs fonctionne en russe, semble-t-il, lorsque ces verbes sont transitifs directs. -

                   Ex. : Prijatno otmetit', čto p ; on peut ici insérer tot fakt, čto : prijatno otmetit' tot fakt, čto. On peut donc caractériser otmetit' comme factif.

        D'autre part, dans Ja sčitaju, čto p, on ne peut pas, pour des raisons de grammaticalité, insérertot fakt, čto : *ja ščitaju tot fakt, čto.
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        Pourtant, si on étend l'utilisation du critère de tot fakt, čto aux verbes admettant un complément à un cas oblique, il est curieux de constater que ce critère perd singulièrement de sa pertinence. En effet, dans My gordimsja tem, čto p, gordit'sja est factif ; on peut dire :My gordimsja tem faktom, čto p. Mais, dans Oni uvereny, čto p, l'insertion éventuelle de tot fakt, čto - Oni uvereny v tom fakte, čto reçoit des jugements divergents de grammaticalité. Or si les limites de la grammaticalité de semblables énoncés ne sont pas identiques pour tous les locuteurs, la catégorie logico-syntaxique de la factivité risque de perdre beaucoup de son intérêt. Ici, to, čto peut être effacé en surface, et on aura: Oni uvereny, čto p.
       
L'effacement de to, čto, cependant, n'est pas possible dans le cas suivant:

        • Nel'zja mirit'sja s tem, čto p.

        C'est la rection du verbe qui rend impossible: *Nel'zja mirit'sja, čto. Or ici l'insertion de tot fakt, čto est certes possible. Mais cette insertion semble relever plus du lexique que de la grammaticalité syntaxique. On aura donc:

        • Nel'zja mirit'sja s tem faktom, čto p

        mais également:

        • Nel'zja mirit'sja s ideej, čto p
       
• Nel'zja mirit'sja s točkoj zrenija, čto p
       
• Nel'zja mirit 'sja s tezisom, čto p.

        Ainsi fakt n'est qu'un des nombreux substantifs pouvant être déterminés par une proposition introduite par čto. La liste de ces substantifs, appelés sootnositel'nye slova dans la tradition grammaticale russe, diffère selon les langues. Elle est nettement plus importante en russe qu'en français ou en anglais. Voici des exemples de ces «mots de corrélation » propres au russe, et dont les équivalents en français n'ont pas les mêmes propriétés:

        • Usilivaetsja tendencija, čto p
       
• Razve èto ne svidetel'stvo tomu, čto p
       
• Ja vsegda pomnju slova Lenina o tom, čto p
       
• Razdajutsja sverxrevoljucionnye golosa, čto budto by kniga bol'še sovsem uže ne nužna.
       
• My často pol'zuemsja frazoj, čto p
       
• Vzgljad neopozitivistov o tom, čto p
       
• I èta ideja možet podvergat'sja iskaženiju, esli ona razvivaetsja v tom napravleniï, čto buduščemu učitelju nacional'noj školy sleduet v pervuju očered' znat' škol’nuju lingvističeskuju teoriju.

        Fakt, tout conme les autres noms de cette liste, est une cataphore de l'énoncé qu'il introduit, ou le prédicat d'une relation prédicative inassertée dont les termes sont inversés en surface. Ainsi, de tot fakt, čto p, on conclut p - fakt. Mais, de to mnenie, čto p, on conclut, de la même façon, p - mnenie, etc. Ex. :

        • Èto podtverždaet tu prostuju istinu, čto p.

        Ici l'énoncé enchâssé, introduit par istina; mis en place de N, reçoit un prédicat inasserté («rappelé») : p istina. Dans une langue conme le français semblable construction n'est pas possible.
        Nous en concluons à une grande contingence lexicale de la notion de factivité, liée à la langue dans laquelle a été pensée cette notion. Puisqu'en russe on peut trouver bien d'autres noms que fakt dans cette position, on pourra postuler (et
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non prouver) que le métaterme effacé est fakt, mais tout aussi bien istina, ou même ta prostaja istina, ou obstojatel’stvo, ou tout autre substantif de cette liste.
        La catégorie logico-sémantique (avant d'être syntaxique) de factivité serait ainsi étroitement solidaire de la langue d'origine des chercheurs qui l'ont élaborée. Le problème réside peut-être dans un jeu de mots, dans une assimilation indue entre tot fakt, čto p, p - fakt, p - real'no, p - istinno.
       
La catégorie du «fait» qui, dans la théorie de Russell, représentait un certain «état du monde», et était un mot de la métalangue, ne doit pas être confondue avec un lexème de la langue-objet, élevé à tort au rang de procédure de vérification.
        Ainsi dans de nombreux cas seule une hypothèse du récepteur sur le discours qu'il reçoit et non son savoir linguistique peut concourir à déterminer si un énoncé recèle une ou plusieurs assertions, si on doit le considérer comme une phrase simple ou une phrase complexe du point de vue de l'énonciation. Dans bien des cas la seule connaissance du système de la langue est insuffisante pour décider s'il y a rappel d'énoncé ou établissement d'une relation (cf. l'exemple Istorija vydvinula nas kak...).
        Ainsi, au niveau maintenant du travail du linguiste, on reconnaîtra que l'analyse syntaxique d'une phrase peut reposer sur des hypothèses quant à la stratification énonciative en niveaux d'assertion. 

        Conclusion.

        A partir du moment où l'on considère que ce n'est pas la prédication qui fait la différence entre un syntagme nominal et une proposition, mais la dimension énonciative de l'assertion, on peut déceler dans les textes une dimension qui n'apparaît pas si l'on s'en tient aux seules formes canoniques de prédication reposant, en russe, sur un verbe à une forme finie et une intonation finale. Cette dimension permet de dépasser une problématique statiquement lexicale.
        Mais elle permet également de lire dans un texte un autre texte, des bribes, des traces d'assertions autres, extérieures ou antérieures, réifiées et rappelées, réintroduites comme des objets de référence dans le texte, ce qui a pour effet que la prédication implicite, dissimulée dans des syntagmes nominaux, est trop souvent perçue comme une simple nomination d'un réel objectif préexistant et non comme rappel d'un dire.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

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ID., 1972, Russkij jazyk, M.,

ID., 1975, Issledovanija po russkoj grammatike, M., Nauka.

 

         RÉSUMÉ EN RUSSE

         О ТАК НАЗЫВАЕМОЙ ВТОРИЧНОЙ ПРЕДИКАЦИИ В РУССКОМ ЯЗЫКЕ

        «Вторично-предикативные структуры», или «свернутые структуры», привлекали внимание исследователей (Е. В. Падучевой. В. В. Богданова) тем, что в них выявляется предикация без формальных признаков (без финитного глагола). Они исследовалисъ с точки зрения синтаксиса (как предикаты, включенные в матричный предикат), текстообразования (они отличаются максимальной текстовплетенностью), логики (проблема глаголов пропозициональноro отношения, фактивных предикатов).
        В статье предлагается еще другая сфера исследования, где учитывается субьект акта высказывания и уровень дискурса.
        Еще Расселом была установлена иерархия: вторично-nредикативные структуры зависимы, в собственном смысле вторичны по отношению к первичным, и образуют как бы язык второго порядка: «интенсиональный язык». Предлагается обратная перспектива: первично-nредикативные структуры являются частным случаем вторично-предикативных. Единственное различие заключается в том, что во вторично-предикативных структурах ассертивная модальность либо устраняется, либо отсутствует. Итак, понятие иерархии касается не только типов предикатов, но и уровней источника высказывания. Вторично-предикативные структуры позволяют ввести разнородные элементы в связный текст, тем самым ставя под сомнение цельность и единственность субьекта акта высказывания.
        По В. Г. Гаку вторично-предикативные структуры имеются в большем количестве во французском языке, чем в русском. Представляется целесообразнее отнести преобладание одного или другого типа структур к дискурсу, чем к языку. Но тогда интерпретация уже не является чисто синтаксической проблемой : от «прозрачной » к «непрозрачной» интерпретации референции в зависимых структурах наблюдается непрерывный переход.
        Из исследования именных синтагм как наиболее представительного примера вторично-предикативных структур в русском языке следует вывод, чтo собственно языковой статус этих структур может выявиться только, если принятъ во внимание уровни происхождения акта высказывания.