Sériot-89

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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick Sériot : «Peut-on dire d'une linguistique qu'elle est ‘nationale’ ?», in M.-J. Reichler (éd.) : Perspectives méthodologiques et épistémologiques dans les sciences du langage
, Berne : Peter Lang, 1989, p. 15-40.

 

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        «Personne ne doute de l'importance universelle de la géométrie euclidienne pour tous les temps et pour tous les peuples, néanmoins les ‘Eléments’ d'Euclide, leur composition et leur style sont profondément nationaux, ce sont l'une des plus remarquables manifestations de l'esprit de la Grèce antique, à côté des tragédies de Sophocle et du Parthénon. C'est dans ce sens que sont nationales la physique de Newton, la philosophie de Descartes et la science de Lomonosov.
       
L'histoire de la science russe montre que le propre de ses sommets, de ses génies est une particulière largeur de vue dans les objectifs et les résultats, qui va de pair, pourtant, avec une étonnante cohésion avec le terrain et la réalité, ainsi qu'avec une grande simplicité d'approche des solutions. Ces traits, ce style de travail, que l'on trouve aussi bien chez Mendeleev que chez Pavlov, sont particulièrement remarquables chez Lomonosov.» (Vavilov, 1949, p. 23, cité dans Vomperskij, 1970, p. 6) 

        Le travail présenté ici se place dans une problématique qui a pour objet de faire connaître l'URSS par l'épistémologie d'une de ses sciences humaines : la linguistique. Nous essayons de savoir ce que l'étude du fonctionnement d'une science comme la linguistique apporte à la connaissance d'un pays, et, inversement, comment ce fonctionnement peut s'expliquer par des conditions spécifiques de production.
        Les questions que nous voudrions aborder ici concernent la spécificité du travail de la linguistique en URSS, ses types de raisonnements, ses thèmes, sa configuration épistémique, pour utiliser un terme de Foucault, bref, nous voudrions montrer qu'on ne fait pas de la linguistique en URSS exactement de la même manière qu'en Europe occidentale.
        A partir de ces prémisses un certain nombre de questions se posent:
        - qu'est-ce qui permet d'affirmer que là-bas ce n'est pas comme ici? et si c'est différent, en quoi et pourquoi?
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        - la linguistique soviétique est-elle la même science que celle que nous connaissons en Occident? Mais alors, comment la lire, et qu'y lire?
        Ni Foucault ni Kuhn ne se sont, semble-t-il, intéressés au problème des limites spatiales (territoriales) et non temporelles d'une spécificité épistémologique. Ce qui nous fait nous demander s'il est épistémologiquement licite de poser la question suivante: «qu'est-ce qu'une linguistique nationale?» et, plus précisément, y a-t-il quelque chose telle qu'une linguistique nationale? Comment peut-on démêler l'enchevêtrement des déterminismes nationaux et idéologiques? Peut-on dire, par exemple, qu'il existe une linguistique socialiste? une linguistique d'Etat?                               
        Ce qui nous permet de parler de «la» linguistique soviétique est précisément qu'en URSS la réponse à ces questions est positive: il existe des linguistiques nationales. Un témoignage du caractère institutionnalisé de la spécificité nationale de la linguistique soviétique est, par exemple, l'existence du «Conseil scientifique chargé de l'étude de la théorie de la linguistique soviétique, près l'Académie des Sciences de l'URSS», organisme fondé en 1962, et qui organise régulièrement des conférences sur différents thèmes tendant à préciser le caractère spécifique de la linguistique soviétique.
        Dans le foisonnement contradictoire du travail de la linguistique en URSS (qu'on pense à Lotman, Mel'čuk, Zvegincev ou Zaliznjak), nous contruisons un corpus qui se présente comme parlant au nom même de cette linguistique soviétique : il s'agit essentiellement d'éditoriaux non signés paraissant dans les grandes revues de linguistique telles que Voprosy jazykoznanija ou Izvestija Akademii NAUK à l'occasion d'un anniversaire de la Révolution d'Octobre ou de l'approche d'un Congrès du PCUS, et expliquant quelles sont les «tâches de la linguistique soviétique» à l'occasion du prochain plan quinquennal. Le critère de construction du corpus est simple : ce sont des textes renfermant des déclarations du type «les linguistes soviétiques pensent que», ou «la linguistique soviétique a toujours eu pour objectif de ...», ou «la linguistique soviétique a pour tâche essentielle de ...». Nous n'avons aucune possibilité de dire que ce corpus est représentatif de la linguistique soviétique dans son ensemble, mais il est certainement représentatif d'une linguistique que nous appellerons conventionnellement «officielle» ou «dominante», et qui se présente précisément comme «linguistique
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nationale» (otečestvennoe jazykoznanie)[1]. Cette «linguistique nationale» s'oppose en bloc à une autre, qui n'est pas, comme on aurait pu l'attendre, une «linguistique bourgeoise», mais une linguistique dénommée également par un critère géographique: la «linguistique occidentale». Nous définirons donc la linguistique soviétique dominante comme celle qui se dénomme elle-même «linguistique soviétique», celle qui revendique clairement un enracinement et une spécificité nationale, une «tradition nationale», qui s'oppose non pas à ce qui a précédé, mais à ce qui lui coexiste à l'extérieur de l'URSS. Lire cette linguistique permet aussi de se découvrir dans le regard des autres.
        Mais comme nous récusons l'idée romantique de déterminisme national pur et simple, où la science nationale serait une sorte de reflet de l'âme du peuple, nous chercherons essentiellement du côté des conditions institutionnelles et idéologiques de production du discours sur la langue en URSS.
        Les théories de la langue dont il sera question ici n'ont en soi pas grand chose de fondamentalement original. Ce qui fonde à notre avis leur spécificité est leur rapport explicite à une pratique politique: ce que les Soviétiques appellent «l'édification linguistique» (jazykovoe stroitel'stvo), c'est-à-dire l'élaboration soigneusement pensée d'une politique linguistique au sens le plus large. Autrement dit nous nous interrogerons essentiellement sur le point suivant : y a-t-il un lien direct entre une théorie de la langue et une théorie du pouvoir? de quelle définition de la langue un pouvoir politique a-t-il besoin à quelle époque? Pourquoi en URSS le pouvoir politique fait-il appel à une théorie explicite de la langue? La linguistique est-elle appelée à conforter une théorie du pouvoir politique?
        Nous ne nous attarderons pas à des explications conjoncturelles et anecdotiques comme celle consistant à faire remarquer que la plupart des linguistes de renom des années trente ont disparu dans des camps lors des purges staliniennes (qu'on pense à Polivanov ou Vološinov, par exemple), ce qui est trop connu. Ce que nous voudrions savoir est pourquoi certaines questions deviennent licites, qui ne le sont pas en Occident, par exemple le rapport entre la
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langue et la pensée, ou l'origine du langage (tous problèmes que G. Mounin dans son Histoire de la linguistique au XXème siècle traite de «métaphysiques»).
        La thèse que nous voulons présenter ici est que le principe explicatif qui peut nous guider repose avant tout sur le refus d'une épistémologie de la rupture. Quel est alors l'intérêt de ce refus? Trois points nous permettront d'étayer la démonstration. 

        I. L'évolutionnisme
       
La linguistique soviétique se présente, dans le corpus tel que nous l'avons défini, et en général, dans toute situation institutionnelle, comme
        1 ) marxiste-léniniste,
        2) sociale
        3) historique
        (les deux derniers points étant une conséquence du premier).
        Ce discours sur la langue repose sur un maître-mot : l'Histoire. Voici, à titre d'illustration, une citation:   

         «l'historisme [istorizm] a toujours été un des principes dominants de la linguistique soviétique.» (Neroznak, 1981, p. 90)

        Remarquons avant tout que le rapport de la langue à l'histoire est présenté comme d'ordre essentiellement épistémologique: le principe historique est une condition de scientificité de la linguistique:

         «C'est grâce au principe de l'évolution que la grammaire devient scientifique.» (Cˇikobava, 1980, p. 4)

        D'autre part, les références théoriques de la linguistique historiciste sont explicitement prises dans le XIXème siècle. Ainsi Budagov (1983, p. 62) cite comme caution H. Paul, le linguiste allemand néo-grammairien (1846-1921), selon qui

         «la seule étude scientifique du langage est la méthode historique»,

         ou Abaev (1970, p. 223) s'appuie sur une citation de F. Engels pour affirmer que

         «Connaître la genèse d'un phénomène c'est faire le pas le plus important pour en connaître l'essence.»

        Examinons maintenant quelques conséquences du principe historique comme condition de scientificité du discours sur la langue en URSS.

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        1.1 le perfectionnement de la langue
       
Une partie importante des thèses de la linguistique soviétique dominante repose sur l'idée de progrès et de perfectionnement de la langue.        Budagov, par exemple, considère l'histoire d'une langue comme un perfectionnement continu, un «mouvement graduel vers l'avant» (Budagov, 1983, p. 65), faisant de cette théorie du progrès continu une «thèse marxiste» (p. 77). La thèse du perfectionnement des langues est fondée sur l'idée de l'autonomisation progressive du mot dans l'histoire: dans les «langues anciennes» les mots dépendaient beaucoup plus du contexte que dans les langues modernes (p. 212, 216). Budagov en donne comme illustration la «Révolution scientifique et technique, (qui) crée les conditions favorables pour un développement large et rapide de la terminologie, c'est-à-dire des mots isolés» (p. 217). Le «perfectionnement» est ainsi pour Budagov une transparence référentielle de plus en plus grande, une disparition de la langue derrière le monde à nommer. Ce perfectionnement est quantitatif : à Benveniste, pour qui le russe était resté le même après 1917 (Benveniste, 1974, p. 92), Budagov répond qu'il suffit de comparer le nombre d'entrées de l'actuel dictionnaire d'Usˇakov avec n'importe quel dictionnaire d'avant la Révolution pour se persuader du contraire (p. 76). Ou bien il fait le décompte des «nouveaux mots» enregistrés en russe: 1500 en 1977, 2300 en 1978. La langue, pour Budagov, est la somme des mots qui la composent. De la même façon Abaev (1970, p. 236) parle du progrès en langue comme d'«une différenciation constante, un accroissement et un enrichissement du lexique».Le progrès en langue est donc assimilé à un mouvement continu vers la monosémie, avec l'idée de «spécialisation» de plus en plus grande du lexique, spécialisation, de surcroît, quantifiable.
        A la base de ces formulation se trouve, nous semble-t-il, une conception fort classique de la langue comme reflet du monde. Le perfectionnement est un reflet de plus en plus précis et exact, qui revient à une disparition de la médiation de la langue dans le rapport du langage et du monde. Budagov (1975, p. 26) sous-tend cette conception par des citations de linguistes russes du XIXème siècle comme, par exemple, Kruševskij (1851-1887): 
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     «N.V. Kruševskij avait pleinement raison lorsqu'il a formulé la loi fondamentale de la langue comme loi de correspondance du monde des mots au monde des idées. Plus la langue évolue et se développe, et plus elle se rapproche de cet idéal.»

        Cet idéal qui, rappelons-le, était déjà celui de Leibniz, est l'idéal classique de transparence totale des mots aux choses, c'est-à-dire une disparition de la langue et de son ordre propre derrière l'ordre des choses. La carte ainsi finira par se fondre dans le territoire, et la meilleure des langues serait alors la non-langue.Il est inutile d'insister ici sur ce que cette conception ignore: le problème de la polysémie comme condition nécessaire de l'implicite et de la métaphore, le problème de l'autonomie relative du signifiant, c'est-à-dire la problématique de Freud et surtout de Lacan. Il semble plus important de souligner que cet idéal de transparence, par adéquation progressive des mots aux choses, est le but assigné, dans la linguistique dominante en URSS, à la connaissance scientifique, qui est nomination adéquate des choses. La science se doit donc de trouver le lien qui unit le dire et le savoir, et par conséquent l'avoir.
        Dans la linguistique soviétique dominante, la langue, reflet et nomination du monde, se meut dans un processus gnoséologique, assimilé au progrès de «la» science. Le perfectionnement de la langue est donc envisagé dans une problématique d'adéquation du nom à l'objet, de la connaissance au monde à connaître.
        Ce qui est désigné par L. Althusser, notamment, comme «processus de production des connaissances» est remplacé ici par une nomination de plus en plus adéquate du réel. Il nous paraît qu'on est ici au cœur de la métaphysique occidentale du signe comme adéquation et reflet, comme substitution de l'impropre au propre, qui remonte à Platon. Abaev (1970) expose cette théorie de l'adéquation progressive de façon très explicite :

        «Surmontant graduellement leur immaturité et leurs limites, les généralisations du langage humain se rapprochent de plus en plus des relations objectives, réelles entre les choses, c'est-à-dire deviennent scientifiques.» (p. 256)

        De même:

        «Avec le progrès économique, social et culturel, les sélections, abstractions et classifications réalisées dans la langue correspondent de plus en plus aux relations objectives du monde réel, et le filet posé sur la réalité
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objective par la langue se rapproche du filet de la connaissance scientifique.» (p. 260)

        On voit dans ces affirmations d'une part que le réel est déjà structuré avant que la langue n'y organise un découpage conceptuel, et d'autre part que la langue est un stock de noms qui s'appliquent à ce réel. Dans la linguistique soviétique dominante la langue est une nomenclature.        Nous sommes donc dans une linguistique de la représentation tout autant, sinon plus, que dans une linguistique de la communication. Tout cela ressemble bien aux spéculations du XVIIIème siècle, avec, en outre, une perspective nettement finaliste.        Mais en même temps, et chez les mêmes auteurs, on trouve une conception de l'inégalité des langues proche de celle du romantisme du premier tiers du XIXème siècle. 

         1.2. l'inégalité des langues
       
II y a un lien étroit, dans la linguistique soviétique dominante, entre, d'une part, l'idée du progrès des langues vers l'adéquation de la représentation et, d'autre part, l'inégalité des langues.Au nom du matérialisme, Budagov pose que : 

        «La langue est directement et indissolublement liée à la société. C'est pourquoi un degré différent de développement de la société conditionne un degré différent de développement de la langue. Les linguistes matérialistes ne peuvent en douter.» (Budagov, 1981, p. 31)

        II faut souligner l'équation générale société = peuple dans cette linguistique, ce qui explique le rapport contradictoire à Humboldt, Humboldt à qui dans le manuel d'histoire de la linguistique de Berezin, par exemple, est consacré un chapitre entier fort élogieux.
        Budagov justifie les conceptions de Humboldt, qui, «idéaliste en philosophie, défendait néanmoins une conception anti-autonome de la langue, reliant la langue à la culture d'une société, à la pensée des hommes d'une époque donnée» (Budagov, 1983, p. 32). Comme chez Humboldt, on trouve dans la linguistique soviétique dominante l'idée de la langue liée au peuple qui la parle, de la langue comme représentation de la pensée, du lien entre peuple évolué et langue évoluée, et l'opposition langue primitive / langue développée.
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        L'histoire différente des peuples a produit, selon Budagov, des degrés divers de développement des langues. S'appuyant sur une citation de Marx :

        «Bien que les langues les plus évoluées aient des lois et des déterminations communes avec les langues les moins développées, c'est néanmoins la différence avec ce fonds commun qui constitue leur avance.» (Œuvres complètes, éd. sov., t. 12, p. 711)

        Budagov propose l'exemple suivant: les langues anciennes avaient des pronoms démonstratifs plus nombreux que les langues modernes. Un système à trois pronoms est donc plus ancien qu'un système à deux pronoms. Les langues «plus intensivement développées» ont, par conséquent, un système à deux pronoms (exemple: le français), alors que les langues, «moins développées» ont un système à trois pronoms (exemple: l'espagnol et le portugais) (1983, p. 107). Contre «les déclarations démagogiques sur l'égalité totale de toutes les langues dans tous les temps et chez tous les peuples», Budagov affirme «le degré divers de développement des différentes langues, car chaque langue est liée à toute la culture de son peuple, culture dont le niveau est toujours déterminé historiquement» (p. 66). Et il ajoute un peu plus loin à ce propos : «Cette thèse est le fondement de la linguistique historique marxiste.» (p. 99). Pour Budagov il s'agit donc d'une position matérialiste qui part du principe de base que la langue dépend de la société. Mais les nombreuses références qui sont faites à Herder et aux linguistes romantiques allemands permettent d'assimiler la société (c'est-à-dire une «formation sociale» dans la terminologie marxiste) au peuple envisagé de la façon la plus vitaliste, et de faire ainsi des jugements de valeur sur les différents états de langue en relation avec des développements inégaux de la pensée de chaque peuple.

        1.3. évolution de la science et science nationale
       
L. Althusser, après G. Bachelard, a introduit la notion de «coupure épistémologique» dans la constitution d'une science. Il s'agit du «point de non-retour» à partir duquel une science commence (Pêcheux et Fichant, 1969, p. 8), du «moment où une science se coupe de sa préhistoire et de son environnement idéologique et prend conscience de son objet, de ses principes et ses méthodes par une série de négations radicales, souvent contre l'époque et le milieu» (Mounin, 1972, p. 228). De coupure épistémologique, on n'en trouvera point
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dans notre corpus. Bien au contraire, le continuisme y est explicitement déclaré, avec la notion de preemstvennost' (continuité, succession). La linguistique soviétique dominante refuse toute idée de rupture, de discontinuité, toutes notions dont M. Foucault (en particulier dans L'archéologie du savoir) a montré l'importance.
        Dans l'introduction de son manuel d'histoire de la linguistique, Berezin (1984, p. 4) écrit :

         «Le principe historique présuppose l'idée de continuité [preemstvennost'], le lien du passé et du présent, car ce qui est nouveau dans la science n'est pas la négation du passé mais seulement sa transformation, son approfondissement et sa généralisation en correspondance avec l'état présent de la science.»

        L'histoire d'une science (ici la linguistique) est donc vue comme une simple évolution, prise dans une conception linéaire du progrès, thèse parfaitement positiviste, et non dans une problématique de la discontinuité, comme dans l'epistémologie post-bachelardienne. L'histoire de la formation et de la production des concepts de la linguistique, l'histoire de la délimitation réciproque des disciplines dans les sciences humaines, l'histoire des modèles dominants en linguistique et de leurs déterminations, tout cela est remplacé par le continuisme de l'idée de progrès dans la science, science linguistique qui était «déjà» toute formée dès le départ, comme si son objet, en tant qu'objet théorique, préexistait empiriquement à toute investigation. C'est ainsi qu'on parle de la linguistique grecque (avec Diogène) ou de la linguistique romaine (avec Lucrèce). C'est donc bien de la même science qu'il s'agit, qui étudie toujours, avec plus ou moins de bonheur, le même objet.
        C'est alors qu'il convient de souligner que les seuls clivages qu'on reconnaît à la linguistique sont des clivages nationaux. Il existe ainsi une «tradition linguistique nationale russe et soviétique».
        L'idée de tradition nationale en science est, quant à elle, étrangère au positivisme, mais loin d'expliquer la causalité du changement en science par ses déterminations socio-historiques, elle s'apparente plutôt à une vision romantique du peuple: la science est l'expression de la culture du peuple.
        La linguistique dominante part ainsi à la recherche de ses origines nationales et des précurseurs. Elle ne peut donc pas éviter le finalisme dans l'histoire de la linguistique: il faut découvrir dans la «tradition russe» des textes
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«matérialistes» avant l'heure. On fait donc appel aux écrits de V. N. Tatiščev (1686-1750) ou de M. V. Lomonosov (1711-1765) pour y trouver les premières traces authentiques d'une vision matérialiste de la langue. La «linguistique soviétique», pour la linguistique dominante, est donc une discipline à part entière, définie moins par son objet que par sa spécificité nationale, tout comme d'ailleurs la linguistique occidentale est une autre branche du savoir. Ainsi Budagov (1983, p. 129) note que:

         «la tradition philologique russe et soviétique dans son ensemble a toujours eu pour caractéristique d'envisager la grammaire comme l'unité organique des significations grammaticales et de leur expression dans la langue, alors que la linguistique américaine, également dans son ensemble, se caractérise par la négation des significations grammaticales et une interprétation purement formaliste des fonctions grammaticales.» 

        Dans un autre passage de son livre (p. 37), il rapporte que «le remarquable russe N. V. Kruševskij en 1883 remarquait le ‘scepticisme’ de la linguistique occidentale, qui croit peu en la base réelle de la langue.» (Il s'agissait d'une critique de Delbrück). Et il ajoute : «C'est d'une façon très différente que le lien de la langue à la réalité a été interprété dans la science russe puis soviétique du langage». 
        Une autre illustration intéressante de cette thèse de la tradition nationale est la «redécouverte» des théories slavophiles du XIXème siècle. Selon V. V. Kolesov (1984, p 175), «ce n'est que maintenant que les conceptions de Gilferding commencent à être prises en considération.» A. F. Gilferding (1831-1872, historien et folkloriste, expliquait que les dialectes slaves soient restés longtemps peu différenciés et donc intercompréhensibles (à la différence de l'éclatement précoce des dialectes romans ou germaniques) par le fait que chez les Slaves le sentiment communautaire était plus fort que le sentiment individuel, à l'inverse de la dominance individualiste en Europe occidentale au Moyen Age.

         1.4. Le changement dans la langue
       
Le grand débat qui a traversé le XIXème siècle sur la nature de la linguistique comme science naturelle ou science historique n'est plus, ici, posé en termes d'affrontement entre deux positions inconciliables. En effet, paradoxa-
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lement, la langue, phénomène maintes fois déclaré historique, a une évolution de nature nettement organiciste.
        Le modèle organique dans la linguistique soviétique dominante est certes différent de ce qu'il était dans l'épistémè du XIXème siècle. Le thème hégélien qu'on trouve fréquemment chez Schleicher, par exemple, de dégénérescence des langues (des langues mères parfaites aux rejetons corrompus), avec une période préhistorique de développement et une période historique de déclin, est totalement absent. D'autre part, l'idée de «l'intervention consciente et active» des linguistes sur la langue est incompatible avec un organicisme au sens strict, qui impliquerait, comme chez Bopp et Schleicher, que la langue est un organisme naturel, soumis à un processus de développement propre, interne, biologique et non historique (cf. Hegel : «la nature n'a pas d'histoire»).
        Si l'on peut parler de modèle organique, c'est dans l'idée de continuité de Ia matière de la langue à travers son évolution dans le temps. Certes, la causalité des changements linguistiques est ramenée essentiellement aux facteurs externes (sociaux), c'est-à-dire tout autant au mode de production qu'à la «vie du peuple». Abaev (1970) s'oppose à l'évolutionnisme naturaliste du XIXème siècle : il ne reconnaît pas comme cause déterminante de l'évolution de la langue «le développement du cerveau et de l'intelligence en dehors de tout lien avec une organisation socio-productive» (p. 237), il récuse une «conception de l'apparition du langage comme résultat d'une évolution biologique naturelle» (ibid.). Pour lui, le processus d'hominisation de l'animal est le passage du biologique au social.
        Et pourtant la langue, dans ses changements, est décrite comme une matière vivante, ayant des potentialités propres qui se développent plus ou moins, en fonction du milieu selon lequel elle évolue. Or reconnaît là l'influence du darwinisme, qui joue un rôle considérable dans les spéculations historico-génétiques de la linguistique dominante en URSS.
        Abaev (1970, p. 243) écrit que la seule méthode valable en linguistique consiste à étudier...

        «... de quelle manière dans le maigre inventaire des premiers mots se sont trouvées enracinées les puissantes potentialités de développement et d'épanouissement du langage humain, dans toute la richesse et la complexité de son organisation, dans toute la diversité de ses réalisations. En bref, c'est dans les sources mêmes du langage qu'une théorie glottogo-
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nique optimale doit découvrir les forces motrices de tout le développement de la langue.»

        Il faut remarquer ici la métaphore implicite du germe : le tout organique est donné d'emblée, la langue est un organisme vivant possédant des potentialités, qui se développent avec plus ou moins de bonheur selon le milieu humain, lequel milieu va actualiser des potentialités déjà inscrites au départ. Ces potentialités en germination gardent le mystère de la première graine, du noyau initial qui se développe.
        L'organiscisme latent de cette linguistique est tempéré par le rôle déterminant du milieu humain. On y trouve en effet une variante particulière du thème vitaliste : c'est l'image de la fécondation. Il s'agit de la métaphore de la greffe, sur un organisme sauvage et peu «développé», d'un élément sélectionné et élaboré. Ainsi, par exemple, Gamzatov (1983, p. 346), à propos de «l'influence» du russe sur les langues du Daghestan, parle de «la stimulation de leurs ressources et de leurs potentialités internes, (du) développement de leurs structures, (du) perfectionnement de leurs normes phonétiques, morphologiques et syntaxiques, (du) développement de leur système stylistique» (sous l'influence du russe).
        De même Dešeriev (1980, p. 138), à propos du bilinguisme russo-ukrainien en Ukraine, parle de «la stimulation des traits de développement commun aux langues en interaction, (du) développement des potentialités du mot dans les langues en interaction».
        Il faut noter clairement que le rôle du milieu (milieu humain ou contact de langues) ne peut être que de faire avancer plus ou moins vite un développement déjà inscrit potentiellement dans une perspective continuiste et linéaire. Par exemple, pour Budagov (1981, p. 31), 

        «... dans la conception marxiste de la langue tout est lié. Il est tout particulièrement important de souligner la différence qui existe entre le concept de totale égalité de toutes les langues naturelles par leur nature et le concept d'inégalité des langues par leur niveau de développement socio-historique (langues moins développées et langues plus développées). Dans ce second cas, il n'y a rien d'‘offensant’ pour les langues moins développées : il suffit de créer pour elles des conditions favorables, et ces langues acquièrent alors la possibilité de se perfectionner constamment.»

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        On justifie ainsi une sorte de thèse du développement séparé, et une politique lexicale volontariste doit suffire à combler ce retard. Budagov (1977, p. 71) constate ainsi...

        «... l'enrichissement du lexique des langues qui, en leur temps, n'ont pas bénéficié des conditions favorables pour leur développement, et qui de nos jours croissent grâce à l'apport de mots courants venus d'autres langues.»

        Cette idée générale du progrès continu (de la langue, de la pensée, de la science et de la technique) dans un temps linéaire est une conception évolutionniste de l'Histoire, d'une Histoire continue, non contradictoire, envisagée comme simple chronologie, c'est-à-dire une genèse. Le «progrès» dans la langue est parallèle au progrès de l'humanité en général: le temps, dans le changement linguistique, est, pour la linguistique soviétique dominante, l'accumulation du travail des générations successives d'un peuple sur sa langue. Ainsi Kostomarov (1975, p. 167) écrit :

        «Les générations de Russes, en utilisant leur langue, en l'enrichissant et en la perfectionnant, ont introduit dans ses formes, ont reflété dans ses mots et groupes de mots leur nature, leur histoire, leur poésie et leur philosophie.»

        On trouve ce thème du travail des générations successives sur la langue par exemple chez Whitney, mais il semble plus juste de le faire remonter à la philosophie de Hegel, pour qui «la langue est le dépôt de la pensée».
        Dans notre corpus, l'Histoire est une genèse. Certes, on y parle souvent de stadialité, comme chez Marr, et cette linguistique est parfois considérée en Occident comme «néo-marriste» (cf. Gadet, 1977; Sériot, 1982). Il ne faut néanmoins pas s'arrêter aux apparences. La stadialité telle qu'elle est présentée à l'heure actuelle n'a plus grand rapport avec la théorie marriste. Budagov (1983, p. 94), en effet, définit la stadialité comme 

         «... la régularité du développement de la langue en liaison avec le développement de la pensée, avec le niveau de développement de la culture (au sens large) d'un peuple, d'une société.»

        On n'a là aucune démonstration d'une quelconque théorie des stades, remplacée maintenant par l'idée de développement continu de la culture du peuple. L'historicisme militant de la linguistique soviétique dominante est ainsi passé d'une vision fortement discontinuiste chez Marr à une vision continuiste. Budagov, par exemple, parle de périodisation à propos de l'histoire du russe, et il
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emploie le mot de tournant, période-charnière. Un de ces tournants a été pour le russe la période 1800-1820, «grâce au travail de Pouchkine sur la langue». Mais ici, outre qu'on confond la langue avec le style d'un écrivain, l'influence du milieu humain est réduite à celle des grands hommes, qui améliorent et perfectionnent la langue. On est extrêment loin des recherches typologiques de Meščaninov, qui étudiait dans le passage d'un système ergatif à un système nominatif le reflet de transformations socio-économiques.Il nous semble ainsi que l'historicisme de cette linguistique, pour confus qu'il soit, doit être rapporté à une conception propre à la première moitié du XIXème siècle. Caractéristique, par exemple, est le fait que Budagov cite Herder comme étant «le premier linguiste à avoir une conception du devenir historique comme processus soumis à des lois», Herder, cité très positivement par Berezin (1984, p. 24-25), Herder, celui-là même qui a fait le premier l'équation langue = peuple.
        La causalité des changements linguistiques est donc à la fois externe (le régime socio-politique, ou le peuple comme un tout) et interne (organicisme, germination). Mais le conflit n'est qu'apparent entre le sociologisme et un évo-lutionnisme assimilé au perfectionnement. On est plus près de Meillet que de Marx.
        Ce qu'il faut remarquer est que ce qui change, ce qui évolue, c'est le mot, considéré comme une matière. Ce sera notre deuxième point: le substantialisme. 

        2. Le substantialisme
       
On peut montrer que la pratique de la linguistique soviétique dominante est cohérente à partir d'une certaine conception de la langue. Ainsi, si les recherches sur l'origine peuvent ne pas y être considérées comme une question métaphysique, c'est que ces recherches s'inscrivent dans une vision de la langue (et non seulement du langage) comme substance.
        Dans notre corpus la langue est une nomenclature, elle est la nomination d'un réel dont le découpage conceptuel préexiste à l'opération de nomination. Le réel est donc structuré en soi, avant toute dicibilité.
        L'exemple le plus étonnant de cette conception est donné dans la réinterprétation que Ju. S. Stepanov (1985) donne de la problématique de Benveniste : «l'homme dans la langue». L'opposition radicale que fait Benveniste entre «je» et
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«tu», opposition qu'il affirme être d'un genre tout à fait particulier, inconnu dans d'autres domaines, n'est pas satisfaisante selon Stepanov. Il la critique en disant (p. 227) qu'il y a dans le rapport «je» / «tu» quelque chose de plus «solide», de plus «consistant» : c'est que «je» est toujours synonyme d'un nom propre. Or un nom propre désigne toujours une substance particulière (vous, moi, quelqu'un), qui change de nom (de désignateur) au cours de l'échange verbal. Par conséquent, pour Stepanov l'opposition «je» / «tu» n'a rien d'unique en son genre. Il s'agit là simplement du phénomène linguistique bien connu de la métaphore : une même substance change de nom, tout en restant identique à elle-même, indépendante de son ou de ses «nom(s)». Il se trouve simplement que c'est un même nom : «je», qui passe d'une substance à une autre.
        Stepanov ajoute que la position de Benveniste sur la constitution du sujet parlant par le fait qu'il dit «je» s'inscrit dans la tradition philosophique de l'existentialisme. Contre ce qu'il pense pouvoir rapporter à du subjectivisme idéaliste, Stepanov oppose, au nom d'une linguistique «marxiste-léniniste», une vision essentialiste du locuteur : «je» est le nom que prend une substance qui, dans d'autres circonstances peut, par déplacement, prendre un autre nom : «tu» ou «il». (Stepanov parle de locuteur, de sujet parlant, et non de «sujet de l'énonciation»).
        La conception matérialiste de la langue que prône un auteur comme Budagov nous semble proche d'un réalisme substantialiste: partant de la «thèse marxiste indiscutable de l'existence objective de la langue» (1983, p. 193), Budagov attribue à chaque mot un sens propre, «fondamental», (p. 202), qu'on peut reconnaître au fait que ce sens est donné en premier dans les dictionnaires unilingues (p. 191, 194). Il s'oppose ainsi à toute une tradition issue de Wittgenstein, selon laquelle le sens d'un mot est dans son emploi et, plus encore, explicitement à la théorie de Saussure, selon lequel le sens d'un mot est sa valeur dans un réseau syntagmatique et paradigmatique (la langue comme système de rapports négatifs et non comme nomenclature). La théorie saussurienne de la valeur est interprétée par Budagov comme un «relativisme absolu» et assimilée au solipsisme de Berkeley (p. 55).Considérant la langue comme un stock de mots, Budagov transpose, nous semble-t-il, la «thèse marxiste de l'existence objective des sons fonda-
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mentaux» (p. 208) en une conception atomistique de la signification, assimilée à la désignation transparente pure et simple de l'objet par le mot.
        La conception substantialiste qu'a Budagov de la langue s'apparente selon nous à une ontologie vitaliste, analogue à certains courants du XIXème siècle (de Humboldt à Schleicher). Il écrit notamment (1983, p. 56) :

         «Dans la mesure où la langue maternelle de chaque individu existe en dehors de sa conscience, la langue elle-même se présente comme une substance déterminée. Les gens naissent et meurent, mais leur langue maternelle, passant de génération en génération, continue à vivre, conservant sa substance.»

        Il faut insister sur le fait que cette théorie substantialiste fait appel à un fondement matérialiste. Berezin (1977, p. 17) déclare :

        «Les linguistes soviétiques sont guidés par la conception matérialiste dialectique de la nature de la langue et de ses fonctions sociales, par la reconnaissance de la primauté de la substance de la langue sur les relations existant dans la langue.»

        Si l'on peut, dans les textes de la linguistique soviétique dominante, se poser des questions comme celle de l'origine du langage, c'est parce que l'histoire de la langue est une histoire des mots, du lexique, qui forme la matière même de la langue. Il en découle cette conséquence que le lexique est plus important que la «grammaire» (par «grammaire» il faut entendre ici, semble-t-il, la morphosyntaxe).       
        Abaev (1970, p. 235) écrit :

        «En parlant de l'origine du langage, nous avons toujours à l'esprit l'origine des mots, du lexique de désignation concrète, et non de la grammaire. Le lexique et la grammaire sont des choses différentes, génétiquement et fonctionnellement. Le lexique de désignation concrète est entièrement en relation avec la réalité objective, la grammaire n'y est liée que par certains de ses éléments (par exemple les classes nominales, si elles ont une expression morphologique). Dans le lexique, c'est l'aspect cognitif de la langue qui est au premier plan, dans la grammaire, c'est l'aspect technique communicationnel. Le lexique, c'est le mode de vie appréhendé par la conscience sociale. La grammaire, ce sont des procédés socialement déterminés d'organisation du matériau linguistique en vue de la communication. Dans la mesure où cette élaboration s'est déroulée progressive-
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ment, sur la base d'un matériau lexical déjà existant, le lexique précède chronologiquement la grammaire. Il n'y a pas et il ne peut y avoir de théorie de l'origine du langage qui expliquerait simultanément l'origine du lexique et celle de la grammaire.»

        On peut alors revenir à la question déjà posée: qu'est-ce qui change dans le changement linguistique? Pour Abaev la réponse est claire: l'invariant du changement est la matière linguistique, seules les formes de chaque mot changent. On a ainsi une théorie de la conservation de la matière à travers ses métamorphoses, analogue à ce qui se passe en chimie. Le russe moderne serait ainsi consubstantiel au vieux-russe.
        Voici comment Abaev présente cette idée (1970, p. 242) : 

        «Bien que les mots que nous employons aujourd'hui ne le cèdent en rien par leur âge aux outils en pierre de l'époque préhistorique, quelle différence colossale, néanmoins! Nous trouvons la hache de pierre presque dans l'état où elle est sortie des mains de l'artisan qui l'a créée; les mots de notre langue, avant d'acquérir l'enveloppe sonore et le sens dans lesquels nous les employons maintenant, ont subi pendant des dizaines de milliers d'années tant de transformations et de métamorphoses phonétiques, dérivationnelles et sémantiques, qu'il est aussi impensable de reconstituer la façon dont ils étaient prononcés et ce qu'ils signifiaient dans la bouche des hommes de l'âge de pierre que de déterminer par la forme et l'aspect de nos meubles quelle était l'apparence des arbres dont ils sont faits.»

        L'analogie avec les meubles est éclairante: c'est bien de la même matière que sont faits les meubles et les arbres, comme ce sont les mêmes mots qui ont évolué en se déformant au cours du temps, et nullement un système de rapports.

        3. La maîtrise de la langue
       
Enfin, une conséquence du susbtantialisme est l'idée, fondamentale pour cette linguistique, d'«intervention active des linguistes dans la langue». Pour Saussure la matérialité formelle de la langue s'oppose à sa maîtrise par les locuteurs; s'il s'agit en revanche d'une matérialité empirique et substantialiste, alors on peut intervenir sur cette matière et sur son devenir.
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Dans un récent numéro de la Revue des études slaves[2], un article présentait l'idée d'intervention sur la langue comme une utopie pure et simple, à la limite de l'aberration. Il nous semble qu'il est plus important de montrer comment une certaine conception de la langue détermine un certain travail sur la langue.
        Ainsi pour Budagov (1983, p. 5) «le caractère objectif de l'existence de la langue n'empêche pas le peuple (et avant tout ses plus éminents représentants) d'exercer une action sur sa langue maternelle». Cette possibilité fonde toute la possibilité d'une politique linguistique (c'était déjà la position de Jakubinskij contre Saussure en 193l[3].)
        Un point est important à souligner : l'intervention active des locuteurs sur la langue est réalisée par le peuple tout entier, en tant que tout homogène, et surtout conscient : il s'agit d'un peuple parlant, comme on dit le sujet parlant. Abaev (1970, p. 241) le dit explicitement : «le sujet de la connaissance n'est pas l'individu mais la collectivité». Le peuple est sujet, comme l'est la nation chez Meillet, comme entité dotée d'une capacité de raisonnement conscient sur la langue, extérieure à la langue. Budagov (1983, p. 127) écrit ainsi :

        «La linguistique historique s'efforce de rendre compte de ce qui se passe dans la langue. Cependant il faut se souvenir qu'il ne s'agit pas là de la cause première de tous les changements linguistiques. Une telle cause première n'existe pas, si ce n'est la plus générale : l'aspiration des gens à faire de la langue un moyen plus adéquat pour transmettre leurs pensées et leurs sentiments.»

        On justifie donc l'intervention consciente de la collectivité des locuteurs (de ce que nous avons appelé le «peuple parlant») au nom de l'adéquation des mots et du monde à dire. On est loin ici de Wittgenstein et Lacan et de l'impossibilité du métalangage: pour Budagov la prise de conscience du rapport langue / réel est extra-linguistique.
        Comment cette intervention consciente et active se réalise-t-elle en URSS d'après les textes de la linguistique dominante? Il y a, bien sûr, le travail créateur des grands écrivains, mais il s'agit en fait essentiellement du travail de normali-
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sation de la langue par les linguistes : ces derniers dirigent l'évolution de la langue, donnent des recommandations dans des revues spécialisées (par exemple Russkaja reč'), et peuvent par conséquent faire des prévisisions sur le cours de l'évolution de la langue. Kostomarov (1975, p. 46) écrit, à propos de la situation des langues en URSS :

        «Dans la situation actuelle de bilinguisme et de contacts approfondis entre les langues, les langues ne s'enrichissent plus mutuellement par un effet spontané, mais par une intervention consciemment maîtrisée. Les linguistes, par exemple, contrôlent attentivement l'avancée des emprunts lexicaux, l'évolution du fonds terminologique commun de toutes les langues de l'URSS.»

        De même Beloded (1977, p. 12) écrit :     

         «La science linguistique doit intervenir dans la vie du mot en littérature, car elle en est responsable, en théorie et en pratique, comme elle est responsable de tout l'ensemble de la langue normative parlée par le peuple tout entier. La science linguistique doit intervenir dans la vie de la langue normative [literaturnyj jazyk] et élaborer des recommandations, en se fondant à la fois sur les réalisations de la science, l'expérience sociale, la pratique linguistique normative, et sur les richesses linguistiques orales du génie linguistique créateur du peuple.»

        On peut tenter maintenant de rassembler ces données éparses pour en venir au problème de la définition de la langue.

         3.1. le réel de la langue
       
Chez Marx, Engels ou Lénine le problème de la langue n'est pas encore un enjeu fondamental dans la lutte idéologique.
        En URSS, à la différence de ce qui fut longtemps le cas en Occident, la linguistique n'est pas le modèle théorique dominant pour les sciences humaines. Ce rôle est rempli par l'historicisme, comme explication causale de tout phénomène, mais sous une forme qui me semble non dégagée de ce que M. Foucault appelait «l'épistémè» du XIXème siècle. Il s'ensuit une série de paradoxes.
        La linguistique soviétique dominante est toute entière dominée par un thème central: l'anti-saussurisme, au nom du matérialisme dialectique qui, selon les linguistes que nous avons cités, pose que la langue est une substance réelle,
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et que les relations entre les éléments ne sont que secondaires par rapport à ces éléments qui sont, eux, premiers. La thèse que nous voulons défendre maintenant est que cette position anti-saussurienne n'est autre qu'un refus de l'objet théorique de la linguistique, qu'un refus de l'autonomie de la linguistique comme science.
        La linguistique soviétique dominante se caractérise, dans son refus de l'idée de système, par un empirisme déclaré, un refus de la spécificité de l'objet de connaissance et de la constitution d'un objet théorique. (Rappelons l'opposition que fait L. Althusser entre l'objet réel, comme objet empirique concret, préexistant à toute investigation, et l'objet de connaissance, qui résulte de l'adoption d'un point de vue sur le réel, qu'il permet de s'approprier sur le mode de la connaissance. En outre, ces deux objets ne sont pas extérieurs l'un à l'autre, mais entrent dans un rapport contradictoire.)
        Il est notable, par exemple, qu'on cite dans nos textes plus souvent Meillet que Saussure, en y approuvant son culte du fait : dans ce système de valeurs, l'abstraction est quelque chose de négatif, le «fait», en revanche, est valorisé.
        Quand nous parlons d'empirisme déclaré, nous voulons dire que l'objet de la linguistique n'est pas construit à l'intérieur d'une théorie, mais déjà donné dans la transparence d'une approche empirique. Autrement dit, la linguistique soviétique dominante refuse l'idée que le point de vue crée l'objet.
       
Nous prendrons un exemple dans la théorie du phonème avancée par Ščerba. Pour lui et l'«Ecole de Leningrad»[4], le phonème est un «son fondamental», un son minimal, l'invariant des variantes de prononciation, une sorte de plus petit dénominateur commun, en tout cas une substance phonique. Le phonème est mis en évidence par une méthode inductive : on établit des généralisations à partir de faits empiriquement constatés. Le phonème, par conséquent, est un son, fait de la même matière que les autres sons, mais cette matière phonique est porteuse de sens.
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        La linguistique soviétique dominante refuse donc d'envisager une matérialité d'ordre formel, différentiel, le matérialisme qu'elle prône ne lui permet de reconnaître qu'un mode réaliste d'existence de l'objet de science.
        Il semble que deux problèmes soient alors confondus : le réel dans la langue et l'ontologie de la langue. Budagov (1983, p. 40) s'intéresse au «fonds réel de la linguistique, (à) la réalité des catégories dont s'occupent les linguistes.» On en vient ainsi à une conception réaliste des catégories grammaticales : Budagov (ibid., p. 47) déplore que «nous ne savons pas encore combien de sous-catégories possède l'instrumental dans les langues slaves». Ces catégories sont donc sensées exister en tant que telles avant toute investigation, attendant d'être découvertes. L'objet de connaissance est ainsi assimilé à l'objet réel.

         3.2. synchronie / diachronie
       
Le refus de la matérialité formelle différentielle de la langue implique une non théorisation de l'opposition synchronie / diachronie qui provient sans doute d'une lecture très réductrice de Saussure, à travers un structuralisme classique vu comme un refus de l'Histoire. Or, pour Saussure, semble-t-il, la synchronie ne peut s'interpréter que dans dans son opposition à la diachronie, et non isolément.
        Pour Saussure, le système constitue le préalable pour envisager les problèmes liés au changement linguistique. Sa théorie de la valeur rend impossible l'histoire de la langue comme histoire d'une substance: ce qui change, ce sont des rapports, non des choses. Les changements ne peuvent donc pas être pensés sur le modèle de l'organisme, ce qui implique de reconnaître l'autonomie radicale de chaque système linguistique.
        Il est alors intéressant de constater que dans la linguistique soviétique dominante il ne peut pas y avoir de reconnaissance de l'autonomie des systèmes.
        Selon Budagov (1983, p. 32),

         Le problème ne fut posé de façon scientifique qu'au XIXème siècle. Il s'agit de la méthode comparativo-historique : qu'est-ce que la parenté et la non-parenté des langues ?»

        La linguistique soviétique dominante, par l'accent qu'elle met sur l'étude de la parenté et de l'évolution des langues, des croisements, des influences, etc., en vient ainsi à l'idée qu'il y a quelque chose de la substance d'une langue dans la
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substance d'une autre langue : les mêmes éléments évoluent et se mêlent, par osmose.
       
Le matérialisme substantialiste est ainsi fondamentalement lié à la quête de l'origine. Certains linguistes remettent même à l'honneur un très ancien problème, celui de l'existence en tant que telle de la langue mère indo-européenne. Cf. Mel'ničuk (1983, p. 20l) :

        «Les tendances formalistes se manifestent dans les travaux de certains comparativistes : elles apparaissent dans la négation de la correspondance des protoformes reconstruites avec des réalités linguistiques préhistoriques.» 

        Une conception de la langue comme substance est une condition nécessaire à la recherche de la langue indo-européenne en tant que langue réelle d'une nation réelle. Cette question, tout simplement, perd son sens si l'on tient que l'objet de connaissance de la linguistique est un système de valeurs différentielles.
        Quant à l'idée d'évolution de la matière linguistique, elle est liée à la conception de l'histoire comme genèse et non comme discontinuité, genèse qui est à la fois organiciste et sociologiste.

        3.3. L'ordre de la langue
       
La linguistique soviétique dominante ne reconnaît pas un ordre propre à la langue. La langue, dans cette théorie, a l'ensemble de ses déterminantions hors d'elle-même. On étudie ainsi les lois régulières d'évolution de la langue, mais la détermination des changements est exogène à ce qui change. Ces travaux, certes, se donnent comme objet «la nature de la langue», «l'ontologie de la langue», mais en fait l'essentiel de la démarche est une recherche aux marges de la langue : langue et pensée, langue et société, langue et histoire. Les déclarations sur les recherches des lois universelles d'évolution des langues sont ainsi rendues, à notre avis, sans effet dans la mesure où cette linguistique est privée d'objet théorique propre, où elle est dépendante d'autres secteurs scientifiques qui, d'un point de vue exogène à la langue, étudient les déterminations de celle-ci. La linguistique soviétique dominante est une linguistique des marges.
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        La pratique de cette linguistique est donc paradoxale. S'appuyant sur une violente dénégation du positivisme, elle en garde néanmoins un certain nombre de traits caractéristiques :
        - contre l'abstraction, assimilée à de l'idéalisme, elle s'attache aux «faits» concrets, dont l'accumulation doit, par induction, faire parvenir à la vérité;
        - elle s'attache à suivre le progrès de la science, de la pensée, de l'humanité en général, dans un temps continu où l'Histoire est une genèse.
        Il faut donc déplacer les dichotomies et clivages théoriques traditionnels, et il n'est pas sûr qu'il existe encore catégories adéquates pour rendre compte entièrement de ce qui, en Union Soviétique, est appelé la «linguistique nationale». 

        Conclusion
       
Nous avons essayé de montrer que la conception de la langue comme substance permet d'étudier l'histoire de la langue et l'Histoire dans la langue en faisant l'économie de l'opposition synchronie / diachronie, tout en privant la linguistique de tout objet théorique spécifique.
        Il semble que les textes mentionnés s'inscrivent à l'intérieur de l'épistémè du XIXème siècle, par leur visée anhistorique dans un discours fondé sur un maître-mot : l'Histoire, par le mélange du thème vitaliste du développement et positiviste du progrès.
        La langue comme substance, la langue comme stock lexical, stock de noms des choses, voilà ce qui peut servir d'objet empirique à la linguistique soviétique dominante. En ce sens elle n'est nullement néo-marriste, car pour Marr et Meščaninov la langue était avant tout un certain type d'organisation syntaxique. Il s'agit d'une nouvelle période de la linguistique soviétique en général, qui doit être soigneusement distinguée de la période d'avant la «discussion de 1950»[5].
        Pour que les langues soient gérables dans une politique de la langue, il faut qu'elles soient une substance et non un système de valeurs différentielles. Il faut qu'on puisse les pénétrer par osmose (du russe dans le kirghise, par
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exemple, cf. Sériot, 1986), elles n'ont plus de limites, plus d'impossible, donc plus de réel au sens de J.-C. Milner.
        Enfin, la linguistique a ceci de particulier qu'elle est extrêmement sensible à ses conditions institutionnelles et idéologiques de production. En ce sens, s'il n'existe pas, à notre avis, des sciences linguistiques «nationales», il y a bien des façons, non nationales, mais socio-historiquement déterminées, d'aborder l'objet-langue (cf. Gadet-Pêcheux-81).

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[1] Ce corpus est composé majoritairement d'ouvrages parus entre 1965 et 1985, c'est à dire pendant la période brejnévienne dite de «stagnation». Il est trop tôt pour rendre compte d'éventuels changements apportés dans la vie de la linguistique soviétique par la «perestroïka» de M.S. Gorbatchev.

[2] Cf. L'Hermitte R., 1984.

[3] CF.Jakubinskij, 1931.

[4] La phonologie de l'Ecole de Moscou, avec Reformatskij, repose sur des principes théoriques très différents. Les exemples que nous donnons sont seulement représentatifs d'un courant de pensée caractérisé par la dévalorisation de l'idée de valeur au profit de l'idée de substance, censée, elle, représenter la «linguistique soviétique» dans son ensemble.

[5] En juillet 1950 J. Staline intervenait dans la Pravda pour renverser les thèse de N. Ja. Marr sur la langue comme superstructure.


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