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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT : «Propositions pour une écriture de l'histoire de la linguistique soviétique : la notion de "discours sur la langue"», Essais sur le discours soviétique, n° 9, 1990, (Univ. de Grenoble-III), p. 39-63.






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"Les discours doivent être traités comme des pratiques discontinues, qui se croisent, se jouxtent parfois, mais aussi bien s'ignorent ou s'excluent" (M. Foucault, L'ordre du discours, p. 54)

Si on lit la presse soviétique actuelle, du moins celle qui est favorable à la perestroïka, on y trouve une de ces questions maudites qui reviennent régulièrement dès qu'il s'agit de faire le bilan de l'histoire de l'URSS : "Comment est-on passé d'une voie initialement juste à des résultats si tragiques, quand est-ce que ça a commencé à mal tourner, quand tout a-t-il basculé, quand y a-t-il eu détournement hors du droit chemin?" De la réponse à ces questions dépend en grande partie le type de solution à apporter à la profonde crise d'identité idéologique et nationale qui secoue le pays actuellement.
Cette interrogation sur l'histoire et sa réécriture ne semble pas encore, pour l'instant, avoir atteint le domaine de l'histoire des sciences, en particulier de celle des sciences humaines qui, plus encore que la sociologie, a, en URSS, tenté de maîtriser ce qui fait lien dans la société : la linguistique ou science du langage.
Or, de l'histoire des sciences à l'histoire tout court il n'y a qu'un pas dès lors qu'un Etat déclare asseoir sa légitimité sur une conception scientifique de l'histoire. S'il n'est pas sûr que l'histoire des mathématiques en Grande-Bretagne ait grand chose à nous apprendre que nous ne sachions déjà de l'histoire de la Grande-Bretagne, en revanche on devrait attendre de l'histoire de la linguistique soviétique un éclairage peu connu de l'histoire
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de l'Union Soviétique elle-même.
Une question se pose : peut-on, de l'histoire de la linguistique soviétique, faire un récit, produire une narration ? Peut-on aligner une succession de textes, sagement rangés par ordre chronologique, qui représenteraient, au choix des chercheurs, le progrès du savoir ou, au contraire, l'enfoncement progressif de la science linguistique dans l'obscur délire stalinien ? Peut-on faire le récit de ces textes, qui deviendraient les documents d'une histoire des idées ? Peut-on faire une anthologie de morceaux choisis d'auteurs linguistes, jalons de la progression d'une science unique ?
Mais a-t-on déjà essayé de faire le tri, de séparer ce qui, dans les écrits sur la langue, relève de la linguistique et ce qui reste à l'extérieur ? Pour éviter d'avoir à faire cette séparation a priori, je proposerai d'abord la notion de "discours sur la langue".
Il y a, dans l'URSS des années 20-30, production de "discours sur la langue" en plusieurs lieux. Même à la fin des années 30, on ne trouve pas une stricte monophonie, une pure et simple maîtrise, un dogme établi une fois pour toutes, pas plus qu'une source unique de discours sur la langue, un "pouvoir politique", par exemple, qui serait le grand ordonnateur, l'homme orchestre dictant aux savants ce qu'ils ont à dire et donc à faire. Et d'autre part, dans le travail sur la langue répondant à une commande directement politique (jazykovoe stroitel'stvo, likbez, jazykovaja politika, soznatel'noe vmeshatel'stvo v jazyk...: édification linguistique, liquidation de l'analphabétisme, politique linguistique, intervention consciente dans la langue) on ne peut parler de pure déraison sous prétexte qu'il y aurait intrusion de l'idéologie dans le travail scientifique, ou volonté politique de trouver une réponse scientifique aux questions politiques.
Par delà l'expérience pratique que chacun d'entre nous a pu faire du fait qu'il y a des langues, il n'est que trop nécessaire de remarquer combien nombreuses voire contradictoires sont les définitions de ce qu'est la langue.
Que l'enjeu de la définition du concept de langue soit bien autre chose qu'une discussion sur le sexe des anges, l'exemple de l'URSS, ce pays à la
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fois si familièrement proche et si profondément lointain peut nous en persuader. Il n'est pas un pays au monde où un problème comme la définition de la langue ait été (ou soit encore) un tel enjeu politique.
Ce fut le pays de l'avant-garde de la modernité dans la réflexion sur le langage et ses manifestations — qu'on pense à Jakobson, à Troubetskoy, à Baudoin de Courtenay. C'est aussi le pays qui a fusillé ses linguistes dans des camps de concentration précisément pour leur définition de la langue — qu'on songe à Polivanov, à Voloshinov, à Drezen et à tant d'autres encore.
Cette définition d'un objet de science, définition capable de faire mourir, de contraindre à l'exil comme de faire accéder aux honneurs les plus hauts, qu'a-t-elle donc de si terrible, de si singulier, qui la différencie des autres objets de science ?

1.

Pour étayer mon hypothèse selon laquelle il y a un rapport particulier à la langue et à la représentation en général en URSS, je propose de présenter un thème propre à l'épistémologie de la linguistique soviétique des années trente, une question qui a profondément marqué ce pays dans la première moitié de son existence, à savoir : "Pourquoi les langues changent-elles", qui est vite devenu "peut-on changer la langue?", avec son corrolaire théorique : "que doit être la langue pour qu'on puisse la changer?". Et cette question de théorie linguistique devient vite une question politique : quel est le rapport de la langue à la société, à la nation ?
Je commencerai ma tentative de narration en 1922, au moment de la fin de la guerre civile et de la proclamation de la Fédération des Républiques soviétiques (1).
Dans les années qui avaient immédiatement suivi la Révolution de 1917, la création d'une linguistique marxiste était bien la dernière chose qu'avaient en tête les dirigeants bolcheviks, occupés qu'ils étaient, dans le communisme de guerre puis avec l'instauration de la NEP, par des
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questions de simple survie. A cette époque, les linguistes continuent leurs travaux antérieurs sans que se manifeste un lien très net entre leur activité scientifique et les événements politiques, à la différence de ce qui se passe, par exemple, en littérature. L'école formaliste russe poursuit son ascension. Serge Karcevskij rentre de Genève en mars 1917 et en rapporte les idées structuralistes saussuriennes qui trouvent en Russie un terrain éminemment favorable, préparé par l'école dite de Kazan' (I. Baudouin de Courtenay, N. V. Krushevskij). Ces années terribles sont aussi les plus fertiles dans l'activité du cercle linguistique de Moscou, avec Jakobson, Troubetskoy, Porzezinskij, qui participeront à l'élaboration du fonctionnalisme et de la phonologie. Il en va de même à Petrograd pour l'OPOJAZ, société d'étude du langage poétique où l'on trouve les noms de Polivanov, Tynjanov, Shklovskij, Jakubinskij, etc. Malgré l'engouement que la théorie de la langue suscitait dans les cercles formalistes, les études historico-comparatives se maintenaient très fortes dans les Universités et la "vieille garde" continuait de pratiquer la grammaire comparée comme avant la Révolution dans le champ de la slavistique et des études russes. Curieusement, c'est dans un autre discours sur la langue, à savoir la littérature, que l'idée de changer la langue, voire de créer une langue entièrement nouvelle, va se faire jour très rapidement, par exemple chez les poètes futuristes.
De nombreux signaux, néanmoins, parvenaient régulièrement du pouvoir politique, qui allaient avoir des répercussions non négligeables sur la pratique même de la linguistique.
En 1922, l'Union Soviétique avait ceci de particulier que ce devait être la première société entièrement consciente d'elle-même, une société qui tenait son destin entre ses mains, qui maîtrisait son devenir. Mais c'était aussi une société qui héritait de l'Empire russe une situation inextricable du point de vue ethnique et linguistique. Qu'on se représente ce que c'était que de vouloir "mettre en mouvement les masses", comme on disait alors, quand on a affaire à plus d'une centaine de langues, aux contours souvent mal délimités, dont la grande majorité non seulement n'avaient pas d'écriture, mais encore n'avaient jamais été ni étudiées ni décrites.
En 1919 est adopté le Décret sur l'analphabétisme, qui proclame que : "Tous les habitants de la République âgés de 8 à 50 ans qui ne savent ni lire ni écrire doivent apprendre à lire et à écrire dans leur langue maternelle
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ou en russe, selon leur choix".
On n'a jamais tant parlé qu'en ce début des années 20 de pratique et d'efficacité pratique. Un des thèmes centraux de la Révolution culturelle réclamée par le pouvoir est "l'unité de la théorie et de la pratique". L'art pour Trotsky étant toujours nécessairement utilitaire, il en allait de même pour la science, qui ne devait pas se cantonner à une érudition en chambre. Le pouvoir politique avait besoin de spécialistes en langue. En effet, comment les masses pouvaient-elles participer à l'édification de la société en construction si elles ne savaient pas lire ? Comment pouvaient-elles être efficacement éduquées sans la parole écrite ? Mais sans alphabets, sans grammaires, sans dictionnaires multilingues et monolingues, comment pouvait-il y avoir de mot écrit ?
Il serait faux de ne voir, dans cette demande du pouvoir adressée aux linguistes, que des considérations purement pratiques et conjoncturelles. La création d'un alphabet suppose une approche phonologique des sons d'une langue. La phonologie pose de délicats problèmes d'ontologie des unités de la langue. Et là où entre en jeu l'ontologie, le matérialisme dialectique est directement concerné (cf.. sur ce point, Samuelian-81, p. 234).
La Révolution, en défaisant le tissu social antérieur, avait sans doute détruit beaucoup de relations symboliques. Mais elle avait laissé intact un système symbolique : la langue, le plus chargé de sens pour le maintien de l'identité nationale.
Pour tenter de faire tenir ensemble la fragile fédération de nationalités dans des conditions matérielles extrêmement précaires tout en anéantissant un des plus forts liens symboliques d'identité, à savoir la religion, il fallut concentrer le travail pratique sur l'identité nationale et en faire une clé pour la planification rationnelle de la construction de la future société socialiste. Selon Marx et Engels, la révolution devait être mondiale et les nationalités devaient disparaître. Quand il devint clair que ce jour n'était pas imminent, il fallut faire des compromis sur tous les fronts, extérieur, intérieur, social et national.
Les compromis touchaient au plus profond de la doctrine. Car d'un côté, par exemple lors de la proclamation de la Fédération, le 30 décembre 1922, Staline déclare au Congrès des Soviets que cette fédération, première étape vers la fusion des nationalités, sera "un pas décisif vers la fusion des
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travailleurs du monde entier en une seule République soviétique mondiale". D'autre part Lénine, comme les autres Bolcheviks, réclame l'égalité complète pour toutes les langues et toutes les nations. Ce qui a pour conséquence que l'URSS est, encore à l'heure actuelle, en principe un Etat sans langue d'Etat unique, le russe n'en étant qu'une parmi les autres.
Néanmoins Lénine avait très tôt (le 16 mai 1917 dans sa "Résolution sur la question nationale") exprimé ses craintes au sujet des facteurs de division que pouvaient constituer selon lui "des liens nationaux forts entre les cultures bourgeoise et prolétarienne des nations individuelles". Le but du POSDR en 1917 était de faire se développer "une culture internationale du prolétariat mondial" (ib.).
Quoi qu'il en soit, après celui de l'approvisionnement, c'est le problème de la communication qui réclamait une solution prioritaire.
Il me semble important de rappeler que la langue est une manière particulière de faire lien social, un fondement de l'identité supra-individuelle, ce qui fait que l'on peut dire "eux c'est eux, et nous c'est nous".
Or non seulement ce lien a des contours imprécis et changeants (il y a des domaines transitoires où il est difficile de dire si l'on est en deçà ou en delà de la langue), mais encore ce lien évolue dans le temps.
Les linguistes étaient appelés non plus à observer les langues, mais à en diriger révolution (2). Comment allaient-ils faire ?
Arrivé où j'en suis, je vais avoir besoin maintenant, pour continuer, d'une notion provisoire, qui me permette de ne pas trancher pour l'instant entre l'épistémologie des paradigmes de Kuhn, des épistémès de Foucault, des conditions de production du discours de M. Pêcheux, ou de l'acceptabilité de J.-P. Faye. Ce concept provisoire, je l'appellerai, de façon volontairement simplificatrice, l'"air du temps", et je le définirai rapidement comme l'ensemble des choses qu'on dit et qu'on peut dire à un moment donné à propos d'un domaine donné", un discours acceptable, une position tenable. Quand je dis "air du temps", il faut bien voir combien cet air est propre à un espace géo-idéologique. En 1922, en URSS, cet espace était loin d'être constitué. Jusque là, la linguistique russe n'avait pas attaché une valeur primordiale au langage en tant que fait social. C'est du côté de linguistiques aux conceptions diamétralement opposées au
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marxisme que les liens de la langue à la société qui la parle avaient été explicitement évoqués.

"Il est probable, a priori, écrivait A. Meillet dans sa Leçon d'ouverture du cours de grammaire comparée au Collège de France en 1906, que toute modification de la structure sociale se traduira par un changement des conditions dans lesquelles se développe le langage... S'il est vrai que la structure sociale est conditionnée par l'histoire, ce ne sont jamais les faits historiques eux-mêmes qui déterminent directement les changements linguistiques, et ce sont les changements de structure de la société qui seuls peuvent modifier les conditions d'existence du langage. Il faudra déterminer à quelle structure sociale répond une structure linguistique donnée et comment, d'une manière générale, les changements de structure sociale se traduisent par des changements de structure linguistique".

En 1926 encore, c'est Saussure qui est donné comme le représentant de l"école sociologique française" (Shor-26, p. 3), modèle sociologique à introduire dans la linguistique soviétique. Quelques années plus tard, Saussure devient, au même titre que Polivanov, un représentant de la "linguistique bourgeoise", modèle à extirper définitivement de la linguistique soviétique (Zolotov-32).

Nous sommes dans la première moitié des années 20. A cette époque où s'élaborent les grands principes de gestion politique des sociétés, le marxisme-léninisme, se démarquant de l'idéologie nazie en formation à la même époque, s'oppose explicitement à tout mode de raisonnement génétique. Il n'y a ni nature humaine ni transmission biologique de gènes, l'homme est un produit de ses conditions socio-économico-idéologiques d'existence, c'est un animal éduquable. Quant à la société, si elle peut et veut prendre en main son destin, elle doit aussi forger son propre système de communication, ce qui peut se transcrire de deux manières dans le domaine qui nous concerne : soit "pour changer la société il faut changer la langue", soit "changer la société c'est changer la langue".
Il s'est trouvé, pour répondre à cette demande politique, un linguiste, déjà âgé au moment de la révolution, Nicolas Marr. Sa théorie, à laquelle
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il était parvenu par des voies indépendantes du marxisme, correspondait presque parfaitement au nouvel air du temps tel qu'il soufflait en Union soviétique. On peut la résumer ainsi :

- la langue est une superstructure qui repose sur la base économique, au même titre que l'art ou les système juridiques.

De la notion de langue comme superstructure s'ensuivent toute une série de conséquences :

- les états de langue se succèdent comme reflet des changements de formation socio-économique;
- il n'y a pas de familles de langues, mais des stades successifs par lesquels passent nécessairement toutes les langues ;
- à l'intérieur d'un même stade les langues évoluent par croisement, par hybridation les unes avec les autres ;
- dans la mesure où toute superstructure a un caractère de classe, la langue a aussi un caractère de classe ;
- de ce fait il n'y a pas, à proprement parler, correspondance entre langue et nation, la notion de langue nationale est un leurre, et les rapports fondamentaux sont entre langue et type de société à un moment donné de son évolution.

Dans un sens (mais dans un sens seulement), les lignes générales du marrisme convenaient bien à l'URSS des années 20, par son caractère internationaliste, son adaptation à un Etat multinational où doivent être dépassés les conflits de type linguistique, et enfin sa compatibilité avec l'objectif final d'une société sans classes et sans différences de langues.
A cette époque, ce discours sur la langue, qui correspondait à la vision marxiste du bonheur futur de l'humanité enfin unie, rencontra beaucoup de sympathie, y compris à l'étranger.
C'est là que ce que j'appelle pour l'instant l'air du temps prend toute son importance : c'est ce qui rend épistémologiquement licite un type de question qui, ailleurs ou dans une autre configuration, en un autre temps, est épistémologiquement illicite. Et quand je dis un discours licite, il faudrait dire plus exactement la seule position tenable, un discours
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contraint, un discours accepté, un discours qui fonctionne, avec des effets matériels concrets, tels que la création d'instituts de recherche. En voici une illustration immédiate. En 1866, la Société de linguistique de Paris est créée. Elle inscrit dans ses statuts fondateurs deux interdictions, c'est-à-dire deux thèmes de recherche qui n'ont pas de statut scientifique : les recherches sur l'origine du langage et celles sur la langue universelle. Soixante ans plus tard, en un autre lieu, l'acceptabilité de ces deux thèmes est telle qu'ils font partie du programme principal de l'Institut du langage et de la pensée, créé à Pétrograd en 1920. Marr y étudie la "paléontologie du langage", en relation directe avec l'ethnogenèse. A la fin des années 20, il y travaille à une tâche pratique : l'élaboration de nouveaux types de langue par hybridation des langues existantes. Ce type d'hybridation, il le retrouve par exemple dans le russe, qu'on ne peut analyser correctement, selon lui, qu'en tenant compte de l'apport hétérogène de turc, de finnois et de scythe du Nord Caucase. Ce n'est que bien après les poètes futuristes que les linguistes s'attaquent à la matière même de la langue en voulant la modifier.
Pendant ce temps, au niveau administratif, se met en place ce qu'on appelle en russe l'édification linguistique du pays (jazykovoe stroitel'stvo). La Constitution soviétique de 1924 garantit que tous les documents officiels seront publiés dans les langues officielles des Républiques. Mais à nouveau se dresse devant nous un obstacle de nature définitoire.
Qu'est-ce que la langue d'une République soviétique ? C'est la langue parlée par l'ethnie majoritaire vivant sur le territoire de la République. Pour certaines langues, il a fallu les fabriquer de toutes pièces. Ainsi le continuum dialectal parmi les turkophones d'Asie centrale était tel qu'on aurait pu envisager la création d'une koïné, ou langue commune reposant sur une variété dialectale moyenne, acceptable et compréhensible par tous les locuteurs turkophones. C'est une autre voie qui fut suivie, puisque l'Ancien Turkestan fut divisé en cinq républiques, et que le kirghize, l'ouzbek, le kazakh et le turkmène devinrent des langues officielles dont les traits caractéristiques reposaient sur les variantes les plus centrifuges par rapport au continuum.
Certaines langues étaient parlées par des locuteurs infiniment plus nombreux que ceux d'une langue à statut républicain. C'était le cas des
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Tatars de la Volga. Mais la Tatarie est une République autonome, non une République fédérée, et les Tatares n'ont pas droit à la totalité d'un enseignement dans leur langue, à la différence des Kirghizes, moins nombreux qu'eux.
Un autre problème est posé par les langues de minorités sans statut territorial, comme le yiddish. Dans les années 20, il y avait un théâtre yiddish, une presse et une littérature yiddish, mais le yiddish n'était pas une langue officielle. Enfin il y a le délicat partage de la partie et du tout. La Constitution géorgienne proclame que le géorgien est la langue officielle de la République de Géorgie. Or la Géorgie elle-même a ses minorités nationales, telles que l'Abkhazie. Mais le statut de la langue abkhaze est inférieur au géorgien, car l'Abkhazie n'a pas le même rang territorial que la Géorgie.
Cette pensée par catégories discrètes, discontinues, ne relève pas de la pure et simple logique administrative. Elle découle de la définition stalinienne de la nation comme une "communauté humaine stable, historiquement constituée, née sur la base d'une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture". Cette citation est de 1913. Rappelons que Staline allait devenir commissaire du peuple aux nationalités.
Cet ensemble de traits, mise à part la dimension économique, rappelle fortement la vision romantique de la nation ou plus exactement du peuple telle qu'on peut la rencontrer par exemple chez Herder à la fin du XVIIIe siècle. Le peuple-nation est une catégorie fondamentalement fermée.
Mais cette catégorie fermée est difficile à concilier avec la théorie de la fusion des langues et des nations dans la société future.
Cette contradiction pourtant dans les années vingt n'est pas encore un grand obstacle au travail sur la langue.
Quelle est alors la part qui revient aux spécialistes de la langue dans cette "édification linguistique" ? De même que les écrivains, un peu plus tard, seront appelés les "ingénieurs des âmes", Vinokur en 1923 compare les linguistes à des "ingénieurs de la langue". Dans un article dont le titre va faire fortune dans les entreprises normatives non seulement en URSS mais dans tous les pays socialistes par la suite (3), Kul'tura jazyka, ou "culture de la langue", il défend l'idée que la linguistique, ou "technologie
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de la langue" a un devoir primordial, qui est d'intervenir consciemment dans l'évolution de la langue.
Vinokur rejette la conception, qui prévalait chez les néo-grammairiens du XIXème siècle, de la langue comme organisme aux lois immanentes, mais il n'admet pas non plus la définition de la langue par Saussure comme un système inaccessible à tout changement délibérément provoqué de l'extérieur. Pour lui tout processus de parole est un processus social et, comme tel, peut et doit être organisé rationnellement. La langue est une machine qui doit être améliorée et réparée.
Voici un point où j'aimerais montrer le rapport entre une définition de la langue et un type de travail en linguistique. L'air du temps dans l'URSS des années 20 est à la machine, à la technologie, à la transformation scientifique de la nature par l'homme, bref, à la maîtrise. Qu'est-ce que la langue dans cet air du temps-là ? Ce n'est pas un organisme autonome, ce n'est pas le reflet de l'âme d'un peuple, c'est une création artificielle, au sens d'objet fabriqué, et qui, comme telle, peut être considérée de l'extérieur, pour être modifiée à volonté.
C'est cet air du temps qui fait dire à Maxime Gorki en 1928 :

"Il me semble que nous, les hommes, sommes en droit de dire: tout ce que nous appelons "culture", cette "seconde nature" qui est créée par notre science, notre technique et notre art, en un mot tout ce qui nous différencie des animaux, tout cela est "artificiel". Il est naturel à l'homme, pour autant qu'il est un animal, de laper, ou de boire dans le creux de la main, de vivre nu, de pousser des rugissements, mais absolument pas naturel d'inventer Prométhée, Faust ou Don Quichotte. Nous vivons tous dans des maisons, des villes, parmi des objets fabriqués par la force de notre raison, de notre imagination et de notre volonté pour que la vie nous soit plus facile et plus agréable. Si les hommes prennent conscience qu'il leur est nécessaire de parler tous la même langue, cela aussi se fera. [...] Il est temps que l'homme se mette en tête qu'il peut tout".

L'air du temps, c'est ce discours recevable qui permet à Jakovlev en 1928 de proposer une formule mathématique de construction d'un alphabet
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pour toute langue, ou au savant Ciolkovskij, le futur père de la cosmonautique russe, d'inventer en 1927 une machine à écrire fonctionnant avec un alphabet universel permettant de transcrire toutes les langues du monde.
Mais, dans la deuxième moitié des années vingt, la demande du pouvoir politique envers les scientifiques se fait plus précise. La société nouvelle en train de se construire doit avoir une science nouvelle, une science marxiste. Cette science doit être historique et unifiée.
A la fin des années vingt, la théorie de N. Marr prend une position dominante dans la linguistique soviétique. Rejetant tous les raisonnements qui pourraient reposer sur une notion de pureté ethnique, il met au point un enseignement qui doit empêcher toute manifestation de chauvinisme grand russe en URSS. Pour lui, la pureté ethnique des Slaves comme l'origine commune des langues slaves est un mythe, puisqu'il ne peut y avoir de base génétique aux formations sociales comme aux systèmes de langues.
Pourtant là encore la définition est lourde de conséquences pour le futur.
A la fin des années vingt, il devient clair que la science, en URSS, doit avant tout avoir une application pratique et immédiate : l'objet propre de la science dans la nouvelle société soviétique est l'avenir de cette société elle-même. Ainsi, une des questions cruciales qui se posent dès 1925 est celle-ci : la société future serait-elle qualitativement différente de maintenant du point de vue national ? Les avis divergent, certains pensent que le but urgent du communisme est de réaliser une culture universelle unique et indifférenciée.
Staline tranche de façon pragmatique, le 18 mai 1925, avec sa célèbre formule : "prolétaire par le contenu, nationale par la forme, voilà la culture humaine universelle vers laquelle marche le socialisme". Il admet une assimilation à long terme par enrichissement réciproque des langues, mais dans l'immédiat réaffirme l'épanouissement des cultures nationales.
On voit ainsi petit à petit se nouer un faisceau de contradictions dans la politique de la langue qui repose, à mon avis, sur la coexistence de deux positions implicites inconciliables : les langues, comme les nations, sont des catégories discrètes, c'est-à-dire discontinues, ou bien elles sont des catégories non discrètes, autrement dit il peut y avoir passage graduel de
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l'une à l'autre. Ou bien les langues peuvent se mélanger, ou bien elles peuvent se combattre et se dominer sans s'assimiler. L'air du temps n'était pas suffisamment contraignant, ou suffisamment en place pour résoudre à ce moment-là la contradiction qui allait s'amplifier par la suite.
Mais l'air du temps souffle dans une direction de plus en plus différente des autres airs du même temps : les linguistes à l'étranger commencent à s'inquiéter du fossé qui se creuse entre eux et leurs collègues soviétiques. A. Meillet, dans un compte-rendu qu'il fait en 1928 d'un ouvrage de N. Marr, tout prêt qu'il soit à le suivre dans ses positions sociologiques, écrit ceci : " la science est hors de la politique, et quiconque y mêle de la politique ou du nationalisme, commet une faute impardonnable, quelles que soient les circonstances".
A la mort de Marr, en 1934, on peut dire que la linguistique occupe la première place des sciences humaines en URSS. Pourtant ii serait erroné d'y voir une analogie avec le rôle de "science pilote" que la linguistique a pu jouer dans les années 50 et 60 en Occident. En URSS, dans les années trente, la linguistique n'est pas le modèle épistémologique dont la méthodologie propre est à imiter et à appliquer à d'autres domaines que ceux initialement prévus, ce rôle de modèle ne pouvant être joué que par le matérialisme historique. La linguistique est un exemple privilégié d'application de la théorie marxiste à l'étude historique du développement des sociétés, et cette position resta dominante jusqu'au milieu des années trente. Mais la linguistique avait en outre une responsabilité écrasante, car on attendait d'elle une fonction pratique de prédiction de l'avenir de la société soviétique.
Au milieu des années trente, un certain nombre de points semblent acquis et obligatoires pour la linguistique soviétique :

- la langue est le matériau de la pensée et de la conscience ;
- la conscience, comme la langue, sont des catégories de la superstructure ;
- enfin les changements linguistiques sont une réponse aux changements sociaux tels qu'ils sont reflétés par la pensée à travers la structure de la langue.

Mais une tension demeure entre l'idée de langue comme reflet
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secondaire d'un état de société ou d'une mentalité liée à un état de société d'une pan, et d'autre pan l'idée que la langue, comme produit artificiel de l'activité humaine, peut et doit être soumise à une intervention consciente de la part des linguistes, de la communauté parlante dans son ensemble, ou bien du pouvoir politique au nom de la maîtrise, du contrôle et de la prévision du changement en langue.

2.

J'en viens maintenant à la deuxième partie de mon récit, où l'on va voir ce qui se passa lorsque la tension devint trop forte. Staline a appelé 1928 "l'année du grand tournant". Cela est certainement vrai du point de vue de l'organisation de l'économie et du pouvoir politique.
Mais dans le domaine qui nous occupe ici, le grand tournant, je le placerais plutôt en 1937, au cœur de ces années noires que furent 1936 -37 -38.
Dans les années 30 et 40, les linguistes en Occident s'occupent essentiellement de problèmes de morphologie et de syntaxe.
C'est le cas en URSS également, à ceci près que, partant de la conception stadiale de l'histoire des langues comme reflet de la pensée, les linguistes soviétiques travaillent à la construction d'une typologie historique de la morphologie des langues et de la structure des phrases, cherchant à confirmer la thèse fondamentale qu'il y a un lien direct entre la structure socio-économique et la structure linguistique.
Un exemple particulièrement éclairant est Meschaninov, un disciple de Marr, qui étudie le reflet du développement de la pensée dans l'histoire des types de proposition et des catégories grammaticales. Trois stades principaux vont ainsi se succéder obligatoirement dans le devenir de toute langue. (Meschaninov-40)
Au 1er stade, le plus archaïque, correspond la construction passive. A ce stade il n'y a pas de différenciation entre le mot et la phrase, ou entre le sujet et le prédicat, car le monde est perçu comme une puissance mythique qui traverse l'homme et son environnement. C'est ainsi que le passif est dominant dans les langue incorporantes (p. ex. des Indiens d'Amérique du Nord).
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On voit que la linguistique soviétique, à partir de bases théoriques totalement opposées, rejoint le type de travail de l'ethnolinguistique américaine de la même époque, ce qu'on a appelé l'hypothèse Sapir et Whorf, à savoir que la pensée est en relation directe avec la langue dans laquelle elle est exprimée (4) .
Le deuxième stade est caractérisé par la construction dite ergative : le sujet d'un verbe intransitif est au même cas que l'objet d'un verbe transitif, différent de celui du sujet d'un verbe transitif. Pour ce type de langues, le sujet, bien que pas encore totalement au contrôle de son action, commence juste à se voir en tant qu'acteur. On trouve cette construction en basque et essentiellement dans les langues du Caucase, langues que connaissait particulièrement bien Marr.
Le troisième stade est le stade dit actif tel que nous le connaissons en français ou en russe : le sujet d'un verbe transitif est au même cas que le sujet d'un verbe intransitif, différent de l'objet d'un verbe transitif. On aurait là la pleine expression reconnue d'un Agent, ce troisième stade serait l'aboutissement actuel de l'évolution des langues. On le trouve dans les langues indo-européennes et sémitiques.
La théorie des stades repose sur le postulat fondamental que la structure syntaxique de la proposition est le reflet d'un type de pensée, lui-même reflet de la structure socio-économique.
Meschaninov, cependant, au fur et à mesure qu'avance son travail de typologie, observe la coexistence des différents types de construction dans la plupart des langues qu'il étudie. Et, vers le milieu des années 40, commence à être mis en doute dans le travail même des linguistes l'idée de rapport direct de reflet, de conditionnement socio-économique des structures syntaxiques. Meschaninov travaille à découvrir des "catégories conceptuelles universelles, qui, exprimées différemment dans les différentes langues, reflètent l'unité de la conscience humaine". Mais il a besoin de justifier son travail, ce qu'il fait en disant qu'il peut servir de cadre théorique pour les grammaires contrastives, qui étaient très nécessaires dans la seconde phase de la campagne d'alphabétisation, celle qui concernait une extension générale du bilinguisme russo-national.
Comment le travail des linguistes sur la langue s'inscrit-il dans l'air du temps de la fin des années trente ?
En 1936 est promulguée une nouvelle constitution, qui met en avant la
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notion d'Etat du peuple tout entier, de communauté homogène. Au même moment, les linguistes poursuivent leurs recherches en sociologie du langage et produisent un discours sur la langue qui semble peu compatible avec la nouvelle définition de la nation comme peuple tout entier.
Ainsi Zhirmunskij, la même année, explore le problème de la stratification sociale des langues, et poursuit la mise en cause de l'idée de langue nationale entreprise par Nicolas Marr.
Dès la mort de Marr, le rôle dominant de la linguistique dans les sciences humaines en URSS décroît : par exemple les liens de la langue et de la pensée ne sont plus du monopole des linguistes et sont étudiés par des psychologues comme Vygotskij, qui revendiquent à leur tour le rôle de science pilote pour la psychologie, amenée à être la science sur la base de laquelle se créerait une nouvelle personnalité humaine.
Aux alentours de 1937 ont lieu un certain nombre de changements fondamentaux en politique internationale, dans les demandes pratiques de la campagne d'alphabétisation, dans les structures et la hiérarchie des institutions, qui créent un climat plus favorable pour la linguistique traditionnelle et favorisent la détérioration de la position privilégiée de la linguistique marriste. Un indice des changements est la publication des œuvres majeures des linguistes occidentaux : Saussure est publié en 1933, Sapir en 1934, Vendryes en 1937, Meillet en 1938.
Mais le problème clé de cette période, pour le domaine qui nous occupe, est la politique des nationalités et ses justifications idéologiques.
En 1937, le vent a déjà tourné dans la question nationale. L'Allemagne hitlérienne est vue non seulement comme une menace pour le monde, mais surtout pour l'Union Soviétique elle-même, écartant par là-même tout rêve de communisme international. En lieu et place du cosmopolitisme, à qui Marr devait beaucoup de sa puissance, la menace extérieure renforce la solidarité soviétique.
La tendance à la solidarité coïncide avec la seconde phase de la campagne d'alphabétisation. Les plus grandes langues non écrites des Républiques de l'Union avaient été pourvues d'alphabets latins à la fin des années vingt, et le premier pas vers un alphabétisme généralisé avait été accompli. La seconde phase devait être le bilinguisme russo-national et
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l'extension de renseignement du russe. Celui-ci devient obligatoire dans toutes les écoles non-russes en 1938. C'est à cette même époque que les langues qui avaient un alphabet latin changent leur système d'écriture sur la base de l'alphabet cyrillique.
Pendant les années de guerre, de nouvelles institutions apparaissent qui se concentrent sur les études russes. La menace extérieure est un grand facteur d'unification et l'identité derrière laquelle les peuples de l'Union Soviétique s'unifiaient était russe par la forme. C'est en 1942 qu'est créé l'Institut de la langue russe à l'Académie des Sciences, indépendant de l'Institut de linguistique ; l'Université de Moscou ouvre une chaire d'études russes et slaves en 1943 (qui n'existait pas en tant que telle auparavant).
Il redevient licite, non pas épistémologiquement mais idéologiquement, d'étudier la tradition culturelle russe pré-révolutionnaire ; c'est l'époque où l'on met en avant le rôle primordial de la science russe dans la science mondiale. Il redevient légitime d'étudier et de publier la tradition linguistique russe.
Pourtant le discours sur la langue dans la linguistique "officielle", celle de la théorie marriste, demeure inchangé. Ce discours devient de plus en plus en décalage par rapport à un autre discours, celui d'écrivains comme Gorki qui, en 1929 déjà, au 1er Congrès des écrivains paysans, déclarait (Gorki-29, cité dans Lafite-83, p. 434) :

"...l'inépuisable trésor de la langue populaire russe devrait permettre aux écrivains de donner à ce qui constitue la matière de leurs livres une expression éclatante, forte, précise. On peut certes apprendre la langue russe chez les classiques, mais on peut mieux encore y réussir en puisant chez celui qui en est la source première, le peuple..."

Dans ce texte s'annonce l'immense ambiguïté du terme de peuple, qui peut s'entendre sous son interprétation socialiste ou son interprétation romantique, unanimiste.
Cette ambiguïté fondamentale va se résoudre avec la victoire sur l'Allemagne et le nationalisme farouche, parfois fanatique, qui la suivit, nourri du sentiment d'être entouré d'un monde hostile. Voyons par exemple l'histoire du mot "cosmopolitisme".
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Dans la Grande Encyclopédie soviétique publiée en 1937, le cosmopolitisme est "un terme politique d'origine grecque dénotant l'aspiration de la révolution prolétarienne à transformer le monde entier en une patrie pour la classe ouvrière".
Dans l'édition de 1952 de la même encyclopédie, le cosmopolitisme est "une idéologie bourgeoise réactionnaire qui rejette les traditions nationales et la souveraineté nationale, prêche l'indifférence envers la patrie et la culture nationale, et réclame l'établissement d'un gouvernement et d'une citoyenneté mondiale".
A la fin des années quarante, la tension qui s'était manifestée depuis une dizaine d'années entre les différents discours sur la langue atteint son paroxysme. De même que la biologie soviétique rejette la génétique comme théorie raciste, la linguistique soviétique nie toute relation génétique entre les langues et s'accroche à l'idée de strict déterminisme de la langue par la structure sociale.
Les linguistes marristes ne sont plus capables de répondre à la demande pratique, qui est maintenant un programme d'enseignement du russe à grande échelle que le régime d'après-guerre estimait idéologiquement valable et nécessaire. La théorie marriste, idéologiquement utile dans le passé, devenait entièrement inadaptée pour la nouvelle tâche consistant à unifier les Soviétiques derrière la science russe et la langue russe.
En juillet 1950, Staline allait intervenir lui-même dans le débat linguistique par une série de mises au point parues dans la Pravda elle-même.
Par une ironie de la controverse de 1950, Staline tient très exactement la position qui avait fait persécuter des linguistes comme Polivanov vingt ans auparavant, à savoir que la langue ne subit pas de changement révolutionnaire. La théorie sur l'homogénéité de la masse parlante qu'il y développe est en accord avec le texte de la Constitution de 1936 sur l'homogénéité sociale de la société soviétique.
Ses thèses peuvent être ramenées à ceci :

- la langue n'est pas une superstructure ;
- la langue n'est pas un phénomène de classe, puisqu'elle peut aussi bien "servir" la bourgeoisie que le prolétariat ;
- la langue ne subit pas de transformation révolutionnaire après une
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révolution sociale. Paul Lafargue a tort de dire que la langue XXX
- la langue est un moyen de communication pour la communauté tout entière, et pas pour une seule classe ;
- la tâche de la linguistique est d'étudier les lois internes d'évolution de la langue.

Staline distingue entre les règles conservatrices de la grammaire et le lexique, plus souple et plus perméable aux influences de la réalité extra-linguistique, ce qui permet de rendre compte de changements survenus dans la langue russe, bien que celle-ci n'ait pas fait de saut révolutionnaire, comme de justifier l'afflux de mots russes dans les langues nationales de l'URSS sans risque pour l'identité de ces langues. Un nouveau type de raisonnement sur la langue est donné pour la politique linguistique : Staline, refusant l'idée de mélange des langues, parle de la victoire d'une langue sur les autres. Un cadre est donné pour justifier la suprématie du russe en URSS.
Ce cadre, qui devient obligatoire pour la linguistique soviétique jusqu'à bien après la déstalinisation commencée en 1956, n'était pas apparu comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu. L'intervention était éminemment politique. Mais du point de vue qui nous intéresse, à savoir le discours sur la langue, il faut bien voir que c'était une façon de réduire la tension entre deux discours incompatibles. Incompatibles par exemple étaient l'idée qui prévalait dans la linguistique marriste que la langue était divisée en classes et l'idée de la langue de la nation tout entière, idée qu'on peut voir avancée dès la fin des années vingt chez des écrivains comme Gorki ou dès 1945 chez des linguistes non marristes comme Vinogradov, qui écrit l'année de la fin de la guerre:

"La création d'une langue nationale commune est une étape fondamentale dans l'histoire de chaque peuple. Ce n'est que dans une telle langue que la nation reçoit les moyens de l'épanouissement total de ses forces spirituelles pour participer pleinement au mouvement culturel mondial. Seule une langue nationale peut devenir la base d'une science et d'une littérature nationales. Elle assure l'union de toutes les forces du peuple, elle contribue à affermir la puissance politique d'une nation et à l'augmentation de son influence parmi les autres Etats. Il
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est naturel que la langue nationale, comme bien collectif du peuple tout entier, [...] soit l'objet de la fierté du peuple et de ses soins les plus attentifs". (Vinogradov-1945, p. 9)

(Citation que n'auraient pas démentie, je pense, des linguistes romantiques comme August Schlegel ou Franz Bopp).

3.

A. Meillet a dit : "Chaque siècle a la grammaire de sa philosophie", ce qui a été retraduit par L.-J. Calvet par la formule :
"Chaque société a la linguistique de ses rapports de production" .
J'ai voulu à mon tour proposer une interprétation des liens entre une société et sa linguistique en disant :
"Chaque société a le discours sur la langue qui correspond à l'air du temps".

J'ai donc essayé de raconter une histoire, une histoire événementielle de la production linguistique en URSS. Mais j'ai trouvé des difficultés à construire une linéarité. On peut raconter les bouleversements institutionnels, la lutte des centres de recherche pour le pouvoir. On peut faire le compte des exclusions et des promotions administratives. On peut faire aussi l'histoire de la tentative ou de la tentation de la maîtrise politique du signe et de la représentation. Mais cela ne nous fait pas avancer dans la connaissance de l'objet de la linguistique en URSS.
C'est que l'histoire d'une science, ou l'histoire d'un concept, ça ne se raconte pas. Ce ne peut pas être un récit. Ça a à voir avec l'histoire tout court, mais ça ne l'accompagne pas, ça ne la redouble pas. Ou plutôt ça la chevauche.
Qu'est-ce qui m'a empêché de produire une narration? Ce sont les allers et retours constants dans les dates, dans les définitions, dans les concepts.
Une seule constante, peut-être, dans ces renversements successifs est une philosophie de l'histoire qui affirme le sens unique du devenir humain sous la catégorie du progrès triomphant, celle-là même qui en Occident est depuis des décennies en pleine débâcle : plus qu'une philosophie
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hégélienne, c'est une philosophie positiviste et scientiste. Mais même là, il n'y a pas vraie continuité, car la place accordée aux formes de l'évolution des langues diffère du tout au tout selon les périodes, entre Marr et Staline, par exemple, ou à l'intérieur des différentes déclarations de Staline sur la langue.
C'est qu'en URSS, dans les années trente, la linguistique est en porte à faux.
Etrangement, il n'en va pas de même pour d'autres sciences, qui devraient a priori avoir des conséquences bien plus directes sur le réel. Il en va ainsi de la biologie : les délires antigénétiques de Lyssenko, qui déclarait pouvoir créer des variétés hybrides de blé et de maïs qui pourraient pousser en Sibérie, n'ont pas empêché que sa théorie soit dominante et seule reconnue en URSS jusqu'à la fin de la période khrouchtchévienne. La biologie serait-elle moins dangereuse pour le pouvoir que la problématique de la langue?

J'ai essayé de faire fonctionner le discours soviétique sur la langue autour d'une question : "pourquoi les langues changent-elles et peut-on changer la langue ?" et de montrer combien ce discours est contraint de toutes parts par un air du temps proprement soviétique: il fallait aller au bout des conséquences du cadre épistémologique à l'intérieur duquel on allait penser la langue.
Mais la notion d'air du temps que j'ai introduite a marqué ses limites et ses insuffisances, car on n'a jamais vu un air du temps aussi stratifié, rempli d'autant de décalages, d'emboîtements et de recoupements hétérogènes.
Ainsi par exemple, la notion d'unanimisme dans une communauté linguistique homogène n'a pas la même histoire dans les écrits de linguistique, dans les textes littéraires et dans les documents officiels (on l'a vu avec la Constitution de 1936).
De même la théorie de la langue nationale n'a pas la même histoire selon les types de discours auxquels on la rapporte. Le discours sur la langue tenu par les linguistes a même ceci de hautement singulier qu'il se trouve, à la fin des années trente, allant en direction inverse des autres séries discursives sur la langue !
C'est là que se posent les problèmes spécifiques de l'analyse du
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discours sur la langue en URSS : les périodisations sont à construire, les synchronies à délimiter.
Du point de vue épistémologique, plusieurs synchronies peuvent ne pas être contemporaines, au sens strictement chronologique : il peut y avoir décalage entre les séries (les discours sur la langue dans les textes littéraires, les textes administratifs ou les réflexions politiques sur la politique de la langue peuvent diverger, se recouper, être en contradiction partielle).
L'histoire d'une science n'est pas une ligne continue, l'histoire des étapes sur la voie rectiligne menant de l'erreur à la vérité, de l'ignorance au savoir. C'est l'histoire des ruptures, des discontinuités, des reprises, des changements de perspectives et de points de vue, et même des changements d'objet. Toutes ces séries discursives peuvent coexister, parallèlement, s'affronter ou s'ignorer.
Par exemple, y a-t-il un modèle unique ou des modèles incompatibles derrière les séries disparates de discours sur la langue dans l'URSS des années trente ? Comment s'articulent ces séries dispersées, discontinues et irrégulières ? Prenons la linguistique romantique inspirée de Herder et Humboldt, par exemple. Comment est-elle réinterprétée, retraduite dans une autre problématique dans les années 30?
Ce n'est certes pas une pure répétition du même car, dans les années trente, les conditions de production d'un discours romantique sur la langue n'ont plus rien à voir avec celles du premier tiers du XIXème siècle ! Pourtant la question de la langue en URSS dans les années trente a à voir avec le renversement des valeurs qui eut lieu en Europe à la fin du XVIIlème siècle entre l'universalisme rationaliste et le romantisme des valeurs nationales, l'époque des bouleversements qui mènent à la Révolution française, l'époque où la problématique d'Adam Smith, Turgot ou J. J. Rousseau succède à celle de la Grammaire de Port-Royal. Opposition à son tour décalée, retravaillée sur un autre terrain.
Cette perspective non continuiste, bien sûr, doit beaucoup à Michel Foucault. Mais appliquée au terrain du discours sur la langue en URSS, terrain dont Foucault n'a jamais rien dit, elle me semble promettre de
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nombreux développements.
L'intérêt de cette histoire et de ses intrications est que les antagonismes qui se font jour dans la linguistique soviétique des années trente se retrouvent d'une manière ou d'une autre, mais à l'intérieur d'autres séries, actuellement et ailleurs, qu'on pense, par exemple, à la façon dont un sociologue comme P. Bourdieu envisage le problème de la langue quand il parle de "langue légitime", ou au débat sur la langue nationale rééouvert dans les années 70 par des chercheurs aussi divers que J.-B. Marcellesi, ou R. Balibar.
Un immense travail reste à faire dans l'exploration de ce territoire où presque tout reste à découvrir pour faire connaître cette problématique si curieuse qu'est l'étude des relations d'un pays à sa langue.
Ainsi, comment isoler les unités auxquelles on a affaire : tous les discours théoriques qui ont parlé de la langue forment-ils une même science ? toutes les définitions de l'objet de la linguistique sont-elles la recherche et le lent affinement progressif d'un même concept, ou doit-on leur reconnaître une incompatibilité telle qu'il s'agira de sciences différentes ?
On pourra étudier le discours sur la langue chez les non linguistes (en littérature, dans les textes administratifs, politiques, philosophiques, ethnologiques) en tentant d'articuler ces séries divergentes.
Et tout en questionnant la grammaire russe et les idées grammaticales sur la langue russe, on pourra tenter de sortir d'une positivité empirique mais aussi de la rassurante rationalité des arborescences syntaxiques.
Je peux revenir maintenant à la question que j'ai posée au début de ce travail : "quand est-on sortis du droit chemin? quand y a-t-il eu bifurcation ?"
Il me semble que les choses se sont gâtées à partir du moment où le pouvoir politique a commencé à imposer une commande utilitaire aux intellectuels. Ceci n'est pas une révélation, et ne fait qu'enfoncer une porte ouverte. En revanche, je crois qu'on a appris à se poser des questions à la fois sur l'URSS et sur la langue : Marr et Staline ont en commun une cécité à l'ordre propre de la langue, un désir de contourner à tout prix la
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matérialité propre de la langue qui s'oppose à sa maîtrise.
On peut également s'interroger sur l'URSS actuelle et voir qu'une grande partie des conflits nationaux actuels viennent de la définition de la nation et de la langue donnée par Staline. Si la langue n'était qu'une forme, on n'aurait pas vu au printemps 1989 des milliers de manifestants moldaves dans les rues de Kishinev (devenu depuis Chisinau) demander le retour de leur langue à l'alphabet latin. Pourtant, il a fallu reconnaître aussi que la définition stalinienne de la langue et de la nation n'était pas l'œuvre d'un seul homme, qu'elle avait elle-même une histoire, qui devait nous renvoyer à la naissance de la linguistique romantique et de la théorie herderienne de l'équation peuple / langue.
Aussi l'analyse du discours sur la langue en Union Soviétique est-elle unj lieu privilégié de rencontre entre spécialistes de l'URSS et linguistes, terrain quasiment inexploré par une discipline encore à la recherche de ses concepts fondamentaux.


BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

(1) De nombreux éclaircissements historiques ont été empruntés à l'ouvrage de Samuelian-81. (retour texte)
(2) Comme les philosophes dans la 2e thèse sur Feuerbach... (retour texte)
(3) On dit (ou disait...) Sprachkultur en RDA, par exemple, cf. Bresson-79. (retour texte)
(4) Cest précisément sur Sapir que s'appuie Meschaninov lorsqu'il tente de démontrer, par exemple, que le mot n'existe pas en dehors de la proposition, cf. Meschaninov-40, dans Zvegincev-65, p. 359-360. Cette question a été extrêmement peu étudiée. En fait le discours soviétique sur la langue s'inscrit dans une acceptabilité qui dépasse de bien loin les frontières de l'URSS. C'est qu'il est des questions, dans les années 20-30, qu'on se pose tout aussi bien ailleurs, dans des formations sociales tout à fait différentes, avec des systèmes politiques opposés, et dans des problématiques épistémologiques qui semblent n'avoir rien en commun. Il en va ainsi des rapports entre langue et pensée (de Sapir et Whorf à Lévy-Bruhl), mais aussi des interrogations sur la précision, voire l'hygiène de la langue (le cercle de Vienne). (retour texte)




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