Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens


Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT : «Y a-t-il un sujet dans les phrases sans sujet ?, in M. Maillard (éd.) : L'impersonnel. Mécanismes linguistiques et fonctionnements littéraires, Grenoble : CEDITEL, 1991, p. 93-99.



[93]
l) Si les phrases impersonnelles sont un phénomène propre à toutes les langues indo-européennes à un moment ou à un autre de leur histoire, dans les langues slaves actuelles ce phénomène est particulièrement bien représenté.

Ex:
russe : menja znobit (j'ai des frissons, litt : ‘Ø me [Acc] frissonne [vb tr]’) ;
bulg. : trese me (id.)
pol. : spało mi się dobrze (j'ai bien dormi, litt. ‘Ø a dormi [vb pronominal] me [Dat] bien’)
tchèque : je mi zima (j'ai froid, litt. ‘Ø me (Dat.] est (le) froid’);
(modèles équivalents au latin Me paenitet erroris mei ).

        Il n'y a dans ces constructions aucune possibilité de réinsérer un sujet au nominatif. Ces constructions posent des problèmes importants pour toute théorie de la relation prédicative et pour la syntaxe en général. Ainsi, dans les termes de Tesnière, pourrait-on dire qu'il s'agit de verbes monovalents, avec un second actant mais sans prime actant? ou avec un prime actant à un cas oblique ?

2) Les pays où l'on parle une langue slave ont tous connu, à un moment de leur histoire, un régime politique fondé sur une philosophie marxiste, dans lequel l'idéologie d'Etat avait, envers les théories scientifiques, des demandes précises. En particulier certaines théories linguistiques ont été, au détriment d'autres théories, mises en avant par le pouvoir politique.
[94]
        Dès le début des années trente en URSS et (avec plus ou moins de succès) dès les années cinquante dans les pays d'Europe centrale et orientale, se met en place une théorie officielle « matérialiste » : s'opposant à toute idée d'autonomie de la langue (position « idéaliste »), elle affirme le lien indissoluble de la langue et de la pensée, celle-ci étant déterminée en dernière instance par la réalité objective. Cette position repose essentiellement sur un passage de L'idéologie allemande de Marx, disant que «le langage [ou la langue?] est la réalité immédiate de la pensée ».
        Le lien indissoluble de la pensée et de la langue implique le même lien entre la logique et la linguistique, et par conséquent entre le «jugement » et la «proposition».
        Que faire alors des construction impersonnelles, si fréquentes dans les langues slaves, comment intégrer des jugements «mono-élémentaires» dans la théorie du perfectionnement historique de la pensée ?
        En termes plus modernes on pourrait dire: «comment expliquer l'incomplétude?»

3) Les phrases impersonnelles : pensée primitive ou progrès de la pensée ?

        La linguistique soviétique des années trente a connu d'innombrables débats et des luttes féroces. Mais un postulat est largement partagé par les protagonistes : a) la pensée humaine se perfectionne au cours de l'histoire (référence courante : L. Lévy-Bruhl), b) ce perfectionnement se manifeste dans la langue.
        Peškovskij (1928, dans un livre constamment réédité en URSS depuis la fin des années 20) définit les « verbes impersonnels » du russe comme des formes prédicatives (ils possèdent un temps et un mode) mais sans cet accord avec un sujet (personne, nombre et genre) qui rapporterait l'action à un agent. Il s'agit d'une action sans agent, ou action séparée de son agent. Ici l'absence de sujet grammatical n'est pas un fait fortuit, mais intrinsèque. Le centre des constructions impersonnelles est un « verbe (plus ses expansions éventuelles) accordé avec rien ».
        Pour Peškovskij, cependant, les termes «verbes impersonnels » et «phrases impersonnelles» sont inexacts. Il ne peut pas y avoir de véritable impersonnalité dans le prédicat. La «personne» est une catégorie indispensable de la pensée (linguistique et non seulement linguistique) : sans «personne»,
[95]
il n'y a pas de langue, la personne parlante implique la personne écoutante, et ces deux personnes impliquent un monde environnant, qui constitue pour elles une «3e personne».
        Même d'un point de vue extra-linguistique, deux personnes sont nécessaires : «moi» / «non-moi». L'impersonnel au sens propre est la même chose que le «non-personnel» ; une notion métaphysique (comme le non-temps ou le non-espace).
        Dans une expression comme svetaet [(il fait) clair] l'agent a beau être écarté, il n'en reste pas moins qu'il n'est ni en moi ni en mon interlocuteur, mais en dehors de nous deux : svetaet on ne sait pas qui, mais de toute façon ce n'est ni moi ni toi.
        Pour Peškovskij «II est clair que, puisque la personne doit être pensée dans le verbe, elle est pensée ici comme une 3e personne. Mais elle est pensée avec le minimum de clarté».
        On voit que dans ce type de théorie, le «sujet» absent renvoie au flou, au mal connu, à l'indicible, mais de toute façon à quelque chose d'ontologiquement présent.
        Peškovskij propose d'appeler les phrases impersonnelles «phrases à sujet éliminé» : synchroniquement, le sujet est senti comme éliminé [ou manquant?]. Mais le raisonnement est vrai aussi historiquement : les phrases impersonnelles sont venues des phrases personnelles, et non l'inverse. La pensée prélinguistique, reposant sur l'association de deux notions, est toujours à deux composants. Il serait tout à fait étrange que dans la langue il y ait eu pour cela dès le départ des formes à un seul composant. Par conséquent les phrases impersonnelles sont d'apparition plus récente que les phrases personnelles. Ainsi dans

ego gromom ubilo [il a été tué par la foudre, litt : «le (Acc.) par la foudre (Instr.) a tué (verbe tr.) »],

le sujet est éliminé comme cause inconnue de l'événement exprimé par le verbe. Dans certains cas la cause immédiate est connue (grom : la foudre), mais «la langue ne la représente que comme l'instrument d'une autre cause, plus lointaine (gromom ubilo = au moyen de la foudre). Par opposition à une phrase personnelle de type grom ego ubil [la foudre l'a tué] on indique que la véritable cause de l'événement est inconnue».
        Pour Peškovskij la recherche de la véritable cause d'un événement et la reconnaissance du fait qu'elle est inconnue sont à la base de toutes les phrases impersonnelles, qui marquent ainsi la première manifestation de la pensée critique, la première tentative de comprendre de façon critique le monde environnant.
[96]
        A côté des phrases impersonnelles, qui présentent le connu comme inconnu, il existe des tournures où, au contraire, l'inconnu est présenté comme connu. Il s'agit de constructions tautologiques comme

svet svetit, grom gremit, [la lumière luit, le tonnerre tonne].

        Ce sont, d'après Peškovskij des phrases de la période ancienne, car elles indiquent une cause première, mythique, de l'événement, un agent mythique. C'est l'élimination de ces sujets grammaticaux redondants qui a pu favoriser l'apparition des phrases impersonnelles.

Ex : večer večereet > večereet : [litt : le soir fait soir > (c'est le) soir]

        Les phrases impersonnelles ne sont donc pas, pour Pesˇkovskij, le vestige d'un phénomène en voie de disparition, mais au contraire quelque chose en pleine expansion. L'histoire des langue modernes est l'histoire de l'elimination des phrases personnelles au profit des phrases impersonnelles, phénomène en rapport avec l'elimination générale du nom par le verbe.

4) La linguiste polonaise H. Koneczna (1958) analyse les constructions verbales à un élément en les caractérisant comme «ergatives» : leur «sujet réel» (exécutant d'une action, personne concernée par un état, porteur d'une qualité donnée) apparaît à un autre cas que le nominatif, en fonction grammaticale de complément. Pour elle, l'«ergatif slave» caractérise la parole d'un homme qui fonde ses connaissances du monde sur ses propres perceptions sensorielles, sans les analyser plus avant. Ces perceptions reçoivent une expression dans des énoncés sans indication de source ou de cause. Et quand la source ou la cause est indiquée, elle l'est dans un membre de phrase sémantiquement et grammaticalement dépendant de celui qui indique le phénomène ou l'état.
        Les constructions slaves «ergatives» sont pour H. Koneczna les produits d'une langue «perceptuelle» (par opposition à «conceptuelle »), de nos jours propre à un style imagé, et qui fut autrefois vraisemblablement «le seul moyen possible d'exprimer ses impressions». Les constructions à deux éléments, elles, sont des formes historiquement postérieures, caractéristiques d'une époque où l'homme cherche les causes ou l'auteur d'un
[97]
phénomène et les marque dans la phrase par un nom jouant un rôle d'égale importance avec les mots désignant l'action ou l'état. Les phrases ainsi construites appartiennent à une langue «conceptuelle», rationnelle, logique.
        Une phase intermédiaire (particulièrement bien représentée dans les langues slaves) serait la phrase à deux éléments avec expression ergative du sujet réel : targa? nim niepokój (l'angoisse le [Inst.] tourmentait) ; alors qu'une langue conceptuelle dirait plutôt : on przezywa? niepokój (il ressentait de l'angoisse) ou on by? targany niepokojem (il était tourmenté par l'angoisse).
        L'existence de ces deux types de langues constituerait, pour H. Koneczna, une véritable diglossie : on dit dans la langue quotidienne szumi mi w uszach (litt. ‘[ça] me bourdonne dans les oreilles’), qu'on retraduit à la consultation du docteur en mam szum w uszach (‘J'ai des bourdonnements d'oreille’). Mais cette diglossie est en évolution ; la langue conceptuelle tend à se répandre, en parallèle avec le développement du savoir sur le monde et «une plus grande maîtrise de l'homme contemporain sur la vie» : on dit maintenant, selon Koneczna, plus facilement sadze˛ (‘je juge que’) que zdaje mi sie˛ (‘il me paraît’).
        C'est chez Galkina-Fedoruk (Moscou, 1958) qu'on trouve l'étude la plus précise sur les implications philosophiques de la théorie de la proposition et sur les liens entre langue et pensée. Elle distingue une théorie matérialiste, pour laquelle «il n'y a pas de langue sans pensée et pas de pensée sans langue» (et où, par conséquent, «la langue fixe et enregistre les progrès de la pensée»), et une position idéaliste, pour laquelle il y a soit «assimilation totale soit séparation totale entre les deux». Elle rappelle la position de Lénine, pour qui «la connaissance est le reflet du monde objectif dans la conscience», la sensation et la pensée étant des degrés différents d'un même processus de connaissance. Pour Lénine «L'homme se trouve devant un réseau de phénomènes naturels. L'homme instinctuel, le sauvage, ne se détache pas de la nature, l'homme conscient s'en détache... » (Cahiers philosophiques). C'est sur cette base que Galkina-Fedoruk peut affirmer que la «proposition primitive» était une simple nomination (de chose ou de processus), et qu'il y eut passage progressif de la simple perception à la forme logique de la pensée. Cette forme logique de la pensée est, selon Galkina-Fedoruk, nécessairement bi-élémentaire : il n'y a pas toujours un sujet matériellement exprimé dans une proposition,
[98]
mais il y a toujours nécessairement un «objet» du jugement : ce dont on juge. Pour elle, même les «propositions primitives», à l'aube de l'humanité, devaient être bi-éléméntaires, mais l'objet du jugement pouvait n'être pas exprimé verbalement, pouvait rester implicite dans la situation, d'où des propositions primitives ayant une forme de simple dénomination : «(èto) reka» [(c'est) (la /une) rivière]. Quand l'objet du jugement reçoit une expression verbale, on a un sujet logique au sens formel.
        Galkina-Fedoruk insiste sur le fait qu'une position « matérialiste » en linguistique implique que la langue se perfectionne au cours de son évolution (perspective téléologique). D'après elle, si la linguistique occidentale n'a pas réussi à résoudre le problème de la nature des phrases impersonnelles et celui de la date de leur apparition (avant ou après les phrases personnelles), c'est qu'elle repose sur des bases idéalistes (p. 54).

5) L'écart semble large qui sépare l'impersonnel vu comme pensée primitive, prélogique, signe de méconnaissance (c'est aussi la position de Lossky ou de Marr) et l'impersonnel vu comme progrès, pensée critique, reconnaissance de non-savoir (position également de Miklošič ou de Potebnja). Et pourtant une même problématique est à l'œuvre: une philosophie de l'histoire bien proche de celle du XIXe siècle, une téléologie où la pensée a une histoire, l'histoire de son perfectionnement, déterminée par l'évolution historique des formations sociales. Le perfectionnement de la pensée peut, selon les périodes politiques, être vu comme discontinu (l'évolution par «stades» chez Marr) ou continu («l'accumulation progressive des formes nouvelles» chez Staline), mais une chose reste sûre ; la langue, reflet de la pensée, ne peut pas ne pas se perfectionner également. Cette position qui se veut «matérialiste» nous semble surtout refuser une conception non substantialiste de la matérialité de la langue (la valeur chez Saussure), la dimension propre de la langue. Mais il y a plus grave : en refusant l'existence de constructions radicalement sans sujet, en affirmant le caractère nécessairement bi-élémentaire du «jugement», ce type de réflexion fait tomber dans l'ontologie, dans le domaine de l'être, donc du non conflictuel, du hors discussion, ce qui pourrait bien n'être qu'un objet du discours, ce qui a déjà été dit, avant ou ailleurs, dans l'extériorité d'un discours particulier (cf.
[99]
Pêcheux, Althusser ou Lacan: «ça parle toujours ailleurs et avant »). Le «matérialisme» mis en avant est ici un réalisme de la substance. Tel est le prix à payer pour cette fascination de la complétude, qui, dans la linguistique marxiste de type soviétique, a empêché radicalement dans les pays de langue slave aussi bien toute possibilité d'analyse de discours que toute réflexion sur l'idéologique dans le langagier.

BIBLIOGRAPHIE

— GALKINA-FEDORUK E.M. (1958) : Bezličnye predloženija v sovremennom russkom jazyke [Les phrases impersonnelles en russe contemporain], Moscou.
— KONECZNA H. (1ère parution : 1958) : « Funkcje zdań jednoczłonych i dwuczłonych w języku polskim », dans Problemy skladni polskiej, 1971, p. 60-92.
— LOSSKIJ N.O. (1922) : Logika, t. 1. Peterburg.
— MARR N. Ja. (1936) : « Verba impersonalia, defectiva, substanliva, auxiliaria », dans Izbrannye raboty, t. II. Moscou - Leningrad.
— MIKLOŠIČ F. (1883) : Subjektlose Sätze, Wien.
— PEŠKOVSKIJ A.M. (1928) : Russkij sintaksis v naučnom osveščenii [La syntaxe du russe sous un éclairage scientifique], Moscou -Leningrad.
— POTEBNJA A.A. (1899) : Iz zapisok po russkoj grammatike [Notes de grammaire russe], t. III, Xar'kov.