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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT : «La langue, corps pur de la nation. Le discours sur la langue dans la Russie brejnévienne», Les Temps Modernes, n° 550, mai 1992, p. 186-208.

[186]
II est possible aux entomologues de dire précisément combien il y a d'insectes connus vivant sur notre planète. La quantité en est très grande (plusieurs millions), mais dénombrable. La question a un sens.

Nul linguiste, en revanche, ne peut répondre à la question de savoir combien il y a de langues parlées sur la Terre. Non par ignorance, c'est qu'il est impossible de répondre : la question est sans objet, parce qu'on ne peut pas compter les langues.

En effet, dans un continuum dialectal, il n'y a guère de raison de faire passer la coupure à un endroit plutôt qu'à un autre. De Bordeaux à Nice le passage est insensible entre les différentes variétés d'occitan. Pourtant l'intercompréhension est difficile entre ces deux points extrêmes. De même, il y a à peu près autant d'arguments pour considérer que le français du Québec et le français d'Europe sont deux langues différentes qu'une seule et même langue.

Comment trancher? Comment faire du discontinu dans le continu? Par quel acte de nomination va-t-on créer des entités séparées ou au contraire des avatars de l'identique[1]?

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Dans ce cas précis il semble raisonnable de s'en tenir à une position nominaliste modérée : c'est bien le nom qui fait-être la chose, le nom, forme privilégiée du symbole.

Il en va de même avec les peuples et les nations, fragmentables à l'infini par la grâce du nom. Le « peuple corse, composante du peuple français », ou la « République indépendante russe du Dniestr occidental » en Moldavie en sont de tout récents exemples : il n'y a pas de limite au dénombrable tant que ce sont les noms qui sont les garants de l'ontologie.

Il est, en revanche, parfaitement possible de compter les Etats et les langues d'Etat. Malheureusement, la langue d'Etat n'a pas grand-chose à nous apprendre sur la langue de la nation. Les langues d'Etat que sont l'arabe littéral en Algérie ou la katharevoussa en Grèce avant l'arrivée du PASOK au pouvoir n'ont que de lointains rapports avec les vernaculaires effectivement employés par les populations.

Qu'est-ce alors que la langue, cet objet si bizarre et si fuyant, si familier et si insaisissable? Qu'est-ce que la langue et qu'est-ce que la nation, comment ces deux objets se définissent-ils l'un par rapport à l'autre?

 

On peut étudier l'URSS et la Russie à travers la spécificité de son rapport à la langue, à la représentation et au signe. Ce n'est pas le seul pays à avoir entrepris une gestion politique des symboles, mais c'est, à ma connaissance, le seul pays qui ait fusillé ses linguistes pour des questions de définition de la langue (Polivanov, Durnovo, Drezen, etc.).

Je voudrais présenter ici le discours sur la langue et, plus largement, l'imaginaire de la langue dans l'URSS de l'époque brejnévienne. Dans un Etat « multinational » il est du plus haut intérêt d'étudier les limites - non administratives, mais symboliques - des composantes du Tout qu'est l'Etat : peuples, langues et nations. Ces limites symboliques s'inscrivent dans un discours, celui des Russes sur la langue russe, des Russes sur la langue des non-Russes, et des Russes sur le discours des non-Russes sur la langue russe. Ce retour à l'URSS
[188]
brejnévienne me semble indispensable pour aborder l'enjeu d'une réflexion sur la langue dans la renaissance nationale des ethnies non russes à l'heure actuelle.

Le principe de sélection adopté en vue d'obtenir un corpus homogène est la « vulgarisation scientifique » sur la langue : littérature para-linguistique, lectures complémentaires à l'usage des écoliers et des étudiants en URSS, préfaces à des livres de grammaire, etc.

Ces textes, négligés à l'extérieur de l'URSS, sont pour moi un objet digne d'intérêt. En effet, en choisissant de lire des livres sur la langue que les linguistes ne lisent pas, je pense aborder par des voies moins courues mais peut-être plus efficaces le problème du rapport idéologique à la langue dans un pays comme l'URSS, où la politique de la langue a fait l'objet d'une construction théorique particulièrement explicite, et admirée à l'extérieur[2].

 

1. L'amour

Que la « Grande langue russe » (notée dorénavant GLR), dans les écrits para-linguistiques soviétiques, soit un objet d'amour, innombrables sont les citations qui le peuvent attester. Mais l'URSS n'était pas composée des seuls russophones, et cet amour peut recouvrir des attitudes qu'il n'est pas indifférent d'opposer.

1.1. Le russe, langue maternelle des russophones

L'amour de la langue maternelle peut naître de la lecture d'un livre de grammaire, qui conjoint alors dans un même mouvement l'amour et la connaissance de l'objet étudié :

 [189]
Ce livre suscite l'intérêt envers la langue russe, l'amour de la langue russe. (Prokopovič, 1972, p. 6)

Mais, aboutissement de l'étude, l'amour de la langue est en même temps une condition d'accès à l'objet :

pour assimiler ces ressources linguistiques, pour savoir utiliser ces possibilités du russe, il faut étudier sans relâche la langue russe, s'efforcer de pénétrer l'essence de ses lois, et, cela est l'essentiel, aimer[3] cette langue. (Šermuxamedov, 1980, p. 210) [4]

Enfin, cause et conséquence du savoir, l'amour se nourrit, se soutient de l'étude de l'objet-langue :

Souvenez-vous que le véritable amour de la langue russe est impossible sans de profondes et vastes connaissances de cette langue, sans une acquisition constante et persévérante de ses richesses de sens et d'expression. (Ljustrova, 1982, p. 154)[5]

1.2. La langue maternelle

La « langue maternelle » en russe se dit rodnoj jazyk, qu'on pourrait traduire littéralement par « langue natale ». Rodnoj. en effet, est lié à rod : « lignée », « race », « tribu », « clan », « souche » (latin gens, grec genos), base de dérivation commune à un grand nombre de vocables fréquemment usités dans un discours sentimental et patriotique : roždenie « nais-
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sance », roditeli « parents », rodina « patrie », narod « peuple », et tous les syntagmes formés avec l'adjectif rodnoj : rodnaja reč' « le parler natal », rodnoe slovo « le Verbe natal », rodnaja strana « le pays natal », rodnoj kraj « la région où l'on est né », rodnaja literatura « la littérature nationale », rodnoj brat « frère de sang » ou rodnaja mat' « (sa) propre mère », etc. Rodnoj jazyk serait ainsi la langue du clan, du groupe, tout en étant la langue de la naissance, celle reçue dans et par la naissance.

L'équivalence manifeste langue / Patrie est ainsi sous-tendue par la racine rod-, commune à rodnoj jazyk et rodina. Car aimer la langue russe, c'est en même temps - et c'est la même chose dans nos textes - aimer la Patrie, celle où la langue russe est parlée, celle où la langue russe est née :

Les amis de la langue russe sont unis par l'amour du Verbe natal, par l'intérêt envers son passé héroïque, son présent glorieux et son avenir radieux. (Ljustrova, 1982, p. 54)

C'est alors que l'amour de la langue maternelle peut relever d'une injonction, devoir du citoyen au même titre que l'amour de la Patrie :

L'amour de la langue russe est une partie intégrante de ce sentiment que nous appelons l'amour du pays natal. Chaque Soviétique, chaque Russe, doit connaître et aimer sa langue. [...] Il faut aimer et sans cesse étudier la langue russe. (Paustovskij, 1953, cité par Sˇermuxamedov, 1980, p. 52)[6]

Car, dans cet amour, c'est bien aussi de devoir qu'il s'agit :

Avant tout, il faut aimer sa patrie soviétique. (Archives personnelles du maréchal K.K. Rokossovskij, Literaturnaja gazeta, avril 1982)

[191]
Mais la terre natale (rodnaja zemlja) ou la langue maternelle (rodnoj jazyk) sont deux aspects d'une même notion : la Patrie (rodina), qui, en URSS, est constamment référée à l'image de la Mère à un niveau supérieur : la Mère Patrie (Mat’-Rodina).

Ainsi, faire précéder d'une injonction l'amour de la langue maternelle ou de la Mère Patrie, ne serait-ce pas désigner symboliquement l'amour dont on ne peut rendre compte, celui que toujours on tait : l'amour (du corps) de la mère, tout en lui assignant une sublimation et lui fixant un interdit[7]?

Ce point de fixation sur la langue, M. Pierssens l'a dénommé logophilie, amour de la langue par les « fous de la langue ». Il me semble de première importance de se demander si l'on peut déceler ou non dans les textes de vulgarisation scientifique soviétique une « logophilie d'un type nouveau », de savoir quels sont les traits spécifiques de l'amour de la GLR en Union soviétique.

1.3. Défendre la langue

Une des conséquences de la logophilie des textes soviétiques sur la langue est le besoin de défense de la langue maternelle et de son intégrité.

Là encore une métaphore est intarissable, métaphore de la pureté et de la souillure dont doit être préservée la langue :

Les Soviétiques doivent constamment, de façon inlassable, avoir soin de la langue russe, de sa pureté, de la conservation et du développement de son expressivité, de sa richesse d'images, de sa force. (Šermuxamedov, 1980, p. 204)

[192]
Les éléments malfaisants et pernicieux, dangereux pour la pureté de la langue, sont clairement désignés, ce sont l'influence étrangère et le bas langage :

Nous devons faire en sorte que [...] le russe ne soit pas souillé par les argotismes, les mots étrangers superflus, les vulgarismes. (Šermuxamedov, 1980, p. 205)[8]

Et c'est un discours moral qui sera la caution suprême de la défense de la langue, rappelant ainsi le « style stalinien » en linguistique :

L'indifférence envers la langue, une utilisation indigente de la langue, une attitude négligente envers elle, son avilissement, sa détérioration, sont absolument inadmissibles. (Paustovskij-53, cité par Sˇermuxamedov, 1980, p. 52)

La défense de la langue, cependant, peut avoir une motivation politique bien précise : façonner un instrument efficace pour « influencer les masses ». C'est en tout cas la position de Lénine, rappelée dans L'Encyclopédie du russe[9] :

Sur la purification de la langue russe (Réflexions de temps libre, c'est-à-dire en écoutant les interventions en réunions).
Nous pervertissons la langue russe. Nous utilisons des mots étrangers sans nécessité. Nous les utilisons incorrectement. [...] La langue des journaux, chez nous, commence à se dégrader. [...]
Je dois reconnaître que, si l'emploi des mots étrangers sans nécessité m'irrite (car cela rend difficile notre
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influence sur les masses), certaines fautes de ceux qui écrivent dans les journaux peuvent me mettre véritablement hors de moi. [...]
N'est-il pas temps de déclarer la guerre à la dénaturation de la langue russe? (écrit en 1919 ou 1920, 1ère publication le 3 décembre 1924 dans la Pravda, n° 275) (cité dans EDR, art. « langue russe »).

Cette conception utilitaire de la parole claire qu'avait Lénine entre très exactement dans le cadre de la prophylaxie sociale (la lutte contre les « parasites »), qui s'applique également à la langue :

C'est d'une façon nouvelle que résonnent mainte­nant les paroles prophétiques de M. Gorki, qui appelait à lutter pour la pureté de la langue russe. Rappelons ces paroles :
‘Parmi les tâches grandioses de l'édification d'une culture nouvelle, d'une culture socialiste, figure la tâche consistant à organiser la langue, à la débarrasser de la pacotille parasitaire. [...] La lutte pour la pureté, pour la justesse sémantique, pour la netteté de la langue, est une lutte pour un instrument de culture. Plus acéré est cet instrument, plus il se manie avec exactitude, et plus il est victorieux’. (M. Gorki, Œuvres complètes, t. 27, p. 169-170, cité par Šermuxamedov, 1980, p. 204)

La prophylaxie sociale a donc bien pour but la défense d'un organisme, d'un corps, puisque les atteintes à ce corps sont désignées comme pathologiques : B.S. Švarckopf (art. « Bureaucratismes dans la langue », EDR) dénonce la « dégradation » de la langue comme une « maladie ».

Qu'est-ce alors que la langue, pour que son unité, son intégrité, puissent être, comme pour la Patrie, déclarées en danger?

Qu'est-ce que ce Tout qu'on peut se dire aimer? Cet objet
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« introuvable»[10] qu'on s'acharne à défendre et à illustrer, tout en le « construisant » et le jalonnant d'interdits?

Cet ensemble de déclarations que j'ai rapportées rappelle par bien des points la vision idéologique de la langue française dans la France de la IIIe République[11]. Mais une différence essentielle me semble due à la reconnaissance du caractère multinational de l'URSS.

1.4. Les allophones et la « deuxième langue maternelle »

Tout autre, en effet, est le problème de l'amour du russe par les non-russophones, car la relation amoureuse y est nécessairement, a priori, d'une nature différente, puisqu'elle ne concerne plus la langue maternelle. Mais la passion n'y est que plus vive, ou dus moins présentée comme telle.

Le livre de S. Sˇermuxamedov nous livre ainsi des pages entières d'anthologie littéraire de poètes et d'écrivains non russes de l'Union soviétique, chantant à l'unisson, en russe, leur amour de la langue russe.

Le « poète soviétique ouzbek contemporain Mirmuxsin », par exemple, écrit :

La langue de la mère est devenue langue du poète.
Devenu mûr, j'en appris une autre,
C'était la langue russe, langue chère à mon cœur.
C'est en russe qu'à retenti le fier appel de la liberté,
C'est en russe qu'à parlé au peuple notre Ilyitch.
Aime-la, mon ami, comme le peuple l'aime,
C'est un pont entre les hommes, c'est l'unité et l'union. »
(cité par Šermuxamedov1980, p. 107).

[195]
Il est ainsi possible de trouver, pour chaque république fédérée, un poète aimant la langue russe, tel ce Kirghize s'adressant à l'Occident :

Le célèbre poète kirghize Kubanič Akaev a exprimé sous une forme poétique cette idée de la grande mission du peuple russe et de la langue russe :
Sachez donc, Londres, Paris, Washington,
Que je suis amoureux de Moscou, de la Russie.
Ecoute, ô monde : j'aime cette langue
Qui en russe est puissante et grande.
Comment pourrais-je ne pas soigner le vers de Pouchkine?
C'est en russe que j'ai appris le marxisme,
Mon frère russe m'a donné le drapeau.
Avec notre Lénine en son cœur vit
Tout ce peuple de deux cents millions d'hommes.
A la face du monde entier, je suis fier
De ta langue, glorieuse Russie! »
(cité par Šermuxamedov, 1980, p. 65).

Or, paradoxal, le rapport des non-Russes à la langue russe l'est doublement, puisque le thème qui revient le plus fréquemment dans les déclarations de principe concernant le russe pour les non-Russes est que cette langue est devenue pour eux une « deuxième langue maternelle » (vtoroj rodnoj jazyk) :

II est nécessaire d'expliciter pourquoi le russe est devenu la deuxième langue maternelle de tous les peuples du Daghestan. (Gamzatov, 1983, p. 247)

L'éminent écrivain turkmène, héros du travail socialiste, Berdy Muradovič Kerbabaev (1894-1974), auteur d'œuvres remarquables, devenues parties intégrantes du trésor de la littérature soviétique, écrivait :
‘Le russe est devenu pour nous, les membres des autres nationalités, une deuxième langue maternelle. Néanmoins la grammaire du russe est très complexe.
[196]
C'est pourquoi il faut étudier le russe dès l'enfance’.
(cité par Šermuxamedov, 1980, p. 91).

Cette formulation, constante dans les textes que j'ai consultés, suscite, certes, quelque scepticisme de la part de linguistes étrangers :

En dépit de certaines proclamations, il est pour le moins prématuré d'affirmer que le russe est devenu la ‘deuxième langue maternelle’ de tous les peuples soviétiques. (Creissels, 1977, p. 28).

Or, l'enjeu de la discussion n'est pas le même pour moi. Il ne s'agit pas de savoir s'il est vrai que le russe est devenu la deuxième langue maternelle des peuples non russes, mais de comprendre les raisons de cette affirmation ressassée dans la propagande officielle de l'URSS brejnévienne. Il n'est pas ici question d'accuser la linguistique soviétique de « mensonge », en comparant les déclarations avec les « faits », mais d'étudier la cohérence interne de ce discours officiel, ses déterminations politiques et idéologiques, et surtout de ne pas le prendre pour un travail de linguistes, susceptible de nous donner des indications sur la situation « réelle » du russe en URSS.

Continuons alors de suivre la métaphore.

Si le russe est devenu la deuxième langue maternelle des non-Russes, la Russie est par conséquent également leur « mère :

Il nous a été donné de comprendre
En russe les lois de la fraternité,
Parce que l'amitié, c'est la Russie,
Notre mère, qui nous l'apprend.
Murzo Tursin-zade, Les lois de la fraternité (cité par Šermuxamedov, 1980, p. 138).

C'est ainsi que, dédoublement imaginaire de la langue maternelle, l'amour de la langue russe trouve ses ultimes conséquences dans la demande d'adoption :

[197]
Les peuples du Daghestan ressentent à chaque instant un attachement pour cette langue, au sujet de laquelle l'écrivain Iak Effendi Kapiev a prononcé ces paroles remarquables :
‘Ô Grande langue russe! Je me tiens devant toi à genoux : adopte-moi et bénis-moi !’
Ce n'est pas seulement une phrase imagée : on trouve dans cette phrase tout l'amour des Daghestanais pour la langue russe, qui les unit aussi bien entre eux qu'avec les autres peuples de notre immense pays. (Gamzatov, 1983, p. 247)

Il me semble donc du plus grand intérêt d'essayer de comprendre pourquoi et comment il est possible d'aimer la mère d'un autre comme si c'était la sienne.

Il importe de noter que les formes d'amour de la langue russe par les non-Russes semblent ne se distinguer en rien de celles des Russes, si ce n'est, sans doute, par les outrances de la passion.

Et si les signifiants mat’ et more ne sont pas liés en russe comme mère et mer en français, il n'en est pas moins troublant de retrouver dans un poème du poète balkar Maksim Gettuev intitulé « La langue russe » cette transposition de l'amour envers la mère dans la fascination d'une étendue aquatique profonde et sans limites, accueillante et apaisante, liquide qui étanche la soif tout en aiguisant le désir, images dont les récits psychanalytiques de rêves œdipiens abondent :

Qu'est-ce qui ressemble à la mer?
me demandera-t-on,
- La langue russe, répondrai-je
sans hésiter.
Telle la mer, elle
réchauffe la terre,
Par un été de sécheresse,
elle offre la fraîcheur. 

Ses eaux, qui se répandent
sans limite,
[198]
Brillent de l'inextinguible
lumière du soleil;
Vers les gens de bien
dans les pays lointains
Roulent ses eaux, apportant
un salut chaleureux 

La langue russe est
une mer sans limites!
Au fond de la mer
j'ai trouvé ce que j'attendais :
J'ai péché la clé qui fait
trouver la joie,
Cette clé, c'était
le mot russe. [... ]

Le mot russe, je l'ai bu sans trêve.
Comme une sonore eau de source;
Mais j'avais beau boire ce liquide vivant,
Ma soif était plus forte d'année en année.

 Langue russe! En elle, comme dans
une mer sans fond,
Je puise mes forces pour des
décisions audacieuses,
Elle inspire un travail plein d'abnégation
Au nom de splendides réalisations
à venir.
 
(cité par Šermuxamedov, 1980, p. 111).

Cette immersion dans la langue, qui renvoie à la métaphore traditionnelle du « bain de langue », peut ainsi recouvrir un phénomène bien curieux, qu'on ne pourra que poser en ces termes : qu'en est-il du complexe d'Œdipe envers la mère adoptive?

1.5. La grande famille

Comment peut-on aimer comme la sienne une langue qui n'est pas sa langue maternelle? Ce discours sur la « deuxième
[199]
langue maternelle » est rendu cohérent par la série métaphorique du lien familial :

- la famille unie de tous les peuples de l'Union soviétique
- le grand frère (staršij brat)
- les peuples frères (bratskie narody)
- les républiques sœurs (bratskie respubliki)
- les langues sœurs (bratskie jazyki)
- la mère Russie
- la mère Patrie.

C'est la métaphore familiale qui rend possible et concevable la multiplicité de petits corps dans le grand corps qu'est l'Union soviétique, pyramide asymétrique où, parmi les langues qui voisinent, une langue se trouve en même temps englober et transcender les autres, une langue qui est à la fois le tout et la patrie, langue « égale entre les égales » (Sˇermuxamedov) : la GLR.

C'est le lien familial qui permet de rendre non contradictoires la notion de société sans divisions internes et la reconnaissance des différentes « nationalités », la GLR comme langue maternelle (première ou « deuxième ») de tous les peuples de l'Union soviétique et l'existence de langues hétérogènes entre elles, tout comme la pratique de la prophylaxie sociale permet le concilier l'idéal de l'intégrité de la langue russe envisagée comme un corps vivant, et l'entreprise de purification de ce corps de ses « parasites ».

La GLR, langue qui rassemble les membres d'une même famille, est totalement irréductible aux autres langues, elle est d'une nature fondamentalement différente, en ce qu'elle seule permet de rendre transparente à elle-même une société déclarée homogène, de mettre en communication avec lui-nême le « peuple-Un », selon l'expression de C. Lefort[12], peuple uni dans un même amour de son instrument de communication.

1.6. L'identité, l'appartenance et le discernable

Le rapport des parties au tout, dans la métaphore familiale, le fait pas moins problème que le rapport des parties entre
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elles, ou que celui de chaque partie à elle-même. C'est ainsi que se pose le problème de l'identité, de l'Un et du Tout.

Si l'on peut parler des langues des « peuples de l'Union soviétique », c'est qu'en Union soviétique il y a des « peuples ». Mais qu'est-ce qu'un « peuple », dans sa forme dénombrable? Est-ce une donnée du réel ou un objet de discussion?

Un « peuple », en URSS, c'est une entité discrète, en oui ou en non, et non en plus ou en moins. Mais un peuple peut disparaître en tant que tel, pour réapparaître bien des années plus tard[13]...

Un peuple doit s'opposer comme un tout aux autres peuples :

Dans la ‘symphonie humaine’ née de la Révolution d'Octobre, selon l'expression de A.V. Lunačarskij, culture de la société communiste future, les cultures des peuples d'Asie centrale et du Kazakhstan forment les sons qui, unis aux cultures des autres peuples frères, constituent une ‘libre et riche harmonie’ (Lunačarskij). (Šermuxamedov, 1980, p. 113).

Un peuple, c'est une ligne qui ne peut pas être vide dans le « pasport », c'est une rubrique de formulaire dans une réponse à un questionnaire (cf. par exemple les recensements) : on appartient toujours à un peuple, à une nationalité.

Donc il y a des peuples. Ces peuples sont discernables entre eux.

Et pourtant, les limites du discernable sont hautement mouvantes. C'est ainsi qu'on voit des « petits peuples » décider de se fondre dans le corps d'un autre peuple, plus grand, métamorphose où se mêlent l'amour, l'ambivalence, le trouble[14]
[201]
et la rigueur administrative puisque, à l'aboutissement du processus d'absorption, il y aura à nouveau une identité, quoique différente, il n'y aura toujours qu'une réponse au questionnaire, qu'un nom donné à la nouvelle appartenance, qui ne se distinguera en rien de celle des autochtones du peuple absorbant :

Certaines nationalités ou groupes ethniques peu nombreux, à la suite d'une longue relation amicale avec des nations plus importantes, ont totalement reconnu leur communauté avec elles. Ainsi, par exemple, de 1926 à 1939 les Pomors, qui habitent dans le nord de la région d'Arkhangelsk, les Kamtchadals, les Kerjaks, qui habitent dans le territoire de l'Altaï, et d'autres, ont cessé de se considérer comme des nationalités à part et se sont totalement joints aux Russes. [...] Ces processus de consolidation des langues dans notre pays se caractérisent par le fait que les locuteurs de ces langues se sont eux-mêmes volontairement unis à d'autres peuples, car cela répondait parfaitement à leurs intérêts, cela favorisait leur développement éco­nomique et culturel. (Šermuxamedov, 1980, p. 35).

Ce qui est vrai des peuples l'est aussi des langues :

Dans les publications spécialisées d'avant la Révolution ou de la période soviétique jusqu'aux années 50, on distinguait les langues kaïtagh et koubatch. Par la suite on les reconnut comme des dialectes de la langue darghienne, et leurs locuteurs, lors du recensement national, se sont désignés eux-mêmes comme Darghiens. (Gamzatov, 1980, p. 125).

Qu'en est-il alors du « discernable » dans la langue (Milner, 1978)?

Qu'est-ce qu'un peuple, qu'est-ce qu'une langue, si leurs limites peuvent être modifiées par le souhait des intéressés ou une décision administrative? S'il y a des langues, c'est qu'il y a « de l'Un » (Milner, 1978), mais les limites de l'Un, dans nos textes soviétiques, peuvent devenir étrangement floues...

[202]
Or le problème du discernable dans la langue, problème épistémologique propre à la linguistique, touche de fort près à la politique. Par exemple, le moldave est-il du roumain? ou une variété, un dialecte du roumain? ou bien une langue lifférente? Le carélien est-il ou n'est-il pas du finnois, l'azéri le fait-il qu'un avec le turc, ou s'agit-il de deux langues différentes?

La question a-t-elle un sens? Elle a, en tout cas, un effet, car, administrativement, on ne peut pas parler quelque chose qui soit indifféremment l'un ou l'autre[15]. Il faut donc choisir le nom de sa langue comme on choisit son appartenance à un peuple, dans un cadre administratif préexistant : les Tatars et les Bachkirs parlent des langues si proches qu'elles ne sont pas loin d'être la même langue, mais les différences entre elles ont été artificiellement renforcées, y compris dans l'orthographe, rendant nécessaire un choix strict devant une alternative (Creissels, 1977, p. 4).

Mais il en va de la nationalité (estonienne, kirghize) comme le la citoyenneté (soviétique) : c'est le sort des émigrés soviétiques (ceux qui ont, en émigrant, renié la patrie : les otšepency) de n'avoir plus de statut reconnaissable, de n'avoir plus le lieu prévu dans la topologie soviétique. Ce sont des membres inutiles, séparés du corps. Mais s'ils ne sont plus membres du peuple (russe, par exemple), alors quelle langue parlent-ils? Le silence était total en URSS à ce sujet, mais l'enjeu est bien, aussi, la langue; qu'on pense, par exemple, à Soljénitsyne, reconstituant un dictionnaire de termes oubliés, pour forger ninutieusement une « vraie » langue russe, plus authentique que celle utilisée en URSS...

Où est la langue? Comment l'atteindre?

[203]
2. La connaissance

On se bornera maintenant à examiner rapidement quelques conséquences de l'amour de la GLR sur son mode de connaissance. En particulier, il importe de savoir ce qu'un tel objet (d'amour) a à voir avec l'objet « langue » de la linguistique, pour mieux saisir son rapport imaginaire aux notions de « peuple » et de « nation ».

2.1 Le donné et le construit

Les textes que j'ai regroupés sous la dénomination de « vulgarisation scientifique sur la langue » envisagent la GLR comme une donnée objective du réel, qu'il y a moins à découvrir qu'à observer et admirer, dans la fréquentation constante des bons auteurs (Sériot, 1982). La GLR n'est donc pas un objet construit, mais un objet donné dans la réalité empirique, immédiatement accessible à l'intuition, et qui peut être observé par qui sait voir et sentir, dans, par exemple, l'ensemble des œuvres littéraires « faisant autorité » (avtoritetnye istočniki).

Cet objet donné, néanmoins, est fort sensible aux influences extérieures, puisqu'il doit être défendu contre les « parasites », et qu'on peut, par « intervention active » (aktivnoe vmešatel’stvo), en diriger révolution vers un perfectionnement continu.

2.2. La forme et la substance

Je pense que si la GLR peut être objet d'amour, c'est que cette notion repose sur une confusion constante des deux termes de l'opposition bipolaire système/réalisation : on ne distingue pas ce qui est dit dans la langue et la langue qui permet de le dire :

Le monde entier désormais est à l'écoute du Verbe russe [russkoe slovo], car au XXe siècle c'est en russe qu'ont pour la première fois été prononcées les meilleures paroles exprimant les attentes et les espoirs les plus chers de l'humanité, paroles lumineuses sur le bonheur de tous
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les travailleurs de la terre. (Pravda, 29 novembre 1972, n° 334, cité par Sˇermuxamedov, 1980, p. 24).

De même, la langue ne se différencie pas de ses locuteurs et de leurs actes :

La langue russe, c'est la langue de Lénine, la langue dans laquelle est synthétisée l'expérience historique de la lutte de l'humanité pour son bonheur et par laquelle est illuminé le chemin du futur, c'est la langue dans laquelle ont été créées des œuvres inestimables de la pensée scientifique et artistique, la langue des explorateurs de l'univers et des premiers marcheurs dans la voie de la vie nouvelle. (S.M. Rašidov, premier secrétaire du CC du PC de la RSS d'Ouzbékistan, membre suppléant du Politburo du CC du PCUS, préface au livre de Šermuxamedov, 1980, p. 4).

2.3. La langue est la mémoire du peuple

Comme chez les grammairiens romantiques allemands du début du XIXe siècle, la langue est identifiée au peuple qui la parle et dont elle est l'expression :

La langue est l'histoire, la chronique du peuple, l'écho de ses souffrances et de ses joies. (Šermuxamedov, 1980, p. 18).

La langue est un moyen pour fixer et transmettre les réalisations de la pensée humaine, de l'expérience et du savoir humains (id., p. 19).

Par conséquent, connaître une langue, c'est nécessairement apprendre à en connaître le « peuple » :

La langue, c'est l'histoire du peuple, son enfant bien-aimé. Comme l'a écrit le remarquable poète russe P.A. Vjazemskij :

La langue, c'est la confession du peuple,
En elle s'entendent la nature,
Son âme et sa vie propre.
(Gamzatov, 1983, p. 250).

[205]
2.4. La GLR, instrument ou arme?

La théorie implicite et explicite de la langue qu'on peut déceler dans les textes para-linguistiques soviétiques est que la langue

1) est un outil, un instrument :

La langue est l'instrument de l'expression de la pensée. (M.I. Kalinin, De l'éducation communiste, Moscou, 1958, 275, cité par Šermuxamedov,1980, p. 17).

2) sert à communiquer :

La langue existe en vue de la communication. (Šermuxamedov, 1980, p. 92).

Il est inutile d'insister sur le fait que ce sont l'esprit et même la lettre de l'«intervention » de Staline en linguistique en 1950 qui sont ici représentés.

Mais la langue est également une arme, qui doit servir dans un combat, et doit par conséquent être forgée, affinée, épurée, pour correspondre à cette fin.

C'est encore une fois chez Lénine qu'il convient de chercher le modèle à suivre :

Pour Lénine, homme politique et révolutionnaire, la langue servait d'instrument dans la lutte contre les ennemis de la révolution. C'est précisément pour cela que Lénine était particulièrement sévère et exigeant envers la langue et le style des documents qui s'adressaient directement au peuple, aux travailleurs. (Šermuxamedov, 1980, p. 217).

Etudiant la langue russe chez les classiques de la littérature nationale, V.I. Lénine s'efforçait toujours d'écrire simplement, clairement, de façon accessible, expressive» (ibid., 208).

La GLR, qui est « grande et puissante » selon Lénine (Œuvres complètes, t. 24, 295 de l'éd. russe)[16], si elle est bien
[206]
instrument de communication, n'est ainsi pas faite pour communiquer n'importe quoi.

La langue instrument de communication, arme de lutte et miroir du peuple, trois directions apparemment divergentes. En fait, elles forment un ensemble extrêmement cohérent, misant à justifier le « rôle » éminent de la GLR en Union Soviétique.

La GLR, langue qu'on doit tout à la fois aimer, apprendre, défendre et parfaire, fut une pièce fondamentale du système soviétique, peut-être le maillon essentiel, rendant possible et acceptable l'idéologie de l'homogénéité de la société soviétique.

Dix ans après la mort de Brejnev, l'imaginaire de la langue est-il différent dans l'« ex-URSS »? On peut en douter, si l'on se tourne vers le discours des non-Russes sur leur propre langue. Certes, il n'est plus question d'aimer la langue de l'autre. Mais c'est bien le même modèle romantique qui semble être prégnant, si l'on en juge par cet extrait d'un livre récemment paru en Moldavie :

La langue est l'âme du peuple. Elle ressemble à ceux qui la parlent. Notre langue ressemble aux bergers qui la parlent depuis des millénaires, elle ressemble à chacun d'entre nous. Elle ressemble à nos enfants, à leur avenir. Une langue ressemble aux lieux où elle est parlée. La beauté de notre pays se reflète en elle. De tout ceci naît chaque jour et continue à exister la langue moldave.
La langue est l'œuvre la plus importante d'un peuple. Elle est son génie. Elle est elle-même une métaphore. La métaphore des métaphores. Le poème des poèmes. Le chant des chants d'un peuple. Son histoire va de pair avec l'histoire du peuple. Grâce à elle, nous avons survécu aux temps difficiles, elle était aussi une arme
[207]
pour nous défendre... La langue reflète l'histoire d'un peuple, sa façon d'être, de penser et de sentir, son caractère, son image, son expérience, ses sentiments, ses idées, ses habitudes et ses mœurs... La langue a su survivre en même temps que le peuple, par entraide réciproque [...]. La langue est le trésor spirituel d'un peuple, le testament qu'une génération laisse à la suivante. C'est notre langue. (Nicolae Dabija, préface à Povare saŭ tesaur sfânt? [Fardeau ou trésor caché?], Kišinev, 1989).

Les nouvelles identités ethniques de l'ex-URSS sont les nouveaux noms que prennent les anciens rapports d'identification de la nation avec sa langue.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

— Carrère d'Encausse Hélène, 1978 : L'empire éclaté, Paris : Livre de poche.

— Creissels Denis, 1977 : Les langues de l'URSS (Aspects linguistiques et sociolinguistiques), Paris : Institut d'Études slaves.

— EDR, 1979, Russkij jazyk - Encyklopedija, Filin F-P. éd., Moscou. [Encyclopédie du russe].

— Gadet Françoise; Pecheux Michel, 1981 : La langue introuvable, Paris : Maspero.

— Gamzatov P.E., 1980 : «Razvitie jazykovoj žizni Dagestana v uslovijax zrelogo socialističeskogo obščestva», dans Voprosy jazykoznanija, n° 3, p. 123-129 [L'évolution de la situation linguistique au Daghestan dans la société socialiste mûre].

— Lefort Claude, 1981 : L'invention démocratique, Paris : Livre de poche.

— Ljustrova Z.N., Škvorcov L.L, Derjagin V.Ja., 1982, Druz’jam russkogo jazyka [Aux amis de la langue russe], Moscou.

— Maingueneau Dominique, 1979 : Les livres d'école de la République, 1870-1914 (Discours et idéologie), Paris : Le Sycomore.

— Maingueneau Dominique, 1982 : «La Droite et la Gauche face à la clarté de la langue française, un consensus illusoire sous la IIIe République », dans Archives et documents de la SHESL, n° 2, 16-32.

— Milner Jean-Claude, 1978 : L'amour de la langue, Paris : Seuil.

— Paustovskij K.G., 1953, : article dans Pionerskaja Pravda, 23 février 1953.

— Pierssens Michel, 1976 : La tour de Babil, Paris : Ed. de Minuit.

— Polivanov Evgenij, 1968 : Stat’i po obščemu jazykoznaniju, Moscou. [Articles de linguistique générale]

— Prokopovič N.N., Belošapkova VA., 1972 : Préface au livre de V.V. Vinogradov : Russkij jazyk, Moscou.

— Roudinesco Elisabeth, 1973, Un Discours au réel, Paris : Mame.

— Sériot Patrick, 1982 : «La socio-linguistique soviétique est-elle ‘néo-marriste?’ (Contribution à une histoire des idéologies linguistiques en URSS)», Archives et documents de la SHESL, n°2, Paris, p. 63-84.

— Šermuxamedov S., 1980 : Russkij jazyk— velikoe i mogučee sredstvo obščenija sovetskogo naroda, Moscou. [Le russe, grand et puissant moyen de communication du peuple soviétique]

— Wolfson L., 1970 : Le schizo et les langues, Paris : Gallimard.

 



[1] L'exemple le plus caractéristique est sans nul doute celui des Serbes et des Croates, qui parlent, d'un point de vue linguistique, des variétés extrêmement proches d'une même langue, nommée « serbo-croate » du temps de Tito, et qui est désormais scindée en deux par un acte de nomination, les Croates appelant « langue croate » leur variante dialectale, et les Serbes « langue serbe » la leur.

[2] H. Carrère d'Encausse-78, 203, « La politique linguistique est sans aucun doute le plus original de faction menée par le pouvoir en matière nationale. C'est aussi, cela est certain, sa plus parfaite réussite ».

[3] Dans toutes les citations de cet article les mots soulignés le sont par moi.

[4] Said Šermuxamedov est ministre de l'Education de la RSS d'Ouzbékistan. Son livre : « La langue russe, grand et puissant moyen de communication du peuple soviétique », lecture complémentaire destinée aux élèves de terminale des écoles secondaires, est une source inépuisable de renseignements et de citations sur la GLR.

[5] Le livre de Ljustrova et al. est un recueil synthétisant rémission de radio « V mire slov » (« Dans le monde des mots »), ayant pour thème la connaissance de la langue (discussion sur tel point difficile de la langue, concours de connaissances, etc.).

[6] Je citeun auteur de 1953 dans la stricte mesure où il est lui-même cité en 1980 à l'appui d'une thèse à défendre.

[7] De récentes recherches ont montré combien la langue, dans les délires de ceux qui l'aiment, était liée au corps, physique ou symbolique, du locuteur ou de la mère : cf. M. Pierssens, La tour de Babil, Minuit, 1976; E. Roudinesco, Un Discours au réel, Mame, 1973 ; F. Gadet & M. Pêcheux, La langue introuvable, Maspero, 1981; J.C. Milner, L'amour de la langue. Seuil, 1978; L. Wolfson, Le schizo et les langues, Gallimard, 1970. Ce sont les formes que revêt cet amour pour la langue russe qu'on tente de circonscrire ici.

[8] Le problème se pose, en fait, de savoir si le russe « vulgaire » est bien « du russe ». « Le russe » ne serait-il plus une donnée de départ, mais un objet à construire? (cf. plus loin : La connaissance).

[9] Encyclopédie du russe (notée désormais EDR) : ouvrage édité sous la direction de Filin, Moscou, 1979. Il s'agit d'un dictionnaire comportant en entrées les principaux problèmes de description du russe et de linguistique slave en général.

[10] Cf. le titre de l'ouvrage de F. Gadet et M. Pêcheux, La langue introuvable.

[11] Cf. D. Maingueneau, Les livres d'école de la République, 1870-1914 (Discours et idéologie).  Le Sycomore,  1979; D. Maingueneau, La Droite et la Gauche face à la clarté de la langue française, un consensus illusoire sous la IIP République, Archives et documents de la SHESL, n°2, 1982.

[12] C. Lefort, « L'image du corps et le totalitarisme », dans Lefort-81.

[13] Cf. les Tatares de Crimée, reconnus en tant que « nationalité » en 1921, déportés en Sibérie en 1944, qui voient leur République supprimée, leur personnalité nationale niée, leur langue nationale déclarée «langue non écrite». Réhabilités en 1967 en tant que « population tatare ayant résidé en Crimée », ils n'en ont pas moins perdu leur lien au territoire (Carrère d'Encausse, 1978, p. 236-245).

[14] Lacan y aurait sans doute vu le rapport sexuel enfin rendu possible : l'un devient le corps de l'autre, par osmose, par absorption totale.

[15] Cf. par exemple, à l'extérieur de l'URSS, le problème du macédonien et du bulgare. Le macédonien est une langue officielle en Yougoslavie, mais est considéré comme « du bulgare » en Bulgarie, ce qui permet au gouvernement bulgare de ne pas accorder de statut juridique de minorité nationale aux Macédoniens de Bulgarie.

[16] Il faut noter que, quelques années plus tard, un linguiste comme Polivanov se gardait bien de parler de « GLR », et prenait pour objet d'étude « le russe standard de l'époque actuelle », « la langue standard moderne »... (Polivanov-28, dans Polivanov, 1968, 206-224).