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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT : «La double vie de Troubetzkoy, ou la clôture des systèmes», Le Gré des langues, Paris : L'Harmattan, n° 5, 1993, p. 88-115.

Rapporter une théorie linguistique à ss conditions histoiques d production, évaluer les interactions existant entre des théories voisines ou entre des champs discursifs contemporains, restituer comme le fait ici Patrick Sériot à propos de Troubetzkoy l'air du temps dans lequel un dispositif de pensée s'incrit : l'objectif n'est pas tant de développer un point de vue externe sur le travail théorique que de dégager la cohérence d'une entreprise derrière les moyens et les ambitions que se donne la théorie. [Note de la réd.]

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        L'entre-deux guerres a vu l'émergence de la linguistique structurale, il a aussi vu naître une nouvelle Europe, celle qui suivit les traités de Versailles-Trianon et la révolution bolchevique en Russie. Cette Europe s'est fondée sur l'idée qu'il existait un lien nécessaire entre le territoire et la nation, elle-même définie par la langue.
        L'entre-deux-guerres est une période de crise des valeurs de la civilisation occidentale et de la démocratie (cf. Oswald Spengler), une période où l'on cherchait d'autres formes d'organisation de la société (les différents totalitarismes et l'idée de «régénérescence» et d'«homme nouveau»).
Y a-t-il un lien entre ces séries événementielles et discursives apparemment disparates? C'est dans un personnage autant emblématique qu'énigmatique de cette période qu'on peut, je pense, trouver un début de réponse à ces questions. Il s'agit de N. S. Troubetzkoy, le «prince professeur», qui, connu en Occident essentiellement en tant que linguiste, menait parallèlement à ses recherches linguistiques une intense activité dans des domaines aux noms curieux: historiosophie, culturologie, personnologie, centrés sur une doctrine : «l'eurasisme».
Troubetzkoy est à première vue un personnage paradoxal. Réfugié à Vienne, il professait une haine farouche envers les
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peuples «romano-germaniques». Structuraliste, il parlait des cultures comme de «totalités organiques». Victime des bolcheviks et de la Gestapo, il méprisait la démocratie et attendait beaucoup des pays où un parti unique incarnait l'idée vivante du peuple et de la nation (l'Italie fasciste et la Russie soviétique). Fervent patriote russe, il portait aux nues le joug tatar. Relativiste et partisan du respect de toutes les cultures, il déniait aux Ukrainiens le droit d'avoir une langue de culture.
        On s'est à plusieurs reprises demandé dans quelle mesure les deux aspects de l'activité de Troubetzkoy étaient en rapport l'un avec l'autre (cf. Mounin, 1972, p. 100; Viel, 1984, p. 43; Kleiner, 1985, p. 99; Gasparov, 1987, p. 49), bien que Troubetzkoy lui-même s'en soit formellement défendu (LN, 1985, p. 12).
        Etudier ce lien à notre tour nous permettrait de nous demander s'il est vrai qu'il existe une «pensée occidentale» en linguistique et si la «pensée russe» en fait partie, s'il existe, dans les diverses variantes du structuralisme, une composante «est-européenne» (c'est l'opinion de Holenstein, 1974, p. 8), un structuralisme qui mettrait en avant la clôture des systèmes à la différence d'un autre qui ne dirait que l'abstraction.
Peut-on, dans l'air du temps des annés vingt et trente, déterminer aussi un «air du lieu» propre à la linguistique russe, que les émigrés auraient emporté avec eux au Cercle de Prague? Autrement dit, y aurait-il des «sciences nationales» ? ou des façons locales de faire de la linguistique?
Il semble, en tout cas, y avoir un fond culturel russe, une «tradition idéologique russe» selon l'expression de Jakobson (que rapporte Holenstein, 1984, p. 22, qui préfère parler de russische Geistesgeschichte). Mais alors, quel est le degré de compatibilité entre ces variantes du structuralisme? Néanmoins, s'il y a un air du lieu russe, on doit s'en tenir à la notion fondamentale de commensurabilité des traditions linguistiques, sans laquelle aucun travail scientifique n'est possible.

* Le mouvement eurasien

        Arrivé à Sofia en 1920 après avoir été balloté dans différentes villes par la guerre civile, Troubetzkoy devient l'instigateur d'un mouvement de pensée qui fut très important dans l'émigration russe entre les deux guerres: l'«eurasisme», pour lequel la Russie
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n'est ni l'Europe ni l'Asie, mais un troisième continent, un «monde à part», situé à l'est de l'Europe et au nord de l'Asie :

«Le substrat national de l'Etat qui autrefois s'appelait l'Empire russe et maintenant s'appelle l'URSS ne peut être que l'ensemble des peuples qui habitent cet Etat, envisagé comme une nation particulière, faite de plusieurs peuples (mnogonarodnaja nacija), et qui, en tant que telle, possède son nationalisme. Nous appelons cette nation eurasienne, son territoire l'Eurasie, et son nationalisme l'eurasisme.» (Troubetzkoy, 1927, p. 28)

        Tous les émigrés partisans de ce mouvement avaient en commun l'idée que la Russie ne faisait pas partie de l'Europe, qu'elle avait une civilisation «à part», qui avait été niée en Russie par 200 ans d'un régime monarchique occidentalophile. Ils voyaient dans la révolution bolchévique, par delà les idées du communisme athée, importé d'Occident, en réalité, dans son essence subsconsciente, la révolte des masses russes contre la domination d'une classe européanisée, donc culturellement étrangère. A la différence des slavophiles, ils ne reconnaissaient aucun lien entre la Russie et les Slaves de l'Ouest, occidentalisés et catholiques, et ils mettaient en avant les liens culturels, ethnographiques et géographiques de la Russie avec ses proches voisins orientaux.
Les œuvres culturologiques de Troubetzkoy ne sont pas traduites en français et sont donc mal connues dans le monde francophone. Elles sont pourtant essentielles pour éclairer certaines particularités de son structuralisme, ce «vieux fond hégélien» dont parlait Mounin (1972, p. 101), qui avouait sa perplexité au sujet de certaines formulations de Jakobson à propos de Troubetzkoy, mais qui n'avait alors à sa disposition, visiblement, que les quelques éléments biographiques publiés au début des Principes de phonologie (dans l'édition en français; la correspondance intégrale de Troubetzkoy n'a été publiée qu'en 1975, cf. LN) (1).
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Bizarrement, pourtant, Trubetzkoy n'a jamais fait de l'Eurasie en tant que telle un objet de ses recherches proprement linguistiques (sauf une note très marginale sur la géographie de la déclinaison, en appendice à Jakobson, 1931, cf. Jakobson, 1971, p. 196), alors que Jakobson a passé pratiquement toute l'année 1931 à répandre l'idée de l'existence de l'Eurasie au plan linguistique (Jakobson, 1931a; 1931b; 1931c; 1931d; 1938; idée reprise à la fin de sa vie dans le chapitre sur «Le facteur espace» dans ses Dialogues avec K. Pomorska).


1. Les langues, parfaites en cela que plusieurs

1.1. La bénédiction de Babel

        En 1923 Troubetzkoy publie un article sur la pluralité des langues dans la revue du mouvement eurasien Evrazijskij vremennik : «La tour de Babel et la confusion des langues», dans lequel il propose une nouvelle interprétation du mythe de la Tour de Babel. Pour lui, si le travail est bien un châtiment que Dieu a imposé aux hommes, la pluralité des langues, en revanche, n'est liée à aucune souffrance, la loi du morcellement des langues, qui doit durer éternellement, est une garantie de l'épanouissement des cultures (p. 108). En utilisant une terminologie francophone, on pourrait dire que, pour Troubetzkoy, Dieu n'a pas confondu le langage des hommes, il a multiplié les langues.
        En effet la culture uniforme, universelle, sans différenciations nationales, des hommes qui voulaient construire la Tour, est «unilatérale». Cette culture est capable d'un développement scientifique et technique remarquable, mais se caractérise par un «vide spirituel et un apauvrissement moral» (ib., p. 109). Une culture universelle ne peut rassembler que les «éléments psychiques communs à tous les hommes», qui ne peuvent concerner que la logique et les besoins matériels (ib., p. 111). C'est pourquoi, «dans une culture universelle homogène la logique, la science rationaliste et la technique matérielle domineront toujours la religion, l'éthique et l'esthétique» (ib., p. 111). Or, sans ferment spirituel, la logique et la technique matérielle empêchent la connaissance de soi. Seule une culture «nationalement limitée» peut laisser se développer «les traits spécifiques moraux et spirituels de chaque peuple» (ib.).
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Ce refus d'une culture universelle et cette recherche de cultures séparées, ou «types historico-culturels fermés», seuls capables d'assurer aux hommes un développement individuel harmonieux, a été un élément constant des textes culturologiques de Troubetzkoy. Dans son premier texte sur le nationalisme, il insistait déjà sur le fait que la culture doit être différente pour chaque peuple (Troubetzkoy, 1921, p. 78).
Par son affirmation que la fermeture des cultures est une nécessité vitale, Troubetzkoy prône un relativisme extrême :

Tout jugement de valeur doit une fois pour toutes être éradiqué de l'ethnologie et de l'histoire de la culture, comme de toutes les sciences de l'évolution, car les jugements de valeur reposent toujours sur l'égocentrisme. Il n'y a pas de culture supérieure ou inférieure. Il n'y a que des cultures semblables ou dissemblables (Troubetzkoy, 1920, p. 42).

        A la base de cette conception se trouve la grande métaphore qui remonte au romantisme allemand : les nations sont comme des personnes humaines. C'est ce parallélisme nation / individu qui permet de refuser toute culture universelle.
        Il est par conséquent cohérent que les eurasistes (2) n'aient prôné aucune transplantation des valeurs spirituelles et culturelles : Troubetzkoy ne propose pas de prêcher l'orthodoxie aux Catholiques, il ne fait qu'affirmer le caractère naturel (historique) de l'opposition entre ces deux versants du christianisme, et son caractère définitif (du moins jusqu'au Jugement dernier, cf. Troubetzkoy, 1923a). C'est pour cette raison que les eurasistes, à la différence des slavophiles du XIXème siècle, n'avaient pas de revendication sur Constantinople : chacun doit rester chez soi et apprendre à se connaître soi-même.
        C'est autour de cette notion de clôture des systèmes que se noue le lien qui relie les deux aspects du travail de Troubetzkoy. Pour B. Gasparov, qui est l'un de ceux qui ont le plus approfondi cette idée que ces deux aspects ne font qu'un, le principe de l'intraductibilté des différents systèmes culturels est la caractéristique dominante de l'oeuvre scientifique de Troubetzkoy toute
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entière, y compris les Principes de phonologie. B. Gasparov insiste sur l'idée de l'incompatibilité des différents systèmes phonologiques, qui est telle que même des sons et des changements de sons apparement semblables dans différentes langues recouvrent en réalité des phénomènes différents, dont le caractère incomparable est causé par une différence dans les relations systémiques à l'intérieur desquelles les phénomènes existent et se développent. Il rappelle également la métaphore du «crible phonologique» (das phonologische Sieb), le réseau de traits distinctifs de la langue maternelle à travers lequel les sons d'une autre langue atteignent un auditeur de manière nécessairement déformée (cf. Principes..., p. 54-56 : «Fausse appréciation des phonèmes d'une langue étrangère», p. 66-68 : «Erreurs sur la valeur monophonématique ou polyphonématique des phonèmes d'une langue étrangère») qui illustre l'idée de la nature fermée de chaque système et de l'inadéquation fondamentale de toute approche extra-systémique (Gasparov, 1987, p. 57). (3)


1.2. structure ou "totalité organique"?

«... une structure (ce mot naguère faisait grincer des dents : on y voyait le comble de l'abstraction)». Roland Barthes : Fragments d'un discours amoureux


1.2.1. Le nom des entités pleines

        Troubetzkoy ne parle jamais d'entités collectives en termes de société, mais de peuples, de nations, d'ethnies (plemja). La catégorie fondamentale est celle de la totalité. Ainsi, un peuple est «un tout psychologique, une personnalité collective» (1921, p. 74), un «organisme social» (1923a,p. 108), une «totalité sociale» (ib., p. 110), un «organisme socio-culturel» (ib., p. 110). «Totalité» et «organisme» sont, dans cet ensemble de textes, synonymes et interchangeables, complétés parfois par l'adjectif «naturel» («unité organique naturelle», ib., p. 119). La totalité est souvent vue comme une «unité» : dans l'article de 1925 la «totalité nationale» est aussi une «unité nationale» (1925, p. 72, 73). Cependant une précision est, à cette étape, importante : l'Eurasie est une «nation» faite d'entités plus petites : des peuples ou des «unités ethniques» (1927,p. 28), qui possèdent chacune des subdivisions.
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L'appartenance d'un individu à une entité collective est ainsi, pour Troubetzkoy, d'amplitude variable, tout comme l'appartenance d'un peuple à un ensemble de peuples et de cultures.
        Mais, quel que soit l'échelon d'enchâssement d'une entité collective dans une autre, il y a pluralité d'entités pleines. Il y a juxtaposition ou emboîtement d'ensembles pleins, jamais interpénétration ou chevauchement. A l'intérieur de chacune de ces cultures pleines ou de ces systèmes linguistiques la communication s'établit, sans désir et sans manque, sans polyphonie et sans conflit. Chez Troubetzkoy, certes, l'humanité est divisée , mais chaque unité résultant de cette division est pleine et harmonieuse (4). A la différence du monde de Bakhtine, le monde de Troubetzkoy renvoie l'altérité dans une extériorité. Nulle osmose ou interpénétration n'est possible, nulle hybridité ou hétérogénéité : l'autre n'a pas de place à l'intérieur de la totalité organique (si ce n'est comme intrusion violente, comme «impérialisme» culturel), puisque la tâche principale de l'homme est de connaître sa «vraie nature» à l'intérieur de sa culture. Chez Trubetzkoy un sujet accompli est un sujet plein, alors qu'un sujet divisé ne saurait être qu'un individu n'ayant pas encore trouvé sa véritable personnalité à l'intérieur de son groupe.
        C'est le moment de rappeler que Troubetzkoy, comme les autres eurasistes, n'avait que mépris pour la démocratie, principe abstrait, non «organique». Il militait pour un Etat «idéocratique», dirigé par un parti unique fait d'êtres moralement supérieurs, qui représenteraient l'«idée». Le gouvernement devait être «démotique», c'est à dire totalement soutenu par le peuple, agissant dans les intérêts du peuple, mais non démocratique, car la démocratie n'était que l'anarchie à peine voilée des volontés individuelles. En particulier des facteurs «incontrôlables» comme la liberté de la presse ou le capital privé devaient être totalement bannis (le libéralisme et la démocratie étant «les
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pires ennemis de l'idéocratie»). L'économie devait fonctionner dans une parfaite «autarcie» (1935). Et si Troubetzkoy jugeait sévèrement les «Etats idéocratiques» de son époque (l'URSS professait l'athéisme, les pays fascistes n'avaient pas renoncé au colonialisme), il leur reconnaissait néanmoins l'avantage de préparer la voie vers l'avènement inévitable de la «vraie idéocratie» de l'avenir. Bakhtine, lui, y aurait vu la «parole autoritaire»...

1.2.2. La psychologie des peuples
       
G. Lepschy (1976, p. 69) a insisté sur l'«antipsychologisme» qui caractérise le fonctionnalisme de l'école de Prague, en prenant comme exemple Troubetzkoy (Principes..., p. 42). Pourtant la psychologie tient une place importante dans ses travaux. Pour Troubetzkoy il existe un «lien vivant entre la culture et le psychisme des gens qui en font partie» (1921, p. 81) (5). Ainsi les Ukrainiens (appelés ici «Russes du Sud») ont dans leur caractère national un «pathos rhétorique», que les Russes du Nord ne possèdent pas (1927:76). Les turkophones d'Asie centrale ont un caractère qui plaît beaucoup à Troubetzkoy :

«Le Turk typique n'aime pas s'embarrasser de subtilités et de détails compliqués. Il préfère manier des images essentielles, facilement assimilables, et regrouper ces images en des schémas simples et clairs[...]. L'imagination turke n'est ni pauvre ni timide, on y trouve une envergure audacieuse, mais cette envergure est rudimentaire : la force de l'imagination est dirigée non pas vers l'arrangement des détails, vers l'accumulation de détails variés, mais, pour ainsi dire, vers le développement en largeur et en longueur; le tableau que dessine cette imagination n'est pas chamarré par une variété de couleurs et de tons intermédiaires, il est peint dans les tonalités de base, avec des touches hardies, qui sont parfois colossales» (1925, cité d'après 1927, p. 46-47).

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        Il est encore un trait de caractère, partagé par les Russes et les peuples de la steppe : udal' (la hardiesse) : «une vertu typique de la steppe, que les peuples turks comprennent, mais qui est incompréhensible pour les Romano-Germains ou les Slaves [occidentaux]» (Troubetzkoy, 1921a, p. 101).
Cet ensemble de «traits psychologiques» typiques des Turks est, pour Troubetzkoy, en parfait accord avec les structures mêmes des langues turkes, dont il admirait le caractère «sans exceptions» (6). Troubetzkoy reprendra ce thème au Congrès de La Haye (Actes: p. 164-165), cf. à ce sujet une de ses lettres (22/XII 1926):

«Pour moi il est parfaitement clair d'un point de vue subjectif et intuitif qu'entre l'impression acoustique générale de la langue tchèque et l'image psychique (et même psychophysique du Tchèque (ce qu'on appelé le 'caractère national') on trouve ce type de rapport interne» (LN, p. 98).

1.2.3. Romantisme et / ou hégélianisme?

        On trouvera dans Gasparov (1987) et Holenstein (1984) de très intéressants éléments d'histoire de ce type de pensée en Russie.
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Il faut citer en premier lieu l'interprétation que le système philosophique de Fr. Schelling a reçue en Russie à la fin des années 1820 - début des années 1830 dans le cercle des Ljubomudry (traduction littérale de «philosophes» : «aimant la sagesse») : les membres du cercle insistaient sur l'unité de chaque «organisme» culturel, les liens indestructibles qui lient les aspects de la vie d'un peuple et son développement continu et organique. Pour eux toute culture était un tout unique et idiosyncratique, dont les parties séparées ne font sens et ne préservent leur caractère «vivant» qu'à l'intérieur de la totalité, et par conséquent ne doivent pas être mélangées ou contaminées par des éléments étrangers (cf. Gasparov, 1987, p. 51).
        D'autre part l'idée de «totalité organique» est une catégorie qui rappelle fortement la philosophie hégélienne. On pourra ajouter à cela un élément fondamental de cette philosophie : la méditation sur l'histoire des peuples (entrevue déjà par Herder), sur la relation vivante entre l'individu et la cité, sur l'esprit du peuple entendu comme réalité supra-individuelle. Pour Hegel l'individu n'est, réduit à lui-même, qu'une abstraction : l'unité organique véritable est le peuple. L'esprit du peuple est une réalité qui dépasse infiniment l'individu, mais qui lui permet de se trouver lui-même. Entre l'individualisme et le cosmopolitisme, Hegel cherche l'esprit concret en tant qu'esprit d'un peuple. L'humanité ne se réalise que dans des peuples divers qui expriment à leur façon, qui est unique, son caractère universel. (cf. Hyppolite, 1983).
        Enfin une opposition fondamentale va se retrouver à la base de la conception hégélienne de l'Etat : la société / la communauté. La société est constituée par une association d'individus qui se proposent un but particulier : le groupement n'est pas à lui-même sa propre fin. Dans la communauté, en revanche, l'unité des individus est première. L'esprit d'un peuple est plus ce qui exprime une communauté spirituelle que ce qui résulte d'un contrat civil (cf. Hyppolite, 1983, p. 26).
        L'intuition de Mounin s'avère ainsi exacte : de même que pour Troubetzkoy

«tout homme ne peut assimiler pleinement que les créations de la culture à laquelle il appartient, ou de cultures proches de cette culture» (1923, p. 112),

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de même pour Hegel l'individu ne saurait se réaliser dans sa plénitude qu'en participant à ce qui le dépasse et l'exprime à la fois : sa culture, son peuple.
        Petit à petit on a vu apparaître un tableau fort différent de celui qui est présenté du structuralisme en Europe occidentale. C'est que le structuralisme du Cercle de Prague , du moins dans le travail des «Russes de Prague», prend sa source dans une autre histoire des concepts.
        C'est en effet un structuralisme des totalités et de la naturalité, auquel on ne pense guère quand on a à l'esprit l'univers épistémologique de Cl. Lévi-Strauss ou de R. Barthes. Malgré les références positives à Saussure qu'on trouve dans les Principes de phonologie, Troubetzkoy n'en est en aucune façon le continuateur : il ne s'intéressait ni à la matérialité négative des unités, ni à la notion de valeur. Ce sont donc bien deux conceptions fort différentes du structuralisme qui s'affrontent ici, une qui met en avant la notion de relation :
«L'une des tendances les plus générales des mouvements d'avant-garde de toutes les sciences humaines est le structuralisme, se substituant aux attitudes atomistiques et aux explications 'holistes' (totalités émergentes)» (Piaget, 1970, p. 278);

et l'autre qui se réclame de la totalité :

«Il [Troubetzkoy] était prédisposé intérieurement à une conception totalisante du monde, et il ne s'est découvert lui-même complètement que dans la science structurale» (Jakobson, 1939, dans Jakobson, 1973, p. 298).

        Ce qui est en jeu, ainsi, chez Troubetzkoy — penseur eurasiste, est moins la définition de l'objet-phonème que celle de la communauté (l'entité collective) et de ses limites, autrement dit, un modèle anthropologique : la conception de la structure va dépendre de la façon d'envisager la communauté : une totalité substantielle ou un ensemble abstrait de relations.

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2. Alliances de langues

2.1. La métaphore de l'arc-en-ciel (le continu)
        C'est dès 1923 que Troubetzkoy propose la notion d'«alliance de langues» (jazykovoj sojuz : 1923, p. 116, puis Sprachbund au Congrès de La Haye en 1928). Il est vrai que l'idée de ressemblance entre langues en contact sur une même aire géographique était déjà dans l'air depuis le début du siècle (avec les travaux de linguistes travaillant sur les limites floues entre les aires dialectales : Ascoli, Baudouin de Courtenay, H. Schuchardt ) (7). C'est dans cette notion d'alliance de langues que le lien entre les deux aspects du travail de Troubetzkoy se fait le mieux sentir : il peut alors affirmer que les langues parlées sur le territoire eurasien sont alliées; c'est aussi là que naissent les plus grandes difficultés : comment rendre compatible l'idée que quelque chose de systémique «passe» d'une langue à l'autre avec celle que chaque système ne peut qu'être clos?
        On a vu que le principe des emboîtements impliquait qu'un même peuple pouvait entrer dans une agglomération supérieure avec d'autres peuples. Mais Trubetzkoy reprend les idées de continuum, propres à la dialectologie (cf. Gaston Paris) :

«La langue est une chaîne ininterrompue de parlers qui se transforment de manière continue et imperceptible de l'un en l'autre» (1923, p. 115)

«Toutes les langues du monde forment un réseau continu de maillons qui passent de l'un en l'autre, comme dans un arc-en-ciel . Et c'est justement à cause de la continuité de cet arc-en-ciel linguistique et du caractère progressif du passage d'un segment à l'autre que le système général des langues parlées sur la terre, malgré toute leur diversité, représente, même si c'est de façon purement conceptuelle, une totalité unique. Ainsi, dans le domaine linguistique, la loi de la parcellisation des langues ne produit pas un éparpillement anarchique, mais un système harmonieux, dans lequel chaque partie, jusqu'à la plus petite, conserve son individualité incomparable et fortement marquée, et où l'unité de la totalité est atteinte non pas par la dépersonnalisation des parties, mais par la continuité de l'arc-en-ciel des langues» (ib., p. 117).

[100]Pourtant, et cela est extrêmement important, ce passage continu n'est pas strictement linéaire, puisque des cultures voisines ou des langues voisines se rapprochent par affinités, pour former des «zones géographiques historico-culturelles». Entre de telles zones (ex. en Asie : les zones musulmane, de l'Hindoustan, du Pacifique, de la Chine, de la steppe, de l'Arctique, etc.) existent des zones intermédiaires, ou mixtes. Pour ce qui concerne les langues, il cite l'union ouralo-altaïque et l'union balkanique comme exemples de convergence de langues génétiquement non apparentées sur une zone géographique et historico-culturelle. Il ira même jusqu'à nier totalement l'existence de l'indo-européen en tant que langue originaire, voyant dans les langues indo-européennes une alliance de langues (une langue pouvant devenir ou cesser d'être indo-européenne: cf. 1939). (8)

2.2. La théorie des correspondances (le discontinu)

«L'Eurasie se caractérise par un ensemble de caractéristiques spécifiques, ayant trait au sol, à la flore, au climat, c'est typiquement un territoire à 'traits spécifiques multiples', un monde géographique à part, une totalité originale. Voilà les conclusions auxquelles est arrivée la science géographique russe de ces dernières décennies, et qu'on trouve synthétisées avec beaucoup d'acuité dans les travaux de P. N. Savickij». (Jakobson, 1931a, dans Jakobson, 1971, p. 146)

        On a vu le lien qu'établissent Jakobson et Troubetzkoy entre un type de langue et la psychologie du peuple qui la parle (9). C'est que pour eux, comme l'a saisi J.-C. Milner à propos de Jakobson, «si tout se répond dans l'ordre de la langue, c'est que tout se répond dans l'ordre des choses» (Milner, 1982, p. 334).
        C'est en effet, pour Jakobson, un acquis épistémologique de la science russe que de mettre en évidence «le lien étroit, régi par[101]
une loi, entre des phénomènes appartenant à des sphères différentes» (Jakobson, 1931a, dans Jakobson, 1971, p. 146). C'est même une tâche fondamentale de la science de «saisir la correspondance de phénomènes situés sur des plans différents, de découvrir dans ces rapports entre les plans une organisation harmonieuse» (ib.). En l'occurence, Jakobson et Troubetzkoy ne s'en tiennent pas à la correspondance langue / culture : ils font recouvrir l'une et l'autre un territoire, avec ses climats, ses sols, sa géographie.

2.2.1. Géographie physique : la théorie du sol et du «Landschaft»

        Aussi bien Jakobson que Troubetzkoy ont exprimé à maintes reprises leur dette envers le travail du géographe P. Savickij, un des fondateurs du mouvement eurasien, proche collaborateur du Cercle linguistique de Prague, pionnier de la géographie structurale (10). C'est lui qui avait le plus insisté sur les limites physiques de la géographie de l'Eurasie, unité physique, mettant en avant les seuils thermique, climatique, les limites d'extension des sols, de la faune et de la flore, qui séparaient l'Eurasie de l'Europe, selon une ligne qui irait, en gros, de Mourmansk à Galatsi en passant par Brest-Litovsk. Savickij donne de l'Eurasie la définition suivante : c'est le bloc continental principal de l'Ancien Monde où la succession normale Nord-Sud de zones climatiques et botaniques (structure «en bandes de drapeau») est la moins perturbée par des facteurs non latitudinaux (mers ou montagnes), formant ainsi un fort contraste avec la structure «régionale», fragmentée, de l'Europe.
        Dans un article («La géographie linguistique du point de vue du géographe»), paru dans le premier volume des TCLP (1929), Savickij avait proposé de confronter les isoglosses dialectales du russe avec les isothermes du climat russe. Les résultats de ce collage de deux types de cartes l'une sur l'autre correspondent parfaitement à son attente : il y trouve une extraordinaire coïncidence entre les deux ordres de phénomènes.
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Ainsi il existe, pour Savickij, une ligne générale d'orientation nord-ouest / sud-est qui, dans les domaines les plus variés, sépare deux aires distinctes : dans le domaine économique (au sud-ouest : élevage des porcins et culture du froment d'hiver, au NE : élevage des ovins, pas de froment d'hiver), climatique (au sud-ouest : température moyenne de janvier supérieure à -8° et date de dégel des cours d'eau avant le 11 avril, au nord-est : situation inverse), et enfin dialectal (au sud-ouest : fricative vélaire sonore, au nord-est : occlusive vélaire sonore).
        Les idées de Savickij, et principalement celle que le «développement spatial» (mestorazvitie, Raumentwicklung) était plus important que l'origine des organismes (que ce soient des êtres vivants ou bien des langues) appartiennent à un courant de pensée très développé en Russie depuis la deuxième moitié du XIXème siècle.
        Il faut citer ici avant tout Lev S. Berg (1876-1950), zoologiste et géographe. C'est lui que, dans les années trente, Jakobson évoque le plus souvent après Savickij. Berg propose une alternative explicite au darwinisme : la nomogénèse, ou théorie de l'évolution non pas due au hasard et à la sélection naturelle d'individus divergents, mais conforme à des lois. Ces lois sont internes (il y a développement des «rudiments préexistants» dans une espèce) et externes (il y a un effet du Landschaft, ou paysage géographique, sur les espèces, qui se trouvent ainsi en convergence. Enfin il y a parallélisme entre la phylogénèse et l'ontogénèse : la vie de l'espèce ressemble à la vie de l'individu.
        Un autre jalon de ce monde épistémologique que Jakobson affirme être essentiellement russe est V.V. Dokučaev (1846-1903), le fondateur de la pédologie (science des sols) génétique, connu pour ses travaux sur la zonation géographique, fondée sur une typologie des différents types de sols (11). Il développe le concept de sol comme «corps naturel-historique», possédant des propriétés de la matière vivante et inerte (12).
        Cette notion de territoire comme objet naturel nous permet maintenant de mieux comprendre la notion d'alliance de langues chez Troubetzkoy et Jakobson, qui ne renvoie pas uniquement à
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un problème de linguistique aréale. Si on lit ces textes sur le fond du courant de pensée qui en était la condition de possibilité, on pourra alors y déceler une idée tout à fait différente de celles qu'on trouve chez les spécialistes de géolinguistique de la même époque en Europe occidentale : il y a un lien naturel entre une langue et le territoire sur lequel elle est parlée. cf. Jakobson :

«On est frappé par les concordances entre les limites des associations de langue d'une part, et quelques limites de géographie politique et physique, d'autre part». (Jakobson, 1938, dans Troubetzkoy, 1986, p. 365)

2.2.2.Une anthropologie
        Enfin la naturalité du territoire eurasien (au sens de «non-conventionalité») débouche également sur une problématique anthropologique : Troubetzkoy récuse tout raisonnement causal de type biologique (13), mais, esprit du temps, il parle de «sang turc et finno-ougrien dans les veines des Russes» (Troubetzkoy, 1921a, p. 100). D'autres eurasistes, en revanche, n'hésitaient pas à établir l'identité des Eurasiens sur la base de recherches médicales et anthropologiques : un article publié en 1927 (V.T., 1927) expliquait qu'en vertu de la distribution statistique des groupes sanguins parmi les Russes, «la Russie est située entre le groupe européen et le groupe asiatique; virtuellement elle rejoint le groupe asiatique et a très peu en commun avec le groupe européen» (p. 26).

2.3. Objet donné ou objet construit?

2.3.1.Le système et l'alliance

        Mais l'idée de système nécessairement fermé pose des problèmes de compatibilité avec celle d'alliance de langues, par exemple quand il s'agit d'une alliance au niveau phonologique. On sait qu'au début des années trente Jakobson cherchait à établir les preuves phonologiques de la réalité de l'existence de l'Eurasie (Jakobson, 1980:84), son travail fut même présenté comme une sensationnelle découverte dans les publications des eurasistes (Savickij, 1931), auxquelles Jakobson avait lui-même contribué (14). Ces preuves, Jakobson pensait les avoir trouvées dans le fait que, grosso modo, toutes les langues parlées sur le territoire eurasien présentaient et l'opposition phonologique de mouillure et l'absence de polytonie. Ces faits de système transcendaient donc les systèmes, puisqu'ils étaient communs à certains.
        En fait chez Jakobson ce n'est pas une abstraction (une relation systémique comme, par exemple, l'existence ou non d'un système de déclinaison) qui est présentée comme commune, mais une substance phonique, aimée par les poètes ou rejetée avec «aversion» par les locuteurs de langues qui ne connaissent pas l'opposition de mouillure :
«[...] l'opposition des consonnes molles et des consonnes dures est sentie comme la dominante phonologique du russe et des langues voisines. C'est cette opposition et les faits concomitants qu'un poète et linguiste russe, K. Aksakov, déclare être 'l'emblème et la couronne' du système phonique de la langue russe. D'autres poètes russes y saisissent un caractère touranien (Batjuškov, A. Belyj), étranger aux Européens (Trediakovskij, Mandel'štam). [...] Il est également curieux que les représentants des langues auxquelles la mouillure phonologique des consonnes reste inconnue éprouvent parfois contre elle une véritable aversion. 'Et ceci est, note à ce propos M. Chlumsky, un point de vue assez répandu que de voir dans les sons mouillés une faiblesse articulatoire. Et non seulement cela : on est porté à attribuer une part de cette faiblesse aux personnes qui possèdent des sons mouillés, notamment par exemple aux Russes? Oh! ces pauvres Russes! Chez eux tout est mouillé'
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(Chlumsky : Recueil des travaux du 1er congrès des philologues slaves, II, p. 542). Dans les langues d'Europe confinant aux 'langues mouillantes' on observe des cas fréquents de mouillure servant à la formation des mots péjoratifs [...]. Ces attitudes prononcées d'adhésion et de répulsion montrent la force de contagion et la persistance du phénomène en question» (Jakobson, 1938, in Troubetzkoy, 1986, p. 360-361).
        Il est vrai que Troubetzkoy, à sa façon, hypostasie également un fait structurel, lorsqu'il émet des jugements de valeur sur la supériorité d'un système morphologique comme l'agglutination par rapport aux langues flexionnelles :
«[...] il faut reconnaître que les langues strictement agglutinantes du type altaïque, avec leurs phonèmes peu nombreux et utilisés de façon économique, leurs racines invariables, nettement détachées, grâce à leur position obligatoire en début de mot, et avec leurs suffixes et leurs terminaisons toujours parfaitement univoques et clairement rattachés l'un à l'autre, forment un outil techniquement beaucoup plus parfait que les langues flexionnelles, ne serait-ce que les langues caucasiennes orientales, avec leurs racines insaisissables, qui changent constamment de vocalisme, perdues parmi les préfixes et les suffixes, ces racines qui, pour certaines, possèdent une forme phonique bien déterminées sans qu'on puisse y discerner un quelconque contenu sémantique saisissable, alors que d'autres, tout en ayant un contenu sémantique ou une fonction formelle déterminés, se présentent sous des aspects phoniques hétérogènes, qu'on ne peut pas ramener l'un à l'autre. Il est vrai que dans la majorité des langues indo-européennes le principe flexionnel n'est pas aussi hypertrophié que dans les langues caucasiennes, mais elles sont encore loin de la perfection technique des langues agglutinantes altaïques» (Troubetzkoy, 1939, cité d'après le texte russe dans Troubetzkoy, 1987, p. 58).


2.3.2. Le holisme et la tache d'huile
        De la même façon que chez Berg le «paysage géographique» (Landschaft) développe vers une direction déterminée les «tendances» déjà en germe dans des organismes non apparentés (par exemple les dinosaures et les oiseaux), le développement spatial casse les solidarités génétiques entre les langues et produit des convergences de langues, qui forment alors un lien organique avec leur territoire. Pour le «Vieux Monde», ce lien peut être de deux sortes : il y a des langues «centrales» et des langues «périphériques». Ainsi, en opposition aux langues de l'Eurasie, les
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langues des peuples slaves qui s'étaient établis en Europe s'étaient «européanisées» et avaient perdu l'opposition de mouillure. Ce processus d'européanisation et d'asiatisation était appelé par Jakobson la transformation d'une langue donnée en langue périphérique (Jakobson, 1938, dans Troubetzkoy, 1986, p. 362; Jakobson, 1931a, dans Jakobson, 1971, p. 196). Cette périphérie forme une parfaite symétrie de part et d'autre du noyau. Ainsi, des deux côtés de l'alliance de langues eurasienne (ayant pour caractéristiques la corrélation phonologique de mouillure et l'absence de polytonie) on trouvera :
- à l'extrême nord-est (tchouktche, youkagir) et à l'extrême nord-ouest (suomi, lapon) des langues monotoniques sans corrélation de mouillure;
- à l'ouest (langues des pourtours de la Baltique) et à l'est (langues des bords du Pacifique) des langues à polytonie (cf. Jakobson, 1931b, p. 375). Jakobson tire à plusieurs reprises de ces observations la conclusion suivante :
«Il est peu probable que cette symétrie des deux frontières d'une même association soit due au simple hasard» (Jakobson, 1938, dans Troubetzkoy, 1986, p. 365)
        La frontière entre le noyau et la périphérie, qui est toujours une ligne nette puisqu'il s'agit ici de phonologie, a parfois tendance à déborder vers l'extérieur, par contagion : c'est la métaphore de la «tache d'huile» (Jakobson, 1938, dans Troubetzkoy, 1986, p. 354). En Europe, les langues avoisinantes du territoire eurasien ont, sur leur bord oriental, intégré des traits phonologiques caractéristiques de l'aire eurasienne (par exemple, les parlers orientaux du slovaque n'ont pas l'opposition de quantité vocalique (15), le carélien a l'opposition de mouillure, mais pas le finnois, etc.).
 
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2.3.3. Une histoire naturelle au sens propre
        Ce lien de la langue (ou du peuple) au territoire repose sur de subtiles distinctions, qui renvoient aux thèses de Berg : ce n'est pas un rapport de causalité (16), mais de déterminisme géographique. Le hongrois, par exemple, a été soumis à un «processus d'européanisation» (c'est à dire de perte de l'opposition de mouillure) quand les Hongrois sont arrivés dans la «steppe insulaire» qu'est la Hongrie actuelle, séparée de l'Eurasie par la barrière des Carpathes, et «soumise aux lois qui régissent le développement local européen» (Savickij, 1931, p. 368). Si la langue et la culture de chaque peuple dépendent de leur environnement géographique, on voit alors qu'on est loin de la théorie darwinienne de l'adaptation mécanique : ce n'est pas une théorie des climats qui est proposée par les eurasistes, mais un prédéterminisme de lois internes, de développement de tendances communes. La métaphore biologique de développement du germe ou de l'embryon soutient cette quête de la naturalité du lien des langues eurasiennes entre elles.

2.3.4. La symphonie des peuples de l'URSS
        La linguistique historique occupe une place centrale dans les textes de Troubetzkoy en dehors de son livre Principes de phonologie. Elle lui permet de comparer les liens de la Russie avec l'Orient et avec l'Occident à travers la langue. Dans son article de 1921(a), dont le sous-titre est «La base ethnique de la culture russe», il établit que l'ensemble des dialectes du slave-commun occupaient une position géographique intermédiaire et étaient, ainsi, liés par certains aspects aux dialectes proto-iraniens (termes de base concernant valeurs religieuses et spirituelles), et par d'autres, moins nombreux, aux dialectes proto-indo-européens de l'ouest (essentiellement termes militaires et de la culture matérielle). Il a également recours à l'ethno-musicologie pour établir l'unité culturelle de l'Eurasie sur une continuité territoriale : la gamme pentatonique dans la musique folklorique, totalement inconnue dans le folklore polonais, commence vers le
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marais du Pripet' et se prolonge jusqu'en Indo-Chine. Il en va de même pour la danse folklorique : par contraste avec l'Europe on n'a pas, en Eurasie, un homme et une femme se tenant l'un l'autre et dansant ensemble, mais une variété d'éléments et une grande liberté d'improvisation. Ce traits est typique des Finnois orientaux, des Mongols, des peuples turks et du Caucase.
        On ne peut manquer d'être frappé par les très grands parallélismes entre cet ensemble d'affirmations et certains traits du discours soviétique des années trente, en particulier le thème de la symphonie des cultures. Et, de même que Staline s'est opposé à l'idée de disparition des cultures et des langues de peuples de l'URSS tout en imposant pratiquement l'usage du russe comme «langue de communication transnationale», l'eurasisme ne propose pas une fusion des langues et des cultures, tout en envisageant que les musulmans, «orthodoxes potentiels» se rassemblent un jour sous la houlette de l'orthodoxie.


3. Les Romano-Germains, voilà notre pire ennemi

        Paradoxalement, toutes ces discusions sur la naturalité du monde eurasien, sur le recouvrement nécessaire (même s'il est approximatif) entre ses différentes isolignes, paradoxalement, ne paraissent pas avoir pour but la délimitation de l'Eurasie en tant que telle. Il est en effet une frontière aux enjeux infiniment plus importants que les autres, une frontière symbolique : la frontière ouest de la Russie (tant au plan territorial que culturel).
Le discours relativiste de Troubetzkoy semble être, en effet, un discours ad hoc, ayant pour but aussi bien de justifier la colonisation de la Sibérie et de l'Asie centrale que de souligner et amplifier la coupure entre «la Russie» et «l'Europe», coupure d'autant plus imaginaire que les eurasistes cherchaient à la fonder en nature, par la théorie du Landschaft.

3.1. Deux mondes opposés, deux sciences différentes
        De la même façon que les biologistes-géographes russes (L. Berg) opposaient au darwinisme (théorie de la divergence et de l'évolution par le hasard) une théorie de l'évolution par «développement de tendances embryonnaires» et convergence, Troubetzkoy
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pensait que la «science romano-germanique» se caractérisait par le positivisme et l'idée de progrès, auxquels il opposait une approche plus complexe et totalisante, formée au sein d'une mentalité «eurasienne» (cf. lettre du 22/XII 1926, dans LN., p. 96-97), et caractérisée par la notion d'idiosyncrasie et de logique propre de chaque système. C'est à ces différences de mondes épistémologiques que Troubetzkoy attribue, par exemple, «l'anarchie de la linguistique française» (lettre du 16/IV 1929, dans LN, p. 121, à propos du recueil d'A. Meillet et A. Cohen : Les langues du monde), ou «la répulsion bien connue qu'ont les Français envers les formes de la culture eurasienne et danubienne dans lesquelles s'exprime la phonologie moderne» (lettre de mai 1934, dans LN, p. 300) (17). Son programme scientifique est en même temps un programme combattant :
«Il faut se débarrasser complètement du mode de pensée caractéristique de la science romano-germanique». (Troubetzkoy, 1920, p. 15)

        Ce «mode de pensée» se caractérise, pour lui, comme étant une science rationaliste, analytique et utilitaire (Troubetzkoy, 1923, p. 114-115). On trouvera d'autres éléments de comparaison épistémologique entre les deux «mondes» dans l'Introduction à l'histoire de la littérature du vieux-russe (édition anglaise : 1954), où il insiste sur la différence entre les civilisations du type «analytique» et «synthétique», l'une où prédomine l'autonomie des domaines culturels (religion, éthique, droit, science, philosophie), l'autre dans laquelle ces domaines sont en interaction et s'interpénètrent constamment. Un exemple de cette dernière est la civilisation byzantine et la Russie moscovite.
Jakobson lui-même a souvent affirmé les spécificités de la «science russe». Ainsi, à propos de la «psychologie touranienne», il écrit que

«Troubetzkoy comprenait que cet esprit systématique et totalisant était très caractéristique des toutes premières acquisitions de la science russe, et déterminant pour son oeuvre personnelle» (Jakobson, 1939, dans Jakobson, 1973, p. 298)

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Il compare la doctrine saussurienne concernant la diachronie à «l'idéologie européenne prédominante de la seconde moitié du XIXème siècle», caractérisée par l'image d'un «entassement mécanique dû au jeu du hasard ou de facteurs hétérogènes» (Jakobson, 1929, dans Jakobson, 1971, p. 110). Dans ce même texte il parle de la «tradition linguistique russe» (p. 7), de la biologie russe et de la géographie russe (p. 110), comme étant des branches du savoir ayant en commun le refus d'une explication causale et la recherche des lois internes de développement. Cette même année 1929 il écrit encore que «la catégorie de la causalité mécaniste est étrangère à la science russe» (Jakobson, 1929a, p. 633, cité dans Toman, 1981, p. 277).
Il est alors d'autant plus intéressant de noter que la nécrologie de Troubetzkoy écrite par Jakobson a été republiée en 1966 dans le recueil de Th. A. Sebeok : Portraits of linguists, dont le sous-titre est «A Biographical Source Book of Western Linguistics», alors même que cet article parle abondamment de l'eurasisme.

3.2. Un œucuménisme impossible

        A la base de l'explication de l'incompatibilité de ces deux «mondes» que sont supposés être la Russie et l'Europe se trouve l'hypertrophie de l'opposition religieuse entre Orthodoxie et Catholicisme. Voilà sans doute la vraie frontière, frontière symbolique dans le discours, frontière exacerbée encore par les pertes territoriales de la Russie après la première guerre mondiale, frontière qui justifie le discours sur le territoire. Ainsi, les eurasistes reconnaissaient l'indépendance des Etats baltes et de la Finlande comme allant de soi : ces nations, catholiques ou protestantes, étaient «latines» (au sens de «non orthodoxes»).
En contradiction avec l'universalisme chrétien (assimilé par les eurasistes à l'Eglise romaine), et sans plus s'encombrer de relativisme, cette fois-ci, Troubetzkoy rappelle sans cesse la totale incompatibilité et surtout la supériorité intrinsèque du monde orthodoxe sur le monde catholique romain, ressassant cette idée fixe que partagent les eurasistes avec les slavophiles : la Russie, même si, en vertu de circonstances historiques particulières, elle a été en contacts avec la culture européenne, en fait, dans son être profond, a toujours appartenu et appartiendra toujours à un
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monde culturel totalement différent, séparé par un abîme de la culture européenne, et infiniment supérieur par ses valeurs éthiques, esthétiques et spirituelles, à tout ce qui a été produit en Europe.
        Ainsi Troubetzkoy explique que l'alphabet cyrillique est intrinsèquement supérieur à l'alphabet latin, ce qui est typique de ces deux courants de pensée (1927a, p. 88-93). Mais ce qui est moins bien connu est que Jakobson lui emboîte le pas : dans son texte fondamental sur l'alliance de langues eurasienne (1931a, dans 1971, p. 192-194) il critique violemment la politique de latinisation des langues de l'URSS, en s'appuyant sur le fait que l'alphabet latin est techniquement inadapté à la spécificité des langues de l'Eurasie. A la même époque, au contraire, Polivanov voyait dans cette politique une avancée très positive.

3.3. La quête de l'identité
        Il y a, certes, une cohérence dans la pensée eurasiste, autour de la notion de holisme (l'harmonie dans la totalité, la symétrie des périphéries par rapport au centre). Pourtant, beaucoup moins d'efforts sont faits pour construire la limite orientale que la limite occidentale de la Russie. Dans L'héritage de Gengis Khan, le livre le plus terrible qu'ait écrit Troubetzkoy (sous le pseudonyme I.R., probablement pour nIkolaj tRubeckoj), le véritable problème est la frontière ouest de la Russie (celle qui a toujours résisté à l'expansion russe, à la différence de la frontière est, qui, depuis la prise de Kazan en 1552 sous Ivan le Terrible, n'a jamais cessé de reculer, jusqu'en Alaska). En fait, les appels à la solidarité avec les pays qu'on appellerait maintenant «du Tiers Monde» ne sont qu'une couverture pour la quête identitaire de la Russie par rapport à son autre soi-même : l'Europe occidentale.
        Il est à remarquer qu'il n'y avait aucun eurasien non-russe chez les eurasistes, pas même un Ukrainien. Cet élément «touranien» de la «culture eurasienne» est par ailleurs extrêment abstrait : les eurasistes ne citent jamais aucun auteur, penseur, savant eurasien non-russe. On ne trouvera jamais un mot sur Avicennes, par exemple, le seul héros toujours mis en avant est Gengis Khan?
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Là encore les eurasistes, scandalisés par la politique internationaliste des premières années du gouvernement bolchevik, se sont sentis de plus en plus en accord avec la politique culturelle soviétique à mesure que, vers la fin des années trente, elle mettait l'accent sur la totalité soviétique et sa solidarité autour de la Russie, en abandonnant toute marque d'internationalisme (cf. le retour à l'alphabet cyrillique pour les langues non-russes, par exemple).


Conclusion
       
Il est justifié d'employer ici les termes désuets d'«air du temps» et de «courants de pensée» plutôt que de «paradigmes» ou «coupure épistémologique», concepts moins bien adaptés aux sciences humaines qu'aux sciences exactes. En linguistique ou en ethnopsychologie il peut y avoir des avancées et des reculs, mais aussi des tournants, des chemins parallèles ou qui parfois se croisent, des façons différentes d'envisager l'objet d'étude, il peut y avoir coexistence de voies d'approche, ou même de théories incompatibles. S'il y a opposition entre paradigmes, elle ne se situe pas sur le strict plan des théories linguistiques, mais passe plutôt entre l'idée jacobine de la nation comme projet politique (E. Renan) et celle, romantique, de la nation comme entité culturelle préexistant à tout projet polique (Fichte) (cf. Sériot, à paraître).
        Quant à «l'air du lieu», il faut éviter de tomber dans le piège tendu par cette pensée de la «science nationale». Pour le reste, l'apport proprement russe à la théorie eurasienne semble être l'utilisation traditionnelle d'interprétations géographiques dans l'historiographie russe, ainsi que le courant explicitement anti-darwinien en biologie, qu'on va retrouver dans la notion de «convergence» dans les alliances de langues chez Troubetzkoy et Jakobson. C'est bien d'Europe occidentale que provient l'essentiel des théories culturelles et géopolitiques des eurasistes, plus précisément d'Allemagne, d'où est originaire également la théorie de la naturalité du territoire (B. F. Ratzel, cf. Böss, 1961, p. 30). Il faut mentionner également le travail du géographe britannique John Mackinder, qui, dès avant la première
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guerre mondiale, utilisait, pour décrire l'Empire russe (puissance continentale), concurrent potentiel de l'Empire britannique (puissance maritime), la notion géopolitique de Heartland (Mackinder, 1904).
        Ainsi, malgré toute leur opposition de principe à la «science romano-germanique», les eurasistes sont les continuateurs d'une pensée formée dans la philosophie allemande du premier tiers du XIXème siècle, celle qui considérait toute collectivité comme un tout transcendant les individus. L'eurasisme serait ainsi un avatar de l'organicisme du XIXème siècle, faisant retour en Europe par le biais d'une linguistique aréale à tendance géo-culturelle, toute la cohérence de ce courant de pensée reposant sur la grande métaphore «un peuple, c'est comme un individu».
        Enfin, plutôt que de se demander s'il "existe" une pensée russe ou une science eurasienne (ce qui serait payer un tribut à l'idée romantique du destin métaphysique et unique d'un peuple particulier), il est plus légitime d'étudier les conditions de production d'un discours qui, lui, affirme que tout cela existe : il est moins important de se demander si les Russes forment un «monde à part» que d'essayer d'expliquer pourquoi ils en sont persuadés.

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— TRUBETZKOY Nikolaj S., 1921 : «Ob istinnom i ložnom nacionalizme», Isxod k Vostoku, Sofia. [Sur le vrai et le faux nationalisme]
— TRUBETZKOY Nikolaj S., 1921a : «Verxi i nizy russkoj kul'tury (Etničeskaja baza russkoj kul'tury)», Isxod k Vostoku, Sofia, p. 86-103. [Les couches supérieures et inférieures de la culture russe (la base ethnique de la culture russe)]
— TRUBETZKOY Nikolaj S., 1923 : «Vavilonskaja bašnja i smešenie jazykov», Evrazijskij vremennik, kn. 3, Berlin. [La Tour de Babel et la confusion des langues]
— TRUBETZKOY Nikolaj S., 1923a : «Soblazny edinenija», Rossija i latinstvo, Berlin. [Les tentations de l'union religieuse]
— TRUBETZKOY Nikolaj S., 1925 : «O turanskom èlemente v russkoj kul'ture», Evrazijskij vremennik, n°4, Berlin [Sur l'élément touranien dans la culture russe], repris dans TRUBETZKOY-27.
— TRUBETZKOY Nikolaj S., 1925a : Nasledie Čingiz-Xana (Vzgljad na russkuju istoriju ne s Zapada, a s Vostoka), Berlin [L'héritage de Gengis-Khan (l'histoire russe vue non de l'Occident mais de l'Orient)].
— TRUBETZKOY Nikolaj S., 1927 : K probleme russkogo samopoznanija, Evrazijskoe knigoizdatel'stvo. [Le problème de l'auto-connaissance des Russes]
— TRUBETZKOY Nikolaj S., 1927a : «Obščeslavjanskij èlement v russkoj kul'ture», K probleme russkogo samopoznanija, Evrazijskoe knigoizdatel'stvo [L'élément slave dans la culture russe].
— TRUBETZKOY N., 1931 : «Phonologie und Sprachgeographie», TCLP-4, p. 228-234, repris dans TROUBETZKOY-86
— TRUBETZKOY Nikolaj S., 1935 : «Ob idee-pravitel'nice ideokratičeskogo gosudarstva», Evrazijskaja xronika, n°11, p. 29-37 [Sur l'idée directrice d'un Etat idéocratique].
— TRUBETZKOY Nikolaj S., 1935a : «O rasizme», Evrazijskie tetradi, n°5, repris dans Jakobson, 1985, p. 467-474. [Sur le racisme]
— TRUBETZKOY Nikolaj S., 1939 : «Gedanken über das Indogermanenproblem», Acta Linguistica, vol. I, fasc. 2, Copenhague, p. 81-89.
— TRUBETZKOY Nikolaj S., 1954 : «Introduction to the History of Old Russian Literature», Harvard Slavic Studies, II, p. 91-103.
— TRUBETZKOY N. S., 1986 : Principes de phonologie, Klincksieck (1ère éd. en français : 1949).
— TRUBETZKOY Nikolaj S., 1987 : Izbrannye trudy po filologii, Moscou, Progress [?uvres choisies de philologie].
— VIEL M. 1984 : La notion de marque chez Trubetzkoy et Jakobson, Didier.
— V.T., 1927 : «Ponjatie Evrazii po antropologičeskomu priznaku», Evrazijskaja xronika, 8, p. 26-31 [La notion d'Eurasie d'après les marques anthropologiques].

NOTES


(1) - Pourtant à cette époque (1972) était déjà disponible la très éclairante monographie de Böss (1961) sur le mouvement eurasien. En français, les publications sur ce sujet se concentrent dans les années trente (essentiellement dans la revue de l'Ecole des langues orientales : Le Monde slave, mais jamais dans la Revue des études slaves), puis cessent totalement. Ce n'est que tardivement que les chercheurs recommencent à mentionner l'eurasisme à propos de Trubetzkoy (Viel, 1984, Nivat, 1988, Adamski, 1992). La plupart des textes non linguistiques de Trubetzkoy ont été rééditées ces dernières années en russe dans le Vestnik MGU, et la totalité de ces textes est désormais facilement accessible dans leur traduction anglaise (Liberman, 1991).
(2) - Nous emploierons ici le mot eurasiste pour désigner les partisans de la doctrine, et eurasien pour désigner les habitants de l'Eurasie.
(3) - On trouve à la même époque le même souci d'éviter les transports de phonèmes ou de termes de culture d'un système à l'autre chez Polivanov (1927).
(4) - Trubetzkoy n'est pas le seul à avoir interprété Babel comme la loi de la possibilité de toute société. J.-C. Milner voit dans le mythe de Babel qu'il «lie la possibilité de la langue à celle d'une division indéfinie et non sommable» (Milner, 1978, p. 29), F. Flahaut rappelle que «l'inachèvement de la Tour de Babel n'est pas la dégradation de la condition humaine. Au contraire, c'est la loi fondatrice de la parole» (Flahault, 1984, p. 150). Enfin, pour A. Jacob, "le pluralisme culturel de l'homme oblige à interpréter Babel non comme une chute, mais comme une détermination essentielle" (Jacob, 1976, p. 86). Ce serait un leurre, pourtant, de voir dans ces lectures du mythe un écho de l'interprétation de Trubetzkoy.
(5)- Rappelons que Jakobson lui-même envisageait très sérieusement le problème du «caractère national». Dans un article de 1931 : «Le mythe de la France en Russie» il reconnaît que l'étude du caractère national est une tâche difficile, mais ne met aucunement en doute son intérêt scientifique :
«L'étude comparative des mythes étrangers traitant de la France et des représentations qu'ont les Français d'eux-mêmes et des autres peuples permettrait une bonne esquisse des fondements d'une caractérologie scientifique de la francité» (Jakobson, 1931, dans Jakobson,1986, . 158).
Là encore il est tentant de lire ce texte à partir de Bourdieu ou de Barthes. Il me semble pourtant plus éclairant de l'interpréter à partir des textes de son époque et de celui qui était le plus en accord intellectuel avec lui : Trubetzkoy.
(6) - En cela, c'est Trubetzkoy lui-même qui était en parfait accord avec l'air du temps. A. Meillet a consacré un compte-rendu extrêmement élogieux au recueil de Trubetzkoy «Le problème de l'auto-connaissance des Russes», où se trouve l'article consacré à «L'élément touranien dans la culture russe» :
«Ce chapitre de psychologie ethnique est saisissant, et il suggère bien des réflexions» (Meillet, 1928, p, 51).
L'année suivante le procès verbal d'une séance de la SLP montre que Meillet revient sur l'idée de Trubetzkoy, en l'accomodant à son souci principal : la nation indo-européenne :
«M. A. Meillet, partant de l'observation faite par le prince N. Troubetzkoy sur la concordance entre la structure de la langue turque et la mentalité générale des Turcs, propose de voir entre la structure, très singulière, de l'indo-européen et la mentalité de la nation indo-européenne, pareille concordance. L'indo-européen est fait avec des mots autonomes; il comporte autant d'anomalies que le turc en comporte peu; or, ce qui caractérise l'aristocratie conquérante indo-européenne, c'est la recherche perpétuelle d'un domaine où chaque chef ait sa pleine indépendance, où il soit vraiment le maître. Cette mentalité est demeurée chez les Grecs; or, la langue grecque offre un nombre énorme de formes anomales. Le mot y garde un caractère individuel. Mais, d'autre part, toutes ces formes linguistiques autonomes se classent dans des catégories précises, exactement définies, tout comme la littérature, l'art grec sont caractérisés par l'harmonie et la netteté des lignes».
Puis, plus loin, une autre remarque de Meillet :
«Le baltique et le slave qui ont spécialement bien conservé les faits matériels de l'indo-européen, n'ont pas évolué suivant le type individualiste» (Meillet, 1929: p. xvii).
On ne peut manquer d'être frappé par le fait que Meillet s'appuie sur Trubetzkoy pour produire un raisonnement qui semble aller à l'encontre des vues de ce dernier sur l'indo-européen (cf. plus loin) et la culture des «Romano-Germains».
(7) - Il faut souligner, également, que cette idée était une des thèses principales du marrisme, qui postulait le caractère secondaire, dérivé, de tous les groupements de langues. Cf. ce passage d'un ouvrage marriste : «Les langues du système turk [...] ont des ressemblances au plan lexical et morphologique. Il ne faut pas en conclure que ces langues sont une 'famille' naturelle, avec une origine commune. Au contraire, la proximité de ces langues est le résultat d'un développement historique» (Borovkov, 1935, p. 13, cité dans Alpatov, 1991, p. 132).
(8) - On peut y voir sinon un point d'accord avec le marrisme, du moins un écho du même air du temps.
(9) - Sensiblement à la même époque que l'«hypothèse Sapir / Whorf» dans l'ethnolinguistique américaine et qu'en URSS les hypothèses marristes sur le lien entre la langue et la pensée.
(10) - Savickij a beaucoup contribué à répandre l'idée de la proximité des théories eurasiennes avec certaines tendances de la politique linguistique soviétique des années trente.
(11) - Sur cet ensemble de théories à base géographique et «écologique», cf. l'article de J. Toman (1981).
(12) - Cette notion de sol comme objet ayant une histoire naturelle rencontre à l'heure actuelle un grand regain d'intérêt dans les mouvements nationalistes de l'ex-URSS, s'appuyant sur des revendications écologistes.
(13) - Trubetzkoy est réticent devant l'idée de transmission génétique du caractère national (c'est son article «Sur le racisme» qui lui a valu la perquisition de la Gestapo dans son appartement à Vienne, qui a hâté sa mort). Pourtant, pour lui, chaque «peuple» possède un «psychisme national». Chez les Juifs, une partie de ce caractère national est transmise génétiquement : «l'agilité d'esprit, les capacités de ruse et de débrouillardise et un tempérament passionné», et une autre, la «psychologie pernicieuse» dépend des conditions d'émigration perpétuelle dans lesquelles vivent les Juifs (1935, cité d'après LN, p. 472) :
«Il ne serait pas exact de nier l'existence chez les juifs d'une psychologie pernicieuse, comme ont tendance à le faire de nombreux sémitophiles. Il faut reconnaître que de nombreux juifs, et justement les plus typiques, trouvent effectivement du plaisir à rabaisser les idéaux d'autres peuples, à remplacer des mouvements d'idées élevés par un calcul froid et cynique, à découvrir des soubassements sordides à tout ce qui est beau et bien, à se complaire dans la pure négation, qui prive la vie de tout sens» (ib., p. 473).
(14) - «La découverte de R. O. Jakobson renforce les liens internes de tout le système scientifique eurasien, elle élève la probabilité mathématique de sa véridicité.» (Savickij, 1931, p. 7)
(15) - On peut cependant se demander ce qui permet d'afffirmer que c'est encore bien du slovaque.
(16) - Trubetzkoy comme Jakobson ont à maintes reprises insisté sur le refus des explications causales au profit des explications par la téléologie. Mounin, qui n'y voit qu'une question de «mots» (1972, p. 108, citant Martinet), n'en a pas assez saisi l'importance.
(17) - Il est intéressant de noter à ce sujet que J.-C. Milner, reconnaissant une spécificité à la «tradition des universitaires russes» y trouve une explication non par le «monde culturel» ou la «mentalité», mais par une causalité historique (Milner, 1982, p. 334-335).



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