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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Patrick SERIOT : «La grande partition (Enchâssement syntaxique, stratification énonciative et mémoire du texte)», in P. Sériot (éd.) : Relations inter- et intra-prédicatives, Cahiers de l'ILSL, n. 3, 1993, p. 235-260.




[235]
1. Non aux noms!

"La plupart des verbes expriment des choses vraies, tandis que les substantifs sont le paradis des choses vaines." P. Valéry (1973, p. 455)


Nombreux sont ceux qui aiment les verbes et rares sont ceux qui aiment les noms.
Rares sont les langues imaginaires dans la science-fiction russe. Pourtant Aleksandr Aleksandrovič Bogdanov, l'idéologue du proletkult, décrit en détails, dans son roman utopique Krasnaja zvezda [L'étoile rouge] (écrit en 1908), la langue des martiens. Dès le début du livre un martien (qui s'avèrera plus tard être en réalité une martienne) fait un cours de langue martienne à un terrien (russe), qui s'étonne que les noms en martien aient des paradigmes temporels. Voici l'explication de cette particularité de la langue des martiens:

"Est-il possible que vous ne compreniez point? Pourtant, dans vos langues, lorsque vous nommez un objet, vous indiquez précisément si vous le considérez comme un homme ou comme une femme, ce qui, en soi, n'est guère fondamental, et même plutôt étrange lorsqu'il s'agit d'objets inanimés. Il est infiniment plus important de faire une différence entre les objets qui existent et ceux qui ne sont plus ou encore ceux qui sont à venir. Pour vous dom [la maison] est un homme, et lodka [le bateau] est une femme, alors que pour les Français c'est le contraire, sans que rien n'en soit changé pour autant. Mais si vous parlez d'une maison qui a brûlé ou que vous vous
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apprêtez à construire, vous utilisez la même forme que pour la maison dans laquelle vous vivez. Y a-t-il pourtant dans la nature plus grande différence qu'entre un homme vivant et un homme mort? qu'entre ce qui est et ce qui n'est pas? Il vous faut des mots et des phrases entières pour désigner cette différence, n'est-il pas mieux de l'exprimer par l'adjonction d'une lettre dans le mot lui-même?" (Bogdanov, 1986, p. 221)

Ainsi, en martien de Bogdanov, les noms sont des sortes de verbes, dont les paradigmes morphologiques modaux et temporels permettent d'asserter un prédicat d'existence.

Cette méfiance envers les noms, ou cette idée que la prédication est supérieure à la nomination, réapparaît régulièrement dans de nombreuses littératures.
Dans sa nouvelle Tlön Uqbar Orbis Tertius, écrite en 1935, l'écrivain argentin Borges décrit une planète dont les habitants parlent des langues sans noms. Ces langues reflètent leur vision du monde : "Pour eux, le monde n'est pas une réunion d'objets dans l'espace; c'est une série hétérogène d'actes indépendants. Il est successif, temporel, non spatial." Dans l'hémisphère austral "il y a des verbes impersonnels, qualifiés par des suffixes (ou des préfixes) monosyllabiques à valeur adverbiale. Par exemple : il n'y a pas de mot qui corresponde au mot lune, mais il y a un verbe qui serait en français lunescer ou luner. La lune surgit sur le fleuve se dit : vers le haut après une fluctuation persistante, il luna." Dans les langues de l'hémisphère boréal "la cellule primordiale n'est pas le verbe, mais l'adjectif monosyllabique. Le substantif est formé par une accumulation d'adjectifs. On ne dit pas lune, mais aérien-clair-sur-rond-obscur ou orangé-ténu-du-ciel ou n'importe quelle autre association. " (Borges, 1990, p. 18-19)
Pour Borges une langue sans noms est une langue qui reflète une vision du monde totalement idéaliste, pour laquelle il n'y a aucune différence entre les objets réels et les objets idéaux. C'est une langue permettant de faire de la poésie.

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1.1. Des deux façons de dire la même chose : parler avec des noms ou parler avec des verbes?

Si l'on reste dans le cadre des langues indo-européennes, et si l'on en croit les stylisticiens, on peut dire les mêmes choses avec des noms et avec des verbes. Cependant de nombreuses justifications théoriques sont apportées, visant à prouver la supériorité des verbes sur les noms.
En URSS il semble s'être agi d'un problème brûlant, puisque depuis les années vingt à intervalles réguliers apparaissent des articles ou des livres entiers consacrés à défendre un "style verbal" contre un "style nominal".
Pour de nombreux stylisticiens soviétiques en effet, de G. O. Vinokur à K. Čukovskij, il y aurait eu en russe, à partir du milieu des années 20 environ, invasion de la langue écrite par un style nominal, augmentation croissante du nombre de noms par rapport au nombre de verbes employés, phénomène essentiellement négatif aux yeux des deux auteurs. L'important à noter est que ce phénomène a une histoire.
En particulier il s'est agit de "lutter", en URSS, contre une langue envahie par ces choses hybrides que sont les noms verbaux. Voyons par exemple à quoi consacraient leur énergie les auteurs de manuels de stylistique pour journalistes au début de la guerre (recueil Jazyk gazety, Moscou, 1941).
L'idée générale de ce manuel est qu'il faut donner la chasse à la "verbalité" dans les substantifs verbaux. Ainsi chaque chose doit être à sa place : il faut qu'un nom soit un nom et qu'un verbe soit un verbe. Il faut éliminer les catégories hybrides, tout ce qui n'est pas un substantif à sens plein (polnocennoe suschestvitel'noe (p. 322). C'est l'époque où se met en place une hygiène de la pensée, caractéristique certes de la période stalinienne, mais aussi en général des années trente et quarante en Europe (on peut penser au néopositivisme du Cercle de Vienne, cf. à ce sujet Gadet-Pêcheux, 1981).
Arguant du fait que les substantifs expriment le statique, le figement, et que les verbes renvoient au mouvement et à la vie, les auteurs du recueil proposent, comme bien d'autres avant et après eux, des traductions internes, où une phrase d'une langue va être transformée d'un "système nominal" à un "système verbal" (1). Ainsi ils proposent de remplacer

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• Oni idut dal'še po puti privedenija zemel' v kul'turnoe sostojanie putem raspaški
par ("lučše napisat'") :
• Oni prodolžajut privodit' zemli v kul'turnoe sostojanie, raspaxivaja ix. (p. 325)

On remarquera cependant que cette traduction interne consiste à remplacer des substantifs verbaux par des infinitifs ou des gérondifs, c'est à dire une forme nominale du verbe par une autre forme nominale du verbe.
En fait, l'idée générale est que les substantifs verbaux se caractérisent par un manque par rapport aux verbes :

"le fait qu'ils soient dépourvus des catégories verbales fondamentales peut entraîner des ambiguïtés dans l'énoncé" (Rozental'-Telenkova, 1985, p. 190).

Le lexique de terminologie linguistique de Rozental' donne à ce propos l'exemple suivant :

Na povestke dnja vopros o vypolnenii plana [A l'ordre du jour est la question de la rélisation du plan]

et le commente ainsi : "on ne comprend pas s'il s'agit du bilan de la réalisation, du déroulement de la réalisation ou des mesures visant à la réalisation du plan" (ib.).
En fait, dans ce type de travaux, on a l'impression que ce qui manque aux noms, c'est d'être des verbes. L'idéal, c'est la langue des martiens.

On en vient à se demander comment il se fait que, malgré cette antipathie, il y ait encore des substantifs dans les langues d'Europe.
Alors, sans insister sur le fait que des substantifs à paradigme temporel ne sont pas une catégorie aussi originalle que le pense Aleksandr Bogdanov (2), je voudrais maintenant m'interroger sur la façon dont travaillent les linguistes.
Bien souvent les noms suscitent moins d'intérêt que les verbes, ce qui se marque dans le travail en linguistique par la grande partition qui a pour figure une barre oblique :

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S N
/
SV
Sujet
/
Prédicat
Nom
/
Verbe
thème
/
rhème
argument
/
fonction (3)

et par l'insistance sur la partie droite de cette barre oblique. Cette partie droite est plus noble parce que la partie gauche semble n'avoir rien à apporter, rien à apprendre, elle qui nomme le connu, le déjà su, l'évident, le préexistant, le stable, ce dont on part, autrement dit la chose. La partie droite, en revanche, véritable centre de la proposition, serait le domaine du nouveau, de l'action, du dynamique, du procès, de la responsabilité et de l'originalité du sujet parlant.
Je propose, pourtant, d'explorer de plus près certains phénomènes propres à la partie gauche, celle qui recouvre "ce dont on parle", "ce qu'on connaît déjà", ce qui devrait avoir pour conséquence de se demander comment on fait pour connaître ce qu'on connaît (ou nommer ce qu'on connaît déjà), et surtout en quoi consiste l'opération de nomination. Cette opération diffère-t-elle seulement selon les langues, ou également selon les types de discours?


2. Une proposition est plus qu'un nom

2.1. substance vs accident

La partition nomination / prédication repose sur l'opposition aristotélicienne entre substance et accident. Elle est explicitement revendiquée par un linguiste à l'esprit pourtant aussi profondément novateur que L. Tesnière, qui propose un principe de classification "commun à tous les mots pleins" :

"Une première subdivision opposera les idées de substances à celles de procès.
Les substances sont les choses perçues par les sens et conçues par l'esprit comme douées d'une existence distincte, p. ex. cheval, table, quelqu'un . Les mots pleins exprimant l'idée d'une substance sont appelés substantifs.
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Les procès sont les états ou les actions par lesquels les substances manifestent leur existence, p. ex. est, dort, mange, fait , etc. Les mots pleins exprimant l'idée d'un procès sont appelés verbes.
La plupart des langues n'ont pas su distinguer la notion de procès de la notion de substance. Elles conçoivent le procès comme une substance, et par conséquent le verbe comme un substantif. C'est ainsi que, dans de telles langues, il aime ne se distingue pas de son amour, ni ils aiment de leur amour. Autrement dit, le noeud de la phrase y est un noeud substantival. La notion verbale proprement dite semble bien ne se rencontrer que dans nos langues d'Europe (4)" (Tesnière, 1976. p. 61).


Sans insister sur ce que cette conception a d'essentiellement européo-centriste, on remarquera que cette partition substances / procès s'appuie sur un a priori sémantico-logique que Tesnière lui-même déclarait vouloir éliminer. Il revendique ainsi explicitement une option réaliste, dont sa grammaire de "dépendances" permettait précisément de faire l'économie. Pourquoi n'en a-t-il pas tiré les conséquences?
Une deuxième remarque est que Tesnière proposait de s'appuyer sur la syntaxe au détriment de la morphologie. Pourtant c'est sur une définition morphologique que repose sa propre partition entre substances et procès : "le verbe exprime les procès" (ib., p. 71).

2.2. nomination vs prédication

L'idée (explicite ou implicite) selon laquelle le monde est fait de substances (de choses pleines et séparées) que l'on ne peut connaître que dans leurs accidents a des conséquences bien précises pour le travail sur la langue. Dans cette conception en effet il est normal que les noms (ou "expressions référentielles") désignent des "objets", et les phrases (déclaratives) représentent des états de choses qui, s'ils sont réels, rendent les phrases vraies. Il s'agit de deux niveaux parfaitement distincts, où l'acte de nomination ne peut être accompli que par une partie du discours : les noms, et l'acte de prédication ne peut être accompli que par un ensemble, la proposition, formée de l'amalgame de deux parties du discours : le nom et le verbe, ce dernier ayant pour fonction d'être un
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prédicat, alors que le rôle de sujet ne peut être tenu que par un nom.
La deuxième conséquence est encore une partition, entre d'une part la notion d'inachèvement, d'incomplétude : les noms ne font que désigner, et de l'autre d'achèvement, de complétude : une proposition est un tout fini, achevé. C'est l'image de l'entrelacs, qu'on trouve chez Platon :

"[Le discours] ne se borne pas à nommer, mais effectue un achèvement, en entrelaçant les verbes avec les noms. Aussi avons-nous dit qu'il discourt et non point seulement qu'il nomme, et, à l'agencement qu'il constitue, nous avons donné le nom de discours" (Le sophiste, 262d).

La troisième conséquence est que les noms et les propositions jouent des rôles totalement séparés, qui ne sont en rien interchangeables.
Benveniste, par exemple, tenant pour acquise l'opposition tranchée entre nom et proposition, refuse qu'une proposition puisse servir à "intégrer". Arguant du fait que la phrase appartient au niveau catégorématique, il affirme qu'"il n'y a pas de fonction propositionnelle qu'une proposition puisse remplir" (1966, p. 128), et, ce qui en découle logiquement, que "la proposition ne peut pas entrer comme partie dans une totalité de rang plus élevé" (ib., p. 129).
Pourtant, si la "phrase" (terme employé par Benveniste concurremment à "proposition") a pour unique critère constitutif d'être un prédicat, alors il devient impossible d'expliquer l'existence d'arguments eux-mêmes prédicatifs. Curieusement, Benveniste n'envisage pas le problème ne serait-ce que de la subordination (enchâssement syntaxique) : "Une proposition peut seulement précéder ou suivre une autre proposition, dans un rapport de consécution" (ib., p. 129). Ce qui revient à tracer une équivalence stricte entre prédication et assertion.
Benveniste, à l'époque même où il découvrait la dimension de l'énonciation (dans les années cinquante), n'admettait pas qu'une prédication puisse se trouver à un autre niveau que le niveau explicite de la proposition, reconnaissable à la présence d'un verbe à un mode fini (5).

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3. Une proposition est comme un nom

Une tendance plus "moderne", qui trouve son origine dans les travaux de Frege, est de prendre l'opposition grammaticale verbo-nominale comme un avatar de l'opposition logique fonction / objet.

3.1. Objet et fonction : la notion de saturation

Rappelons que pour Frege (cf. les trois articles de 1891 et 1892 Fonction et concept, Sens et dénotation, Concept et objet) "est objet tout ce qui n'est pas fonction, c'est à dire ce dont l'expression ne comporte aucune place vide" (Frege, 1968, p. 92). En effet, si l'on prend les mots de prédicat et de sujet en leur sens grammatical, on peut dire que le concept est ce à quoi se réfère un prédicat, tandis que ce à quoi se réfère le sujet, c'est un objet. En d'autres termes, un "objet" c'est tout ce qui, dans un contenu de pensée, n'est pas une fonction, de sorte que l'expression d'un objet ne contient jamais, contrairement à l'expression d'une fonction, de place vide. Le mot d'objet ne s'applique donc pas seulement aux objets de l'expérience sensible. Ainsi un énoncé propositionnel ne contient pas de place vide, il représente donc un objet. (ib.). Pour Frege, de même, un objet est ce qui ne peut pas être le référent total d'un prédicat mais peut être le référent d'un sujet. (Frege, 1968, p. 128)
On voit qu'il n'existe ici aucune possibilité alternative entre fonction et objet (ou fonction saturée). Certes, considérer une proposition comme un objet a l'énorme avantage de pouvoir l'intégrer à une autre proposition (d'où l'opposition entre logique du premier ordre et du second ordre) (6),
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c'est-à-dire, en termes grammaticaux, d'en faire une sorte de nom. Cependant la notion de saturation, si elle a une définition claire en logique, devient vite fort peu opérante dès qu'on se trouve en langue, où cette notion est remplacée par celle de complétude. Comment, en effet, savoir exactement s'il manque quelque chose à un énoncé? Un verbe transitif employé sans complément doit-il être considéré comme incomplet? Une phrase impersonnelle est-elle complète ou incomplète? Que dire alors des langues qui, comme le russe, ne connaissent pas de "servitude subjectale"? (expression de Cl. Hagège, 1982, p. 33)

3.2. Le traitement de l'hybride comme de l'homogène : la notion de "nominalisation"

La vision transformationaliste de la grammaire, en opposant un niveau de surface et un niveau profond, c'est à dire un niveau plus essentiel que l'immédiatement visible, a permis d'expliciter ce qui était bien connu depuis la grammaire de Port Royal : qu'une proposition pouvait faire partie d'une autre proposition et jouer à ce titre, par conséquent, le rôle d'un nom, il s'agit de la notion d'enchâssement. Si une proposition joue le rôle d'un nom, on dira qu'elle est "nominalisée" :

"? the device of nominalization transforms a sentence into a noun phrase, which can then be inserted into a bundle that fits into another sentence" (Vendler, 1967, p. 125).

On rejoint par là les grammaires scolaires, qui, traditionnellement, sans reconnaître les nominalisations en tant que telles, manient implicitement la notion d'enchâssement. En France on oppose la proposition à la phrase comme la partie au tout, en Russie on oppose les "phrases simples" (prostye predloženija) et les "phrases complexes" (složnye predloženija). Les phrases simples sont des propositions qui peuvent être indépendantes ou faire partie des phrases complexes, elles-mêmes réductibles à deux figures : la juxtaposition (coordination) et l'enchâssement (subordination) de deux phrases simples.
C'est une façon dichotomique de voir les choses, à base morphologiste (la différence nom / verbe), c'est à dire essentiellement visuelle, immédiate, "superficielle" (au sens de "vu en surface, à la surface des choses"). Ici il n'y a rien entre le
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simple et le complexe, entre un et deux. C'est l'un ou l'autre, jamais l'un et l'autre. C'est voir les propositions comme des enveloppes closes, des entités discrètes, formalisables, au mieux, dans une logique ensembliste :



Dans la subordination il y a un objet dans un autre objet, quelque chose dans autre chose, une proposition est transformée en objet qui, à son tour, s'enchâssera dans une proposition qui l'intègrera.
Il s'agit d'une logique bivalente. La phrase (ou proposition) se définit par une relation prédicative : c'est un prédicat, il y a autant de propositions (= de relations prédicatives) qu'il y a de verbes à un mode fini.


4. Un nom, c'est plutôt comme une proposition

4.1. Entre nom et proposition : quelle catastrophe?!

A la base de la conception selon laquelle les verbes sont supérieurs aux noms, ou, ce qui revient au même, que la prédication est supérieure à la nomination se trouve l'idée que les noms ne font que nommer des objets, dont on suppose qu'ils sont 1) naturels, 2) "premiers" (= irréductibles), 3) préexistants à toute analyse, 4) attendant de revoir un nom, 5) connaissables directement. Pourtant les noms
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(et les syntagmes nominaux) sont beaucoup plus intéressants, pour peu qu'on accepte de modifier cette façon de penser. Il faut inverser les données du problème, inverser la métaphore, et explorer l'idée que, bien loin que les nom soient les constituants ultimes des propositions, ils peuvent eux-mêmes être faits de propositions.

Il existe en effet bien des situations intermédiaires entre noms et propositions, qu'il est difficile de faire entrer dans des dichotomies simples.
Par exemple, le fait qu'on puisse traduire de noms en verbes indique bien qu'il y a, sinon synonymie, du moins équivalence fonctionnelle entre des expressions qu'une analyse de surface décrirait comme "nominales" et "verbales". Ainsi, si l'on admet qu'il y a synonymie presque parfaite entre

Ja slyšal o ego priezde [j'ai entendu parler de son arrivée]

et

Ja slyšal o tom, chto on priexal [j'ai entendu dire qu'il était arrivé]

alors il faut bien admettre que le syntagme nominal ego priezd recèle quelque chose qui ressemble fort à une proposition et que la proposition (čto) on priexal joue un rôle qui l'apparente à un nom, et que, par conséquent, entre des relations intra-prédicatives et inter-prédicatives le passage n'est pas aussi simple qu'il le pourrait paraître.
C'est intentionnellement que j'utilise des expressions peu académiques, telles que "ressembler à", "avoir l'apparence de". C'est que les objets dont il est question ici n'ont pas la belle et franche allure à laquelle nous avait habitués une logique du tiers-exclu, une pensée discontinuiste.
Parfois la différence entre un comportement nominal et un comportement verbal d'une nominalisation est relativement facile à établir, à cause de marques morphologiques. En russe comme en français, la rection verbale indirecte se conserve intacte dans le nom verbal :

donner son sang -> le don de son sang
donner aux pauvres -> le don aux pauvres

upotrebljat' orudie -> upotreblenie orudija (Génitif)
pol'zovat'sja orudiem -> pol'zovanie orudiem (Instrumental).

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Mais en russe les verbes à rections indirectes sont beaucoup plus nombreuses qu'en français. Ainsi le commandement de la division, ambigu en français, va se traduire de deux façons en russe selon qu'il s'agit d'un nom d'objet ou d'un nom de procès :

Vse komandovanie divizii [Gén.] sobralos' v klube [Tout le commandment de la division s'est rassemblé au club]
Komandovanie diviziej [Instr.] trebuet bol'sˇix znanij [Le commandement de la / d'une division recquiert de grandes connaissances].

S'il y a des traces de prédication dans un SN, cette prédication semble bien déviante par rapport à la structure Sujet / Prédicat. En effet, rien de plus facile que d'éliminer le sujet devant un prédicat, dès lors que qu'une proposition est nominalisée, puisque, si

* Ø priexal [* Ø est arrivé]

est impossible, en revanche il n'y a aucun problème à supprimer un complément de nom :

priezd Petra -> ego priezd ? -> (ètot) priezd menja udivil.
[l'arrivée de Pierre ? -> son arrivée – -> (cette) arrivée m'a étonné].

Il faut bien remarquer que chaque langue résoud à sa façon ce continuisme entre le nom et la proposition. Par exemple en russe il est souvent plus facile de nominaliser une structure sujet - verbe - objet complète qu'en français :

to, chto Džon pel Marsel'ezu -> *to, čto Ø pel Marsel'ezu
->
Penie Džonom Marsel'ezy -> penie Marsel'ezy
[le fait que John ait chanté la Marseillaise -> * le fait que Ø ait chanté la Marseillaise;
* le chant de la Marseillaise par John; *le chant de la Marseillaise (au sens de "l'acte de chanter")].

Mais si les structures prédicatives peuvent subir des pertes, les noms peuvent acquérir des traits propres aux verbes. En russe, par exemple, à la différence du français, un participe passif "substantivé" peut avoir un complément d'agent (à l'instrumental en russe) :

Filosofy inogda otkryvajut v ètom plane davno otkrytoe jazykovedami
[litt. : Les philosophes parfois, dans ce domaine, découvrent un / le déjà découvert par les linguistes].

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Ce participe ne serait-il pas aussi "substantivé" qu'il n'y paraît? Pourtant il joue à l'évidence le rôle d'un nom.
Mais il y a plus encore. Certains noms d'objets, sans aucun rapport morphologique avec un verbe, se mettent parfois à avoir un comportement de trace prédicative, en s'adjoignant un complément qui ressemble à un complément d'agent d'un verbe passif :

le compte-rendu de Meillet

est à mettre sur le même plan que

l'article de Meillet, le livre de Meillet.

Mais il suffit d'y adjoindre un complément en "par" pour que l'interprétation bascule. Ainsi, dans

• le compte-rendu de Meillet par Lévy-Bruhl

on doit interpréter ce SN comme la trace, le souvenir du fait que Lévy-Bruhl a fait un compte-rendu (d'un ouvrage) de Meillet. Mais alors le SN le compte-rendu de Meillet peut à son tour être interprété comme le souvenir du fait que Meillet a fait un compte-rendu. L'important ici est qu'une interrogation sur la diathèse dans un SN nous met sur la piste d'une trace de prédicativité, donc d'émergence d'une relation inter-prédicative à l'intérieur d'une relation intra-prédicative.

Que chaque langue résolve à sa façon le continuisme du nom à la proposition, on va en trouver un exemple dans les langues slaves, avec les problèmes de rection propre à la nominalisation, ce chaînon manquant entre le nom et la proposition.
Dans toutes les langues slaves existent deux formes d'adjectif / pronom possessif (ex. en russe ego / svoj), correspondant au latin ejus / suus. La règle bien connue dit que svoj renvoie au sujet de la proposition, ego à un nom extérieur à la proposition. Ce critère semble donc parfaitement clair pour définir les frontières d'une proposition, pour déterminer si l'on a une ou deux propositions dans une phrase, s'il s'agit d'une relation intra- ou inter-prédicative. Pourtant les observations sont déconcertantes. En effet, dans certains cas la nominalisation a un comportement de type nominal (son complément au génitif renvoie au sujet de la proposition comme à
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l'intérieur d'une proposition unique, et ne peut donc être considéré comme un second actant d'une relation prédicative que de manière très métaphorique), on a affaire à une relation intra-prédicative :

On protestuet protiv osmejanija svoej teorii [litt. : Il proteste contre le-tourner-en-ridicule de sa théorie|

Ici osmejanie fonctionne comme un nom de chose, ou alors le "procès" de tourner en ridicule a été totalement réifié.
En revanche, dans :

Govorjaščij kak by predpolagaet nekotoruju vozmožnuju zatrudnitel'nost' v vypolnenii ego pros'by [Le locuteur semble supposer une certaine difficulté dans la réalisation de sa demande]

vypolnenie a un comportement de type verbal, puisque son complément, bien qu'il soit au génitif, renvoie au sujet de predpolagaet [suppose] comme s'il était extérieur à cette proposition.
Parfois un raisonnement de type sémantique (présence ou non d'un "Agent" différent du sujet de l'énoncé) permettra de justifier des comportements apparemment aberrants. Ex. (tiré du dictionnaire d'Ožegov) :

• Staž : Srok, v tečenie kotorogo vnov' postupivšie rabotajut dlja priobretenija opyta v svoej special'nosti, dlja ocenki ix sposobnostej [litt. : Stage : période pendant laquelle les personnes qui viennent d'être embauchées travaillent pour l'acquisition d'expérience dans leur spécialité, pour l'appréciation de leurs capacités].

Ici il semble qu'une nominalisation complétée par un adjectif possessif réfléchi (svoj) renvoie au sujet de la proposition comme "Agent" (relation intra-prédicative), alors qu'une nominalisation complétée par un pronom possessif non réfléchi (ego) renvoie à un "Agent" qui n'est pas le sujet de la proposition enchâssante (relation inter-prédicative). On aurait dans ce dernier cas une apparition embryonnaire d'une nouvelle relation prédicative, mais encore à peine détachée de la première.
Mais le passage d'une langue slave à l'autre nous met en garde contre des raisonnement à base sémantique. En effet une seule et même phrase va avoir des "comportements" intra- ou inter-prédicatifs selon la langue. Voici un exemple
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dans le style juridique, tiré de la Déclaration universelle des droits de l'Homme :

• Tout homme(j) a le droit d'être jugé en sa(j) présence.
• russe : Každyj chelovek imeet pravo byt' sudimym v ego prisutsvii.
• tchèque : Každý člověk má právo byt souzen ve své přítomnosti.

Le russe semble considérer le passif complément de nom comme une relation prédicative détachée de la relation principale (ce qui implique la présence caché d'un "Agent"), alors que le tchèque en fait une relation interne. Pourtant le même texte russe propose, pour une structure identique, un comportement rigoureusement inverse :

Každyj rebënok dolžen byt' zaregistrirovan nemedlenno posle svoego roždenija [Tout enfant doit être déclaré immédiatement après sa naissance]

On trouvera en français un phénomène proche dans la place de l'adjectif possessif :

• la prise de parole du secrétaire -> sa prise de parole (*la prise de sa parole).

Cet exemple nous permet de montrer que le russe a, plus que le français, la possibilité de conserver des comportements verbaux à des SN :

? perečen' sub"ektivnyx smyslov i sposobov ix vyraženija
-> en fr. : l'énumération des sens subjectifs et de leurs modes d'expression (*et des modes de leur expression).

De même en russe on dira plutôt

Reč' idet ne tol'ko o položitel'noj ocenke imi sravnitel'no-istoričeskogo jazykoznanija (complémentation verbale)
que
• ? Reč' idet ne tol'ko ob ix položitel'noj ocenke sravnitel'no-istoričeskogo jazykoznanija. (complémentation nominale).


Voici un autre exemple, en français cette fois-ci, de relation prédicative embryonnaire. Hier, plus tôt sont ce qu'on décrit habituellement comme des "circonstants", ou compléments de phrase : ils ne peuvent entrer dans une rection nominale. C'est pourtant le cas dans :

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Deux terroristes, auteurs présumés de l'attentat hier à Barcelone, ont été arrêtés cet après-midi à Madrid (France-Info, 30 mai 1991)
Un comportement nominal aurait été : l'attentat d'hier.

On peut admettre qu'il s'agit ici d'une collision propre à l'oral. Mais que dire alors de l'exemple suivant (il s'agit du débarquement allié en Normandie du 6 juin 1944) :

Cette armada refaisait à l'envers le voyage de Guillaume le Conquérant neuf siècles plus tôt.

Un comportement purement nominal aurait impliqué de dire neuf siècles plus tard. Ici un circonstant dans un SN nous met sur la trace d'une prédication enfouie, repérable par un comportement inter-prédicatif. Mais s'agit-il alors d'un argument-terme ou d'un argument prédicatif?

Il est parfois très difficile de dire à quel moment exactement on n'est plus dans un mais déjà dans deux. La comparaison entre les langues peut faire découvrir des situations anomales, tout en apportant encore plus de confusion. Ainsi en russe on aura plus souvent un comportement verbal :

Skol'ko nedorazumenij vozniklo i voznikaet iz-za neponimanija drug druga!

là où en français cette complémentation de type verbal sera rendue par un adjectif (complémentation de type nominal) : l'incompréhension mutuelle.

Ainsi, entre le "vraiment un" et le "carrément deux" existe toute une série de situations intermédiaires. Une bonne représentation est l'image de la division cellulaire en biologie : entre une cellule et deux cellules il n'y a pas dédoublement dès le début, ni scission en continu, mais passage par étapes successives qui ne sont ni de l'unité ni de la dualité.

[251]





Voici un autre cas de prédication embryonnaire, ou plus exactement d'hésitation quant à la présence ou non d'une prédication.
L. Tesnière illustre la différence entre l'apposition et l'apostrophe avec l'exemple du proverbe suivant ((1976, p. 164) :

Souffre, enclumeau; frappe, marteau!

Il fait remarquer qu'il ne saurait être question ici d'ordonner à un enclumeau de souffrir et à un marteau de frapper, mais de recommander de souffrir dans le rôle d'enclumeau et de frapper dans celui de marteau (c'est à dire, de savoir s'adapter aux circonstances).
Tesnière développe alors cet exemple à l'aide d'une relation prédicative explicite :

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• Souffre quand (ou si) tu es enclumeau; frappe quand (ou si) tu es marteau.

Il faut cependant remarquer que l'interprétation que propose Tesnière ne repose sur aucune marque formelle, mais sur un savoir propre.
En effet, la traduction russe de cet exemple (Ten'er, 1988, p. 179) :

Terpi, nakoval'nja; udarjaj, molot!

a, formellement, rigoureusement la même structure qu'un autre dicton :

Terpi, kazak, atamanom budeš'! [Endure, cosaque, tu deviendras un ataman (chef cosaque)]

Certes, le bon sens recommande d'interpréter ce dernier exemple comme une apostrophe. Cependant rien, dans la forme même de ces exemples, n'interdit une interprétation inverse, où l'on prédirait à quelqu'un qu'il deviendra un chef cosaque s'il est lui-même cosaque, ou bien où l'on s'adresserait à un enclumeau en lui enjoignant de souffrir.

Alors, si l'on utilise (de manière métaphorique) l'image des "catastrophes" de René Thom, on pourrait dire qu'entre deux points de stabilité, entre un vrain nom et une vrai proposition il y a un passage "catastrophique" :



Pourtant de tels modèles ne me semblent pas encore satisfaisants pour rendre compte de ces étranges phénomènes. Le modèle des catastrophes, en effet, suppose l'existence de deux points de stabilité entre lesquels a lieu un passage catastrophique.

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Or, on peut aller plus loin encore, et remettre en cause également la notion d'unité stable de départ : celle de nom.
Il n'est pas sûr qu'il y ait "au départ" une différence si nette entre des "noms d'objet" (Professeur) et des "noms de situation" (Arrivée) (cf. l'article d'E. Padučeva dans ce même recueil).

Il faut se garder de toute attitude atomistique, de toute réduction du complexe au simple, à des éléments indécomposables, dès lors qu'il s'agit de notions apparemment simples comme "nom" ou même "objet". Frege estime, au sujet des objets, qu'une définition dans les termes de l'école est impossible car on touche à quelque chose dont la simplicité ne permet aucune analyse logique (Frege, 1968, p. 92)
En effet, "On ne saurait demander que tout soit défini, pas plus qu'on ne pourrait demander à un chimiste qu'il analyse toute matière. Ce qui est simple ne peut être analysé et ce qui est logiquement simple n'est pas donné d'avance, c'est le fruit d'une recherche scientifique. Si l'on découvre un élément simple, ou ce qui doit être tenu pour tel jusqu'à une meilleure analyse, il faut lui forger un nom. Toutefois il n'est pas possible d'avoir recours à une définition pour introduire le nom de ce qui est logiquement simple. Il ne reste qu'à inviter par quelque signe le lecteur ou l'auditeur à mettre sous le mot ce que l'on veut lui faire entendre" (ib.:128). Et il donne une indication d'ordre linguistique : "Un objet est ce qui ne peut pas être le référent total d'un prédicat mais peut être le référent d'un sujet (ib.:133).
Pourtant les exemples qu'on vient de voir me semblent montre de façon convainquante que la différence entre le complexe et le simple n'est pas de l'ordre du dénombrable (7), qu'il
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y a un passage non discret entre le simple et le complexe, et que le complexe n'est pas fait avec des morceaux de simple.

Je ne veux pas faire l'éloge de l'obscurité et du confus, mais mettre en garde contre l'idée naïve que le complexe est réductible au simple, au clair, au transparent.


4.2. Objets du monde ou objets du discours?

V. V. Bogdanov a appelé "prédication secondaire" les relations prédicatives enchâssées, décalées par rapport aux relations prédicatives "primaires", qui jouent le rôle de "matrice" (Bogdanov, 1981, p. 5). Les relations prédicatives secondaires sont syntaxiquement dépendantes : il s'agit de toutes les formes nominales du verbe, des adjectifs qualificatifs, des formes verbales finies en propositions subordonnées. Cette partition entre deux types fondamentaux de relations prédicatives lui permet de rejoindre Frege à partir d'une position de linguiste : "Les sujets et les objets de nos jugements peuvent être non seulement des noms d'objets, mais encore des mots désignant des situations entières" (ib., p. 6-7). Mais sa problématique textuelle lui permet de s'écarter d'une perspective strictement logiciste, et de faire une remarque très importante : dans quelque type de texte (écrit) que ce soit, les relations prédicatives secondaires sont plus nombreuses que les relations prédicatives primaires, qui ne forment qu'une "carcasse textuelle, qui, pratiquement, ne peut pas, ou ne peut que dans des circonstances exceptionnelles, fonctionner comme un texte indépendant" (ib., p. 10). Bien que V. Bogdanov, par son insistance sur les comptages, s'en tienne à une problématique du dénombrement, son travail fait voir que "un texte est en grande partie coloré par une sémantique non pas assertive, mais présuppositionnelle, alors même qu'il semble être fait pour communiquer par l'affirmation, la négation ou la constatation, des informations sur des objets ou des faits de la réalité" (ib., p. 10).
Ainsi, contrairement à ce que pensait Frege, les présuppositions ne sont pas des défauts des langues, mais des nécessités, pour rappeler ce qui a été dit avant.
On gagne ainsi une chose bien utile : la possibilité d'accrocher chaque énoncé sur du déjà connu. Chaque énoncé
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n'a pas besoin de réexpliquer le monde pour pouvoir être proféré.

Tout ce raisonnement, néanmoins, repose sur une conception de la présupposition comme rappel de ce qui a déjà été dit (et donc n'ayant pas besoin d'être réasserté à nouveau). Une perspective différente s'ouvre si l'on remarque que rien, dans la forme d'une relation prédicative présupposée, ne permet de dire si cette relation prédicative renvoie ou non à du déjà-dit repérable.
On va pouvoir alors abandonner l'idée qu'un texte est un ensemble clos, (où l'on peut simplement, dans le contexte gauche, repérer l'antécédent d'une anaphore, où le non-dit est toujours dicible) avec une initiale absolue, permettant de répartir le connu et le nouveau par ordre d'apparition à partir du début (8). C'est que la connaissance est un immense texte sans clôture et surtout sans commencement : "ça parle toujours avant et ailleurs" (M. Pêcheux), il n'y a pas de frontière au texte. C'est pour cela qu'on peut, avec A. Culioli, rappeler que "l'inasserté précède et domine l'asserté" : c'est que les noms à gauche du verbe semblent renvoyer à du déjà su, du déjà là, alors qu'ils renvoient à d'autres discours, à d'autres dires. La construction des objets de pensée s'appuie sur des noms qui sont des rappels d'autres discours, et non des étiquettes d'objets pré-découpés, déjà présents, prêts à être "saisis" par ces noms.
On saisit alors l'importance non seulement transphrastique, mais surtout transtextuelle de l'interprétation d'un SN à gauche du verbe. Dans les années 70 on y cherchait l'idéologie dominante, ce savoir inconscient qui s'impose aux locuteurs. Pour ma part j'y chercherais plutôt une mémoire insaisissable, sans point de départ fixe. On est empêtré dans ce texte qui renvoie à l'infini à d'autres textes, à d'autres dires ou d'autres dicibles, où la différence est ténue entre ce que l'on connaît et ce que l'on croit reconnaître dans les noms dont on prédique quelque chose.
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C'est donc essentiellement par ces noms que le discours se construit, ces noms qui renvoient aux propositions des autres discours, au discours de l'Autre, rappelés dans des SN à gauche du verbe (et parfois à droite, par exemple avec les verbes dits factifs). Les relations prédicatives secondaires renvoient moins à des faits qu'à d'autres paroles : des discours emboîtés, enchâssés, réimportés sans être cités, réifiés et transformés en SN. Les noms sont souvent la mémoire, ou la pseudo-mémoire, de propositions antérieures ou extérieures.


4.3. Enchâssement syntaxique et altérité subjective

Il s'agit d'une question de point de vue, d'angle de vision : si l'on considère un spaghetti horizontalement, de face, par son petit côté, on ne verra qu'une minuscule pastille de 0,8 mm de diamètre. Il suffit de se déplacer légèrement pour découvrir la "profondeur", abyssale à l'échelle du spaghetti, que cette minuscule pastille révèle.
Il en va de même du SN, que, d'un point de vue structuraliste on va considérer comme un spaghetti à plat.
Le point de vue transformationaliste semble permettre de voir la profondeur du SN. Pourtant il reste enfermé dans une problématique mécaniciste de passage d'une structure à une autre.
Le point de vue énonciatif a au moins l'avantage de faire entrevoir qu'un SN a une histoire que est aussi celle de la mémoire d'un texte, et non pas seulement d'une transformation en compétence.
Si en effet l'on sépare radicalement la dimension syntaxique (prédication) de la dimension énonciative (assertion), alors on verra qu'entre Petr priexal [Pierre est arrivé] et priezd Petra [l'arrivée de Pierre] il y a une seule et même relation prédicative, mais que l'une est assertée (prise en charge par le sujet de l'énonciation) et que l'autre peut être soit inassertée (ne renvoyant à rien, c'est un nom sans mémoire), soit prééassertée (elle garde la mémoire d'un dit avant, d'un dit ailleurs). Ainsi, une "relation prédicative secondaire" est la base possible de l'effacement du rapport d'une relation prédicative au sujet de l'énonciation, et non un simple problème de facilité stylistique ou de cohérence textuelle interne.

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Mais alors le phénomène de l'enchâssement syntaxique (la "structure feuilletée") sera à considérer comme le support possible d'une stratification énonciative, comme possibilité d'introduire des dires autres dans le fil du texte du sujet de l'énonciation, cette introduction ayant, comme on l'a vu, des frontières particulièrement indécises (9) .
Cette dimension énonciative nous met en garde contre l'idée de métalangage sémantique, de réduction à des "primitifs sémantiques", tels qu'on les trouve exprimés de façon explicite, par exemple, dans les travaux d'A. Wierzbicka. C'est une conception dangereuse, ds la mesure où elle peut conduire à ne voir dans l'énonciateur que le siège de transformations opérant à partir de "représentations sémantiques" et donnant comme résultat les énoncés tels qu'on peut les observer.

Les stylisticiens, comme souvent, ont eu l'intuition que les noms posent problème (précisément les noms, et pas les verbes). Mais en en faisant un problème d'esthétique, voire de morale (živoj / mertvyj : vivant / mort) ils sont passés à côté de l'essentiel : la dimension intersubjective de l'altérité . C'est qu'il y a des mots sous les mots. Tout énoncé est divisé, scindé, hétérogène du point de vue de l'énonciation, même si du point de vue syntaxique il est "simple". Le nom ne fait-il que "nommer" une réalité préexistante, ou n'est-il pas lui-même le résultat d'opérations complexes, conservant la trace d'une prédication antérieure?

Les nominalisations peuvent être la mémoire du déjà-dit aussi bien que du dicible : ce peut être une fausse mémoire, sans qu'il y ait de limite précise entre le souvenir (le déjà su) et le pensable, l'acceptable, le déjà su ou le fait comme déjà su (effet de présupposition), le tellement su qu'on peut le nommer, le rappeler. Voilà où se cache l'altérité : on a oublié qui l'a dit la première fois, peut-être d'ailleurs n'y a-t-il pas eu de première fois, cette antériorité n'est-elle qu'imaginaire?
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Qu'importe, du reste, ce qui compte c'est l'effet produit.
Mais la limite est floue entre l'altérité et l'identité, entre l'intérieur et l'extérieur.



Conclusion

On peut, maintenant, émettre un certain nombre de propositions.
Nous n'avons pas ici résolu le problème de savoir si le complexe est divisible à l'infini (10) ou si, en langue, il y a un point ultime au-delà duquel il ne sert à rien d'essayer d'aller (mais quel serait alors le critère d'arrêt, de reconnaissance de la limite indépassable? quels seraient alors ces objets nouveaux, ces "briques premières" irréductibles, inaccessibles à une mémoire prédicative?)
Mais, de même que l'opposition verbo-nominale est un continuum plutôt qu'une opposition discrète, l'opposition nom / proposition est aussi un continum.
Les langues diffèrent dans leur répartition entre noms et propositions, leur façon de faire ambigu; leur façon de faire implicite.
Mais le problème du passage non discret entre noms et propositions, entre relations intra-prédicatives et inter-prédicatives ne s'arrête pas aux différences entre langues.
La syntaxe n'est pas innocente
Construire un modèle syntaxique, c'est résoudre un problème philosophique, c'est construire un modèle anthropologique.
Les langues diffèrent dans leur répartition de la gradation, dans leur façon de faire glisser l'homogène et l'hétérogène (un hétérogène constitutif et non un "raté", pathologique : je ne décris pas le discours du schizophrène, qui, lui, a perdu toute possibilité de se recentrer).
Enfin, réduire la syntaxe à un calcul logique est se rendre aveugle au fait que la langue est parlée par des sujets. Mais ce
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n'est pas suffisant, car on pourrait alors opter pour une solution du type de celle de Peirce, Austin ou Ducrot, à savoir la solution pragmatique. Or il y a bien plus : les sujets ne sont pas des entités pleines qui se mettraient à parler pour dire ce qu'ils ont à dire, mais des résultats, des effets (cf. Benveniste : "c'est dans et par le langage que l'homme se constitue comme sujet (Benveniste, 1966, p. 259). Les sujets sont divisés, parce qu'imprégnés du discours des autres / de l'Autre, sans que cette altérité soit dénombrable, calculable, repérable univoquement.
Les langues diffèrent dans leur façon d'intégrer l'Autre
Le dénivellement, le décalage des niveaux énonciatifs, la stratification discursive, des sources d'assertion dans le "fil du discours" est aussi un continuum.
Il n'y a pas une ligne stricte de partage entre les niveaux d'assertion, entre le dit du sujet de l'énonciation et les discours qu'il fait "siens", il n'y a pas de limite stricte entre l'intérieur et l'extérieur, entre l'homogène et l'hétérogène, entre le moi et le non-moi.
Le discours est fait de morceaux rapportés, c'est un tissu rapiécé, fait de pièces d'origines diverses, où il est difficile de faire le partage entre les fils qui ont servi à coudre les morceaux et ceux de ces morceaux mêmes. Parfois il n'y a que des morceaux importés. La syntaxe des langues particulières est une condition de possibilité de cet entrelacs, ce n'en est pas une grille de lecture.

NOTES

(1) Il faut remarquer que ces "traductions" vont toujours dans le même sens : on traduit des noms en verbes, jamais des verbes en noms. (retour texte)
(2) D'après C. Hagège ce phénomène se rencontre dans certaines langues amérindiennes (1982, p. 73), cf. également Meschaninov (1975, p. 251), qui rapporte un phénomène équivalent pour l'abkhaze et le bouriate. (retour texte)
(3) Ces termes ne sont certes pas équivalents, mais ils ont ceci de commun d'être disposés de part et d'autre d'une partition asymétrique. (retour texte)
(4) Dans cette citation tous les mots soulignés le sont par l'auteur.(retour texte)
(5) La phrase nominale n'étant alors qu'un cas particulier de la proposition finie.(retour texte)
(6) Notons que cette opposition est stricte et exclusive : "De même que les fonctions sont fondamentalement différentes des objets [auxquels se réfèrent leurs arguments], de même les fonctions dont les arguments sont et ne peuvent être que de fonctions sont fondamentalement différentes des fonctions dont les arguments sont des objets et ne peuvent être rien d'autre. J'appelle ces dernières fonctions du premier niveau , les autres fonctions du second niveau ". (Frege : "Fonction et objet", cité dans Blanché, 1970, p. 322).(retour texte)
(7) Dans cette perspective, les travaux d'E. Morin, notamment son "Introduction à la pensée complexe" ont bouleversé bien des certitudes, remettant en cause l'atomisme spontané des conceptions du monde : "la particule est, non pas une brique première, mais une frontière sur une complexité peut-être inconcevable" (Morin, 1990, p. 22). Il faut rendre hommage à D. Paillard, qui, semble-t-il, a été le premier à introduire en slavistique cette réflexion extrêmement féconde, qui va à l'encontre de toute idée de décomposition en "primitifs sémantiques", en éléments ultimes.(retour texte)
(8) marquée par exemple, en français, par l'opposition entre l'article indéfini (première nomination) et l'article défini (nominations suivantes anaphorisant la première).(retour texte)
(9) Cet entrelacs d'espaces énonciatifs, de paroles autres, avait bien été entrevu par M. Bakhtine, avec la notion de polyphonie : les mots ont déjà servi, les paroles sont habitées par autrui. Mais Bakhtine ne s'intéressait pas à la syntaxe.(retour texte)
(10) Le principe de la prédicativité dans le SN ressemble-t-il aux fractales de Mandelbrot , pour lesquelles on peut toujours aller plus loin en changeant d'échelle? (retour texte)





Bibliographie

— BENVENISTE E., 1966 : Problèmes de linguistique générale, Gallimard.
— BLANCHÉ R. : La logique et son histoire, A. Colin, 1970.
— BOGDANOV A., (1908) 1986 : Krasnaja zvezda (roman-utopija), M., Izd. Moskovskogo univ. [L'étoile rouge (roman utopique)].
— BORGES J.-L., 1990 : "Tlén Uqbar Orbis Tertius", in Fictions, P., Folio (éd. originale : 1935).
— FREGE G., 1968 : Ecrits logiques et philosophiques, Paris , Seuil.
— GADET F.; PÊCHEUX M, 1981 : La langue introuvable, P., Maspero.
— HAGÈGE C., 1982 : La structure des langues, Paris, Que Sais-je?
— KONDAKOV N. I . (éd.), 1941 : Jazyk gazety, Moscou - Léningrad.
— MEŠČANINOV I. I., 1975 : Problemy razvitija jazyka, Moscou, Nauka.
— MORIN E., 1990 : Introduction à la pensée complexe, Paris, E.S.F.
— TESNIÈRE L., 1976 : Eléments de syntaxe structurale, Paris, Klincksieck [traduction russe : TEN'ER L., 1988 : Osnovy strukturnogo sintaksisa, M., Progress].
— VALÉRY P., 1973: Cahiers, I, P., Gallimard.
— VENDLER Z., 1967 : Linguistics in Philosophy, New-York.





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