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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT : «Avant-propos», in P. Sériot (éd.) : Relations inter- et intra-prédicatives, Cahiers de l'ILSL, n. 3, 1993, p. 235-260.



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AVANT-PROPOS

Continu ou discontinu ?

Rien que la grammaire, la moins nécessaire des sciences, pourtant, suffit à tourmenter un homme toute sa vie.
(Erasme, Eloge de la folie)

II est des certitudes qui ont la vie dure. Par exemple celle que les noms renvoient à des objets, et que les propositions renvoient à des événements ou à des «états de choses» (B. Russell). Ou bien celle-ci, que les noms ne savent faire que nommer, et les propositions dire. Ou encore qu'une expression ne peut être que soit catégorématique, soit syncatégorématique.
Non pas, certes, que l'on ne connaisse d'autres logiques que la logique bivalente. Mais, curieusement, en linguistique l'héritage aristotélicien prévaut largement, empêchant de penser qu'il puisse y avoir autre chose que l'alternative vrai /faux, ou oui / non.
Si des chercheurs venus d'Europe de FOuest et d'Europe de l'Est se sont réunis à Lausanne pour discuter de la différence entre noms et propositions, c'est que la comparaison entre langues slaves et langues romanes, et, peut-être encore plus entre traditions linguistiques d'Europe de l'Ouest et d'Europe de l'Est pouvait ouvrir des voies vers de nouvelles explorations d'un problème aux apparences si triviales. Le but de ce colloque (1), ainsi, n'était pas de chercher une quelconque unanimité, mais d'expliciter les divergences, occasion de découvrir des objets auxquels on ne pensait pas auparavant.
Tous les participants, en effet, avaient, à un moment de leur travail, abordé, chacun à sa manière, le problème des relations inter- et intra-prédicatives. Mais parlions-nous des mêmes choses ?
Peut-on dire qu'il y a, en gros, deux types d'approche: pragmatico-logique d'une part, énonciativo-discursive de
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l'autre ? Mais alors quelle est la place de la sémantique ? Est-ce la même chose de dire la production augmente et l'augmentation de la production, proizvodstvo rastet et rost proizvodstva? Est-ce la différence de sens qui entraîne la différence de forme, ou le contraire? L'opposition entre ces deux expressions est-elle continue ou discontinue ?
Le contraste entre langues, parfois, permet d'éclairer des questions qui resteraient bien obscures si l'on s'en tenait à une approche interne. La pratique de la traduction entre langues slaves et romanes, par exemple, nous a depuis longtemps appris que souvent ce qui est un nom dans une langue sera rendu par une proposition dans une autre, et inversement. Mais aussi qu'entre les noms et les propositions existe toute une série de situations intermédiaires, par exemple les "formes nominales du verbe", dont le spectre varie d'une langue à l'autre.
A condition, comme le fait remarquer J. Fontaine, de ne pas utiliser la traduction comme un filtre naïf qui ferait prendre la langue d'arrivée comme métalangage, faisant oublier la dimension propre, idiosyncrasique, de chaque langue. Ainsi M. Guiraud-Weber a-t-elle préféré analyser un type de rapports intra-prédicatifs à l'intérieur d'une seule langue.
Prendre au sérieux l'interrogation sur le rapport entre noms et propositions a permis de découvrir des objets nouveaux et de contester l'existence de faux objets. Ainsi P. Garde a-t-il montré que ce qui est communément appelé «complément circonstanciel de cause» n'est autre qu'un actant, devant rentrer dans la catégorie des rapports intra-prédicatifs, ou J. Fontaine que les relatives ne sont pas des subordonnées de phrase mais, si l'on prend en compte la dimension textuelle, des «culs-de-sac prédicatifs». De même F. Fici Giusti s'interroge sur l'étonnante propriété de la négation à n'être pas symétrique de l'affirmation lorsqu'elle est placée devant un verbe d'attitude propositionnelle, et V. Gak établit que le complément du verbe d'un prédicat analytique n'est autre qu'un «faux actant», qui ne représente pas un argument du prédicat, mais une partie du prédicat lui-même.
De même a-t-on pu voir que la notion de prédicativité pouvait recevoir des interprétations extrêmement variées (N. Arutjunova la lie intrinsèquement à la notion de vérité), et qu'il était bon d'essayer d'y mettre quelque semblant d'ordre. Une des voies d'accès à cette notion de prédicativité a été, de façon privilégiée, le problème de la nature des «arguments prépositionnels» en
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fonction du verbe introducteur (A. Boguslawski, F. Fici Giusti). Parmi ces arguments propositionnels la nominalisation a occupé une place de choix, vue sous l'angle de la (co)référence (J. Panevová), des «relations catégorielles» (A. Kreisberg), de l'alternative lexicaliste / transformationnaliste (E. Padučeva) ou des espaces subjectifs (P. Sériot).
La leçon la plus intéressante de ce colloque est sans doute que tous les intervenants se sont accordés, chacun à sa manière, à constater qu'il existait un passage graduel et non discontinu entre le nom et la proposition. C'est l'essentiel de la communication de V. Bogdanov, qui propose la notion de «relation prédicative secondaire», ou de V. Gak, qui parle de «lignes de démarcation incertaines entre une seule prédicativité et deux prédicativités dont l'une est latente». J. Panevová et D. Weiss parlent de «frontières floues», et Ju. Stepanov de «classification graduelle». P. Sériot propose différentes métaphores, de la division cellulaire à la théorie des catastrophes, pour rendre compte du fait étonnant qu'entre un et deux il existe des situations intermédaires qui ne peuvent être ramenées à une progression continue, ce que montre également D. Weiss à partir de l'analyse de pričëm en russe, ou V. Du Feu sur les différentes réalisations en langue d'une situation extra-linguistique plus ou moins identique. La remise en cause de la notion de «dénombrable» est également au centre de la contribution de D. Paillard et de celle de V. Bogdanov.
On pourra alors se poser une question, moins innocente qu'il n'y paraît : pourquoi y a -t-il des formes intermédiaires entre nom et proposition, non pas pour se demander à quoi ça sert (problèmes d'économie, de stylistique ou d'esthétique), mais comment se fait-il qu'une chose pareille existel?
L'incertitude sur le passage (continu, graduel, flou, incertain) entre noms et propositions, entre une ou deux relations prédicatives, s'il n'était envisagé que sur le plan syntaxique, risquerait de concentrer l'attention sur des problèmes de description ou de méthodologie. Il découle, pourtant, de ce phénomène, des conséquences bien plus importantes, impliquant une prise en compte de la dimension énonciative: il existe un rapport entre enchâssement syntaxique et décrochage, ou dénivellement énonciatif. Cette notion d'intrication complexe du prédicatif et de l'énonciatif, qui va à rencontre de l'idée Benvenistienne qu'il existe un rapport simple entre les deux, a pris naissance dans le travail d'A. Culioli. Elle peut alors
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déboucher sur le thème de l'altérité, qu'explorent, chacun à sa façon, P. Sériot et D. Paillard, ce dernier insistant en outre sur un point fondamental, à savoir que le simple n'est pas premier, mais secondaire par rapport au complexe. On peut y voir un bouleversement dans les modèles anthropologiques spontanés des grammairiens, et l'on va quitter le «sujet» comme héros romantique solitaire et premier pour entrer dans un monde où c'est la relation qui fait naître le sujet. C'est là que repose l'opposition entre V. Bogdanov, pour qui ces dénivellements sont «contrôlables», et P. Sériot qui insiste sur l'impossibilité pour le sujet de tirer toutes les ficelles de ces décalages et dénivellements. Dans une autre terminologie, et en s'appuyant sur une étude historique de l'apparition d'«enchaînements syntaxiques linéaires de plus en plus longs, de structures intra-prédicatives vers des structures inter-prédicatives» dans les langues indoeuropéennes, Ju. Stepanov étudie le rapport qui lie ce décalage syntaxique et la répartition du nouveau et du connu, aussi bien au niveau d'un texte que d'une culture en général.
La plupart des articles ont pu être traduits, ce qui a posé des problèmes de normalisation d'une terminologie. Partout où c'était possible, slovosočetanie a été traduit par «syntagme» et priznak par «caractéristique».
Nous espérons que d'autres rencontres seront possibles à Lausanne entre des linguistes des deux parties de l'Europe, qui acceptent le risque de la confrontation entre des traditions et des terminologies suffisamment proches pour être comparables et suffisamment différentes pour faire voir des choses auparavant invisibles. On peut rêver de l'Europe linguistique des années vingt et trente, celle de Jakobson, de l'époque où un livre conçu entre Vienne et Prague était imprimé à La Haye ou à Berlin, où les frontières n'avaient pas d'incidence sur le travail scientifique. II faut rattraper le temps perdu et retrouver une véritable communauté intellectuelle européenne, où de véritables projets de recherche puissent se faire en commun, où l'information circule d'un bout à l'autre de l'Europe, avant tout par le biais de traductions massives. Les slavistes occidentaux ont, à l'évidence, une mission particulière à remplir en ce domaine.

(1) Lausanne, 20-22 juin 1991. [retour texte]


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