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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SÉRIOT : "Le cas russe : anamnèse de la langue et quête identitaire (la langue — mémoire du peuple)", Langages (Paris : Larousse), n° 114, 1994, p. 84-97.

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"L'identité du moi ne se prolonge que par la mémoire, et (que) pour être le même en effet, il faut que je me souvienne avoir été" (Rousseau, Emile, IV)


        Jamais on n'avait autant parlé de recouvrer la mémoire qu'en Russie aujourd'hui. A croire que la mémoire d'une nation entière s'était trouvée effacée. Cette grande fureur anamnésique qui se produit en ce moment en Russie et, à des degrés divers, dans d'autres parties de l'ex-URSS (cf. l'article de D. Paillard dans ce même numéro) recèle pourtant bien des paradoxes.
Il n'est guère de pays au monde où les discontinuités discursives aient été plus violentes qu'en URSS, toutes fondées sur l'idée que l'ancien (ou le passé immédiat) est à détruire. Après l'événement fondateur qu'a été la Révolution d'Octobre 1917, c'est le thème de la mémoire qui a été le plus souvent mis en avant dans toute pratique de discours visant à donner un sens à cet événement, cette coupure, ce grand traumatisme initial.
        Le discours sur la mémoire de la Russie d'aujourd'hui présente des analogies, par certains côtés, avec la situation de l'Argentine d'après la dictature militaire : une population (une partie importante, du moins) semble se réveiller d'une sorte de sommeil comateux et part à la recherche de sa mémoire. En URSS, cependant, non seulement la période de temps sur laquelle porte l'anamnèse est infiniment plus longue, mais encore l'enjeu profond a ceci de particulier d'être une recherche avant tout de l'identité collective. Un des thèmes fondamentaux des débats de la scène politique russe actuelle est celui de l'identité culturelle : la Russie appartient-elle ou non à l'Europe? De la réponse à cette question dépend en partie un type de politique et de réformes à mener. Or les deux discours antagonistes, celui des "patriotes" (en gros, les conservateurs, aussi bien nostalgiques de l'ordre stalinien qu'ultra-nationalistes grands-russes) et celui des "démocrates" (partisans des réformes) ont en commun la revendication de la mémoire vraie. Il semblait, avant l'effondrement du communisme de type soviétique, que les discours de résistance au totalitarisme se caractérisaient tous par une lutte contre le mensonge, lutte dont l'enjeu n'était pas seulement la vérité, mais aussi, et peut-être surtout, la mémoire. Ainsi, à la différence de l'alternative aléthique classique de type Vrai / Faux, la résistance au totalitarisme maintenait l'intrication du faux et de l'oubli, du vrai et de la mémoire. Se souvenir maintenait la résistance à un régime fondé sur l'amnésie, et la chute de ce régime devait amener la claire contemplation du souvenir enfin exhumé des forteresses de l'oubli.
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        On voit maintenant ce que cette vision du discours de la résistance avait de simplificateur, puisque la chute du régime n'a fait qu'exacerber la revendication de la mémoire chez les protagonistes du débat acharné sur l'identité collective.
        Etudier le rapport de la mémoire (du discours sur la mémoire) à l'événement de 1917, aussi bien après 1991 que durant la période soviétique permet de s'interroger sur la périodisation des ruptures et des continuités, aussi bien dans ce qu'il est convenu d'appeler "le discours officiel", ou "idéologie officielle", que, de manière plus diffuse, dans l'histoire des "mentalités". Les études historiques ne manquent pas qui ont exploré la représentation de la Révolution au cours de l'évolution du discours officiel, toujours fasciné par les commémorations, les jubilés, marquant un temps nouveau à partir de l'initiale absolue qu'était la Révolution, mais fluctuant fortement quant à la représentation du rapport entre l'avant et l'après de cette date-butoir. Il semble cependant qu'un ensemble thématique ait largement échappé aux investigations, celui pourtant qui est au fondement du discours identitaire : il s'agit du discours sur la langue en tant que fondateur d'une identité collective. Se demander si la langue russe est la même qu'avant la Révolution est une autre façon de se demander s'il y a permanence, continuité ou rupture, solution de continuité de la collectivité russe avant et après la Révolution.
        Nous prendrons alors l'histoire du discours sur la langue en Russie comme une voie d'approche des formes de mémoire qu'ont prises les tensions identitaires en Russie depuis 1917. Il s'agit donc d'une histoire des représentations de l'identité collective. Mais comme il n'y a de mémoire collective que dans ses manifestations discursives, dans un support discursif, c'est bien un discours qu'il s'agira d'explorer, un discours sur la langue, qui, depuis 1917, se nourrit d'une interrogation ressassée de façon obsédante : la langue russe a-t-elle changé depuis la révolution ou bien est-elle restée la même?
        Par delà l'événement de 1917, il va s'agir de confronter le problème de la mémoire à quelque chose qui n'est pas un événement, mais un phénomène dont la conception même va influencer les résultats de l'investigation : la langue, dans son rapport à la continuité ou à la rupture de la collectivité qui la parle.


I/ Faire table rase du passé

Langue et société évoluent séparément. Une même langue demeure stable à travers les bouleversements sociaux les plus profonds. Depuis 1917 la structure de la société russe a été profondément modifiée, c'est le moins qu'on puisse dire, mais rien de comparable n'est survenu dans la structure de la langue russe (Benveniste-1974:92).


1.1 l'oubli revendiqué

        Il y a un lien très fort entre le refus de la mémoire et la dissolution des frontières de l'identité collective. C'est là un des points essentiels pour comprendre la spécificité du thème du refus de la mémoire dans le discours bolchevique du début des années 20. Tout à l'opposé du nazisme on n'y trouve pas de repli identitaire à base biologiste, bien au contraire. On peut penser à A.A. Bogdanov, le théoricien du proletkult. Médecin de formation, il avait créé le premier centre mondial de transfusion sanguine.
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        Tout comme Fedorov il rêvait de vaincre la vieillesse et la mort, et de transformer toute l'humanité en une seule famille par un échange de sang universel (1) . Le discours bolchevique du début des années 20 se caractérise ainsi par l'instauration volontaire et systématique d'une discontinuité, où le passé est assimilé à du révolu et à de l'inutile, et le passé national à quelque chose de profondément négatif. C'est l'époque où l'école historique de M.N. Pokrovskij envisage la Russie tsariste comme la "prison des peuples".
        Il faut bien dire que cette rupture avec le passé dans le nouveau discours dominant fut largement acceptée par de nombreux courants artististiques, littéraires et intellectuels. Sans compter le Proletkult et la RAPP (2) , qui en étaient les principaux bénéficiaires en même temps que protagonistes, on peut penser aux formalistes russes, très liés aux poètes futuristes.
        C'est parmi ces derniers que l'oubli des valeurs culturelles nationale traditionnelles est valorisé le plus explicitement : "Il faut jeter Pouchkine et Tolstoï par dessus-bord de la modernité" (V. Khlebnikov : "Gifle au goût du public"). Mais c'est sans doute le travail de destruction des noms qui laissa une marque la plus profonde dans le monde symbolique de la Russie des années 20. Les prénoms, d'abord, tout comme pendant la révolution française, étaient souvent choisis comme des consécrations d'un monde nouveau : Vladlen (Vladimir Lenin), Engelsina… Les noms de lieux, ensuite (mais plus massivement dans la période suivante, où, entre 1933 et 1940 plus de 200 rues et places de Moscou ont changé de nom). En fait le thème de l'oubli est à lui seul résumé par un des slogans du début des années 20 : il faut "se rééduquer" (pereučit'sja), pour cesser d'être "un homme du monde passé".
On assiste alors, dans le domaine scientifique, et plus précisément linguistique, à un étrange éclatement du paradigme romantique. Pour les linguistes marristes, d'un côté la "nation", le "peuple uni" sont considérés comme des fictions. Mais de l'autre, on s'intéresse à la mémoire des langues non écrites, à la reconstitution du passé de peuples sans tradition écrite. L'essentiel semble alors moins de tout oublier que d'oublier le passé proche, celui que Trotsky décrivait comme "la Russie des icônes et des cafards".

1.2 à nouvelle culture, langue nouvelle

        C'est en dehors de la linguistique académique qu'on trouve les premières déclarations sur la nécessité de construire une langue fondamentalement nouvelle, une langue sans aucun lien avec le passé honni, que ce soit chez les poètes futuristes ou chez les théoriciens du Proletkult : parmi les tâches du "programme maximum" des futuristes figurait celle de "réorganisation consciente de la langue pour la faire se conformer aux nouvelles formes de la vie" (Tret'jakov, 1923, p. 202). Mais peu à peu cette idée devient un leitmotiv des textes de N. Marr :

Si la révolution que nous vivons n'est pas un songe, il ne peut être question de réforme-paliatif ni de la langue, ni de la grammaire, ni, par conséquent, de l'écriture ou de l'orthographe. Ce n'est pas une réforme qu'il faut, mais une transformation [perestrojka] radicale, un déplacement de tout ce monde superstructurel sur de nouvelles voies, à un nouveau niveau du développement stadial de la parole humaine, sur le chemin qui mène à la création révolutionnaire d'une nouvelle langue (Marr-34:352)
La future langue universelle sera d'un type nouveau, particulier, jusqu'ici inexistant, au même titre que l'économie future, la future société sans classes, la future civilisation sans classes. Et la théorie japhétique ne peut concevoir la langue autrement que comme une langue artificiellement créée (Marr, 1928, p. 21)


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        Si les textes de Marr restent au niveau des déclarations, il est une langue universelle bien concrète qui a été réellement utilisée dans la Russie des années 20, c'est l'espéranto. Certes, l'espéranto existait dès avant 1917, il était même pratiquement l'apanage de respectables intellectuels des classes moyennes citadines. Le journal des espérantistes russes d'avant 1917, La ondo de la esperanto, s'intéressait avant tout à la paix et à la liberté du commerce. Pourtant la Révolution apporta là encore un grand bouleversement, puisqu'apparut bientôt un nouvel espéranto, l'espéranto prolétarien, au particularités linguistiques différentes de l'"espéranto bourgeois" (cf. Sériot, 1988).
        Une langue sans mémoire, faite pour rendre floues les limites de l'identité collective, voilà l'utilité de l'espéranto dans le discours bolchevique des années 20. On en trouvera une illustration dans la science-fiction soviétique de cette époque, décrivant un monde où l'humanité enfin unifiée ne parle pas russe, mais, la plupart du temps, espéranto, monde cosmopolite où la capitale est plus souvent Londres ou Paris que Moscou, et où la Russie est une partie des Etats-Unis socialistes d'Europe, ou, plus simplement, un secteur indifférencié de la planète, bref, un pays comme les autres (sur ce point, cf. Stites, 1989, p. 180).
        Quand à la langue russe elle-même, elle n'échappa pas aux tentatives des faiseurs de langue. En 1930 encore A.V. Lunačarskij, commissaire du peuple à l'éducation, proposait de s'atteler au problème de la latinisation de l'alphabet russe. Pour lui la réforme orthographique de 1918 n'avait été qu'une demi-mesure. Il fallait aller plus loin avec le passage de l'alphabet cyrillique à l'alphabet latin, d'autant plus urgent que les Russes, depuis que les turkophones de l'Union utilisaient un alphabet latin, étaient isolés à l'est comme à l'ouest de leurs voisins à l'alphabet latin. Là encore les limites de l'identité étaient rendues floues. Quant au risque de perdre la mémoire, il était explicitement admis qu'il importait peu :

Peu à peu les textes [russes - P.S.] écrits avec l'alphabet russe deviendront un objet d'études historiques. Il sera, bien sûr, toujours utile d'étudier l'écriture russe pour y avoir accès. Cela pourra avoir son utilité pour ceux qui s'occuperont d'histoire de la littérature. Mais pour la nouvelle génération ce sera de moins en moins indispensable (Lunačarskij, 1930, p. 25).

1.3 existe-t-il une langue de la nation?

        On sait comment la littérature a réagi à la Révolution, de l'acceptation enthousiaste au rejet total, on sait moins comment les linguistes ont réagi aux modifications de la langue. Il semble que les contemporains, au début tout au moins, n'aient pas ressenti les bouleversements du lexique comme une amnésie. Les premières remarques, "à chaud", concernent essentiellement l'afflux d'abréviations issues du style télégraphique des dépêches militaires, et les nouveautés de la période révolutionnaire ne sont pas séparées de celles de la guerre (cf. Mazon, 1920; Jakobson, 1921; Karcevskij, 1923).
Mais dès la seconde moitié des années 20 les membres du Jazykfront (organisation visant à contrer l'influence des marristes dans la construction d'une linguistique marxiste), et tout particulièrement G. K. Danilov, dans la revue
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Revoljucija i jazyk
(La révolution et la langue), s'attachent à dénier toute réalité à l'idée de langue nationale. Selon eux n'existent que des langues différentes des différentes classes. Danilov essayait de trouver des éléments propres à la "langue des ouvriers de choc" qui n'existaient pas dans celle des représentants des autres classes sociales (3) . Mais les marristes suivaient la même idée. Ainsi, pour V. B. Aptekar'

Maintenant chez nous, cela va sans dire, c'est la langue des ouvriers, avant tout, qui va tenir une place prédominante dans la littérature, et nous pourchasserons les particularité de la langue des intellectuels (texte de la fin des années 20, cité par Alpatov, 1991, p. 67)

        Il ne s'agit plus ici d'inventer de toutes pièces une langue universelle du prolétariat, mais de faire émerger une nouvelle norme, celle des anciennes classes défavorisées, sans traditions et sans mémoire : la langue du prolétariat urbain, des komsomols, voire de la pègre (la "blatnaja muzyka"), mais en aucun cas la langue de ces autres exploités qu'étaient les paysans, qui, eux, avaient une mémoire collective, presque hermétique aux slogans du pouvoir politique. Il fut de mise, dans les années 20, surtout parmi la jeunesse des usines, de faire un large usage de l'argot des voleurs, pour affirmer son rejet de l'intelligentsia. On appelait alors cet usage "langue prolétarienne". Au début des années 30 encore prévaut, dans les publications marristes, l'idée que la langue unique de la nation est un leurre :

Les pensées de la classe dominante sont à chaque époque les pensées dominantes, c'est à dire que la classe qui est la force matérielle dominante de la société est en même temps sa force spirituelle dominante. Il en va de même pour la langue. La langue de la classe dominante est toujours parée du manteau de l'universalité et elle s'impose aux autres classes de la société comme langue obligatoire, commune et unique (Zolotov, 1932, p. 24).

        Dès 1926, néanmoins, des voix contraires se faisaient entendre dans la presse, qui appelaient les jeunes komsomols à parler une "langue cultivée", une langue qui appartienne à la collectivité toute entière : "Notre langue est notre bien, notre culture. Il ne faut pas craindre l'instruction, il ne faut pas craindre la culture de l'intelligentsia" (Markovskij, 1926, cité dans Selischev, 1928, p. 80).


II/ La culture de la langue

        Le sémioticien de l'architecture et de l'urbanisme Vladimir Papernyj a proposé dans son livre "La deuxième culture" une thèse forte, consistant à considérer qu'à une première culture, celle, en gros, des années vingt, orientée vers l'internationalisme et des constructions horizontales, a succédé dans les années trente une "deuxième culture", repliée sur elle-même, et caractérisée par les gigantesques gratte-ciel de l'époque stalinienne. Cette thèse semble s'appliquer assez bien au domaine de l'urbanisme, et en particulier à la ville de Moscou. Elle ne suffit pas, cependant, à rendre compte de tous les aspects du domaine qui nous occupe ici, celui de la mémoire de la langue et de l'identité collective.
        En effet, dans le discours sur la langue coexistent, dès le milieu des années vingt, des types de mémoire et de rapport à la langue très différents, voire franchement contradictoires.
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Les années vingt auraient pu être les années de la "table rase", d'une nouvelle mémoire, partie de zéro, d'une nouvelle identité collective. Pourtant bien vite se mit en place un compromis économique : la "NEP", mais également un compromis culturel. Lénine avait avancé avant la Révolution l'idée des "deux cultures" : celle de la bourgeoisie et celle du prolétariat, seule cette dernière devant être développée et promue (Lénine-1913, cité dans Hamant-92:75-76). Mais il avait après la Révolution dénoncé les tentatives du Proletkult de créer une culture entièrement prolétarienne, il avait mis des obstacles à la diffusion des œuvres de Majakovskij et des futuristes, et sa "révolution culturelle" consista essentiellement à rendre obligatoire l'apprentissage de la lecture pour tous.
        La "deuxième culture" se joue de la mémoire de façon encore plus déroutante que la première. A partir du milieu des années trente des noms disparaissent (ceux des personnes englouties dans les purges notamment), mais d'autres réapparaissent, qui avaient été oubliés dans les années vingt : il s'agit par exemple des héros de l'histoire nationale russe. Ainsi le général Kutuzov, vainqueur de Napoléon, considéré dans les années vingt par l'école historique de Pokrovskij comme un propriétaire foncier exploiteur de serfs, devient un libérateur de la patrie russe. Se crée ainsi un lien historique entre l'avant et l'après 1917, un lien de consubstantiabilité entre le peuple russe d'avant et celui de maintenant. On clôt une mémoire pour en rouvrir une autre.
        La mémoire est objet de lutte : il est bien connu qu'au plan politique tous ceux qui se souvenaient des discussions du parti du temps de Lénine sont peu à peu éliminés, et que les nouveaux promus, les vydvizhency sont des hommes nouveaux, qui ne partagent pas la même mémoire que les cadres formés avant la révolution. Mais au plan scientifique la situation est identique. Les "narodnye uchenye" (les savants issus du peuple) accèdent à des postes de responsabilité dans les nouveaux instituts de recherches, hommes et femmes dont l'esprit n'est pas encombré par le savoir du passé (T. Lysenko en botanique, O. Lepešinskaja en biologie, qui avait découvert la "substance vivante", capable de reproduire la vie sans avoir besoin de la division cellulaire). Tous ces bouleversements dans l'organisation de la science sont parfaitement cohérents dès lors que l'on considère la science comme produit d'une conscience de classe.
        La contradiction fondamentale de la "deuxième culture" est qu'on met en avant la mémoire nationale pour fabriquer un homme nouveau. Cette mémoire nationale est une idée de la singularité absolue de ce qui est russe, de sa supériorité, et de son ancienneté : l'avion n'a pas été inventé par les frères Wright mais par Možajskij, Lodygin est le père de la lampe à incandescence et non Edison, et Lomonosov a découvert la deuxième loi de la thermodynamique un siècle avant Clausius et Mayer (cf. Baudin-Heller, 1992, p. 133; Menegaldo-92:108). Le peuple russe retrouve une identité, mais acquiert une mémoire malade, une mémoire délirante, d'autant plus qu'il est désormais coupé du monde : dans les années vingt on pouvait encore voyager à l'étranger, des journaux publiés à l'étranger étaient vendus en URSS, on pouvait encore confronter des résultats scientifiques avec ceux de l'étranger. La deuxième culture est celle d'une forteresse assiégée, s'inventant une mémoire nationale où disparaît toute possibilité de comparaison avec quelque forme d'altérité que ce soit : c'est la théorie des deux sciences. La science soviétique est d'une autre nature que la science des pays étrangers, cf. cette déclaration sur la linguistique :

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"La linguistique soviétique est une théorie scientifique diamétralement opposée aux positions réactionnaires et idéalistes de la linguistique bourgeoise" (Nauchnaja sessija… 1950, p. 75) (4)

        Mais même l'identité nationale acquiert une mémoire chancelante. Les projets de latinisation de l'alphabet russe sont abandonnés dès le début des années trente, toutes les langues de l'Union sauf le géorgien et l'arménien sont pourvues d'un alphabet à base cyrillique dès le milieu des années trente, mais les changements de toponymes se multiplient à une vitesse impressionnante : on efface la mémoire des noms de lieux tout en imposant la mémoire des hommes nouveaux du moment ou celle de héros nationaux soigneusement choisis (d'Ivan le terrible à Pierre le Grand).
        En fait, c'est la représentation même du temps qui s'embale : la répétition, la manie du rappel, des jubilés, des anniversaires, des commémorations et remémorations à partir d'une initiale absolue (la Révolution) vont de pair avec une effrayante dissolution de la mémoire proche dans un flot de mots incessamment ressassés : le "discours totalitaire", celui qu'on appellera plus tard la "langue de bois".
        Mais dans le domaine de la langue se fait vite entendre un contre-discours qui, lui, affirme, que de coupure, en 1917, il n'y en eut point : c'est le discours de la "culture de la langue".
        Si la linguistique marriste, niant toute existence d'une "langue nationale" devenait doctrine officielle dans les années trente, il existait en revanche d'autre pratiques, des linguistiques "sauvages" ou "spontanées", qui coexistaient avec elle, semble-t-il, en toute ignorance réciproque. Ainsi en va-t-il de la ligne générale du discours sur la langue qui avait cours à l'Union des écrivains, à la tête de laquelle on trouvait M. Gorkij, qui sans relâche sermonait les apprentis-écrivains en les enjoignant d'"apprendre chez les classiques". Dans la revue Literaturnaja učeba ("l'apprentissage littéraire") fondée à Leningrad en 1930 avec L. P. Jakubinskij, Gorkij enseignait que ce n'est qu'en connaissant la culture passée qu'il est possible de construire une culture prolétarienne, sans solution de continuité avec ce qui l'a précédée, c'est à dire la langue russe des classiques du XIXème siècle (cf. Desnickaja-74:406).
        La "deuxième culture" a commencé presque en même temps que la première, dès les articles de G. O. Vinokur sur le thème de la "culture de la langue" vers 1923. Dès cette époque est massivement martelée l'idée que la langue est le lien entre les générations d'un même peuple, que la langue est garante de l'identité nationale, qu'il n'y a pas de nation sans langue commune et qu'enfin la langue est la mémoire du peuple, une mémoire cumulative :

La langue est un trait essentiel et stable de la nation, c'est le fondement de son activité sociale et laborieuse, la forme spécifique de la pensée nationale, de la culture nationale, de la tournure d'esprit et de la vie quotidienne de la nation. Comme un miroir elle reflète la passé et le présent du peuple avec ses joies et ses peines, ses succès et ses pertes. C'est sur elle que repose essentiellement le sentiment patriotique, la conscience de soi ethnique […] La langue donne une âme au lien vivant, puissant et solide qui relie les générations passées, présentes et à venir du peuple en un grand tout historique et vivant (Kostomarov, 1975, p. 17)

        On mesure alors l'immense malentendu de la vision marxiste occidentale de l'URSS : ce que les linguistes occidentaux ont longtemps pris dans la linguitique soviétique comme la "thèse marxiste du reflet" (au sens de covariance) était en fait,
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essentiellement, un avatar de l'idéologie romantique de la langue comme expression spécifique de l'âme du peuple, comme accumulation de savoir, comme trésor "des joies et des peines" d'une communauté parlante indivisible qui avait pour nom "le peuple". La "deuxième culture" se trouve à l'exact confluent de deux grandes idéologies qui avaient beaucoup de chances de se rencontrer un jour : le romantisme et le totalitarisme. Tous deux ont en commun l'idée du "peuple-Un", totalité non contradictoire, sans désir et sans manque, unanime au sens premier du mot, identité collective ne faisant qu'un seul corps et qu'une seule âme, cette grande métaphore selon laquelle "un peuple, c'est comme un individu" qui a parcouru tout le XIXème siècle. Ainsi, selon Vinogradov encore :

"La langue n'est pas seulement un puissant instrument de culture, pas seulement le facteur le plus important de développement spirituel de la nation, mais c'est encore une forme très active et expressive de la créativité nationale, de la conscience de soi nationale" (Vinogradov, 1945, p. 3)

        La "langue — mémoire du peuple" est alors tout à la fois cause et conséquence de cette idéologie qui implique l'idée d'une langue unique et unifiée : nulle variation spatiale ou sociale n'est possible pour cet organisme vivant qu'est la langue-mémoire. La seule variation envisageable : variation temporelle, ne peut se faire que sur le modèle de l'enrichissement, de l'accumulation de mots et de savoirs.

III/ Et maintenant, que faire?
       
        A l'époque de la perestrojka les plus hautes instances gouvernementales ont incité les gens à se souvenir, à se tourner vers le passé pour donner un sens au présent. Dès 1987 on réhabilitait des noms disparus des mémoires (Boukharine), on réimprimait des œuvres des années vingt introuvables depuis longtemps même dans les bibliothèques (un phénoménologue comme G. Shpet, mais aussi des philosophes religieux comme P.A. Florenskij). Peut-on dire pour autant qu'est apparue une "troisième culture", qui serait une troisième forme de la mémoire collective en Russie depuis 1917?
        Il y a dans le mot an/a/mnèse une double négation : effacer l'effacement, oublier l'oubli, anéantir l'anéantissement, et non pas le côté positif de construction d'un discours, de formation d'une mémoire par un travail d'écriture. La quête passionnée des souvenirs et des révélations en Russie actuelle ne s'accompagne guère d'une interrogation sur les modes de construction d'un nouvel ensemble discursif. Or bien souvent il ne s'agit même pas de réécriture, mais d'écriture tout court. Les efforts surhumains entrepris depuis 1985 pour retrouver la mémoire perdue se heurtent à de graves difficultés d'écriture. L'anamnèse ne peut retrouver à l'identique quelque chose de perdu, mais ne peut que réinscrire des bribes éparses du passé dans un nouveau discours, l'in-former, pour lui donner du sens : brandir un portrait du Tsar Nicolas II dans les rues de Moscou en 1993 n'a pas le même sens qu'en 1914.
        Quel est alors le sens de l'anamnèse dans l'argumentation sur la langue actuellement? J.-J. Courtine s'est longuement interrogé sur "les processus d'inscription de l'événement dans l'espace de la mémoire". Or, ce qui fait la spécificité du discours anamnésique sur la langue est précisément qu'il n'y a pas d'événement, alors même que le thème de la quête mnémonique est sur-représenté. Quelles sont les raisons de cette présence massive du thème de la langue dans le nouveau discours politique, aussi bien celui des "démocrates" que celui des "patriotes"? On peut y
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voir essentiellement un indice d'un problème plus diffus, moins explicite, qui transcende les clivages politiques : celui des frontières de l'identité collective.

3.1 La guerre toponymique et l'écologie linguistique
       
        La revendication des "noms de lieux authentiques" appartient aussi bien au discours patriotique qu'au discours démocrate. A partir de 1987 est créé un "Conseil social pour la toponymie", sous les auspices du Fonds soviétique de la culture (devenu plus tard "Fonds russe de la culture"). En avril 1989 se tient à Moscou un colloque au titre évocateur : "Les dénominations historiques, monuments de la culture", ayant pour but de proposer des moyens pour "faire renaître les noms ayant une valeur historique et pour leur donner une "protection juridique et sociale". Il s'agit de "rendre", de "redonner" les noms originaux aux lieux, pour reconstruire l'"héritage historico-culturel de la Russie, qui a été soumis à une destruction massive" (Neroznak, 1989, p. 77-78). Les "noms historiques" sont "des monuments de l'histoire, de la culture et de la langue du peuple", qui doivent être "rendus au peuple et protégés" (id.:79). Le nom n'est pas seulement un objet du patrimoine, il est la marque de la permanence du temps :

Le nom n'existe pas seulement dans l'espace, mais également dans le temps, reflétant les étapes historiques du développement de la société. C'est pourquoi la stabilité de la toponymie a une signification immuable pour la culture du peuple (ib., p. 81).

        Mais le fait essentiel est que l'argumentation générale de la bataille des noms ait en Russie une coloration profondément, essentiellement écologiste. Non seulement par le thème de la protection des noms, comme s'il s'agissait d'espèces en voie de disparition, mais surtout par la métaphore du milieu biologique :

De la même façon que les ensembles architecturaux forment les centres historico-culturels des villes, les dénominations historiques constituent le paysage [landshaft] toponymique culturel des villes et des villages, elles sont un milieu toponymique historico-culturel original (ib., p. 81)
Les noms anciens, originels, sont semblables à de puissants arbres centenaires : on a beau les arracher, les racines en restent vivantes. Combien d'années sont passées, et pourtant les anciens noms comme Krasnye vorota, Ostozhenka sont revenus à leur place, alors qu'ils ne sont pas encore indiqués sur les plans de Moscou (ib., p. 82)
En écologie on utilise de plus en plus le terme de "milieu", "milieu d'habitat humain". Le milieu toponymique est aussi une partie du milieu écologique de l'homme, sa partie spirituelle. L'écologie du nom est une des composantes de l'écologie de la culture (ib., p. 82).


        On notera combien dans le monde épistémologique russe actuel la réflexion biologique et la revendication de la mémoire sont liées. C'est qu'avant tout ce monde pose l'unité de la nature et de l'homme, ou, plus exactement, du "peuple", qui est la seule véritable forme d'existence de l'individu. L'"écologie linguistique" n'est pas une pensée métaphorique : il faut la prendre au pied de la lettre. Ainsi il n'est pas étonnant qu'une activité de "dépolution de la langue" soit un aspect essentiel de l'écologie linguistique. Pour L.I. Skvorcov (1988 : "La culture de la langue et l'écologie du mot") la langue russe est en danger, comme la nature russe :

"La langue de chaque peuple est l'accumulateur de sa culture, elle enregistre la mémoire historique du mot, et la culture de la langue est la somme de cette mémoire, en tant que lien spirituel indissoluble entre les générations. A notre époque la culture de la langue est la partie la plus importante de l'écologie de la culture. Les discussions qui apparaissent dans la presse sur l'état actuel de l'usage des mots sont emprunts d'un souci de purification de la langue russe des mots vulgaires, des jargonismes et des emprunts qui la souillent" (p. 3)
 
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        La cohérence de ce discours est fondée sur une idéologie vitaliste, sur la grande métaphore organiciste qui a parcouru tout le XIXème siècle, et qui rend licite de parler des "maladies" de la langue comme organisme en danger. Lors d'une conférence organisée en janvier 1991 par la commission "Langue maternelle" du Fonds soviétique de la culture et intitulée "Langue maternelle et culture nationale", l'académicien D.N.Šmelev a dit :

La langue est le fondement de la culture de la nation, du peuple. En tous temps les grands écrivains, les savants, les hommes d'Etat se sont prononcés contre les salissures et les défigurations de la langue. Maintenant même nous ne pouvons pas ne pas être préoccupés par le bas niveau de la langue des parlementaires, des mass-media, par leur engouement démesuré pour les mots étrangers et les fioritures de toutes sortes (cité par Revenskaja, 1991, p. 155)

        Et Skvorcov cite un texte d'un lecteur de la revue "Literaturnaja Rossija", paru le 9 octobre 1987 sous le titre "La langue" :

"A chaque jour qui passe
plus fort nous apprécions
le calme des forêts et la pureté de l'eau
en tant que problème écologique
de la protection de la nature.
Et notre langue,
c'est une partie de la grande nature". (Skvorcov, 1988, p. 4)
 
        Skvorcov définit l'écologie comme la science des relations entre les organismes vivants et le milieu environnant, et tout particulièrement entre l'homme et la biosphère. Mais, à la différence de ce qui se passe en Occident, l'écologie en Russie est étendue à toute la "sphère sociale" : on va ainsi parler d'une "écologie de l'éthique", d'une "écologie de l'homme", d'une "écologie de la culture" et d'une "écologie de la langue". Ainsi l'écologie de la culture, selon D. S. Lixačev (Likhatchev), est "la lutte contre l'absence de spiritualité, pour la protection du milieu culturel", selon V. L. Janin c'est "la conservation du code génétique de notre mémoire historique" (cités par Skvorcov-88:4). Enfin, pour Skvorcov, l'écologie de la culture a pour but "l'étude du milieu culturel comme totalité unique et la conservation de ce milieu" (Skvorcov, 1988a, p. 9)
        Dans cette conception la langue est mémoire et contenu, elle est outil de culture tout en étant elle-même une partie fondamentale de la culture. Elle peut être ainsi quantifiée : n'étant pas système mais trésor, elle est aussi réservoir de mots oubliés qu'il faut faire revivre pour l'enrichir. L'écrivain conservateur proche de l'organisation Pamjat' Valentin Rasputin étudie systématiquement les dictionnaires du siècle passé ou les dictionnaires dialectaux pour exhumer des mots oubliés : "Tant que la langue vit, la nation vit" (Sovetskaja kul'tura, 20/07/85). L'angoisse de la disparition biologique de la nation russe (qui serait menacée d'un ethnocide, selon les dires alarmistes de la propagande des journaux patriotiques comme "Den'") est ainsi liée à la crainte de voir disparaître quantité de mots authentiquement russes devant l'afflux de mots étrangers ou "avilissants". Il en va de même pour A. Solzhenitzyne, qui a publié en 1990 à Moscou un "Dictionnaire russe de l'élargissement linguistique", cette formule curieuse indiquant la recherche des racines encore "vivantes", qui peuvent être "revitalisées" dans l'usage contemporain. Encore une métaphore biologique, ou plus exactement botanique, qui sous-tend le discours de la défense, de la protection d'une espèce naturelle en danger.

[94]
En fait, si l'appellation "écologie linguistique" est neuve, l'argumentation contemporaine ne l'est guère : le discours des "patriotes" sur la mémoire et sur la langue est en tout point identique à celui de l'époque de la "stagnation". Il n'y a pas de "troisième culture":

La langue enregistre l'histoire du peuple. La langue c'est la culture elle-même, le processus et le résultat de son accumulation et de son renouveau. […] Personne n'irait jusqu'à se détacher de ses racines culturelles nationales, de ses sources, de son "milieu de vie" (Skvorcov, 1988, p. 9).

3.2 de l'identité
 
        S'il y a un tel continuisme dans les processus discursifs d'époques si différentes, c'est que la définition de l'identité collective n'a pas changé : un peuple-Un, parlant une même langue, mémoire d'une nation fondée sur la culture d'une ethnie et non sur un projet politique :

La langue est une particularité distinctive du peuple, le noyau de ses particularités et de son esprit national. Le souci du développement et de la pureté de la langue, c'est à dire de la conservation de l'âme de la nation, doit commencer avec l'attention portée à l'apprentissage de la langue maternelle à l'école […] Nos enfants apprennent le nom des dieux grecs, mais ne connaissent pas les noms des premiers écrivains russes et la langue de leurs propres ancêtres […] Le mot […] conserve la sagesse du peuple. L'enfant doit sentir le mot pour sa beauté, mais aussi pour son énergie spirituelle, comme testament légué par ses ancêtres (Sudakov, 1991, p. 3-5)

        L'équation langue = peuple = patrie est une constante du discours des "patriotes" :

L'enseignement de la culture de la langue, c'est l'enseignement du patriotisme, car l'amour de la langue maternelle, c'est l'amour de sa Patrie et de son peuple. Un homme qui n'aime pas sa propre langue, qui a une attitude négligente envers son usage langagier, qui souille la langue russe par des emprunts injustifiés et des argotismes, un tel homme aura également une attitude négligente envers la vie de son peuple, de ses exploits et de son histoire. Or l'histoire du peuple est inscrite dans sa langue (Ivanov, 1987, p. 9) (5) .

        Certes, les références au marxisme-léninisme ont disparu, y compris dans le discours des patriotes, où "la Russie" a remplacé "la société socialiste". Mais un présupposé massif reste identique par rapport à la période stalino-brejnévienne : il y a consubstantiabilité entre les générations du peuple, identité du peuple à soi-même au cours des temps :

On peut maintenant se persuader qu'Ushinskij avait raison de dire que «la langue est le lien le plus vivant, le plus solide et le plus riche qui relie les générations passées, présentes et à venir du peuple en une grande totalité historique vivante» (Podchasov, 1991, p. 155)

        Quant au peuple, il se caractérise par sa culture. Cf. ce texte récent tiré d'une revue de l'armée (Armija i kulk'tura) :

Le pays, c'est la culture. La culture, ce sont les traditions et le respect qu'on leur doit. Et pas uniquement la culture du moment présent. Sans connaître sa culture il est impossible dans la société d'éduquer un homme ayant conscience de sa propre dignité, ayant du respect pour lui-même, son pays et son peuple. Le respect des autres suppose en premier lieu le respect de soi-même, et par conséquent la connaissance de soi, de son peuple et de son propre passé (Trubachev, 1992, p. 8).

[95]
        Qu'en est-il alors du discours des "démocrates" sur la langue? S'ils ne partagent pas les idées paranoïaques des patriotes sur l'ethnocide des Russes, ils ont en tout cas en commun avec eux un implicite massif : le peuple russe est un, il a une langue et cette langue est en danger. Certes, chez les uns, les causes du danger viennent de l'extérieur, des ennemis de la Russie, alors que chez les autres la responsabilité pour le déclin de la langue russe est à imputer à la nomenklatura bureaucratique ignorante qui fut au pouvoir si longtemps. Le nom même des deux discours antagonistes : démocrate et patriote, indique moins un programme politique qu'une conception de l'identité collective, une définition (civique vs ethnique) de la nation. Pourtant leur discours sur la langue en bien des points coïncide : il y a un brouillage des limites entre eux dès lors qu'il est question du rapport entre la langue et l'identité. Par delà les méandres de la politique, une même interrogation est sous-jacente aux discussions sur la mémoire de la langue : c'est l'identité collective des Russes qui est en jeu. Chez les uns la mémoire renvoie à une notion ontologique du peuple-substance, chez les autres aux luttes du peuple contre ses bourreaux. Mais la mémoire profonde, la mémoire non sue a chez les uns comme chez les autres ceci de particulier de faire comme si nulle réflexion sur la division de la société et des sujets parlants n'existait. En ce sens la mémoire longue des discussions sur la langue en Russie renvoie d'emblée à l'épistémè qui parcourut tout le XIXème siècle, avant qu'on ne découvre que la langue était un système de matérialités négatives.
        Il n'y a pas de "troisième culture" en Russie, mais une lutte à l'issue tout aussi incertaine qu'au XIXème siècle entre deux conceptions de l'identité collective russe : slavophile ou occidentaliste, impliquant deux façons de penser la mémoire nationale, deux façons de construire une communauté imaginaire.
        Il est quasiment impossible de périodiser de façon univoque les différentes époques de ce discours sur la langue. Il y a interpénétration constante de ces différents types de mémoire, qui ne sont pas assimilables à des paradigmes de Kuhn. Paradoxalement, ce qui unit ces trois grandes périodes, c'est l'idée d'intervention sur la langue et du rôle des linguistes : soit pour détruire et créer à partir de rien, soit au contraire pour protéger et conserver la langue. On passe plutôt de l'idée de la langue comme construction artificielle à celle d'une plante sauvage à domestiquer, pour arriver à un raffinement de ce dernier modèle avec l'idée de niche écologique, de symbiose entre un peuple, sa langue et son milieu naturel. C'est d'une certaine vision de la langue (d'un certain modèle épistémologique) que se nourrit le discours sur la préservation de la mémoire de la langue en URSS-Russie : celle d'une continuité du corps de la langue comme organisme vivant, de la symbiose langue = peuple (avec toutes les ambiguïtés de ce dernier mot, permettant les interprétations les plus divergentes, permettant de relire a posteriori un même texte en y appliquant une lecture toute différente).
        Si, après 1985 et surtout après 1991 il y rupture au plan politique, en fait, sur bien des points, il y a un continuisme fondamental du discours sur la langue-mémoire, qui, à l'époque stalino-brejnévienne, continuait à son tour le paradigme slavophilo-romantique antérieur, par delà les deux intermèdes que furent le discours libéral de la courte période de Stolypine et le discours "sociologiste vulgaire" du marrisme.
        Si le discours démocrate a pour thème principal le "pluralisme politique", il ne s'oppose guère en revanche à cette idée du "peuple"; au contraire (quoique de façon moins voyante), il s'appuie également sur cette notion, d'autant plus facile à utiliser qu'elle n'est jamais mise en cause.
La mémoire superficielle masque la longue durée de la mémoire profonde : le mythe romantique de l'unité du peuple, de son innocence première et de son rapport spéculaire à la langue, où la dénégation de la division augure mal des progrès de la démocratie.
Tout ce grand ensemble discursif néo-romantique ne fonctionne que grâce à une métaphore, la métaphore qui, en Europe centrale et orientale, et demain peut-être en Europe occidentale également, est le fondement du discours identitaire : "un peuple, c'est comme un individu". Métaphore qui fonde l'idée de permanence du peuple dans sa substance, rendant ainsi aveugle au fait discursif, au fait que tout ce qui fait lien entre les ancêtres et les descendants d'un même "peuple" (à moins qu'on ne pose le principe biologique d'une identité nationale), c'est l'identité de son nom. C'est là la leçon que nous rappelle Adso, le nominaliste narrateur du Nom de la rose : "Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus".


Notes
(1) - cf. Menegaldo-92:100. (retour texte)
(2) - Association russe des écrivains prolétariens.(retour texte)
(3) - On peut songer aux débats qui ont parcouru la sociolinguistique européenne dans les années 70-80 : l'hypothèse du "code restreint" et du "code élaboré" chez B. Bernstein, ou la réponse de linguistes à l'idée de "langue légitime" de P. Bourdieu (Kerleroux, 1984). Peu de ces linguistes avaient conscience, dans ces années-là, qu'il reprenaient des idées qui avaient agité la Russie un demi-siècle plus tôt.(retour texte)
(4) - Le texte utilise le mot russe "jazykoznanie" pour parler de la linguistique soviétique mais le mot d'origine latine "lingvistika" pour désigner la linguistique bourgeoise.(retour texte)
(5) - V.V. Ivanov : il s'agit de Valerij Vasilevič Ivanov, à ne pas confondre avec le sémioticien Vjaceslav Vsevolodovič Ivanov.(retour texte)

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