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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT, Univ. de Lausanne : «L'origine contradictoire de la notion de système : la genèse naturaliste du structuralisme pragois», in M. Mahmoudian et P. Sériot (éd.) : Cahiers de l'ILSL, n°5, 1994 : L'Ecole de Prague : l'apport épistémologique, p. 19-58

 

[19]
«
L'espace clair de la science n'est pas si clair qu'il y paraît» (Gusdorf G. : Le romantisme, t. 2, Payot, 1993, p. 365)

 

Que le structuralisme ne soit pas apparu comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu, qu'il ait une préhistoire, malgré les déclarations de rupture totale avec la période précédente qu'on trouve parfois chez les protagonistes du mouvement, voilà qui n'est plus une révélation depuis les textes éclairants de Cassirer (1945), Percival (1969), Koerner (1975), ce dernier étudiant la longue "période d'incubation"[1] du structuralisme depuis la fin du XVIIIème siècle.

Pourtant, à ma connaissance, mis à part les travaux de Toman (1981, 1992), Holenstein (1984, 1987), Gasparov (1987) et Viel (1984), on n'a guère attiré l'attention sur le fait qu'une variante orientale du structuralisme se dessine à Prague dans les années vingt et trente, et que cette variante orientale, essentiellement dans les écrits des "Russes de Prague"[2], revendique son indépendance, sa spécificité épistémologique, sa différence fondamentale avec les autres écoles se réclamant du structuralisme, et principalement l'Ecole de Genève.

Cassirer (1945, p. 104), à propos de la très fameuse expression «la langue est un système où tout se tient»[3], cite Bröndal (1935, p. 110),
[20]
pour qui «dans un état de langue donnée, tout est systématique; une langue quelconque est constituée par des ensembles où tout se tient. […] Qui dit système dit ensemble cohérent : si tout se tient, chaque terme doit dépendre de l'autre». Or Cassirer étend cet exemple à l'ensemble du courant structuraliste, de manière unanimiste :

La même conviction apparaît dans le Cours de linguistique générale de Saussure, dans les travaux de Troubetzkoy, de Jakobson et des autres membres du Cercle linguistique de Prague (Cassirer, 1945, ib.).

Il est vrai que certaines déclarations de Jakobson peuvent sembler corroborer cette vue unanimiste :

Quelques linguistes liés au Cercle de Prague arrivèrent en 1928 au Congrès international de La Haye avec leurs projets de réponse aux questions fondamentales proposées par le comité du Congrès. Ils avaient tous l'impression que leurs déviations à l'égard des dogmes traditionnels resteraient isolées et feraient peut-être l'objet de fortes oppositions. Entre-temps, dans les discussions officielles et plus encore dans les discussions privées du 1er Congrès des linguistes, il s'avéra que de jeunes chercheurs de différents pays partageaient les mêmes conceptions et les mêmes tendances. Ces chercheurs, qui travaillaient en solitaires et à leurs risques et périls découvrirent à leur grande surprise qu'ils combattaient pour une cause commune. (Jakobson, 1963, Efforts…, cité d'après Jak., 1973, ELG-2, p. 312)

Il est vrai également que le seul ouvrage de Troubetzkoy vraiment lu en Occident, Principes de phonologie, s'appuie explicitement sur l'opposition saussurienne entre langue et parole pour fonder la distinction entre phonologie et phonétique[4].

C'est ainsi que la thèse unanimiste est communément soutenue depuis la dernière guerre :

La formation des idées phonologiques de Troubetzkoy a été fondamentalement inspirée par les formules lumineuses du Cours de linguistique générale : la langue a une fonction sociale; elle est un système; les unités phoniques jouent le rôle d'unités de langue grâce auxquelles est assurée la communication. (Ivic, 1970, p. 135)

L'œuvre de F. de Saussure fut l'une des sources fondamentales d'inspiration du Cercle linguistique de Prague, et l'idée saussurienne qui y eut le plus d'influence fut le concept de "langue". (Steiner, 1978, p. 357)
[21]

Même quand la thèse unanimiste est explicitement mise en cause, la référence à Saussure reste un point de départ intangible :

Le structuralisme, loin d'être un mouvement homogène, se présente sous des formes diverses, qu'on cite la phonologie de Troubetzkoy, la glossématique de Hjelmslev, les conceptions de Kury¬owicz ou la grammaire générale de Chomsky. […] La seule chose qui unisse les structuralistes est qu'ils se réclament tous, dans une mesure plus ou moins grande, de Saussure comme de leur maître, ou tout au moins précurseur. (Maºczak, 1970, p. 170, cité par Koerner, 1975, p. 808)

On peut néanmoins rester perplexe devant ces déclarations d'unanimité. Le Cercle de Prague serait-il «saussurien sans le savoir»?

Il y a en effet un autre aspect du structuralisme des «Russes de Prague». Certes, leurs textes écrits dans des langues «occidentales» donnent à penser qu'ils œuvraient à une même «cause commune» que  leurs collègues occidentaux. La nécrologie de Meillet par Jakobson, par exemple, est particulièrement élogieuse[5]. Des textes moins connus et écrits en russe ou en tchèque dans les années vingt et trente, pourtant, révèlent une face cachée de leur activité scientifique. Ainsi, dans une lettre de 1932, Troubetzkoy écrit à Jakobson qu'en relisant le Cours… de Saussure, il n'y trouve qu'"un tas de vieilleries"[6].

Si différentes écoles de l'entre-deux-guerres prennent le même nom, se réclament des mêmes principes tout en ayant très nettement conscience de leurs divergences, qu'ont-elles, au juste, de commun, pour partager ce nom? Ce nom recouvre-t-il une réelle communauté de vues ou n'est-il qu'un signe de ralliement commode? Qu'est-ce alors que cette entité nominale?

Il me semble que l'histoire tourmentée du "«tructuralisme européen» (ou «continental», comme disait Jakobson en 1963) recèle un malentendu qui repose sur deux façons d'envisager la notion clé de structure : en tant que totalité ontologique ou en tant que système de relations. L'apport des Russes de Prague est particulièrement instructif en tant que révélateur de l'existence de ces deux conceptions et des malentendus qu'elle provoque.

[22]
1. De l'autre côté du miroir

 C'est dans les moments de polémique et grâce à eux, par contraste, qu'une théorie se construit. Dans les années vingt et trente Jakobson et Troubetzkoy consacrent un temps non négligeable à se situer par rapport à des courants qu'ils tiennent, à tort ou à raison, pour adverses. En étudiant les grands thèmes de ce que M. Viel appelle la «démonologie jakobsonienne»[7] on peut, par contraste, tenter de reconstituer ce qu'ils cherchaient à instituer en se démarquant des théories concurrentes.

Jakobson se situe très explicitement dans une situation de rupture et proclame qu'il appartient à un nouvel esprit du temps :

«Dans la hiérarchie actuelle des valeurs», «maintenant» (Jak., 1931, K xarakt.…, in SW-1, p. 144)

«A l'atomisme de jadis on oppose…», «Si l'évolutionnisme orthodoxe enseignait que […], les recherches de nos jours font au contraire voir…» (Jak., 1938, Affinités…, in SW-1, p. 235)

«l'idéologie européenne dominante de la deuxième moitié du XIXème siècle» // …l'idéologie contemporaine» (Jak.,1929, Remarques…, in SW-1, p. 110)

«la phonétique historique traditionnelle» // «la psychologie moderne» (Jak., 1931, Principes…, in SW-1, p. 202-203)

«Les dogmes traditionnels» // «la nouvelle approche du langage» (Jakobson, 1963 : Towards…, cité d'après Jakobson, 1973, ELG-2, p. 312-313)

Or cette rupture déclarée ne semble pas correspondre à ce que G. Bachelard appellera plus tard une «coupure épistémologique». On va tenter ici de présenter le tableau de cette démonologie, pour faire apparaître cette «science actuelle»[8] en train de se constituer.

Il y a d'abord ceux qu'il désigne explicitement : il s'agit essentiellement de Schleicher (1821-1868) et des néo-grammairiens, qui ne trouvent aucune grâce à ses yeux. Il y a ensuite les grands thèmes de ce tableau négatif. Citons essentiellement le hasard, l'atomisme, la causalité et l'explication génétique.

[23]
Après la guerre Jakobson a une attitude beaucoup plus internationaliste et conciliante. Mais dans les années vingt et trente la rupture épistémologique qu'il prône est pensée par lui non seulement sur le modèle de l'opposition temporelle (l'ancienne science / la science nouvelle), mais aussi de l'opposition spatiale (la science occidentale / la science russe, la coupure épistémologique devenant ici géo-culturelle). Le «facteur espace» (prostranstvennyj faktor), qui fut un leitmotiv de Jakobson durant toute sa vie, joue alors le rôle de paradigme scientifique. Dans cette «théorie des deux sciences» la Russie (soviétique et émigrée) s'oppose à l'Occident et le dépasse (cf. Sériot, 1993, 1994).

Les démons de Jakobson ont pour nom positivisme et naturalisme.

Or, de quoi parle-t-on au juste?

1.1 La question du positivisme

 Il est certain qu'en France et en Allemagne, vers le milieu du XIXème siècle l'attitude positiviste allait devenir dominante en linguistique, à la fois comme réaction aux théories échevelées de la Naturphilosophie et sous l'influence d'A. Comte. C'est chez les Néogrammairiens que cette attitude se manifeste le plus nettement. Hostiles à toute spéculation philosophique, les linguistes néo-grammairiens ne retiennent que les faits accessibles à tout observateur : les données observables, quelles qu'elles soient, et se méfient des abstractions.

Il s'agit d'un phénoménalisme, qui rejette radicalement tout ce qui ne se prête pas à un contrôle empirique et prône de ne jamais dépasser l'expérience.

Mais la linguistique ne doit pas être seulement descriptive, elle doit pouvoir aussi expliquer le changement en langue en trouvant les causes de chaque fait. L'explication causale est ainsi le critère le plus sûr de l'attitude scientifique positiviste. Les néo-grammairiens sont essentiellement hostiles à toute explication de type finaliste. Le but du travail scientifique est l'établissement de lois phonétiques, qui sont absolues, comme doit l'être tout rapport de causalité entre deux phénomènes.

Au point de vue du type d'argumentation, les néo-grammairiens sont hostiles à tout argument psychologiste et métaphysique. Si l'on peut dire que la langue est leur objet, cet objet est formé d'un ensemble de faits et est une substance. Enfin leur science, la linguistique, n'est pas
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une science sociale, car la langue est totalement indépendante de l'activité des sujets parlants.[9]

Les néo-grammairiens (par exemple Brugmann et Delbrück) s'opposent explicitement au linguiste qui les a immédiatement précédés :  A. Schleicher. Ils lui reprochent ses spéculations éloignées du terrain sûr des faits observables et son analogie entre langue et organisme vivant.[10]

 Jakobson oppose à plusieurs reprises (non seulement dans les années vingt et trente, mais aussi plus tard) la «nouvelle science» aussi bien au positivisme qu'au naturalisme, en assimilant ces deux termes la plupart du temps.

La question est rendue délicate par le fait que, en France tout au moins, les critiques du structuralisme ont assimilé ce dernier au positivisme : on a parlé de «positivisme de la linguistique structurale» (Maldidier et al., 1972, p. 117), et la conception jakobsonienne de la communication est dite s'être développée «sous les auspices d'une science positiviste» (Flahault, 1984 , p. 36).

Qu'entendent les Russes de Prague lorsque ils parlent de positivisme?

C'est surtout à l'«atomisme» et au «mécanicisme» des néo-grammairiens que s'en prennent Jakobson et Troubetzkoy. Ils emploient peu le terme de positivisme. Jakobson l'utilise par exemple pour souligner que Prague, avant le structuralisme, était un endroit où régnait le positivisme le plus borné, décrit (à propos de Gebauer) comme «le culte fanatique des faits isolés», qui avait poussé Gebauer à s'opposer à  la création d'une chaire de linguistique générale[11].

Remarquons d'abord que Jakobson et Troubetzkoy ne parlent jamais d'A. Comte. Ils n'analysent pas le positivisme en tant que philosophie,
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mais l'utilisent comme signal négatif de la doctrine aborrée, celle des néo-grammairiens.

On peut dire, avec Koerner[12], qu'au XIXème siècle «aucun linguiste n'aurait sérieusement déclaré que la langue n'est pas, d'une façon ou d'une autre, organisée, mais qu'elle est un conglomérat anarchique de termes isolés». Koerner ajoute : «En fait, je n'ai connaissance de personne qui, réfléchissant sur la nature de la langue durant les deux ou trois derniers millénaires de la civilisation occidentale, ait nié que la langue constitue, d'une façon ou d'une autre, une entité systématique»[13].

Pourtant c'est précisément l'absence de système que Jakobson reproche aux néo-grammairiens quand il parle de l'«atomisme» et du «mécanicisme» des théories antérieures.

En 1929 dans ses Remarques…, Jakobson affirme que Saussure est resté, en ce qui concerne la linguistique diachronique, dans «l'ornière des néo-grammairiens» :

Pour lui […] certains éléments sont altérés sans égard à la solidarité qui les lie au tout et, en conséquence, ne peuvent être étudiés qu'en dehors du système; le déplacement d'un système se fait sous l'action d'événements qui non seulement lui sont étrangers, mais qui sont isolés et ne forment pas un système entre eux. (Jak., 1929, Remarques…, , in SW-1, p. 17)

La conception d'un système phonologique comme agglomérat fortuit doit être abandonnée (ib., p. 22)

La conception néogrammairienne de l'histoire de la langue équivalait à l'absence de théorie. La théorie d'un processus historique n'est possible qu'à la condition que l'entité qui subit le changement soit considérée comme une structure régie par des lois internes, et non comme un agglomérat fortuit. (ib., p. 109)

La doctrine de Saussure […] continue à envisager la diachronie comme un agglomérat de changements de provenance accidentelle (ib., p. 109-110)

Puis, dans une de ses diatribes les plus célèbres :

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Un entassement mécanique dû au jeu du hasard ou de facteurs hétérogènes — telle est l'image favorite de l'idéologie européenne prédominante de la seconde moitié du XIXème siècle. L'idéologie contemporaine, dans ses manifestations variées et génétiquement indépendantes les unes des autres, met en relief, avec une netteté de plus en plus grande, au lieu d'une addition mécanique un système fonctionnel, au lieu d'un renvoi, tout bureaucratique, à une case voisine, des lois structurales immanentes et au lieu d'un hasard aveugle une évolution tendant vers un but. (ib., p. 110)

Les jugements se font parfois peu amènes, c'est là qu'apparaît le plus clairement l'opposition entre atomisme et systématisme :

Dans la phonétique historique traditionnelle, ce qui était caractéristique était sa façon de traiter isolément les modifications phoniques, c'est à dire sans tenir compte du système qui éprouve ces modifications. Cette manière d'agir allait de soi dans le cadre de la vision du monde qui régnait à cette époque :  pour l'empirisme rampant des néo-grammairiens un système, et en particulier un système linguistique, était une somme mécanique (Und-Verbindung) et nullement une unité formelle (Gestalteinheit), pour employer les termes de la psychologie moderne. La phonologie oppose à la méthode isolatrice des néo-grammairiens une méthode intégrale; chaque fait phonologique est traité comme un tout partiel qui s'articule à d'autres ensembles partiels de divers degrés supérieurs. Aussi le premier principe de la phonologie historique sera : toute modification doit être traitée en fonction du système à l'intérieur duquel elle a lieu. Un changement phonique ne peut être conçu qu'en élucidant son rôle dans le système de la langue. (Jakobson, 1931, Principes…, in SW-1, p. 202-203).

Jusque là, même si le jugement porté sur les néo-grammairiens est un peu rapide, on a affaire à une opposition claire et tranchée entre atomisme et systématisme.

Les choses commencent à se compliquer quand on aborde le problème du hasard, des lois et du déterminisme.

Schleicher, les néo-grammairiens et Saussure[14] sont accusés, en bloc, de ne reconnaître dans l'évolution des langues que 1) le hasard, 2) l'idée de progrès. Ces deux notions sont contradictoires et ne s'appliquent nullement à ces trois écoles de la même façon, mais ceci est un autre problème.

Voici le tableau négatif que donne Jakobson :

Pour Saussure les changements se produisent en dehors de toute intention, ils sont fortuits et involontaires. […] La brillante comparaison de Saussure entre le jeu de la langue et une partie d'échecs perd sa force persuasive si l'on se range à
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l'opinion de Saussure affirmant que la langue ne prémédite rien et que ses pièces se déplacent fortuitement. […] Schleicher conciliait la reconnaissance du sens interne fonctionnel du système linguistique, fournie par l'expérience directe, avec l'idée du manque de sens et du hasard aveugle de l'évolution de la langue, en interprétant le dit sens interne et fonctionnel comme un reste d'une perfection originaire du système linguistique. De ce point de vue, l'évolution se réduit à une désagrégation, à une destruction. (Jak, 1929, Remarques… , in SW-1, p. 17)

C'est sur ces bases, par contraste, que Jakobson va développer son opposition à la notion d'aléatoire, aussi bien dans l'évolution des langues que dans leur état synchronique.

Ainsi, à propos de l'ensemble apparemment hétérogène des langues parlées en URSS (qu'il appelle «l'Eurasie») :

Y a-t-il une unité dans cette multitude de langues qui trouble l'Européen? Qu'est-ce donc : un conglomérat fortuit (slučajnoe sborišče), un amas chaotique, ou bien une combinaison régulière (zakonomernoe sočetanie), une union harmonique? (Jak., 1931, K xarakt.…, in SW-1, p. 148)

On sait que Jakobson et Troubetzkoy avaient l'idée d'une évolution des langues selon des lois : c'est l'idée que la diachronie elle-même fait système.

Mais on sait moins que pour eux ce qui fait système, en synchronie, c'est non seulement la langue, mais encore que la langue est elle-même prise dans un ensemble qui la dépasse largement, et dont elle n'est qu'une partie. La langue est peut-être un «système de systèmes», elle fait elle-même partie d'une plus grande totalité qui la transcende.

Voici d'abord quelques allusions voilées :

 [Il faut] soumettre à révision les matériaux bruts. Certaines convergences sont trop probantes pour n'être que des coïncidences fortuites. (Jak., 1929, Remarques…, in SW-1, p. 109)

ou, raconté après un demi-siècle avec émotion :

… peu après l'institution du Cercle linguistique de Prague en octobre 1926 […] j'adressai à Troubetzkoy une longue lettre, où, bouleversé, je lui expliquai une idée à laquelle j'avais mûrement réfléchi, à savoir que les changements de la langue avaient un système et une finalité, que l'évolution de la langue et le développement des autres systèmes socio-culturels allaient de pair en vue d'une affinité profonde et d'une fin conjointe. […] Troubetzkoy me répondit le 2 décembre par l'une de ses plus célèbres épîtres. […] Troubetzkoy reconnaissait que «les autres aspects de la culture et de la vie d'un peuple évoluent eux aussi avec une logique interne propre et particulière et suivant des lois propres et particulières, qui n'ont, elles non plus, rien de commun avec le "progrès". C'est précisément la raison pour laquelle l'ethnographe et l'anthropologue ne veulent
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pas étudier ces lois. […] Néanmoins, il existe indéniablement un certain parallélisme dans l'évolution des différents aspects de la culture, et donc certaines lois qui déterminent ce parallélisme». (Jak., Dialogues…, p. 66-68)

Peu à peu se met en place une rationalisation interne des notions de territoire et de voisinage. Jakobson considère que là où il y a une aire de polytonie, on va trouver «d'ordinaire» une aire voisine à prononciation vocalique à coup de glotte (1938, Affinités…, p. 245). Il note également des phénomènes de symétrie spatiale : l'union phonologique eurasienne (caractérisée par des langues à corrélation de mouillure) est un phénomène «central», entouré à l'est comme à l'ouest par des langues à polytonie (phénomène «périphérique»). Ces faits viennent corroborer la thèse de Jakobson selon laquelle il y a une relation de nécessité  dans la répartition spatiale des phénomènes systémiques :

Il est peu probable que cette symétrie des deux frontières d'une même association soit due au simple hasard. (Jak., 1938, Affinités…, in SW-1, p. 245)

Ces passages font voir un monde intellectuel extrêmement éloigné de celui de Saussure, et où, si la linguistique est une "science sociale", alors ses lois ressemblent bien à des lois nécessaires et la société à une formation naturelle.

 

1.2 La question du naturalisme

Le naturalisme en linguistique, essentiellement associé au nom d'A. Schleicher[15], consistait à voir dans les langue et les familles de langues des espèces en devenir, au même titre que les espèces animales et végétales. Schleicher considérait les langues comme des organismes naturels, vivants, qui, en dehors de toute volonté humaine, naissent, croissent et se développent selon des lois strictes, puis vieilllissent et
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meurent. C'est à lui qu'on doit la forme la plus élaborée de la théorie de «l'arbre généalogique» et la transposition de la typologie descriptive (les trois classes morphologiques de langues) en typologie évolutive (les langues flexionnelles sont une étape de l'évolution des langues venant après celle des langues agglutinantes, elles-mêmes postérieures aux langues isolantes).

La linguistique est ici une science naturelle, qui a pour objet d'étudier les lois d'évolution des langues, avec des méthodes aussi rigoureuses que celles de la chimie ou de la biologie. On va retrouver là une certaine lecture de la tradition hégélienne, pour laquelle les sciences de la nature, qui sont le domaine de la nécessité, s'opposent aux sciences sociales, domaine de la liberté. Les sciences de la nature ont pour idéal scientifique la recherche des lois objectives.

Les opposants à Schleicher sont nombreux. On a vu la critique qu'en font les néo-grammairiens. Il faut ajouter celle de J. Schmidt (1843-1901), qui remplace la théorie de l'arbre généalogique par celle des "ondes", et H. Schuchardt (1842-1927), dont les travaux sur l'hybridation des langues font éclater le cadre contraignant de l'arbre généalogique.

Jakobson s'oppose peut-être encore plus violemment au naturalisme de Schleicher qu'au positivisme des néo-grammairiens. A de très nombreuses reprises il revient sur ce thème, et souvent sur le mode de l'évidence (sans donner de définition de ce qu'il entend par naturalisme) :

Est-il besoin aujourd'hui de rappeler que la linguistique appartient aux sciences sociales et non à l'histoire naturelle? N'est-ce pas un truisme évident? Pourtant,— et ceci arrive souvent dans l'histoire de la science — bien qu'une théorie surranée soit abolie, il en subsiste d'assez nombreux résidus, échappés au contrôle de la pensée critique. (Jak., 1938, Affinités…, in SW-1, p., 234)[16]

Or les raisons qu'a Jakobson de si mal traiter Schleicher et le naturalisme me semblent d'un ordre passablement différent de la critique que font ses contemporains.

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Il y a d'abord des thèmes du naturalisme de Schleicher que Jakobson, à ma connaissance, ne mentionne jamais, par exemple, la naissance, la vie et la mort des langues, ou bien son insistance sur les lois strictes.

Certaines de ses critiques font partie du lot commun, il s'agit essentiellement de l'empirisme, et de ce qu'on pourrait appeler le «physicalisme» de Schleicher (bien que Jakobson n'utilise pas ce mot) :

La doctrine de Schleicher, ce grand naturaliste dans le domaine de la linguistique, est ébranlée depuis longtemps, mais on en trouve encore maintes survivances. C'est à sa thèse — la physiologie des sons est à la base de toute grammaire — qu'est due la place d'honneur qui reste réservée dans la science du langage à cette discipline auxiliaire et à proprement parler extrinsèque.  (Jak., Affinités…, 1938, in SW-1, p. 234)

Mais dans la linguistique synchronique également les recherches concrètes sont encore riches de survivances du vieux naturalisme. L'exemple le plus notable en est l'analyse des sons du langage. Les linguistes concevaient la langue comme un idiome étranger et incompréhensible, comme s'il ne s'agissait que d'une chaîne de perceptions acoustiques dépourvues de sens. (Jak., 1932,  La scuola…, in SW-2, p. 545).

Le naturalisme est ici nettement confondu avec le physicalisme, ce qui permet à Jakobson d'identifier la naturalisme avec la doctrine des néo-grammairiens :

L'analyse phonologique des sons d'une langue donnée diffère radicalement de l'analyse naturaliste dont s'occupe la phonétique. La phonologie n'exclut pas la phonétique, mais, alors que la première étudie les phonèmes en tant qu'éléments constitutifs d'une langue déterminée, la phonétique décrit du point de vue naturaliste le matériau sonore dont se sert cette langue. (Jak., 1932,  La scuola…, in SW-2, p. 546 ).

Le naturalisme (qui peut à l'occasion être utilisé dans le sens qu'il a en esthétique) est pour Jakobson essentiellement asystématique:

Au discontinu et à l'épisodique d'un tableau naturaliste, comparons une composition de Cézanne, système intégral de rapports des volumes. (Jak., 1929, Remarques…, in SW-1, p. 110)

Le mystère, pourtant, s'épaissit quand on voit que Schleicher est précisément présenté dans de nombreux textes et antologies comme particulièrement systématique… Ainsi Saussure :

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…seul il [= Schleicher] eut un coup d'œil assez long pour avoir des vues d'ensemble. Aujourd'hui, ces vues ne nous satisfont plus, mais il y a eu une tentative vers le général et le systématique. Il est plus intéressant d'avoir un système même qu'un amas de notions confuses. (Saussure : CLG, éd. critique de R.Engler, p. 8, cité dans Koerner, 1975, p. 804)

ou l'article «le courant naturaliste» de l'Encyclopédie linguistique (Lingvističeskij encyklopedičeskij slovar', Moscou, 1990) :

Les idées scientifiques et les travaux de Schleicher sont d'une très grande importance : il a contribué pour la linguistique historique à l'élaboration du principe de systématicité (sistemnost') et de la méthode de la reconstruction de la langue mère.

Le deuxième thème, qui amalgame le naturalisme à la doctrine néo-grammairienne, est l'atomisme et l'explication causale, permettant à Jakobson de mettre en avant sa propre explication structurale et téléologique, qu'il pense être en conformité avec les grandes orientation philosophiques de la vie culturelle de son époque (particulièrement en URSS et en Tchécoslovaquie) :

L'esprit du livre du structuraliste Fišer tend à montrer la faillite de la conception philosophique du naturalisme, qui réduit la réalité à une poudre atomiste[17] et qui ne voit que rapports de quantité et de causalité mécanique. Le livre d'Engli£ enseigne que l'étude causale de la conduite humaine est un échec, et qu'au lieu d'un rapport de cause à résultat il s'agit d'un rapport de moyen à fin, et que ce rapport doit être interprété selon la méthode téléologique. (Jak., La scuola…, 1932, in SW-2, p. 544)

Les problèmes d'ordre causal continuaient à prédominer, sans qu'on tienne compte que c'est la question du but et non celle des causes de la parole qui naît dans l'esprit de celui qui écoute comme réaction la plus immédiate et la plus naturelle. (ib, p. 545

Mais le point où la critique de Jakobson commence à s'écarter des commentaires habituels sur le naturalisme faits  à son époque est le problème de l'explication génétique.

… c'est la tendance à expliquer les similitudes phoniques et grammaticales de deux langues par leur descendance d'une langue-mère commune, et à n'envisager que les similitudes susceptibles d'être expliquées d'une telle manière, qui demeure sans aucun doute l'élément le plus stable de la doctrine en question. Même chez
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ceux qui ne prennent plus au sérieux la généalogie simpliste des langues, l'image du Stammbau, de l'arbre généalogique, selon la juste remarque de Schuchardt, reste malgré tout en vigueur; le problème du patrimoine commun dû à la souche unique persiste à être la préoccupation essentielle de l'étude comparative des langues.  (Jak, 1938, Affinités…, in SW-1, p. 234)

La "doctrine en question", caractérisée par une "généalogie simpliste", s'oppose à "l'orientation sociologique de la linguistique moderne" (ib., p. 234) :

L'exploration des ressemblances héritées d'un état préhistorique commun n'est dans les sciences sociales comparées — par exemple dans l'étude de l'art, des mœurs ou des costumes — qu'une des questions à traiter, et le problème du développement des tendances innovatrices l'emporte ici sur celui des résidus. (ib, p. 234-235).

La sociologie jakobsonienne est fondée sur une loi :

Le développement convergent, englobant des masses immenses d'individus sur un vaste territoire, est à considérer comme une loi prédominante. (ib., p. 235)

Cette orientation dite «sociologique» s'appuie fortement sur les travaux du géographe P. Savickij (1895-1968)[18], théoricien du rapport synthétique entre le «paysage géographique» (landšaft), le climat, le sol, la langue, la culture, les groupes sanguins. Ce type de théorie a un rapport certain, quoique jamais assumé, avec l'anthropo-géographie allemande de l'époque de F. Ratzel (1844-1904), elle-même fortement naturaliste (au sens où il existe un déterminisme géographique des groupes humains).

Pour étayer ma thèse que Jakobson et Troubetzkoy se trouvent à un point de tension extrême entre deux paradigmes divergents : une théorie des systèmes complexes accessibles par l'immatériel d'une part, et de l'autre une théorie de l'Un et du Tout héritée de la Naturphilosophie et du néo-platonisme du monde byzantin, je vais essayer de montrer que la théorie des convergences et des coïncidences se construit chez eux à partir d'un modèle qui est lui-même, à mon avis, précisément naturaliste.

Le mot «naturalisme» est systématiquement déprécié. Ainsi, dans sa nécrologie de Troubetzkoy, Jakobson écrit en 1939 :

[33]
Les considérations de Troubetzkoy, fermement dirigées contre toute conception naturaliste (qu'elle soit biologique ou évolutionniste) du monde spirituel et contre tout égocentrisme délibéré, s'enracinent certes dans la tradition idéologique russe, mais apportent beaucoup d'éléments personnels et originaux et valent par leur profondeur et leur acuité critiques, dues surtout à la riche expérience scientifique de l'auteur et à sa collaboration avec le grand géographe et historien des civilisations P. N. Savickij. La doctrine de ces deux penseurs concernant la spécificité du monde géographique et historique russe (eurasien) par rapport à l'Europe et à l'Asie fut à l'origine de ce qu'on a appelé le courant idéologique eurasien. (Jak., 1939, N.S. Trubezkoy, in ELG-2, p. 300-301)

Or le modèle jakobsonien des convergences est précisément tiré d'une biologie bien précise (de nature anti-darwinienne[19]) et d'une philosophie : celle de la totalité.

Remarquons par exemple chez Jakobson l'utilisation courante de métaphores biologiques :

Il faut trouver les centres où la greffe [Einimpfung] de la tradition scientifique russe, le croisement avec les valeurs culturelles russes peut donner des résultats productifs. Il ne faut pas oublier ce que les grands peuples d'Occident ont compris depuis longtemps : l'expansion culturelle de la langue à l'étranger ne doit pas être considérée avec indifférence du point de vue des intérêts de la croissance [Wachstum] de la culture en question. (Jak., 1929, Über…, in Holenstein, 1988, p. 60)

D'autre part, que veut dire cette alliance de la «tradition idéologique russe» avec le «courant idéologique eurasien»? Jakobson s'appuie ici essentiellement sur des citations du Russe Lev S. Berg, biologiste anti-darwinien (cf. Sériot, 1994).

Si l'évolutionnisme orthodoxe enseignait que «l'on doit prendre en considération les similitudes de structure des organes uniquement si elles dénotent que les porteurs de ces organes descendent d'un seul et même ancêtre», les recherches de nos jours font au contraire voir l'importance des similitudes secondaires acquises, soit par des organismes apparentés mais sans avoir appartenu à leurs ancêtres communs, soit par des organismes d'origines absolument différentes à la suite d'un développement convergent. Ainsi «les ressemblances que deux formes présentent dans leur organisation peuvent être un fait secondaire acquis récemment, et au contraire les différences être un fait primaire hérité». Dans ces conditions la distinction des organismes en apparentés et non-apparentés perd son caractère décisif. Le développement convergent, englobant des masses immenses d'individus sur un vaste territoire, est à considérer comme une loi prédominante. (Jak,  1938, Affinités…, in SW-1, p. 235)

On peut faire une première constatation : Jakobson se préoccupait des phénomèmes de diffusion (le contact, le «facteur espace» en [34]
géolinguistique). En ce sens, il participe pleinement à l'air du temps, celui de Schuchardt et des néo-linguistes italiens. Le texte des Dialogues (1980) est intéressant à cet égard, en ce qu'il revient, pour la première fois depuis l'arrivée de Jakobson aux Etats-Unis, sur ce thème de l'espace :

[A Oslo en 1939] … les questions de géographie phonologique, qui avaient vivement intéressé les collaborateurs du Cercle de Prague pendant les années trente, pouvaient, semblait-il, trouver ici une manifestation concrète et nuancée. Nous savions que la diffusion des phénomènes phonologiques passait bien au-delà des limites d'une langue donnée ou d'une famille de langues donnée, et qu'il existait une similitude des systèmes phonologiques chez des peuples voisins, même en l'absence totale de communauté génétique de leurs langues. (Dialogues, 1980, p. 42)

Au XXème s. la science du langage a pour la première fois pris conscience que des faits caractéristiques d'un système linguistique pouvaient se diffuser au-delà des limites de cette langue, et ce faisant, atteignaient très souvent des langues éloignées par leur structure et leur origine, tout en se limitant parfois à une seule partie de leurs aires. (ib, p. 83-84)

Néanmoins le texte des Dialogues est à prendre avec précaution. Le terme "diffusionnisme", par exemple, n'est pas, à ma connaissance, employé par Jakobson dans les années trente. S'agirait-il d'une réinterprétation, cinquante ans plus tard, en des termes plus accessibles au lecteur occidental, ayant pour effet de gommer le aspects les plus saillants de l'"idéologie eurasienne"?

Il me semble que ce terme est un leurre. En effet dans la théorie des convergences de Jakobson et Troubetzkoy dans les années trente manquent deux aspects fondamentaux du diffusionnisme tel qu'il était connu à l'époque dans les travaux de Graebner et Schmidt en anthropologie : l'idée du caractère non inventif de la nature humaine (une invention ne peut pas se faire deux fois en deux endroits différents, elle ne peut être qu'empruntée), et le caractère atomistique des faits de diffusion. Ces deux éléments s'opposent totalement à l'idée de totalité des ensembles culturels (Troubetzkoy) et de communauté des caractères acquis (Jakobson).

Mais la différence fondamentale avec les théories diffusionnistes est sans doute le caractère géographique non aléatoire de la répartition spatiale des faits typologiques (indépendamment des origines génétiques) :

Etant donné que les isophones franchissant les limites des langues sont des cas fréquents, presque habituels, semble-t-il, en géographie linguistique, et que,
[35]
visiblement, la typologie phonologique des langues n'est pas sans rapport avec leur répartition dans l'espace, il serait important […] de dresser un atlas d'isolignes phonologiques du monde linguistique tout entier. (Jak., 1938, Affinités…, in SW-1, p. 245)

L'idée très étonnante qui se trouve en toile de fond de cet ensemble de considérations sur les liens spaciaux entre les langues est qu'on ne doit pas étudier les faits de système seulement à l'intérieur du système. Une fois de plus nous nous trouvons ici devant un monde épistémologique extrêmement différent de celui de Saussure[20].

C'est donc une phonologie trans-systématique qui est ici proposée par les «Russes de Prague» dans les années trente :

Pour les principes fondamentaux de la structure phonologique, en particulier pour les différentes corrélations, l'existence isolée, délimitée par les limites d'une langue ou d'une famille de langues, n'est pas caractéristique. Plus typiques sont les associations phonologiques de langues, les isophones (limites de phénomènes phonologiques) de large envergure, que les îlots phonologiques. (Jak., 1931, K xarakt…, in SW-1, p. 155)

On peut dire, ainsi, qu'il y a un rapport non aléatoire des types de langues entre eux. Mais qu'est-ce qui explique cette "attirance" de certains types pour d'autres? Aucune explication n'est fournie. On a l'impression que la découverte des affinités phonologiques entre les langues (essentiellement les langues de l'"Eurasie" - URSS) suffit à étayer une thèse qui est en filigrane derrière ce travail : l'Eurasie est un objet naturel, une totalité organique.

Si ces traits systémiques que sont les oppositions phonologiques peuvent si facilement sauter les frontières des systèmes, c'est qu'ils ont quelque chose d'extrêmement matériel, immédiatement perceptible même de l'extérieur du système. Ainsi Jakobson, à propos de l'alliance de langues eurasiennes (langues à corrélation phonologique de mouillure des consonnes) parle des réactions psychologiques des locuteurs qui ne connaissent pas cette corrélation phonologique :

Il est […] curieux que les représentants des langues auxquelles la mouillure phonologique des consonnes reste inconnue éprouvent parfois contre elle une véritable aversion. «Et ceci est, note à ce propos M. Chlumsky,  un point de vue assez répandu que de voir dans les sons mouillés une faiblesse articulatoire. Et
[36]
non seulement cela : on est porté à attribuer une part de cette faiblesse aux personnes qui possèdent des sons mouillés, notamment, par ex., aux Russes… Oh! ces pauvres Russes! Chez eux tout est mouillé»[21]. Dans les langues d'Europe confinant aux "langues mouillantes" on observe des cas fréquents de mouillure servant à la formation de mots péjoratifs. Ces attitudes prononcées d'adhésion et de répulsion montrent la force de contagion et la persistance du phénomène en question. (Jak., 1938, Affinités…, in SW-1, p. 242)

D'une part on a affaire à une argumentation fondée sur une psychologie très intuitive, où la citation de témoignages fait office de preuve. Mais le point important est que la corrélation phonologique n'est plus ici un phénomène de structure, mais une substance, perceptible non seulement dans la conscience des locuteurs, mais aussi dans celle des non-locuteurs : le phonème, ici, est un son. Que devient alors le thème de la surdité phonologique? comment font les non-locuteurs pour savoir que cette opposition est pertinente du point de vue phonologique? Or le caractère mouillé du point de vue phonétique n'est pas si rare dans les langues européenne (par nature : italien figlio, esp cavallo; par position : français tiens). On a affaire à une ontologisation d'un trait de système : il y a perception extra-systémique d'un phénomène qui est, par définition, intra-systémique.

Jakobson, critiquant le modèle biologique de Schleicher et son inconséquence, propose un anti-modèle (où les mots-clés sont convergence, téléologie et déterminisme spatial) en s'appuyant sur une certaine biologie et une certaine géographie sans remarquer (ou sans faire remarquer) qu'il s'agit d'un autre type de naturalisme, conception très curieuse des "sciences sociales" ayant pour objet des sociétés vues comme des organismes soumis à un déterminisme naturel.

Cette théorie de l'influence du milieu  et de l'hérédité des caractères acquis est une  sorte de néo-lamarkisme, influent en Russie dans les années trente : on peut penser à Lysenko. Mais elle s'oppose au «mécano-lamarkisme» de ce dernier en ce que les organismes ont une sorte de prédisposition à se ressembler et donc à se rassembler (cf. infra).

Quoi qu'il en soit, la prégnance du modèle biologique dans la pensée des Russes de Prague dans les années trente me semble devoir être soulignée. Cette pensée ne peut en aucun cas se résumer à la formule selon laquelle "c'est un truisme évident, la linguistique est une science sociale, pas une science naturelle".

[37]
Or il peut n'y avoir aucune contradiction entre le caractère social de la langue et le fait que la linguistique soit une science naturelle. Prenons pour exemple le travail de P. Lafargue : La langue française avant et après la Révolution (1894).

P. Lafargue est un marxiste, qui présente une théorie sociale de la langue : «le langage est la production la plus spontanée, la plus caractéristique des sociétés humaines» (op. cit., p. 80). La langue dépend du milieu social, mais ce milieu est vu en termes biologiques :

Une langue ne peut pas s'isoler de son milieu social, pas plus qu'un végétal ne peut être transplanté de son milieu météorologique. (ib., p. 81)

Et c'est ce raisonnement de type biologique qui permet à P. Lafargue de rejeter les linguistes de son époque qui veulent faire de la linguistique une science autonome (rôle hypertrophié de l'étymologie pour étudier le sens des mots, au lieu de faire le lien entre la langue et son milieu). Mais l'important ici est que c'est précisément parce que la langue est un fait social (c'est à dire historique et dépendant de son milieu) que Lafargue utilise un raisonnement de type biologique :

Une langue, ainsi qu'un organisme vivant, naît, croît et meurt; dans le cours de son existence, elle passe par une série d'évolutions et de révolutions assimilant et désassimilant des mots, des locutions familiales et des formes grammaticales. Les mots d'une langue, de même que les cellules d'une plante ou d'un animal, vivent d'une vie propre : leur phonétique et leur orthographe se modifient sans cesse (ib., p. 79).

On peut alors revenir au thème du milieu chez Jakobson : une étape supplémentaire dans le raisonnement (ou plutôt la série d'affirmations) consiste à introduire des concordances entre faits appartenant à des ordres différents :

En confrontant les diverses isophones formant des affinités linguistiques d'une part et la répartition des faits de structure grammaticale d'autre part, on voit se dessiner des faisceaux d'isolignes, de même qu'on est frappé par les concordances entre les limites des associations de langues, d'une part, et quelques limites de géographie politique et physique d'autre part. Ainsi l'aire des langues monotoniques mouillantes coïncide avec l'ensemble géographique connu sous le nom d'Eurasia sensu stricto, ensemble qui se détache
[38]
du domaine européen et asiatique par plusieurs particularités de sa géographie physique et politique.  (Jak., 1938, Affinités…, in SW-1, p. 246)

Il me semble qu'on peut bien parler ici de conception naturaliste, même si ce naturalisme est d'un autre type, beaucoup plus complexe, que celui de Schleicher. Mais l'aboutissement du passage est particulièrement représentatif de ce type de pensée :

Il ne s'agit pas de déduire les affinités linguistiques d'un facteur extrinsèque. Ce qui importe actuellement c'est de les décrire et de mettre en relief leurs correspondances avec des unités géographiques de nature différente, sans parti pris et sans généralisations prématurées telles que l'explication de l'affinité phonologique par la parenté, le mélange ou l'expansion des langues ou des communautés linguistiques. (ib., p. 246)

Ce qui est présenté dans ce texte de Jakobson comme nouveau, comme étant le résultat d'une rupture, est que les correspondances ne peuvent s'expliquer par une causalité extérieure. Qu'est-ce qui alors fait coïncider ces lignes ? La seule réponse possible, à mon sens, est que c'est la «nature», vue comme un facteur téléologique. Aucune autre explication n'est fournie, et surtout on ne voit pas en quoi le fait que la linguistique soit une science sociale et non pas naturelle nous fournirait la moindre ébauche d'explication.

Nous pouvons repenser au principe du «système où tout se tient» : qu'est ce que ça veut dire que «tout se tient»? Ce qui se tient, ici, ce sont les «faits», des faits qui attendent… :

Pourtant la linguistique, tout en entrevoyant la question troublante des affinités phonologiques, la laisse à tort à la périphérie de ses recherches. Les faits attendent d'être dépouillés et mis au clair. (Jak., 1938, Affinités…, in SW-1, p. 237)

Jakobson critique à de nombreuses reprises la conception de la langue comme organisme. Or il prend pour caution des théories qui ont pour objet des organismes vivants, sous la dénomination générale du "langage scientifique" :

Je trouve les termes de «phonologisation» et de «déphonologisation» mieux appropriés que les termes de «divergence» et de «convergence» que Polivanov a employés dans ses remarquables études sur la déphonologisation […] puisque dans le langage scientifique ceux-ci sont d'habitude liés à une autre signification. C'est ainsi qu'en biologie on entend par convergence l'acquisition de caractères similaires par des organismes différents, sans s'occuper de savoir s'il s'agit d'organismes apparentés ou non apparentés (Berg, 1922, chap. IV); de même en linguistique on désigne par convergence des phénomènes similaires dans le
[39]
développement indépendant de diverses langues (cf. Meillet : «Convergence des développements linguistiques», Linguistique historique et linguistique générale, Paris, 1921, p. 61sqq). (Jak., 1931: Principes…, in SW-1, p. 205)

On peut noter au passage qu'il utilise à tort Meillet pour étayer sa théorie des convergences entre organismes, ou systèmes, non apparentés, puisque Meillet reste strictement dans le cadre d'une famille génétique de langues.

Voici un autre exemple d'utilisation inexpliquée d'une caution biologique, dans un texte de la même époque :

Le contact avec la tradition des Encyclopédistes français, de leurs précurseurs et de leurs continuateurs, fut pour la science polonaise du XVIIIème et du XIXème siècle un levain bénéfique d'où sont sorties des découvertes et des hypothèses extrêmement originales qui n'ont fini par être confirmées et utilisées largement dans le mouvement scientifique international que bien plus tard, et surtout de nos jours. Je me référerai, par exemple, aux liens étroits des vues biologiques de J. Sniadecki (1768-1838) avec la pensée scientifique avancée de la France d'alors […]; le rôle dirigeant de l'héritage s'unit harmonieusement dans son ouvrage le plus important, Théorie des êtres organiques (1804-1838), à la nouveauté étonnante des conclusions et généralisations de l'auteur qui sont entrées dans la science mondiale de l'époque contemporaine et ont poussé une de ses personnalités les plus importantes, V. I. Vernadskij (La structure chimique de la biosphère de la Terre et de son environnement, Moscou, 1965), à porter une haute appréciation, tout en l'utilisant d'une manière nouvelle, sur cette «œuvre remarquable par la profondeur de la pensée et sa logique».  (Jak., 1929, Jazykovedčeskie boi…, cité d'après ELG-2, 1973, p. 190)

Jakobson s'appuie sur des «vues biologiques», qu'il lie à «la pensée scientifique avancée de la France d'alors», sans donner la moindre indication sur le contenu du livre qu'il commente. On ne saura en rien pourquoi et en quoi la biologie de Sniadecki a eu des «liens étroits» avec "la nouveauté étonnante des conclusions et généralisations de l'auteur (Mrozinski)".

Enfin Jakobson fait une utilisation explicite du modèle biologique («Les biologistes…», «la biologie moderne…», «la biologie contemporaine, en particulier la russe»[22]) à propos de sa théorie des convergences de langues non apparentées. Comme chez Troubetzkoy on y envisage des sortes de prédispositions initiales à la convergence, des tendances communes d'évolution, ensemble d'expressions appartenant à la théorie de l'orthogénèse, élaborée par le biologiste
[40]
allemand Theodor Eimer (1843-1898), théorie dont se réclame L. Berg, si souvent cité par Jakobson.

Cette union de l'emprunt et de la convergence rappelle beaucoup le mimétisme dans la conception de la biologie moderne : «les facteurs de ressemblance existaient déjà dès le début chez l'imitateur aussi bien que chez le modèle, et il n'est besoin que d'une certaine impulsion pour les faire se manifester» (Berg, 1922, p. 224). La théorie convaincante des biologistes qui dit que le mimétisme est un des cas particuliers de la convergence et que l'on n'est pas fondé à lui attribuer une origine ou une signification particulière (id., 229), trouve son pendant dans la langue. La distinction de la reproduction d'un modèle d'avec son modelage est ramenée, dans l'histoire de la langue, à l'absence des hésitations et des tâtonnements qui sont presque inévitables quand il n'y a pas de modèle et qui laissent parfois des traces dans la langue (cf. la circonstance ukrainienne de la chute des yers faibles). (Jak., 1929, Remarques…, in SW-1, p. 107)

Jakobson parle de «disposition phonologique», de «tendances collectives», «tendances de développement», sans jamais définir ces termes :

La langue n'accepte des éléments de structure étrangers que quand ils correspondent à ses tendances de développement. Par conséquent l'importation d'éléments de vocabulaire ne peut pas être une force motrice du développement phonologique, mais tout au plus l'une des sources utilisées pour les besoins de ce développement. (Jak., 1938, Affinités… , in SW-1, p. 241)

Jakobson se situe lui-même, on l'a vu, dans la «modernité scientifique». Pourtant on trouve déjà chez Whitney une réflexion sur l'histoire, conçue comme développement ouvert et sans finalisme : elle est donc en rupture avec les conceptions organicistes qui prévalaient encore à l'époque de Whitney et amenaient à ne pouvoir envisager la vie des langues que comme la pleine actualisation d'un patron préconçu [23]. Certes chez Jakobson le patron n'est pas entièrement préconçu, mais la convergence des organismes non apparentés ne peut avoir lieu que s'il y a déjà des "tendances de développement communes". L'histoire, ainsi, ne peut être un développement ouvert, ce développement est doublement fermé : par un déterminisme géographique (le milieu), et interne (les lois de développement [24]).

Si la langue est soumise à tous ces déterminismes, on peut se demander qu'est-ce qui, au juste, évolue. La langue est parfois un objet
[41]
de l'évolution, parfois un «sujet de l'évolution» (expression employée très souvent par Troubetzkoy et rappelée par Jakobson[25]). Il arrive que «le système» soit envisagé comme «la communauté parlante»:

Ce qui est essentiel ce n'est pas le fait même de l'emprunt, c'est sa fonction du point de vue du système qui emprunte: ce qui est essentiel, c'est que précisément pour l'innovation en question il existe une demande, et que cette innovation est sanctionnée par le système comme répondant aux possibilités et aux besoins de l'évolution de celui-ci.  (Jak, 1929 : Remarques…, in SW-1, p. 108) (texte identique, en russe, dans Jak., 1931, K xarakt…, in SW-1, p. 149)

Et cette communauté qui a des «demandes» est considérée d'un point de vue phylogénétique :

Le rôle des initiateurs individuels d'un phénomène consiste uniquement à «hâter la phylogénèse», pour employer un terme de la biologie moderne, où il est question de processus similaires : en d'autres termes, ici, «l'ontogénèse anticipe pour ainsi dire sur la phylogénèse» (Berg, 1922, p. 49 sqq). Mais, même sans cette condition, une innovation peut être réalisée par la voie de la pure convergence. (Jak, 1929 : Remarques…, in SW-1, p. 108)

Pourtant, cette «biologie moderne» est fortement datée : le rapport ontogénèse / phylogénèse (ou la «loi de la récapitulation» de Haeckel) était réfutée depuis longtemps en biologie, précisément en Russie par K. von Baer (1792-1876).

Notons au passage le mode d'administration de la preuve chez Jakobson, toujours fondé sur des arguments tels que «ces faits sont trop probants / trop nombreux pour être le fait du hasard» : le non aléatoire est considéré comme preuve, mais en même temps c'est justement ce qu'il cherche à démontrer.

… soumettre à révision les matériaux bruts : certaine convergences sont trop probantes pour n'être que des coïncidences fortuites. (Jak., 1929, Remarques…, in SW-1, p. 109)

Il est peu probable que cette symétrie des deux fontières d'une même association soit due au simple hasard. (Jak., 1938, Affinités…, in SW-1, p. 246)

Mais aucune explication n'est proposée : le miracle de la découverte de corrélation se suffit à lui-même.

[42]
Les objets complexes pensés comme des organismes, et cette fois, à mon avis, de façon non métaphorique, sont un thème prégnant chez l'autre maître du Cercle de Prague : Troubetzkoy. Certes, cette idée est plus nettement présente dans ses œuvres «culturologiques» que linguistiques, mais il est important de souligner combien ce mode de raisonnement a valeur de preuve : ce qui n'est pas organique ne fait pas système, donc ne mérite pas d'être pris en considération.

Pour Troubetzkoy la nation est un organisme :

La cohabitation de la langue populaire et de la langue normative dans le milieu (sreda) du même organisme national est déterminée par un réseau complexe de lignes entrecroisées de communication entre les gens. (Trub., 1927 : Ob£™eslav., in K probleme, p. 55)

Une «entité ethnique» a une «unité organique» :

Tout nationalisme s'appuie sur le sentiment intense de la nature personnelle (ličnostnaja) de l'entité ethnique, c'est pourquoi il affirme l'unité organique et l'originalité de cette entité ethnique (peuple, groupe de peuples ou partie de peuple). (Trub., 1927 : Obščeevraz. nacionalizm, p. 28)

En tant que représentants des tendances occidentalistes abstraites qui sont caractéristiques des anciennes générations de l'intelligentsia russe, ces gens[26] ne veulent pas comprendre que pour qu'un Etat existe, il faut avant tout une conscience de l'appartenance organique des citoyens de cet Etat à une totalité, à une unité organique, qui ne peut être qu'ethnique ou de classe, et que, dans les circonstances actuelles, il ne peut y avoir que deux solutions : soit la dictature du prolétariat, soit la conscience de l'unité et de l'originalité de la nation eurasienne faite de plusieurs peuples, ainsi que le nationalisme eurasien. (ib.. p. 31)

A propos de la validité de l'emprunt des valeurs culturelles à l'étranger :

Si les valeurs empruntées ne contredisent pas les caractéristiques psychiques générales de la totalité nationale en question, et si elles sont assimilés organiquement, alors, en vertu d'une réciprocité interne naturelle, une force résultante établit un certain équilibre entre les valeurs culturelles de la masse et celles de l'élite. (Trub., 1921, Verxi i nizy, cité d'après Trub., 1927, K probleme…, p. 22).

Il faut […] que les emprunts culturels soit assimilés organiquement et que, à partir des éléments propres et étrangers, se crée une nouvelle totalité unique, adhérant étroitement au psychisme national original de ce peuple. (Trub., 1923, Vavil., p.121).

[43]
La société est un «organisme social», toujours assimilé à un «organisme national»:

La multiplicité des langues est tellement organiquement liée à l'essence même de l'organisme social, que toute tentative d'anéantir la diversité des nations aurait pour conséquence la stérilisation et la mort des cultures. (Trub., 1923 : Vavil., p. 108).

Chez Troubetzkoy il n'y a pas d''individus, mais des «membres d'un organisme social», d'un «organisme socio-culturel», d'un «organisme national», ces trois expressions étant rigoureusement synonymiques (1923, Vavil., p. 108, 110, 111). C'est pourquoi les missionaires catholiques font un travail stérile en convertissant des individus : la religion est une affaire de psychisme national, elle doit être assimilée organiquement par un peuple tout entier :

Le christianisme doit être assimilé organiquement et se fondre intimement dans le psychisme national d'un peuple. (1923, Vavil., p.121)

Le christianisme n'a été adopté de façon organique et féconde que là où il a transformé la culture nationale sans en supprimer la spécificité. (ib., p.122)

Avec ce type de missionaires ce ne sont pas des peuples entiers, capables de modifier organiquement leur culture dans un esprit chrétien, mais seulement des individus isolés, qui, par le fait même de leur conversion, se coupent de leur propre tronc culturo-national et deviennent les agents-collaborateurs de propagation des visées économiques et culturelles d'une puissance étrangère. (ib., p.124)

Une fois de plus il faut s'interroger sur les modes de raisonnement et d'administration de la preuve : il s'agit ici d'une preuve par la nature. Un organisme tel que la langue ou la nation a des limites naturelles : trop petit ou trop grand, l'organisme n'est pas viable. Seule l'Eurasie (c'est à dire l'ex-empire russe devenu l'URSS) est un organisme dont la taille est naturelle. La preuve ontolologique de l'existence d'une entité est son caractère organique et sa taille naturelle :

[44]
Tout en comprenant les aspects positifs de la culture nationale, il faut cependant avoir une attitude négative envers un émiettement des nations qui dépasserait une certaine limite organique. […] Mais à côté de ces conséquences négatives la loi de la diversité des cultures nationales, dans la mesure où la fragmentation culturo-nationale ne dépasse pas une certaine limite organique nécessaire, a pour l'humanité des conséquences bénéfiques, positives. (1923, Vavil., p.112)

Ainsi, pour Troubetzkoy, si les Grecs et les Roumains se font une fausse idée de leur être national profond (les Roumains se prennent pour un peuple latin sous prétexte qu'il y a très longtemps un petit groupe de soldats romains est passé sur ce territoire, les Grecs actuels, mélange de différentes ethnies, et ayant une histoire culturelle balkanique, se prenent pour les descendants des anciens Grecs), c'est parce que «dans tous ces cas la conscience nationale ne s'élabore pas organiquement» [27].

Enfin, l'argument suprême est d'ordre métaphysique. En dernière instance, c'est un principe transcendant qui préside aux destinées des langues et des cultures : les lois de la vie, de la nature, sont les lois de Dieu.

Comme tout ce qui est naturel, qui provient des lois de la vie et de l'évolution, établies par Dieu, ce tableau [de la diversité des langues et des cultures, P.S.] est grandiose dans sa complexité immense et inconcevable à l'homme, complexité qui est en même temps harmonieuse. Et toute tentative de la détruire par la main de l'homme, de remplacer une unité organique naturelle de cultures vivantes fortement individualisées par l'unité mécanique d'une culture universelle impersonnelle[28], ne laisserant pas de place aux manifestations de l'individualité, et indigente de par son extrême abstraction est à l'évidence antinaturelle, contraire aux lois de Dieu et sacrilège. (1923, Vavil., p.119)

Je peux maintenant élargir mon hypothèse de l'origine naturaliste du structuralisme des Russes de Prague. Si l'on observe les couples d'opposition constamment utilisés, comme «mécanique / organique», «individu / membre de l'organisme national», il est difficile de ne pas penser au discours anti-Lumières (ce qu'on appelle en anglais «the Counter-Enlightenment», cf. Berlin, 1977), en particulier au conservatisme social du légitimisme catholique contre-révolutionnaire
[45]
français. On peut citer, par exemple, J. de Maistre : Les soirées de Saint-Pétersbourg, L. de Bonald : Recherches philosophiques, Lamennais : Essai sur l'indifférence en matière de religion. Ce qui unit ces textes est l'opposition à une vision conventionnaliste en matière de langage (à la manière de Locke ou de Condillac), et à toute médiation d'un pacte social [29].

Les «ultras» L. de Bonald et J. de Maistre insistent sur l'unité organique du corps social, à laquelle on ne saurait porter atteinte sans courir le risque de voir s'effondrer la société toute entière et défendent ainsi les hiérarchies et les valeurs traditionnelles contre l'héritage des Lumières, l'individualisme libéral et la philosophie du contrat.

Rien ne prouve que Jakobson ait lu en entier Les soirées de Saint-Pétersbourg. Il n'en cite toujours que la même phrase : "Ne parlons donc jamais de hasard ni de signes arbitraires". Mais il la cite avec constance (régulièrement dans les années trente, il y revient à la fin de sa vie dans les Dialogues, p. 87). Il lie deux aspects importants de ce type de pensée, par sa critique de l'arbitraire du signe (chez J. de Maistre cela s'adressait à Condillac, Jakobson s'en sert contre Saussure) et son refus du hasard, au nom du déterminisme historique.

Troubetzkoy, lui, ne cite pratiquement jamais ses sources. Peut-être n'a-t-il jamais lu précisément les textes en question. Mais on peut parler d'un courant de pensée qui, lui, a une histoire bien précise. En Russie il passe par la vision slavophile et par la lecture "de droite" de Hegel. Certes, voir chez Troubetzkoy la participation à un courant de pensée qui rappelle la réaction catholique anti-révolutionnaire en France est un paradoxe, quand on sait combien pour Troubetzkoy orthodoxie et catholicisme sont deux mondes totalement inconciliables. Mais en fait les "courants de pensée" se jouent des frontières. Il ne s'agit pas ici d'histoire des cultures nationales. Ce qui importe, ce ne sont pas les différences superficielles au niveau des noms et des déclarations. Ce sont les thèmes de réflexion, l'argumentation, la façon de poser des ensembles d'arguments positifs et négatifs.

On évitera ainsi la problématique de «l'influence» de X sur Y : même si Jakobson et Troubetzkoy n'ont jamais lu L. de Bonald, ils ont nécessairement lu des gens qui l'avaient lu, ou qui avaient baigné dans un même courant d'idées, ou qui avaient, par des voies différentes ou détournées, reconstitué la même thématique.

[46]
Une deuxième source de ce courant d'inspiration des Russes de Prague est Schelling et la Naturphilosophie allemande. A la différence de la France, le monde culturel russe n'a jamais été coupé d'un lien direct avec ce trait particulier de la culture allemande, disqualifié, déconsidéré rapidement en France sous l'influence du positivisme.

Prenons comme seul exemple la notion de supériorité de la science synthétique sur la science analytique, qui fut un des thèmes centraux de la Naturphilosophie, dans ce grand courant de pensée pour qui la réussite d'une enquête scientifique était toujours de montrer l'unité et la totalité des phénomènes à décrire[30].

Le russiste étudiait le russe dans le contexte des langue slaves, mais absolument pas dans celui des langues de Russie. Restaient dans l'ombre les problèmes de développement convergent et de l'action réciproque multiforme des langues de Russie, c'est à dire justement cet ensemble de questions que la linguistique a pour vocation d'introduire dans les disciplines synthétiques ayant la Russie pour objet. (Jak., 1931, K xarakt…, in SW-1, p. 148)

De même Troubetzkoy, dans son introduction à son recueil Vorlesungen über die altrussische Literatur [31] fait une distinction fondamentale entre les civilisations à dominante «analytique» et celles à dominante «synthétique». Dans les premières domine l'autonomie, la séparation des domaines culturels (religion, éthique, droit, science, philosophie, art), dans les secondes tous ces domaines s'interpénètrent et fonctionnent en étroite interdépendance. Pour Troubetzkoy, Byzance et la Russie ancienne sont de parfaits exemples de cultures «synthétiques», où l'esthétique et le religieux unifient le système culturel en une totalité[32].

La Naturphilosophie est une appréhension de l'univers dans sa totalité, qui rejette l'émiettement du savoir, caractéristique de l'empirisme de l'époque des Lumières. Son  orientation ontologique ne s'accommode pas de la révolution mécaniste, qui avait imposé un régime de dissociation et de dispersion du savoir. En réaction contre l'esprit analytique du XVIIIème siècle, les Naturphilosophen cherchent à restaurer l'unité perdue, pour retrouver une compréhension globale du monde (dans les années 1920 on aurait dit "holistique"). Goethe n'adhérait pas à tous les dogmes de la Naturphilosophie, mais il reflète bien l'esprit de
[47]
son temps avec des déclarations comme celle-ci (à propos du savoir scientifique) :

Que toute dissociation soit supprimée, ce qui est séparé ne soit plus considéré comme tel, mais que la totalité soit embrassée dans l'unité d'une même origine et d'un même concept. (Goethe, 1806, p. 80, cité d'après Gusdorf, 1993, p. 415)

Notons enfin que c'est à partir de la Naturphilosophie que se définissent les grandes thèses holistiques concernant l'étude des totalités organiques. On y trouve une critique de la méthode mécanistico-analytique, caractérisée par les sciences physico-chimiques : cette méthode devient inadéquate quand on l'applique à l'étude des totalités comme les organismes biologiques. Et cette critique débouche sur l'idée que la totalité est plus que la somme de ses parties (exemple classique : une mélodie ne se réduit pas à la somme des notes qui la composent).

 

2. Structure ou totalité?

Pour terminer, je formulerai la thèse suivante : il y a, malgré les apparences et malgré les déclarations, une composante profondément ontologique dans le structuralisme de Jakobson et Troubetzkoy.

Prenons, par exemple, un texte qu'on peut considérer comme l'un des manifestes du structuralisme :

Si nous voulions caractériser brièvement la pensée directrice de la science actuelle dans ses manifestations les plus variées, nous ne trouverions pas d'expression plus juste que structuralisme. Chaque ensemble de phénomènes que traite la science actuelle est envisagé, non comme un assemblage mécanique, mais comme une unité structurale, comme un système, et la tâche fondamentale est de découvrir ses lois intrinsèques — aussi bien statiques que dynamiques. Ce n'est pas l'impulsion extérieure, mais les conditions intérieures de l'évolution, ce n'est pas la genèse sous son apparence mécanique, mais la fonction, qui sont au centre de l'intérêt scientifique actuel. (Jakobson, 1929, Romantické…, in ELG-2, 1973, p. 9)

L'important à noter ici est l'expression «chaque ensemble de phénomènes» : les «ensembles de phénomènes» sont des données de départ, dont il convient ensuite d'étudier les «lois intrinsèques» et les «conditions intérieures de l'évolution». Il n'est pas question ici de point de vue, on ne trouvera pas d'interrogation sur le mode de constitution de l'objet de science.

[48]
Voici un autre exemple, tiré de la nécrologie de Troubetzkoy par Jakobson. Dans ce texte, le réel est un Tout structuré  :

Troubetzkoy comprenait que cet esprit systématique et totalisant était très caractéristique des toutes premières acquisitions de la science russe, et déterminant pour son œuvre personnelle. Il possédait la faculté rare, essentielle pour lui, de découvrir le systématique dans tout le perçu […]. Toujours, également, il dirigeait son étonnante mémoire vers le systématique, les faits s'emmagasinaient en schémas qui eux-mêmes s'ordonnaient en classes bien constituées. Rien ne lui était plus étranger ni ne lui paraissait plus inadmissible qu'un  catalogue mécanique. Le sentiment d'un lien interne, organique, entre les éléments à répartir ne le quittait jamais et le système ne restait jamais suspendu en l'air, arraché aux autres données. Au contraire, la réalité dans son ensemble lui apparaissait comme un système de systèmes, une unité hiérarchique grandiose d'accords multiples, dont la construction enchaîna ses réflexions jusqu'à ses derniers jours. Il était prédisposé intérieurement à une conception totalisante du monde, et il ne s'est découvert lui-même complètement que dans la science structurale. (Jak., 1939, N.S. Trubetzkoy, in ELG-2, 1973, p. 298)

On voit que la pensée holistique peut s'interpréter de deux façons :

1) soit seule la relation permet de découvrir les entités, mais ces entités "existent" en tant qu'objets de science, pas en tant qu'objets empiriques;

2) soit les éléments d'une totalité sont liés entre eux, comme les organes d'un organisme, qui "existent" physiquement, mais ne sont compréhensibles qu'en fonction de leur rôle dans l'économie vitale de l'organisme.

La première conception est celle de Saussure : le système est une construction, en fonction d'un certain point de vue . La seconde est celle du Cercle de Prague : pour Jakobson et Troubetzkoy, c'est la réalité elle-même qui est systématique (le monde est systématique). C'est pour cela que je propose d'appeler leur pratique scientifique un structuralisme ontologique  (non pas physicaliste, certes, mais ontologique).

Milner a montré combien, en opposition aux  critères de scientificité de «notre tradition» (écarter, exclure, distinguer), Jakobson prend tout : «pour lui, l'abondance et l'inclusion incessamment poursuivies doivent régir la pensée»[33].

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C'est que, dans le monde de Jakobson et Troubetzkoy, tout est lié, il n'y a pas d'autonomie des différents systèmes. Ceux-ci sont séparés horizontalement, (les langues de l'Eurasie sont structuralement complètement différentes de celles de l'Europe de l'Ouest), mais ils sont liés verticalement (les sols, le climat, la culture, la mentalité, les langues, la religion) se répondent et "convergent". Au contraire dans le monde de Saussure, il y a nécessairement une autonomie de la langue en tant que système de signes arbitraires (c'est le principe de la valeur).

   On peut dire que Saussure est fondamentalement anti-substantialiste : la notion de valeur, la définition négative des unités débouche sur ce que sera plus tard la notion de modèle. La langue saussurienne est un objet abstrait, potentiel, virtuel, fait de relations oppositives.  

   Pour Troubetzkoy et Jakobson, en revanche, il y a des phénomènes, qui préexistent à l'investigation[34]. Le fait que tout est lié est plus une pensée de l'Un et du Tout qu'une pensée de la valeur.

Prenons par exemple le reproche constant que les Pragois adressent à Saussure : la séparation stricte entre synchronie et diachronie. Leur argument fondamental est que «la synchronie n'existe pas».

Or T. de Mauro l'a montré clairement, au sujet des tentatives de «dépassement» de cette opposition, toute réflexion ontologique  sur le concept de langue chez Saussure est hors de propos :

On a cru communément que la distinction se place, pour Saussure, in re : l'objet «langue» a une synchronie et une diachronie, comme M. Durand a un chapeau et une paire de gants (De Mauro, 1979, p. 452)

Pour Saussure la langue est un objet construit, un point de vue. Pour les Russes de Prague, la langue est une sorte de norme collective, qui «contient» des tendances conservatrices et des innovations, par la cohabitation de plusieurs générations de locuteurs, c'est un «ensemble de phénomènes» qui a un caractère structuré, c'est à dire que ces phénomèmes sont liés entre eux, et que l'ensemble est lui-même lié à d'autres entités. Le malentendu est total : on ne parle pas de la même chose. On pourrait dire que les Pragois ont une attitude réaliste envers la
[50]
langue, alors que Saussure a une attitude nominaliste : c'est le point de vue qui crée l'objet. Pour Jakobson et Troubetzkoy la structure est immanente à l'ordre des choses, pour Saussure elle n'appartient qu'à l'objet construit : la langue. On comprend alors que l'opposition langue / parole n'ait pas de sens pour le Cercle de Prague (à l'exception notable d'une phrase unique des Principes de Troubetzkoy).

Pour Saussure c'est le point de vue qui crée un objet structuré, alors que pour les Pragois la structure est une donnée de départ, une propriété de l'objet réel.

Pour Saussure la langue est un système construit par le linguiste (la réalité empirique est insaisissable dans sa totalité), pour Jakobson et Troubetzkoy la langue est un objet ontologiquement structuré, formant totalité, qui attend d'être découvert par le linguiste. Benveniste se situe parfaitemement dans la lignée saussurienne quand il dit :

Nous croyons pouvoir atteindre directement le fait de langue comme une réalité objective. En vérité, nous ne le saisissons que selon un certain point de vue, qu'il faut d'abord définir. Cessons de croire qu'on appréhende dans la langue un objet simple, existant par soi-même, et susceptible d'une saisie totale. La première tâche est de montrer au linguiste "ce qu'il fait", à quelles opérations préalables il se livre inconsciemment quand il aborde les données linguistiques. (PLG-1, p. 38)

La querelle philosophique ressemble à un dialogue de sourds : pour les Pragois, la synchronie n'existe pas. Mais Saussure n'a jamais dit que cela existait : il en fait une nécessité d'analyse, qui débouche sur la théorie de la valeur : [35]

La langue est un système de pures valeurs que rien ne détermine en dehors de l'état momentané de ses termes. (CLG, p. 116)

C'est bien le point de vue qui détermine l'objet de connaissance. Ainsi  la question "combien de phonèmes y a-t-il en russe" n'a pas de sens au point de vue ontologique. On peut discuter à l'infini pour savoir si il y en a 36 ou 37, selon que l'on considère que ce qui est noté en cyrillique "Щ" représente un phonème ou bien deux. Le problème n'est pas d'observer de plus en plus minutieusement, comme on observe les étoiles à travers un télescope de plus en plus perfectionné. La
[51]
réponse n'est pas à découvrir dans la réalité empirique mais dans la capacité du modèle à rendre compte des observables.

Cette différence entre le structuralisme pragois et celui de Genève est fort mal connue dans le monde francophone. Ainsi le Dictionnaire des notions philosophiques, Encyclopédie philosophique universelle, (PUF, 1989) parle des «premiers structuralistes» comme s'il s'agissait d'une classe homogène :

Au linguiste, donc, incombe la tâche de construire son objet: de plus, il n'y a rien de substantiel dans la langue : la substance — phonique ou graphique — ne sert qu'à manifester la langue, qui est "forme", découpage fait dans la substance, où les signes et les unités minimales sont ce que les autres ne sont pas. Pour les saisir, dans ce jeu d'oppositions et de différences qu'est la langue, la méthode ne peut être qu'immanente, ce qui signifie ceci : lorsque le structuraliste a délimité son objet (établi un corpus, distingué des niveaux pour lesquels ses concepts sont opératoires), il s'interdit, pour en comprendre la structure, de la rapporter à une instance qui lui serait extérieure, comme Dieu, la nature, le peuple, l'histoire (et son sens), l'auteur… Tout l'objet, mais rien que l'objet, tel est le but que se sont fixé les premiers structuralistes; telle est aussi l'origine de l'objection de «clôture», partiellement fondée, qui leur a été adressée. (article «linguistique», p. 2470).

On comprend mieux, maintenant, pourquoi Troubetzkoy était scandalisé quand on le prenait pour un continuateur de Saussure, quand il disait que «cela peut nous faire quelque tort»[36].

 

Conclusion

Non seulement le structuralisme a une préhistoire très complexe (la coupure, ou rupture, est infiniment moins nette que les protagoniostes du mouvement ne l'avaient affirmé), mais encore dans certaines variantes du structuralisme lui-même, en l'occurence chez les Russes de Prague, il y a des restes d'une épistémè ancienne. Pensons à ce que dit Jakobson de Troubetzkoy dans sa nécrologie :  «il était historien dans l'âme». Il est étonnant que peu de chercheurs en Occident aient pris au sérieux ce genre de déclaration.

Y a-t-il eu, avec le Cercle de Prague, un «changement de paradigme»?

Un paradigme est pour Kuhn un «système de croyances"» qui permet à une communauté scientifique de fonctionner. Il s'agit d'un phénomène transitoire : une fois que son potentiel intellectuel est épuisé, il reflue devant l'avalanche de découvertes, de faits nouveaux qu'il ne parvient plus à expliquer, tout en ayant contribué à les faire découvrir.

La théorie des paradigmes telle qu'elle vient d'être résumée est mal adaptée à l'histoire des idées linguistiques. D'une part il peut y avoir pendant longtemps coexistence de paradigmes totalement divergents, dont aucun ne parvient à rendre les autres absolument obsolètes. Il peut y avoir ignorance réciproque, pas renversement.

[52]
D'autre part les paradigmes, ou écoles, ou mouvements, tendances… peuvent intégrer des parties d'un autre pour les réinterpréter, les utiliser d'une autre façon.

C'est ce qui, à mon sens, s'est passé avec le structuralisme pragois. Il a eu besoin, dans sa critique du paradigme antérieur, de prendre appui sur un paradigme plus ancien encore : la Naturphilosophie, sinon le néo-platonisme (la philosophie du Tout), pour faire avancer l'idée de structure. Jakobson et Troubetzkoy s'appuient sur une démarche de type naturaliste pour fonder une science «sociale», tout en affirmant exactement le contraire.

Jakobson et Troubetzkoy ne sont pas des Naturphilosophen, pas plus qu'ils ne sont des légitimistes catholiques. Mais ils s'appuient sur un type de pensée qui a à voir avec ces courants philosophiques et idéologiques, dont l'histoire est marquée par une opposition nette à l'esprit des Lumières et à un certain type de travail en biologie, pour participer à leur façon au mouvement structuraliste, au risque (parfois conscient) de créer des malentendus, de fausses unanimités, de fausses alliances. L'important est pourtant que cette série tourmentée de malentendus ait amené à l'invention de la phonologie qui, même si ses origines sont contradictoires, a pu fonctionner et être partagée par des chercheurs d'orientations "idéologiques" les plus diverses.

Si l'on doit bien chercher la préhistoire, la «période d'incubation» du structuralisme pragois dans l'histoire des idées du premier tiers du XIXème siècle, on ne peut s'en tenir à une explication totalement continuiste (c'est la position de Percival, 1969). Mais un modèle strictement discontinu, du type d'une «coupure épistémologique» avec un avant et un après rendant impossible le retour à l'état antérieur, est ici difficilement tenable. Il faut rechercher un modèle plus proche de celui des «catastrophes» de R. Thom ou de la came d'A. Culioli. On proposera ici le modèle du balancier dont le point d'attache est lui-même mobile : chaque retour du balancier revient vers le point de départ mais à une hauteur supplémentaire :

 [53]

Plutôt que de coupure franche, il faudra parler ici d'avancées et de reculs, de zigzags, mais surtout de reconfigurations incessantes. Ceci ne me semble pas remettre en cause l'épistémologie de type bachelardien, plutôt la complexifier, en remettant le champ d'étude dans la perspective de la «longue durée», du «temps long».

Dans cette perspective, Jakobson et Troubetzkoy, chacun à sa façon, sont à prendre comme un maillon intermédiaire de la lente reconfiguration du paradigme organiciste en paradigme structuraliste, dans ce mélange d'intuitions fulgurantes et d'engluement dans une pensée sinon substantialiste, du moins naturaliste et biologiste qui est la leur. Leur vision des systèmes globaux est une étape contradictoire, hésitante, vers ce que E. Morin 60 ans plus tard appellera la «pensée complexe». Mais leur hyperdéterminisme les empêche de penser encore la complexité comme système ouvert. Chez eux il s'agit d'une totalité fermée. Or la complexité n'est pas la totalité. Ils ont entrevu la complexité du réel ("tout est lié"), mais l'idée est encore si neuve et si audacieuse qu'ils ne pouvaient que s'appuyer sur des théories existantes bien que discréditées (la Naturphilosophie), ce qui a débouché sur la notion de simplicité ontologique (la notion d'harmonie et équilibre) et non pas méthodologique des systèmes. On trouve chez eux une intrication de formes multiples de rationalité scientifique et de croyances traditionnelles, de représentations métaphysiques, de recherches d'entités immatérielles et de quête ontologique. Il y a cohabitation, coexistence de deux paradigmes : l'immatériel (valeur relative, oppositive) et l'ontologique, le naturel (avec les notions de préméditation, de téléologie,
[54]
de logique interne). Chez Jakobson et Troubetzkoy la langue est un sujet. Ils sont à la fois en arrière (organicisme) et en avant (la phonologie comme science de l'immatériel). Leur définition des unités est marquée par une tension constante entre substantialisme et immatérialisme. Mais jamais chez eux la langue n'est le résultat de la construction du chercheur, ce n'est pas un point de vue, jamais elle ne s'oppose à la parole comme un objet de connaissance à un objet réel. 

L'affirmation de Jakobson selon laquelle la nouvelle science doit avoir pour nom "structuralisme" doit s'entendre non pas à la façon de Saussure, mais à partir d'un autre cheminement, que nous pourrions appeler un structuralisme ontologique. Pourtant il ne faut pas à notre tour créer des cloisons étanches. Ces deux conceptions si différentes de la structure, celle de Prague et celle de Genève, avaient suffisament en commun pour être transformées en une synthèse féconde, par exemple chez A. Martinet.

 

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[1] Koerner, 1975, p. 725.

[2] Il sera question ici principalement de Jakobson et Troubetzkoy. S. Karcevskij, en dehors de sa participation aux "Thèses de 29", n'a pas joué un rôle important au CLP. La place que lui réserve Troubetzkoy dans sa correspondance est fort modeste. On parlera en revanche de P. Savickij, géographe, un des idéologues du mouvement "eurasiste", membre du Cercle de Prague, qui participa aux TCLP, et qui exerça une influence considérable sur Jakobson et Troubetzkoy.

[3] L'attribution de cette phrase est elle-même matière à controverse, cf. Toman, 1987, Hewson, 1990, Peeters, 1990.

[4] Troubetzkoy, 1986, p. 4. Notons cependant que c'est pratiquement la seule mention de Saussure dans ce livre, et certainement la seule mention positive de Saussure dans toute l'œuvre de Troubetzkoy.

[5] Jakobson, 1937 : «A. Meillet…», in SW-2, p. 497 sqq.

[6] Troubetzkoy : LN, p. 241.

[7] Viel, 1984, p. 39.

[8] Jakobson, 1970, Relations…, in ELG-2, 1973, p. 9

[9] Pourtant, à propos du positivisme des néo-grammairiens, Ducrot et Todorov insistent au contraire sur le fait que, pour ces derniers, «les seules causes vérifiables sont à chercher dans l'activité des sujets parlants, qui transforment la langue en l'utilisant». (Ducrot-Todorov, 1972, p. 27)

[10] Pourtant on a parfois assimilé le positivisme au naturalisme de Schleicher : Ch. Camproux (1979, p. 26) parle de la place en linguistique des «théories positivistes exposées par A. Comte, dont on pensait qu'elles étaient confirmées par la théorie biologique de l'évolutionnisme soutenue par Darwin. Sous l'influence de Darwin, A. Schleicher, linguiste allemand qui était également botaniste, inventa la théorie dite de l'arbre généalogique. […] Par là A. Schleicher en venait à nier absolument que la linguistique pût être une discipline historique ayant pour objet la libre activité de l'esprit humain».

[11] Jakobson, 1932, La scuola…, in SW-2, p. 540.

[12] Koerner, 1975, p. 724.

[13] Ib., p. 805.

[14]- Il est légitime de penser que, lorsque Saussure affirme que «la langue est une forme, et non une substance», c'est aux néo-grammairiens qu'il pense. Mais Jakobson l'associe aux néo-grammairiens à cause de son antifinalisme.

[15] A ma connaissance Schleicher n'a jamais utilisé le mot "naturalisme" pour qualifier sa théorie. Il s'agit d'une appellation "après-coup", qui colle à Schleicher. Il serait intéressant de savoir qui l'a employée pour la première fois. Il faut noter, de plus, que le naturalisme en linguistique n'a qu'un lointain rapport avec l'emploi de ce mot en philosophie (forme particulière de panthéisme ou de matérialisme, qui nie l'existence d'une cause créatrice ou organisatrice transcendante par rapport à la nature) ou en esthétique (reproduction de la réalité avec une objectivité parfaite et sous tous ses aspects).

[16] Dans cette perspective il est très difficile de comprendre le début de l'article, extrêment flatteur que Jakobson consacre à Kruszewski : "Ce n'est pas un hasard si, dans ses thèse de 1881, Kruszewski déclara en premier lieu que la tâche principale de la linguistique «n'est pas de reconstruire le tableau du passé de la langue, mais de découvrir les lois des phénomènes linguistiques», ce qui implique que, en vertu de sa nature méthodologique même, la linguistique se rapproche non pas des sciences «historiques», mais des sciencs «naturelles»" . Il est vrai que cet article date de 1965. Le mot "naturel" semble être employé ici au sens de "conforme à des lois".

[17] Si on peut caractériser Schleicher par quelque chose, ce n'est certainement pas par la réduction de la réalité à une "poudre atomiste". Ce reproche irait beaucoup mieux aux néo-grammairiens. Mais ceux-ci s'opposaient justement au naturalisme de Schleicher…

[18] Cf. Sériot, 1994. P. Savickij fut le parrain de Jakobson lorsque celui-ci se fit baptiser orthodoxe à Prague en 1936.

[19] Sur ce point, cf. Sériot, 1994.

[20] Cf. Saussure : «Qu'est-ce qui a créé ces différences? Quand on croit que c'est l'espace seul, on est victime d'une illusion. […] La diversité géographique doit être traduite en diversité temporelle.» (CLG, p. 271). Toute la quatrième partie du Cours semble être faite pour servir de réfutation aux thèses de Jakobson.

[21] Recueil des travaux du 1er Congrès des philologues slaves, II, p. 542.

[22] Remarques…, in SW-1, p. 110.

[23] Sur ce point, cf. Puech, Radzinski, 1978, p. 53.

[24] Ce que Troubetzkoy appelait "la logique de l'évolution".

[25] Cf. Jakobson, 1939, N.S. Troubetzkoy, in ELG-2, 1973, p. 305.

[26] Troubetzkoy fait ici allusion aux émigrés russes qui rêvent d'implanter en Russie les principes de la "démocratie européenne".

[27] Trub., 1921 : Ob istinnom…, p. 82.

[28] Ce texte de 1923 de Troubetzkoy n'est pas dirigé contre la politique nationale des bolcheviks mais contre les Occidentaux (nommés "Romano-Germains"), qui  cherchent à imposer leurs valeurs culturelles au monde entier et, en particulier, à la Russie.

[29] Sur ce sujet, cf. Eco, 1994, p. 136-137; Koyré, 1971; Berlin, 1992.

[30] Cf. la formule mise à la mode par Lessing : en kai pan (l'Un et le Tout).

[31] Edition postume, 1973, une version anglaise du texte a été publié en 1954.

[32] Troubetzkoy, 1973, p. 8-13.

[33] Milner, 1982, p. 334.

[34] La distinction entre objet de connaissance et objet réel est une terminologie althussérienne, donc anachronique par rapport à notre période. Mais il s'agit d'une distinction fondamentale, qui s'applique parfaitement aux termes de cette discussion.

[35] Sur cette discussion, cf. J. Fontaine, 1974, pp. 63-67.

[36] LN, lettre à Jakobson de mai 1934, p. 299.